La Bonne aventure (Sue)/1/III

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 63-89).
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III

Lorsque madame Grosmanche rentra dans le salon où ses deux autres clientes l’attendaient dans l’obscurité, elle dit :

— Le numéro 1 peut entrer maintenant.

— Enfin ! c’est heureux ! répondit la voix moqueuse du numéro 1, à qui la devineresse, une demi-heure auparavant, avait dit d’un ton significatif, lors de sa réclamation au sujet du droit de priorité que lui donnait son numéro : « Il est vrai, madame, vous tenez beaucoup à votre rang. »

— Le numéro 1 suivit donc la nécromancienne, et fut bientôt après enfermée avec elle dans sa chambre.

Le numéro 1 semblait, du moins par ses vêtements, appartenir à la classe des femmes de chambre de la bourgeoisie, car, au lieu de porter un chapeau comme ses collègues de ce qu’on appelle les bonnes maisons, elle était coiffée d’un frais petit bonnet et portait un tablier blanc qui ceignait sa taille à la fois élégante, fine et élevée. Du reste, sa tournure remplie de distinction, sa physionomie hautaine, son port de tête impérieux et altier, paraissaient être en complet désaccord avec la modestie de sa mise. Son affectation même à donner un tour vulgaire à ses paroles et à son accent eût frappé toute personne douée de quelque pénétration. Aussi madame Grosmanche lui dit-elle en haussant les épaules :

— À quoi bon ce déguisement, madame ?

— Comment ! — répondit le numéro 1 en rougissant un peu ; — quel déguisement ? Quèque ça veut dire, mame la sorcière ?

— Soit ! ne perdons pas de temps à de vaines paroles, — répondit la devineresse d’une voix brève. Et elle ajouta :

— Que désirez-vous savoir madame ?

— Parbleu ! — répondit crânement le numéro 1, en reprenant son assurance, — je veux savoir ma bonne aventure. Est-ce qu’on vient ici pour autre chose ?

— Votre main…

— La voici, mame la sorcière.

Et la prétendue soubrette mit au jour une main ravissante, véritable main de petite-maîtresse.

À la première inspection de la main de sa nouvelle cliente, lu devineresse tressaillit et ne put s’empêcher de dire à demi-voix :

— Toujours ce rapport mystérieux… toujours !

— De quel rapport mystérieux parlez-vous, ma chère ?

— C’est une réflexion que je fais, — répondit madame Grosmanche d’un air pensif.

— Ça n’est pas prodigieusement clair pour moi, mame la sorcière, et…

— Trêve de railleries, — reprit impérieusement madame Grosmanche, — vous venez ici par désœuvrement, par ennui, vous vous raillez de tout, vous ne croyez à rien. C’est bon pour le vulgaire de croire à quelque chose ! Allez ! vous me faites pitié en attendant que vous m’inspiriez peut-être un sentiment plus pénible.

— Madame, — s’écria le numéro 1 avec une expression de hauteur et de fierté indicibles, et oubliant l’humilité de son rôle, — savez-vous à qui vous osez parler ainsi ?

— Si je l’ignorais, — reprit durement madame Grosmanche, — cet orgueil indomptable que je lis sur vos traits me dirait qui vous êtes. Mais, je vous le répète, vous ne croyez à rien ; votre seul mobile, votre seul frein est un sentiment qui pourrait avoir son côté généreux et élevé, mais qui devient mauvais et stérile par l’application que vous en faites. Du reste, il faut le dire, vous avez été ainsi sauvegardée jusqu’ici des honteuses faiblesses auxquelles devaient vous livrer votre mépris de toute croyance et l’ardeur de votre sang.

— Quoique je ne comprenne pas un mot à ce que vous me contez là, madame la sorcière, — reprit le numéro 1 après quelques moments de silence en dissimulant sa profonde surprise et le dépit courroucé qu’elle éprouvait, — j’ai bien envie, pour la rareté du fait, de vous demander si je serai aussi sauvegardée pour l’avenir de toute honteuse faiblesse, puisque sauvegardée il y a.

La nécromancienne garda un moment le silence et répondit :

— Je ne peux rien vous prédire sans comparer votre main à celle de la personne qui attend dans la chambre voisine.

— Comment ! mais quel rapport y a-t-il entre cette femme et moi ? — dit le numéro 1 avec hauteur. — Est-ce que je sais qui elle est ? d’ailleurs elle ne se souciera pas d’être vue.

