La Bonne aventure (Sue)/3/VII

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 189-217).
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VII

Lorsque Ducormier entra dans le magasin du Gagne-Petit, Joseph Fauveau était seul à son comptoir ; il parut si embarrassé, si mécontent à la vue de son ami, que celui-ci fut frappé de la froideur de cet accueil, mais il parut ne pas s’en apercevoir, tendit cordialement la main à Joseph et lui dit :

— Bonjour, ami ; comment se porte ta chère femme ?

— Ma femme est chez sa mère, — répondit sèchement Fauveau sans prendre la main que lui offrait Anatole.

Celui-ci regarda Joseph avec surprise et reprit :

— Qu’as-tu donc ? tu me reçois d’une façon étrange !

— C’est que je ne sais pas dissimuler, moi.

— Dissimuler, quoi ?

— Écoute, Anatole, je n’ai pas ton esprit, je n’ai que mon gros bon sens, et mon bon sens me dit que tu te conduis mal pour toi et pour tes amis ; or, je t’aime encore assez pour sentir que désormais je ne te verrai plus chez moi avec plaisir.

— Tes paroles me surprennent… D’où vient ce changement ? Voyons, sois franc, Joseph. T’aurais-je blessé à mon insu ?

— Oh ! tu blesses tes amis en sachant très bien que tu les blesses, toi.

— Et comment ? Et quand cela ?

— J’ai diné avant-hier avec Bonaquet et sa femme. Nous t’avons attendu toute la soirée en nous félicitant de ton retour au bien, car Jérôme nous avait instruits de ta résolution et de ta promesse… de ta promesse d’honneur de venir vivre auprès de lui. Tu as manqué à ta parole. Tu t’obstines à un genre de vie qui finira mal pour toi. Tu es libre ; mais aussi tes vrais amis sont libres de t’éviter après avoir, comme Jérôme, tout tenté pour te ramener.

— Mon bon Joseph, ta sévérité, loin de me blesser, me prouve ton affection, et de cette affection je ne suis pas indigne. Sais-tu pourquoi j’ai manqué à la parole que j’avais donnée à Jérôme ?

— Peu importe la cause. Tu as menti à la parole, et c’est mal. Jérôme en a été affligé jusqu’aux larmes.

— La cause de mon manque de parole n’est pas indifférente, surtout pour toi, Joseph ; car si, comme tu le dis, j’ai menti à ma promesse, c’est dans ton intérêt.

— Dans mon intérêt, à moi !

— Oui, car il s’agit de ce que tu as de plus précieux, de plus cher au monde… entends-tu, Joseph !… de plus cher au monde.

— Anatole, je ne sais pas ce que tu veux dire, — reprit Fauveau tout surpris.

Puis il ajouta en réfléchissant et répétant les paroles de son ami :

— Ce que j’ai de plus précieux, de plus cher au monde… mais c’est Maria !

— Et tu as raison de penser ainsi, mon bon Joseph, ta femme est un trésor, mais les trésors…

— Achève donc !… les trésors !…

— Font des envieux.

— Des envieux, — reprit Fauveau en regardant son ami avec une surprise croissante. — Comment des envieux ?

— Hélas ! oui, mon bon Joseph.

— Tiens, Anatole, je ne sais pas ce que tu veux dire. Si c’est une plaisanterie, je te préviens que, même de toi, je ne la souffrirais pas, car j’ai pour Maria autant d’adoration que de respect… et si tu avais le malheur de…

— Joseph… tu ne me comprends pas… Ai-je l’air de plaisanter ?

— Non, c’est vrai ; mais alors explique-toi… pour l’amour de Dieu, explique-toi ! Je ne sais pourquoi, je me sens déjà le cœur tout serré…

— Joseph, je viens te rendre un grand service ; mais ce service… je ne peux te le rendre qu’à une condition…

— Une condition… à un service ? et tu te disais mon ami ?

— Il m’est impossible de t’être utile sans une condition.

— Enfin, quelle est-elle ?

— Donne-moi ta parole d’honnête homme… de ne pas répéter à Bonaquet un seul mot de ce que je vais te confier.

Fauveau regarda son ami d’un air méfiant, et reprit :

— Il s’agit d’une chose mauvaise, puisque tu veux la cacher à Jérôme.

— Il s’agit de prévenir peut-être de grands malheurs, — répondit Anatole d’une voix grave et solennelle.

— De grands malheurs ? et cela regarde Maria ?

— Oui, mais pour conjurer ce que je crains il faut, je te le répète, que Jérôme ignore ce que je vais te confier ; qu’il ignore même que nous nous sommes revus.

