La Bonne aventure (Sue)/1/X

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 277-303).
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X

M. Loiseau était l’homme à cheveux gris que le lecteur a vu chez madame Maria Fauveau, la jolie parfumeuse ; depuis vingt-cinq ans, cet homme remplissait auprès de M. de Morsenne les fonctions de valet de confiance, en raison des services de toutes sortes rendus à son maître par cet intelligent et peu scrupuleux serviteur. Une sorte de familiarité régnait, depuis longues années, entre lui et le prince ; du reste, M. Loiseau, beau diseur et grand diseur, se piquait de quelque littérature ; en homme bien appris, il professait une grande admiration pour les écrivains du dix-septième siècle. Molière et Regnard surtout étaient ses idoles ; il prétendait, non sans raison, que les Crispins, les Scapins, les Mascarilles, les Sganarelles, étaient toujours les gens les plus spirituels de ces comédies ; aussi arrivait-il parfois qu’à la grande impatience de son maître, M. Loiseau, nourri de ses classiques, rappelait par son langage celui de ses modèles ; il ne manquait alors à M. Loiseau que les gants, le manteau et la rapière de Crispin, pour jouer son rôle au naturel.

— Eh bien ! Loiseau, — dit vivement M. de Morsenne en entrant, quelles nouvelles ?

— Mauvaises, monsieur !

— Maladroit ! — s’écria le prince en frappant du pied, — tu auras dit ou fait quelque sottise !

— Si monsieur veut m’écouter, il verra.

— Allons ! parle.

— Monsieur m’a toujours reconnu un certain coup-d’œil, une certaine expérience.

— En effet, le moment est heureusement choisi pour vous en vanter, monsieur Loiseau.

— Que monsieur me permette d’achever ; il jugera ensuite ; — et le digne serviteur poursuivit d’un air prétentieux : — Madame Fauveau n’appartient malheureusement pas à la catégorie des vertus sauvages, revêches, mais malcontentes de leur sort, car il n’y a jamais rien de désespéré avec celles-là. Madame Fauveau est au contraire une de ces vertus gaies, moqueuses, frétillantes, toujours satisfaites de leur condition ; elle n’ambitionne rien, ne désire rien, et elle est, ainsi que je vous l’ai répété plusieurs fois, monsieur, après renseignements certains, elle est affolée de son mari, espèce d’animal fâcheux, de cinq pieds sept pouces ; et après plus de trois années de mariage, ils font encore scandale dans la maison par la pétulance de leurs amours ; il n’y a rien à faire contre cela, monsieur, car, enfin…

— Est-ce une gageure ! — s’écria M. de Morsenne en interrompant son fidèle serviteur, — est-ce une gageure de venir me conter ces impertinences !

— Je ne voudrais pas leurrer monsieur, et…

— Mais ces offres ! cet argent !

— Madame Fauveau a été aussi adroite pour m’obliger à reprendre l’argent, que j’avais mis d’adresse à le lui faire d’abord encaisser, comme j’en étais convenu avec monsieur. Quant à l’hôtel, aux diamants, à la voiture, elle s’est moquée de ces offres, et cela très spirituellement, je dois, l’avouer, car elle a vraiment un esprit naturel fort drôle et très divertissant ; aussi, monsieur, n’est-ce point là une de ces fines alouettes que l’on prend par l’éblouissement du miroir. Quant au physique, c’est plus que jamais la gentillesse, la grâce, la fraîcheur et la friponnerie en personne.

— Mais, c’est donc un parti pris, bourreau ! de venir à cette heure me faire tant d’éloges de cette damnée femme !

— Oui, monsieur, c’est toujours un parti pris chez moi de vous dire la vérité, si désagréable qu’elle soit, afin de ne point vous embarquer dans l’impossible ; aussi, croyez m’en, Monsieur, renoncez à…

— Mais faut-il te le répéter, malheureux ! que par je ne sais quelle fatalité, je suis piqué au vif par ce minois chiffonné, que je n’ai pourtant vu que deux fois, et pendant cinq minutes ! C’est inexplicable, c’est fou, c’est absurde, mais c’est opiniâtre et violent comme tout caprice et tout dernier caprice, chez un homme de mon âge… Est-ce que je n’ai pas la faiblesse, la sottise de passer chaque jour devant sa boutique, comme un écolier, afin de tâcher d’entrevoir cette petite mine si piquante et si coquine, que je ne peux pas chasser de mon esprit, et que je ne veux pas en chasser, moi ; car, après tout, en y pensant, je me sens rajeuni de vingt ans !