— Vous ne la verrez pas, et elle ne vous verra pas.

— Au moyen d’un tour de magie ou de gobelet probablement, madame la sorcière, — répondit le numéro 1, qui ne se décontenançait pas facilement.

Madame Grosmanche se leva, prit sur son lit une écharpe de gaze bleue et un mantelet de soie noire.

— Voilez votre figure avec ce mantelet, — dit-elle au numéro 1. — La personne qui est ici à côté cachera sous cette écharpe ses traits, que je n’ai nul besoin de connaître ; je veux seulement comparer sa main à la vôtre. Consentez à ce que je vous propose, sinon la séance est terminée.

— Pas du tout ! ce serait trop fâcheux, madame la sorcière, dit le numéro 1, en s’efforçant de rire de tout son cœur. — Cela devient trop curieux pour que je refuse une si belle occasion de m’amuser… J’irai jusqu’au bout.

La devineresse se leva, prit l’écharpe, se rendit dans la pièce voisine, y resta durant quelques instants et revint bientôt avec le numéro 3. Les traits de cette jeune personne, vêtue de grand deuil, disparaissaient entièrement sous l’écharpe de gaze bleue formant ainsi une sorte de long voile.

Le numéro 1, de son côté, avait caché son visage sous le mantelet de soie noire dont elle s’était enveloppé la tête et les épaules à peu près ainsi que le font les Espagnoles de Cadix avec leur mantille, ne laissant qu’une très-petite ouverture longitudinale à la hauteur des yeux.

La séance cabalistique commença donc entre ces trois personnes, la nécromancienne toujours grave et pensive, le numéro 1 affectant toujours l’insouciance et la moquerie, le numéro 3 tremblant et silencieux.

Au bout de quelques minutes de réflexion, pendant lesquelles les regards de madame Grosmanche s’étaient arrêtés sur la figure voilée du numéro 3, elle s’approcha et lui dit à mi-voix, d’un ton de commisération profonde :

— Hélas ! pourquoi ma science ne me donne-t-elle pas le pouvoir de faire sortir du tombeau un être si tendrement regretté !

— Grand Dieu, madame ! — reprit le numéro 3 d’une voix émue. — Vous savez mes regrets ? Vous savez quel espoir insensé m’amène ici, presque malgré moi, je vous l’avoue, madame ? Mais, dans la situation d’esprit où je me trouve, l’on a souvent recours aux ressources les plus extrêmes, on demande parfois une dernière espérance à des expédients devant lesquels notre raison recule. Pardonnez-moi, madame, de vous parler ainsi.

— Ce langage doit être le vôtre, — répondit doucement la devineresse. — Élevée dans des principes pieux et austères, cette démarche vous afflige, vous semble et doit vous sembler condamnable ; et pourtant vous vous y résignez par un sentiment que j’honore. Votre main, je vous prie.

Puis s’adressant au numéro 1 :

— La vôtre aussi, madame.

Les deux femmes livrèrent leurs mains à la devineresse, qui les examina longtemps avec une profonde attention ; puis, ainsi que dans la précédente audience, elle parut peu à peu ressentir une sorte d’obsession intérieure. Sa respiration devenait sonore, précipitée ; son sein paraissait violemment agité ; de temps à autre elle étouffait un soupir convulsif ; enfin son agitation nerveuse devenant de plus en plus visible, laissant retomber les mains des deux femmes et se reculant d’elles presque avec épouvante.

— Non ! non ! ce serait trop de malheurs en un jour ! ce serait trop !

Et elle appuya son front entre ses deux mains comme pour se recueillir.

— Décidément, madame la sorcière, — reprit le numéro 1 en rompant le premier le silence, — ça n’est pas très gai ici ! J’étais venue pour m’amuser, c’est vrai ; vous avez deviné cela, vous qui savez tout ; mais, avec la meilleure volonté du monde, je ne trouve pas le plus petit mot pour rire dans vos évocations et incantations, très peu magiques jusqu’à présent. Or, puisque vous devinez si bien le vœu secret de vos pratiques, vous devriez au moins les servir selon leur goût. Et, quant à moi, je déclare…

La devineresse saisit d’une main convulsive les jeux de cartes déposés sur la table, et, interrompant le numéro 1, lui dit :

— Prenez là-dedans treize cartes au hasard.