— Jamais je ne mentirai à mon meilleur ami ; jamais je ne dissimulerai avec lui.

— Alors, adieu, Joseph.

— Anatole, tu ne sortiras pas d’ici que tu ne te sois expliqué ! — s’écria Fauveau d’un air presque menaçant ; — il ne s’agit pas, vois-tu de venir vous jeter l’inquiétude dans le cœur, et puis de s’en aller ; je t’ai dit que ce que j’avais de plus cher et de plus précieux au monde, c’était Maria ; tu m’as répondu que j’avais raison parce qu’elle était un trésor, mais que les trésors faisaient des envieux, voilà tes propres paroles. Il y a donc quelque chose là-dessous, et je ne suis pas un crétin, non plus !

— Il y a là-dessous un grand service que je puis te rendre, mais il faut que tu me gardes le secret envers Jérôme, que je continue d’aimer comme le meilleur, comme le plus noble des hommes ; mon manque de parole a dû le blesser, mais, je te le répète, mon attachement pour toi en est la seule cause.

— Tiens, Anatole, — reprit le pauvre Joseph, dont l’inquiétude et la curiosité pleine d’angoisse croissaient à chaque instant, — tu le vois, la sueur me coule du front à la seule pensée d’un danger qui menace Maria. Voyons, sois bon ; n’abuse pas de ta supériorité. Tu sais que pour l’esprit et les moyens, je ne suis qu’une buse auprès de toi. Anatole, serais-tu capable de me tourmenter à plaisir, de me jeter dans une fausse démarche envers Jérôme ? Mon Dieu ! mon Dieu ! tu sais ce que tu veux de moi, et moi je n’en sais rien ; tu as tout l’avantage. Que veux-tu que je te dise ? tu me touches au plus vif du cœur en m’inquiétant sur Maria ; par ce moyen-là tu me feras dire et faire tout ce que tu voudras, ne m’oblige donc pas d’avance à une promesse dont je serai peut-être ensuite désespéré, car tu me connais, si je te donne ma parole elle sera bien donnée… je mourrai plutôt que de la trahir.

— Cher et bon Joseph, — reprit Anatole en serrant entre les siennes les mains de son ami — s’il ne s’agissait que de toi, je ne te demanderais pas un silence absolu envers Jérôme ; mais…

— Tiens, Anatole, — reprit Fauveau en portant ses deux mains à son front brûlant, — je ne peux résister à ce que j’endure ; je te promets tout ce que tu voudras, mais rassure-moi ; je te jure sur l’honneur de ne rien dire à Jérôme, et de lui cacher que nous nous sommes revus. Mais parle ! au nom du ciel ! parle !

— Eh bien, donc, mon bon Joseph, écoute-moi. J’étais, en effet convenu avec Jérôme de quitter mon ambassadeur et de renoncer à un monde ou je n’avais trouvé qu’humiliation et dédains.

— Mais Maria ! mais Maria !

— Un peu de patience : avant-hier matin, je quittai Jérôme dans la ferme résolution de me fixer auprès de lui et de suivre ses conseils ; je voulus seulement remplir une dernière mission dont mon ambassadeur m’avait chargé ; je me rendis donc chez un grand seigneur, chez un prince à qui je devais remettre des lettres de Londres.

— Mais encore une fois, et Maria ?

— J’y arrive… Tu te souviens qu’au bal de l’Opéra… un homme en domino vous a longtemps suivi, ta femme et toi ?

— Oui. Eh bien ! après ?

— Tu ignores que, pendant que tu étais allé chercher ton manteau, et que je suis resté auprès de ta femme, ce même domino, descendu en même temps que nous, nous a longtemps regardé, ta femme et moi.

— Ensuite, ensuite !

Ce domino était le prince chez qui je me suis rendu avant-hier matin pour porter les lettres de mon ambassadeur.

— Mais, Maria ! — reprit ingénument Fauveau, dont la pénétration était lente, — tu m’avais dit que tu allais arriver à ce qui la regardait ?

— J’y suis arrivé, mon bon Joseph ; car, je te le répète, le domino qui vous avait si obstinément suivis au bal de l’Opéra était le prince dont je te parle, et s’il a obstinément suivi ta femme, c’est que….

— C’est que ?…

— C’est qu’il en est amoureux.

— Comment ! amoureux ! pour l’avoir vue cette nuit-là au bal masqué ?

— Pour l’avoir vue ici, à son magasin, devant lequel le prince passe et s’arrête depuis longtemps presque tous les jours.

