La Bonne aventure (Sue)/2/XI

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 289-312).
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XI

L’on n’a pas oublié qu’Anatole Ducormier, cédant aux sages conseils de son ami le docteur Bonaquet, lui avait formellement promis de venir habiter désormais auprès de lui, et que le soir même, pour fêter cet heureux rapprochement, un dîné de famille donné par le médecin à Joseph Fauveau devait réunir les trois amis d’enfance.

Il était environ six heures du soir.

Jérôme Bonaquet, assis dans un modeste salon, pendant que sa femme terminait sa toilette, attendait ses convives.

Les seuls ornements de ce salon se composaient de la harpe et du piano d’Héloïse, ainsi que de plusieurs grands portraits de famille, parmi lesquels figuraient ceux du père et du grand-père de la jeune femme ; le premier portait le riche mais théâtral costume des pairs de France de la Restauration, avec le cordon bleu en sautoir et la plaque d’argent de cet ordre ; le second portait l’uniforme d’officier général de la marine du siècle de Louis XVI, avec le grand-cordon de Saint-Louis.

En pendant se trouvaient les portraits de la mère et de la grand’mère de madame Bonaquet, l’une en costume de la cour impériale avec le manteau traînant et brodé (le père d’Héloïse, comme tant d’autres gens de la vieille noblesse s’était rallié à Napoléon) ; l’autre vêtue en grande dame de la fin du dix-huitième siècle, avec de la poudre, des mouches et d’immenses paniers ; un petit nègre, vêtu d’une jaquette écarlate galonnée d’or, portait la queue de la robe de cette imposante personne, tandis qu’un bichon blanc, au toupet relevé et relié par des faveurs roses, semblait aboyer au négrillon.

Au milieu de ces deux portraits d’apparence et de tournures aristocratiques, on voyait, touchant contraste, une toile assez mal peinte, mais qui devait être d’une ressemblance frappante. Elle représentait la vieille mère de Jérôme Bonaquet, femme d’une figure douce et vénérable, portant le bonnet rond et le casaquin de droguet des paysannes du Blaisois ; au-dessous de ce cadre, et renfermée sous le verre d’une petite bordure noire, on remarquait une esquisse au crayon touchée avec un talent magistral.

Voici l’histoire de cette esquisse :

Jérôme Bonaquet, étudiant en médecine à Paris, avait appris presque en même temps la maladie et la mort de son père, pauvre vigneron des environs de Blois. Jérôme avait prié un de ses amis, depuis sculpteur célèbre, de l’accompagner, afin de conserver du moins la ressemblance suprême des traits de son père ; ce projet fut religieusement exécuté après la mort du vieillard, et telle avait été la sérénité de sa fin, que, dans ce portrait, il semblait doucement sommeiller. Un fil noir fixait à ce dessin une mèche de longs cheveux blancs, et au-dessous on lisait cette date mortuaire, 20 octobre 1833.

Sauf ces portraits, qui imprimaient à l’aspect de ce salon un caractère particulier, rien de plus simple que son ameublement, égayé çà et là par quelques vases de porcelaine de Chine, placés sur les meubles et renfermant de beaux camélias pleins de fraîcheur et d’éclat : car madame Bonaquet, ainsi que son mari, aimait passionnément les fleurs ; enfin, un bon feu pétillant dans la cheminée, un épais tapis, des rideaux bien clos, la vive et gaie clarté de deux lampes à globe dépolis, rendaient cette modeste demeure si parfaitement confortable dans sa simplicité, que l’on n’était guère tenté de regretter pour l’ex-marquise de Blainville le magnifique hôtel et les cinquante mille écus de rente qu’elle avait noblement abandonnés lors de son mariage avec l’homme de son choix.

Jérôme Bonaquet, d’abord seul, fut bientôt rejoint par sa femme, qui, en entrant, lui dit gaiement :

— M. Ducormier sera établi à merveille dans ces deux petites pièces de là-haut ; mon ami, je viens de tout faire mettre en ordre, et d’ajouter à l’ameublement un excellent fauteuil, où M. Ducormier pourra réfléchir et méditer à son aise sur son retour aux bonnes idées, car il faut de tout point faciliter sa conversion ; mais sérieusement, mon ami, j’espère que votre compagnon d’enfance se plaira dans cet appartement ; on y jouit d’un calme parfait, la vue est charmante et très-étendue ; enfin, s’il manque quelque chose aux habitudes de M. Ducormier, vous m’en informerez, et nous ferons pour le mieux, afin qu’il se plaise auprès de nous.