En effet, M. de Morsenne, dans cet entretien qui lui rappelait ses beaux jours de séductions et de poursuites amoureuses, se plaisait à affecter une pétulance juvénile qui sentait d’une lieue son Damis reprochant à Frontin sa maladresse auprès de quelque Cydalise.

— Mais… — reprit M. Loiseau… — mais, Monsieur…

— Mais… mais… — répondit le prince, d’un ton de reproche amer. — Toujours des mais ! des si ! M. Loiseau devient paresseux, mou, insuffisant, il est à bout de ressources, ou plutôt il se croit maintenant trop gros seigneur pour se donner la peine… qu’il se donnait autrefois.

— C’est qu’autrefois, — répondit le serviteur d’un ton moitié bourru, moitié flatteur, — c’est qu’autrefois…

— Eh bien ?…

— Autrefois Monsieur m’épargnait les trois quarts de la peine… il n’avait qu’à se montrer.

— Je ne suis pas dupe de vos défaites, monsieur Loiseau. Comment ! au premier refus, vous vous découragez ? comme si toutes les femmes ne commençaient pas par refuser ! Comme s’il ne fallait pas dix fois revenir à la charge !

— Et le moyen, Monsieur ?

— Comment, le moyen ? Ah çà ! décidément, monsieur Loiseau se moque de moi. Est-ce qu’il n’y a pas mille moyens de retourner dans cette boutique, d’obséder cette petite créature, de doubler, de tripler les offres, puisque je suis décidé à tout sacrifier ?

— Et le mari, Monsieur ?

— Quoi, le mari ?

— Mais, Monsieur, songez donc que pour avoir le loisir de l’entretien d’aujourd’hui avec madame Fauveau pendant une heure, il m’a fallu attendre le jour de garde de son mari, particularité dont j’ai été informé par son sergent-major, un de nos fournisseurs ; et vous-même, Monsieur, lorsque vous avez rôdé autour de la boutique, n’avez-vous pas remarqué que le traître était là, toujours là, ne quittant pas plus sa femme que son ombre ? Or, il est brutal et fort comme un cheval ; sa diablesse de petite femme est capable de tout lui découvrir, et j’aurais les os brisés.

— Allons donc ! On n’a pas tout de suite, comme ça, les os brisés.

— Ce ne serait que demi-mal, — reprit héroïquement M. Loiseau ; je serais fier de me dévouer pour monsieur ; mais l’éclat, mais le scandale dans le quartier ! Que l’on me reconnaisse pour votre homme de confiance, monsieur ! Alors jugez du reste… Un grand seigneur ! un pair de France ! un ancien ambassadeur ! voulant suborner la femme d’un boutiquier !… Quelle bonne aubaine pour le Charivari ! pour ce nid de serpents appelés Petits-Journaux… — Puis, haussant les épaules, M. Loiseau ajouta avec un aplomb superbe : Mais aussi que faire ? car, ainsi que je l’ai entendu souvent dire à monsieur, avec une pareille licence de la presse, il n’y a pas de gouvernement possible.

— À merveille ! — reprit le prince avec un dépit concentré, — puisque M. Loiseau est si philosophe et si timoré, j’aurai recours à un intermédiaire un peu plus inventif et plus dévoué, que lui.

— Ah ! monsieur ! — s’écria le serviteur consterné en joignant les mains, — ah ! monsieur…

— Après tout, les hommes s’usent.

— Ah ! monsieur !

— Ne parlons plus de cela ; je saurai mieux désormais placer ma confiance.

— Me faire cette injure, monsieur, à moi, à moi qui ai vieilli à votre service !

— Assez ! assez !

— Déshonorer mes cheveux blancs en chargeant un autre de… Oh ! non, non, monsieur, vous n’aurez pas ce courage, ce serait la mort de votre pauvre vieux Loiseau ! oui, monsieur, ajouta cet honnête homme d’un ton tragique, — ce serait ma mort !

— Allons donc ! vous êtes fou ; et d’ailleurs j’y songe maintenant, j’ai d’autres graves reproches à vous adresser ; vous avez été indiscret, bavard, au sujet de cette affaire.