— Ah ! il passe et il s’arrête devant la boutique presque tous les jours ! — dit Joseph d’une voix altérée. — Comment sais-tu cela ?

— Parce qu’il me l’a dit.

— Ce prince ?

— Oui.

— Et pourquoi t’a-t-il dit cela, à toi ?

— Parce que lorsque je suis allé chez lui, il m’a reconnu pour m’avoir vu rester auprès de ta femme pendant qu’elle attendait son manteau.

— Ah ! il t’a dit comme cela tout de suite, et à propos de rien, qu’il était amoureux de Maria ?

— Il me l’a dit, au contraire, à propos de quelque chose.

— Quelle chose ?

Après un moment de silence, Anatole reprit :

— Ta femme ne t’a pas parlé de certaines propositions ?

— Quelles propositions ?

— Celles qu’on lui a faites le jour où tu étais de garde, et où j’ai dîné avec toi.

— Avant-hier ?

— Oui.

— Des propositions ! — répéta Fauveau d’abord stupéfait ; puis devenant blême de colère et de douleur, il s’écria : — Anatole, prends garde à ce que tu vas dire !

Mais il retomba dans son fauteuil avec accablement et cacha sa figure entre ses mains en murmurant :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! je n’ai pas une goutte de sang dans les veines. Qu’est-ce que tout cela signifie ?

— Cela signifie, Joseph, — reprit Anatole d’une voix pénétrée, — cela signifie que ta femme est la meilleure, la plus vertueuse des femmes. Cela signifie que tu dois redoubler de tendresse et de respect pour elle, car duit des cœurs moins élevés que le sien. Ah ! Joseph, c’est une noble et digne créature que ta Maria ; elle t’aime vaillamment, et tu dois être fier d’une telle femme !

À ces paroles prononcées par Ducormier avec un accent de chaleureuse conviction, Fauveau releva soudain la tête, regarda son ami et reprit :

— C’est à en devenir fou ! je ne te comprends plus ; mais ce n’est donc pas une mauvaise nouvelle que tu as à m’apprendre ? Mon Dieu ! mon Dieu ! explique-toi ! Tu es donc sans pitié !

— De grâce ! un peu de calme, mon bon Joseph ; écoute-moi sans m’interrompre, et tu comprendras tout : en deux mots, le prince est depuis longtemps amoureux de ta femme ; il a su qu’avant-hier tu étais de garde ; il a envoyé ici un homme de confiance chargé de faire à ta femme les offres les plus magnifiques.

— Tonnerre de Dieu. — s’écria Joseph furieux, hors de lui, en se précipitant vers la porte, — nous allons voir ça !

— Où vas-tu ? — dit Anatole en retenant son ami avec force ; — que veux-tu faire ?

— Lui casser les reins !

— À qui ?

— À ce prince !

— Tu ne le connais pas !

— Son nom ! s’écria Fauveau effrayant de rage ; — son adresse !

— Dans l’état où te voilà, crois-tu que je te la dirais ?

— Son nom ! s’écria Fauveau exaspéré en étreignant dans sa large et puissante main le bras d’Anatole, et il ajouta d’un air menaçant : — Son adresse ! ou sinon…

Ducormier regarda froidement Joseph et lui dit :

— Moi, ton ami, tu me menaces ?

— Le nom de cet homme ! le nom de cet homme !

— Plus tard.

— Plus tard ! Mais tu crois donc que j’ai du sang de macreuse dans les veines ?

— Cette indignation, je la comprends, je la partage. Oui, je la partage tellement que je veux te venger, Joseph.

— Je n’ai besoin de personne, reprit Fauveau d’un air sombre et farouche ; — Ces affaires-là, on les fait soi-même !

— Non, parce qu’on les fait mal ou pas du tout.

— Oser faire des propositions à Maria, à ma femme ! — reprit Joseph ; et, s’interrompant, il frappa si violemment de ses deux poings sur le comptoir, qu’il l’ébranla. — Tonnerre de Dieu ! Ah ! tout prince qu’il est, il aura de mes nouvelles !

— Joseph, veux-tu, oui ou non, continuer de m’écouter ?

— Allons, parle ! — Puis Fauveau ajouta comme par réflexion et avec une navrante amertume : — Et Maria ne m’a rien dit, et ce jour-là je l’ai justement trouvée encore plus tendre, plus gaie, plus gentille que de coutume. Ah ! c’est la première fois qu’elle a manqué de confiance envers moi et qu’elle a été dissimulée.