— Combien vous êtes bonne, chère Héloïse, de prendre tant de soin pour Anatole !

— N’est-il pas votre ami ? ne s’agit-il pas de l’enlever à une vie mauvaise ? de calmer, de guérir cette âme cruellement blessée ? blessée, un peu par sa faute, peut-être, mais il souffre, et toute douleur mérite indulgence et compassion.

— Grâce à Dieu, il aura effleuré l’abîme sans y tomber, mais il était temps, grand temps, je vous jure, de lui ouvrir les yeux.

— Tout mon désir est que cette soudaine conversion parte d’un sentiment réfléchi, raisonné, plutôt que d’un entraînement momentané, causé par votre excellente influence, mon ami.

— Je ne suis pas assez optimiste, ma chère Héloïse, pour croire qu’Anatole n’éprouvera pas quelques défaillances dans sa bonne résolution ; l’on ne rompt pas brusquement, et sans une violente secousse morale, avec un passé tel que le sien ; aussi ai-je, avant tout, voulu le garder près de nous, le faire pour ainsi dire changer d’air, veiller sur lui comme sur un enfant malade, car l’on doit à l’humanité de conserver pure et belle une nature aussi généreusement douée que celle d’Anatole ; heureusement, chose essentielle pour qui le connaît comme moi, il m’a juré sa parole d’honnête homme qu’il viendrait s’établir ici. Or, tout est là. Une fois entre nos griffes, — ajouta Jérôme en souriant, — je le mets au défi de ne pas revenir à la raison, c’est-à-dire au bonheur, et si le mariage en question réussit, comme je n’en doute pas, Anatole sera tout à fait sauvé.

— À propos, mon ami, — dit Héloïse en interrompant son mari, — et madame Duval ! comment va-t-elle aujourd’hui ?

— Un peu mieux ce soir, mais elle m’inquiète toujours. C’est dire, ma chère Héloïse, le double intérêt que nous aurions à ce mariage. Ce serait assurer à la fois l’avenir d’Anatole et celui de cet ange. Aussi je compte demain, si l’état de madame Duval s’améliore, lui faire ma proposition au sujet de notre ami.

— Ne trouveriez-vous pas convenable d’attendre un peu ?

— Pourquoi cela ?

— Je partage sans doute vos espérances à l’égard de M. Ducormier ; je partagerai tous vos efforts pour les faire réussir, mais enfin, mon ami, mieux que personne vous connaissez les singulières variations de l’esprit humain. Ne serait-il pas prudent d’avoir du moins quelques garanties certaines de la part de M. Ducormier avant d’engager pour ainsi dire l’avenir de mademoiselle Duval ?

— Peut-être bien, — répondit le médecin d’un air pensif, — et pourtant tout me dit que la détermination d’Anatole est sincère. Si vous aviez vu son émotion, ses larmes ! Et puis enfin, j’ai sa parole, et il n’est pas homme à la donner légèrement, quels qu’aient été ses égarements ; d’un autre côté, je serais désolé d’agir imprudemment dans une circonstance si grave.

— Vous sentez, mon ami, que je ne vous dis pas cela pour soutenir mon prétendant aux dépens du vôtre, — ajouta madame Bonaquet en souriant, — car je pense comme vous que M. Ducormier, redevenant digne de l’affection des gens de biens, serait pour mademoiselle Duval un parti, je dirais presque plus rationnel que mon parent, M. de Saint-Géran, quoiqu’il puisse apporter à mademoiselle Duval les grands biens dont j’ai été très-heureuse de lui abandonner l’héritage.