— À la bonne heure, madame la sorcière ! cela commence à se dessiner un peu. Le nombre treize d’abord, nombre fatidique et infaillible, — dit la prétendue femme de chambre en renonçant tout à fait à ses affectations de vulgarité de langage.

Elle prit donc au hasard treize cartes sur la table.

— Et vous, madame, — dit la devineresse au numéro 3, — prenez aussi treize cartes. Et maintenant, — ajouta-t-elle en s’adressant aux deux femmes, — choisissez chacune dans cette boîte neuf médailles d’or, d’argent ou de fer, mais toutes du même métal ; ne consultez pour ce choix que votre idée du moment.

— Par ma foi, — reprit gaîment le numéro 1, — moi, sans hésiter, je choisis tout bonnement l’or. On le regarde si généralement comme l’emblème du bonheur, qu’en sorcellerie il ne peut être que d’un heureux pronostic. Maintenant, madame la sorcière, que dois-je faire de ces neuf petites pièces d’or ?

— Les disposer en triangle sur cette table, à côté des cartes choisies par vous.

— Très bien, — dit le numéro 1 en exécutant cette recommandation ; — seulement je vous avouerai dans votre intérêt, madame la sorcière, qu’il me semble que vous devriez accompagner vos exercices nécromanciens de quelques paroles cabalistiques et formidables, telles que Abracadabra et autres joyeusetés consacrées !

La devineresse, absorbée dans la contemplation des médailles que le numéro 1 venait de disposer en triangle sur la table ; ne répondit rien.

Le numéro 3 semblait prendre la chose au sérieux. Plusieurs fois sa main tremblante effleura les médailles, mais elle hésita longtemps, se disant peut-être que chacune de ces petites pièces de métal était pour ainsi dire une des lettres dont devait se composer la prédiction qu’elle venait demander.

Le numéro 1, remarquant son indécision. lui dit gaîment :

— Suivez mon conseil, ma chère complice en sorcellerie, imitez-moi, prenez l’or ; c’est vermeil et scintillant comme la bonne étoile d’une belle destinée.

Le numéro 3 secoua mélancoliquement la tête, et après une nouvelle hésitation, prit neuf médailles de fer, comme si elle eût espéré se rendre le sort favorable par l’humilité de son choix.

Alors, et à plusieurs reprises, madame Grosmanche disposa dans un ordre particulier les neuf médailles et les treize cartes afférentes à chacune de ces deux clientes, et se plongea de nouveau dans de mystérieux calculs auxquels le numéro 1 apportait une curiosité moqueuse, tandis que le numéro 3, ému, recueilli, les mains jointes, attachait évidemment une grave importance à la décision du sort.

— Eh bien ! madame la sorcière, — reprit le numéro 1, — vous êtes bien longtemps à additionner le total de toutes les miraculeuses félicitée dont vous, allez nous débiter l’assurance. Allons, allons, n’y regardez pas de si près ! Faites-nous large et bonne mesure ! Prédisez-nous trésors, amours et jeunesse sans fin ! il ne vous en coûtera pas davantage, ni à nous non plus.

— Non ! non ! reprit la devineresse avec un profond abattement, — non ! Je ne me trompais pas !

Et elle murmura à voix basse et entrecoupée :

— Ah ! c’est horrible, horrible ! Mais quelle fatalité pèse donc sur ces trois destinées ? Pourquoi encore cette date du 21 février ? Quelle est la cause ? quelle est la cause ? Je ne sais… Au-delà un voile s’étend sur mon esprit ; c’est l’obscurité.

— Peste ! cette obscurité-là est peu rassurante pour nous, — reprit le numéro 1 ; songez donc que nous venons justement nous éclairer de vos lumières, madame la sorcière.

— Écoutez, écoutez ! — s’écria la devineresse, — profitez des dernières clartés qui m’illuminent ; vous avez voulu connaître l’avenir ? que votre fatale curiosité soit donc satisfaite ! Oh ! ce n’est plus l’heure des ménagements ; la vérité m’oppresse, elle m’obsède, elle me tue. Il faut, il faut que je la dise !

— À merveille ! nous ne demandons que cela depuis une heure, — reprit ironiquement le numéro 1. — Il est vraiment temps de nous satisfaire, madame la sorcière.

Mais madame Grosmanche s’écria en portant tout-à-coup ses deux mains à son cœur :

— Oh ! que je souffre ! la crise va venir encore ; la voilà, il faut que je parle avant que les ténèbres ne soient descendues sur mon esprit. Écoutez-moi ! La femme qui tout à l’heure était ici, et vous deux qui m’entendez, vous êtes vouées toutes trois à un sort épouvantable !