— Moi, monsieur, moi qui suis un tombeau pour le silence ?

— Comment alors madame de Robersac sait-elle que j’avais fait louer une loge pour le bal d’Opéra de cette nuit ?

— Madame la baronne sait que monsieur…

— Eh ! sans doute, elle le sait : vous aurez jasé avec ses gens.

— D’abord, monsieur sait que je ne fraye pas avec la livrée, — répondit le valet de chambre avec une dignité contenue, — et je puis jurer à monsieur mes grands dieux que je n’ai pas ouvert la bouche sur tout ceci, et que… Mais… — M. Loiseau s’interrompant soudain, ajouta en se frappant le front, — c’est cela !

— Quoi ?

— Du moins vous verrez, monsieur, s’il y a de ma faute. C’est qu’aussi madame la baronne est si pénétrante…

— Achèveras-tu ?

— Tantôt, sur les une heure, je suis allé au bureau de location de l’Opéra. En en sortant, je pliais et mettais dans mon portefeuille le coupon rose que l’on venait de livrer, lorsque je me suis trouvé presque face à face avec madame la baronne, qui marchait à pied suivie d’un domestique ; je me suis empressé de la saluer respectueusement. Elle n’a pas paru m’apercevoir, ce qui m’a semblé singulier ; maintenant je m’explique très bien qu’une personne aussi clairvoyante que madame la baronne, me voyant sortir du bureau de location et mettre dans mon portefeuille un coupon de loge, a dû en induire que monsieur…

— Quant à cela, c’est possible, — reprit M. de Morsenne en réfléchissant. — Il n’en fallait pas davantage pour mettre madame de Robersac sur la voie ; et cette découverte m’eût beaucoup gêné, si mon projet avait réussi ; mais il a échoué pour aujourd’hui, grâce à votre maladresse.

— Il a échoué ! — dit soudain Loiseau d’un air triomphant après quelques instants de méditation, — il a échoué… peut-être… monsieur… peut-être…

— Que dis-tu ?

— Si vieilli, si usé, si insuffisant que l’on soit… monsieur, — continua l’honnête serviteur avec amertume, l’on peut pourtant parfois être encore bon à quelque chose.

— J’en doute fort… Mais enfin… voyons…

— Tenez, monsieur, de bien longtemps nous ne retrouverons une occasion semblable… car ce bélître de mari ne quitte pas sa femme… Mais aujourd’hui il est de garde. Madame Fauveau sera donc seule toute la nuit…

— Après… après…

— Tantôt… quoique certain qu’elle refusait très sérieusement nos offres… j’ai cependant voulu, en manière d’encas lui laisser le moyen de revenir sur sa résolution : je l’ai donc prévenue que de toute manière je l’attendrais avec le fiacre et le domino à sa porte, à une heure du matin.

— Eh bien ?

— Il faut, monsieur, venir avec moi dans ce fiacre.

— Ensuite.

— Je frapperai à une heure du matin à la porte de la boutique ; la belle loge seule au-dessus, à l’entresol ; malgré ses refus, il est certain que nos offres lui ont laissé quelque agitation dans l’esprit, ne fût-ce que le sot orgueil d’avoir résisté à nos tentations. Elle ne sera donc pas endormie, ou si, au pis aller, elle l’est, je frapperai plus fort afin de l’éveiller. La fine mouche se doutera bien que c’est moi qui suis là, fidèle à ma promesse ; alors, soit crainte de scandale (car je frapperai de plus en plus fort si elle hésite à me répondre), soit sûreté d’elle-même, soit enfin impatience et colère, il est très probable qu’elle viendra ouvrir. En ce cas, monsieur, vous prenez ma place, vous forcez un peu la porte, et vous plaidez votre cause mieux que je ne la plaiderais moi-même. J’espère qu’alors, persuadée par vos paroles, enchantée de voir un grand seigneur à ses pieds, éblouie par vos promesses, un retour subit à des idées moins sauvages la décidera à vous écouter.

— Tu as raison. Il faut du moins tenter ce moyen, utiliser cette occasion, puisque cette petite doit être seule.

— Monsieur dira-t-il encore que le vieux Loiseau…

— Mais non, non, — dit M. de Morsenne en interrompant son Scapin et frappant impatiemment du pied ; — il ne faut pas songer à cela !

— Pourquoi, monsieur ?