— Je pense comme vous, ma chère Héloïse, au sujet de nos deux prétendants ; car tout en reconnaissant, d’après sa conduite et ses antécédents ; M. de Saint-Géran pour un parfait galant homme… je crains parfois que l’excès même de sa délicatesse… et de sa reconnaissance envers vous, ne l’ait fait s’avancer peut-être plus qu’il ne l’eût voulu… lorsque vous lui avez proposé d’épouser mademoiselle Duval… Il la trouve, il est vrai, admirablement belle, et en parle en homme très-épris ; car, sans être remarqué d’elle, il s’est, d’après mes instructions, deux ou trois fois rendu au Jardin des Plantes à l’heure où elle accompagnait sa mère pour sa promenade de chaque jour. Certes, je crois encore que M. de Saint-Géran accomplirait scrupuleusement ses devoirs d’honnête homme s’il épousait cette charmante enfant, et pourtant j’aurais toujours peur que, tôt ou tard, il n’éprouvât quelque regret d’avoir contracté cette union ; regret délicatement caché par lui sans doute… mais que l’exquise sensibilité de mademoiselle Duval devinerait peut-être un jour… et alors pour elle… jugez quel avenir !

— Ce serait désolant, mon ami, et puis enfin M. de Saint-Géran, quoique jeune encore, et doué des meilleures qualités, ne plairait peut-être pas à mademoiselle Duval, car il est loin, je l’avoue, de réunir les avantages extérieurs de M. Ducormier, et si nous pouvions avoir des garanties sérieuses de son complet retour au bien, je dirais comme vous, il n’y a pas à hésiter à le proposer à la mère de cette chère enfant.

— Eh ! mon Dieu oui, ma chère Héloïse, et sans les alarmes que me cause l’état de santé de madame Duval, je ne serais pas si pressé de prendre une décision. Et puis encore, l’idée, le désir de ce mariage une fois bien arrêtés dans l’esprit d’Anatole, son cœur est occupé, il a un but, une ligne tracée, il sait où il va, et nos communs efforts tendant au même but, nous avons cent chances pour une de le sauver radicalement.

— Il est vrai.

— Si madame Duval éprouvait un peu de mieux, je serais donc d’avis de l’instruire au plus tôt de nos projets ; elle a toute influence sur sa fille, et nul doute qu’elle la déciderait à accepter nos offres, si elles lui agréaient ; le plus grand chagrin de cette malheureuse femme serait de laisser après elle sa fille seule et sans appui : aussi, ne peut-elle renoncer à l’espoir, hélas ! bien chimérique, d’apprendre un jour que son mari le colonel Duval n’est pas mort, comme on le croit, et que plus tard sa fille trouvera en lui un soutien.

— Pauvre femme !… Et cet espoir est malheureusement insensé, n’est-ce pas, mon ami ?

— Jusqu’ici toutes les recherches pour retrouver les traces du colonel ont été vaines, personne ne peut plus douter qu’il n’ait péri sous les décombres du blockhaus qu’il a fait sauter ; l’important serait donc de tâcher d’assurer l’avenir de Clémence Duval, du vivant de sa mère. Ah ! si nos projets réussissaient, ma chère Héloïse, quelle enviable trinité nous ferions, Anatole Joseph et moi ! quelle joie pour trois amis d’enfance de se suivre dans le bonheur comme ils se sont suivis dans la vie !…

— Ce que vous m’avez appris de madame Fauveau et de son mari me rend vraiment curieuse de les connaître, mon ami. Je n’oublierai jamais que vous me disiez qu’alors que vous ressentiez quelque tristesse, quelque découragement à travers les rudes épreuves, les doutes amers dont votre première jeunesse a été assaillie, vous alliez chez ces excellents amis, et que l’aspect de leur amour si tendre, de leur félicité si vraie, si riante, vous faisait un bien infini, et que vous sortiez de chez eux presque consolé.

— Oui, ma chère Héloïse, j’ai dû bien des doux moments à ces excellents cœurs. Ce n’est pas tout : j’étais pauvre ; au sortir du collège, une vocation irrésistible m’entraînait vers les sciences naturelles ; c’est à peine si, malgré son bon vouloir, mon digne et bon père pouvait suffire au quart des dépenses nécessitées pour mes nouvelles études, malgré les dures privations que je m’imposais. Joseph Fauveau possédait un petit patrimoine ; il vint à mon aide pendant plusieurs années, et fut pour moi le frère le plus tendre, le plus dévoué. Grâce à son secours et au peu que m’envoyait mon pauvre père, je possédai les moyens et les instruments de travail qui font, hélas ! si souvent défaut à tant de vaillantes intelligences, arrêtées dans leur essor par la misère ; enfin, après de nombreux soucis, des luttes cruelles, ma carrière s’aplanit, s’agrandit, je pus me libérer matériellement envers Joseph Fauveau, mais moralement je ne pourrai jamais m’acquitter envers lui, car je lui dois tout ce que je suis.