— Tais-toi, Joseph, — lui dit Anatole d’un ton sévère ; — tu es injuste, tu n’entends rien au cœur des femmes ; la tienne a sagement agi en ne t’instruisant pas de propositions rejetées par elle avec le dernier mépris. Est-ce qu’une honnête femme vient jamais inquiéter ou irriter son mari par le récit de pareilles ignominies ? Ta Maria s’est, dis-tu, montrée envers toi ce jour-là plus tendre que de coutume ; rien de plus naturel ; elle était, non pas fière, mais heureuse d’avoir accompli son devoir.

— Tu as peut-être raison, — reprit Fauveau avec accablement, — elle aura voulu m’épargner la rage et la douleur de songer qu’on a seulement osé supposer ma femme capable d’écouter ces infamies ! elle… elle ! la délicatesse même. Ah ! je n’aurais jamais cru que cette ignoble pensée pût venir à quelqu’un !

— Et moi aussi je te l’aurais épargné, ce chagrin, mon bon Joseph, si je n’avais su que le prince n’en resterait pas là de ses poursuites, et de telles poursuites sont toujours dangereuses.

— Comment ! — s’écria Fauveau, et la colère et l’indignation vinrent encore enflammer ses traits, — mais il veut donc que je l’assomme !

— Veux-tu m’écouter, oui ou non ? veux-tu rester calme ?

— Continue.

— Je me suis donc hier matin rendu chez le prince pour remplir ma mission ; ceci fait, il a très adroitement amené la conversation sur le bal de l’Opéra de la veille, où il s’est rappelé, m’a-t-il dit, m’avoir vu causant avec une fort jolie femme ; il m’a demandé qui elle était. — La femme d’un de mes amis d’enfance, lui ai-je répondu. — Enfin, Joseph, il serait inutile et trop long de te dire comment le prince en est venu à me proposer… sais-tu quoi ?

— Achève.

— Il m’a proposé de parler de lui à ta femme, afin de… tu comprends ?

Fauveau regarda Ducormier avec une expression de défiance et de dégoût involontaire, garda un moment le silence et reprit :

— Quelle réputation as-tu donc pour que l’on ose, à la première vue, te proposer de pareilles infamies ? Pour qui passes-tu donc aux yeux de ces gens-là ?

— Pour qui je passe, mon bon Joseph ? — reprit Anatole avec un éclat de rire sardonique ; — eh, pardieu ! je passe pour ce que je suis ; un pauvre diable de secrétaire, sans sou ni maille, fils d’un boutiquier ; or, aux yeux de ce monde-là, un pauvre diable comme moi doit se trouver fort heureux d’être l’entremetteur d’un grand seigneur, moyennant quoi le grand seigneur assure sa protection à l’entremetteur ; cela va tout seul et de soi-même. Oui, le prince m’a donné sa foi de gentilhomme que, si je lui facilitais la séduction de ta femme, ma fortune était assurée, mon ambition satisfaite, grâce à son tout-puissant crédit, car l’on a vu des hommes encore plus bas placés que moi devoir une élévation rapide à ces infâmes services.

— Anatole, je te ferais injure en m’étonnant de ce que tu as refusé cette ignominie.

— Tu te trompes, mon bon Joseph ; je n’ai pas refusé.

— Que dis-tu ?

— Écoute encore… Te dire ce qu’il m’a fallu, vois-tu, d’empire sur moi-même pour ne pas cracher à la figure de cet homme…

— Tonnerre de Dieu ! je l’aurais pilé sous mes pieds !

— Non, c’est un vieillard.

— Qu’est-ce que ça me fait, à moi ! Oh ! il y passera !

— Sois tranquille, tu seras vengé, Joseph… et terriblement, si tu m’aides !

— Je te l’ai dit, je me vengerai moi-même.

— Impossible !

— Impossible de lui casser les reins ?

— Tu n’as aucune preuve contre le prince, il niera tout ; il est très haut placé, très puissant. C’est un vieillard, te dis-je ; le maltraiter, c’est t’exposer à un procès et à la prison.

— Parce qu’il a voulu séduire ma femme ?

— Oui, c’est révoltant ; mais c’est ainsi. Réfléchis un peu, et tu verras que j’ai raison.

— Mais que faire alors ?

— M’écouter, nous entendre, et nous serons, je te le répète, cruellement vengés, toi, des indignes projets de cet homme sur ta Maria ; moi, de l’insultant mépris qu’il m’a témoigné en me croyant capable d’accepter son offre infâme.

À ce moment, la porte de la boutique s’ouvrit, madame Fauveau entra, et resta tout interdite, presque tremblante, à la vue d’Anatole.