— Je ne puis me dispenser d’accompagner madame de Robersac et ma fille ce soir au bal de l’Opéra, ce serait éveiller les soupçons de la baronne, et il me faut à tout prix les faire tomber ; car une fois en défiance, j’ai tout à craindre de sa pénétration, et pour mille raisons je dois ménager beaucoup madame de Robersac. Ah ! maudite soit l’idée qu’elle a eue dans sa jalousie, d’organiser cette partie d’Opéra !

— Il est vrai, monsieur, — reprit Loiseau en se rongeant les ongles d’un air pensif, — là est la difficulté… ne pas aller au bal de l’Opéra…

— Impossible, ce serait redoubler la défiance de madame de Robersac.

— Le triomphe serait, n’est-ce pas, monsieur, de rester au bras de madame la baronne tant qu’elle sera au bal de l’Opéra, et cependant d’être en même temps rue du Bac, à la porte de la jolie parfumeuse ?

— Monsieur Loiseau plaisante apparemment ? — dit M. de Morsenne avec hauteur.

— Le pauvre Loiseau parle sérieusement, monsieur, et peut-être y aurait-il moyen…

Deux coups frappés discrètement à la porte de M. de Morsenne interrompirent l’entretien.

— Entrez, — dit le prince, assez impatienté d’être dérangé.

À la vue de son secrétaire, qui le salua profondément, les traits de M. de Morsenne reprirent leur expression habituelle de dignité froide, car Loiseau était le seul de ses gens devant qui le prince pût se démasquer.

— Que voulez-vous, monsieur Morisson ? — dit-il à son secrétaire.

— Prince, je désirais avoir l’honneur de vous dire deux mots au sujet d’une affaire que je crois très importante et… secrète, — ajouta-t-il en désignant Loiseau du regard.

— Va préparer ma toilette, dit M. de Morsenne à son valet de chambre de confiance, — voici bientôt l’heure du dîner.

Le serviteur sortit.

— Eh bien, Monsieur, de quoi s’agit-il ? — dit le prince à son secrétaire.

— Il s’est présenté tantôt à l’hôtel une personne qui désirait vous parler, prince, et vous l’avez renvoyée à votre intendant.

— Ah ! oui, un monsieur qui venait, disait-il, pour affaire ; un monsieur…

Anatole Ducormier.

— C’est cela. Et qu’est-ce qu’il veut, ce monsieur ?

— Il a demandé si vous n’aviez pas un secrétaire, prince, le sujet de la communication et de la mission dont il était chargé auprès de vous devant être plutôt confié à un secrétaire qu’à un intendant. M. Anatole Ducormier m’a alors été amené.

— Et cette communication ?

— Il doit vous la faire, prince, de la part de M. le comte de Morval, ambassadeur de France en Angleterre, que M. Ducormier a quitté il y a peu de jours.

— C’est sans doute la personne dont Morval m’avait parlé dans sa dernière lettre, — pensa M. de Morsenne, — car il est des choses qui se transmettent verbalement et ne se disent pas. — Puis il reprit tout haut :

— Et ensuite, que vous a dit ce monsieur ?

— Il a ajouté qu’il était aux regrets de n’avoir pu avoir l’honneur de vous voir, prince, et m’a prié de me rendre auprès de vous le plus tôt possible, et de vous demander de le recevoir demain, s’il se peut, dans la matinée ; il m’a laissé son adresse.

— Certainement, je le recevrai ! — reprit vivement le prince. — Écrivez-lui tout de suite de venir demain de dix à onze heures.

— Oui, prince.

— À propos, monsieur Morisson, avez-vous remis au net ma lettre de remercîments à monseigneur Boccini, le nonce de notre très Saint père.

— Oui, prince.

— Ne manquez pas de me la faire signer demain matin.

— Oui, prince.

. . . . . . . . . . . . . . .

À neuf heures du soir, M. de Morsenne, après une nouvelle conférence avec son fidèle Loiseau, se rendit avec madame de Beaupertuis, sa fille, chez madame de Robersac, ainsi que cela avait été convenu. Les lettres de faire part relatives au honteux mariage de la marquise de Blainville et du docteur Bonaquet furent écrites ; puis, vers minuit, M. de Morsenne étant monté en voiture avec mesdames de Robersac et de Beaupertuis, vêtues de dominos noirs, tous trois se rendirent au bal de l’Opéra.


fin du premier volume.