— Et moi, mon ami, ne lui dois-je pas tout aussi à cette ami dévoué ? S’il ne vous avait pas aidé à devenir un homme célèbre, vous aurais-je jamais rencontré ? Qu’ils soient donc ici lui et sa femme accueillis avec bonheur ; ce que vous m’avez dit d’elle me charme : c’est quelque chose de si rare, de si charmant, que le naturel !

— Seulement, — reprit Jérôme en souriant, — je vous en ai prévenue, ma chère Héloïse, mon ami et sa femme sont, comme les appellent les grands personnages, de petites’ gens, sans manières, sans savoir-vivre et sans savoir-dire : mais ils ont la plus rare des éducations, celle qui naît d’une vie laborieuse et honnête.

— Ah ! mon ami, vous m’avez fait comprendre le sens adorable de ces deux mots latins, souvent cités par vous : Sancta simplicitas ! — Sainte simplicité ! Est-il en effet quelque chose de plus saint, de plus céleste que la simplicité, c’est-à-dire la sincère et libre expansion de tous les bons sentiments naturels, l’heureuse ignorance de ce qu’il est convenable ou inconvenant de dire, lorsque la vérité vous vient aux lèvres. La simplicité ! c’est-à-dire l’insouciance de toute réserve dans l’expression de ce qui est honnête et généreux ! l’aversion instinctive de tout ce qui est factice ou de pure convention, le courage d’être heureux tout haut, sans gêne, et de ne rien sacrifier à la vanité ! Oh ! la simplicité, le bon sens des bons cœurs ! plus que personne je dois l’apprécier ! Hélas ! j’ai si longtemps vécu dans un monde où les meilleurs esprits, les meilleures natures s’étiolent, languissent ou se perdent fréquemment sous la desséchante influence du convenable, du convenu ! Ah ! que de trésors de toutes sortes j’ai vus ainsi gaspillés, anéantis ! Combien j’ai vu de grands seigneurs tomber dans la gêne, et de la gêne dans la bassesse ou la vanité… parce qu’il était convenable de tenir son rang, de faire une certaine figure, dût-on, par de folles ostentations, ruiner soi et sa famille ! Combien j’ai vu de jeunes gens admirablement doués, tomber, d’une vie oisive et stérile, dans d’odieuses dépravations parce qu’il n’était pas convenable qu’un homme de vieille race eût une profession, un état ! Combien j’ai vu de jeunes femmes, naïvement passionnée pour leur mari, souffrir cruellement d’abord, et se venger ensuite… de la froideur conjugale qui accueillait leur tendresse ingénue, parce qu’il n’était pas convenable qu’un mari fût ou parût amoureux de sa femme, comme un bourgeois ! Combien je connais de mes pareilles, — ajouta Héloïse avec une émotion touchante, en tendant avec effusion sa main charmante à Jérôme, — oh ! combien j’en connais qui eussent manqué le bonheur de leur vie entière… parce qu’il est souverainement inconvenant… de s’honorer à ses propres yeux, en se dévouant à l’existence de l’homme que l’on aime, que l’on révère le plus au monde…

— Chère et vaillante Héloïse ! — répondit Jérôme, dont les yeux se mouillèrent de larmes, — trésor de bonté, de grâce et de vertu ! tiens… les paroles me manquent… ne me dis plus rien, mon cœur déborde… laisse-moi pleurer et te regarder.

Il est impossible de peindre l’adoration extatique où Jérôme semblait plongé en contemplant sa femme. On l’eût dit transfiguré par les rayonnements intérieurs de son âme ; la mâle rudesse de ses traits disparaissait sous une expression tellement ineffable, qu’Héloïse ne put s’empêcher de dire en serrant tendrement les mains de Jérôme entre les siennes et en le contemplant à son tour avec un délicieux recueillement :

— Un homme heureux.,.. comme c’est beau !

La sonnette de la porte extérieure s’étant fait entendre jusque dans le salon, la jeune femme, se remettant de son émotion, dit à son mari :

— Mon ami, voilà sans doute M. Ducormier, ou M. Fauveau et sa femme.


FIN DU DEUXIÈME VOLUME.