La jeune personne en deuil, saisie de stupeur, parut près de défaillir. Elle s’appuya d’une main sur le dossier de la chaise près de laquelle elle se trouvait, tandis que l’indomptable numéro 1 reprenait :

— Mais, madame la sorcière, dites-nous au moins ce que c’est que notre compagne en futur épouvantable sort. On aime à savoir avec qui on se trouve dans ces occasions-là.

— Peu m’importe le sort qui m’est, dites-vous, réservé, madame, — murmura la jeune personne en deuil avec effort ; — mais mon père, mon père ! faut-il renoncer à un dernier espoir.

— Ne m’interrompez pas, — s’écria la devineresse. — Je vous le dis, je vous le dis, tout s’assombrit autour de moi… C’est à peine si je me sens la force d’achever…

Puis, cédant à une espèce de transport prophétique, et s’exaltant ainsi que s’exaltait l’antique sibylle sur son trépied, la nécromancienne se leva, ne parut pas s’apercevoir de la présence des deux femmes et s’écria :

— Oui ! oui ! les destinées de ces trois infortunées seront reliées entre elles par une communauté d’affreux malheurs. Oui ! oui ! la voix, la grande voix ne me l’a-t-elle pas dit ? Le 21 février est une date funeste ! La première de ces trois femmes montera sur l’échafaud ! Sa tête charmante tombera dans le panier du bourreau !

— Qui, la première ? s’écria le numéro 1 avec plus d’indignation que de crainte. — Allons donc, ma chère, ces plaisanteries sont stupides et atroces ! Taisez-vous, et sur l’heure !

— Celle-ci, — reprit la nécromancienne sans répondre, car son esprit était ailleurs, — celle-ci mourra d’une de ces morts hideuses qui peuplent les dalles de la Morgue. Elle mourra dans des douleurs horribles… le poison ! le poison ! Oh ! le 21 février ! date fatale ! fatale !

— Mon Dieu, mon Dieu ! que dit-elle ? — murmura la jeune personne en deuil. — Est-ce un rêve, un rêve affreux ! Ah ! pourquoi suis-je venue ici ? Oh ! ma mère, ma pauvre mère, tu l’as voulu !

— Ne vous alarmez donc pas, dit le numéro 1 à sa compagne. — Vous ne voyez pas qu’elle est folle, et qu’elle se moque des gens !

— Enfin, — reprit la devineresse haletante, épuisée, — la troisième… oh ! la troisième, c’est plus horrible encore ! La mort, c’est un moment ; mais l’infamie, mais boire le calice du déshonneur jusqu’à la lie ; mais avoir été toujours honorée ; adorée, et se voir jetée dans le bagne des femmes perdues ! Être à perpétuité condamnée aux travaux des grandes criminelles ! Oh ! le 21 février ! date fatale ! fatale !

— Vous tairez-vous, misérable folle que vous êtes ! s’écria la prétendue femme de chambre en saisissant le bras de la nécromancienne avec emportement. — Vous tairez-vous, à la fin ! Je vous dis que c’est assez d’atroces plaisanteries. J’en rirais si j’étais seule ; mais vous effrayez cette pauvre créature qui peut à peine se soutenir, — ajouta le numéro 1 en désignant du regard l’autre cliente, qui, appuyée au dossier du fauteuil semblait en effet près de défaillir. — Encore une fois, assez de ces sottes prédictions qui peuvent frapper des esprits faibles, mais dont les caractères fermes se moquent comme de vos cartes et de vos médailles.

Tout à coup la devineresse, qui depuis quelques instants était agitée d’un tremblement convulsif, poussa un grand cri et tomba comme foudroyée sur le carreau, en renversant par sa chute la seule lampe qui éclairait faiblement cette chambre, où l’obscurité la plus complète régna soudain.

La jeune personne en deuil, déjà défaillante, perdit complètement connaissance, et la prétendue femme de chambre, dont le courageux sang-froid ne s’était pas démenti, eut la force de porter à tâtons l’infortunée sur le lit de la devineresse, qu’elle laissa étendue sur le carreau sans la moindre pitié ; puis, sortant de la demeure cabalistique, le numéro 1 descendit précipitamment l’escalier, prévint la portière que la sorcière et une de ses clientes se trouvaient mal, et disparut.