La Bonne aventure (Sue)/4/IV

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 99-140).
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IV

M. de Morsenne, répondant au signal que l’on venait de lui faire par une croisée, monta précipitamment les trois étages de cette maison à double issue ; le prince, un peu essoufflé par cette rapide ascension, s’arrêta pendant quelques instants sur le palier, afin de calmer sa respiration haletante.

Puis il sonna.

La porte fut ouverte et refermée sur lui par Anatole Ducormier.

La scène suivante se passe dans une antichambre éclairée par une seule bougie.

Trois portes s’ouvrent sur cette première pièce, celle d’un petit salon, celle de la chambre à coucher, celle de la salle à manger.

À peine entré, M. de Morsenne s’écria d’une voix palpitante et les traits empreints d’un ravissement ineffable :

— Elle est là !… je viens de la voir entrer.

— Silence, prince ! — lui répondit Ducormier à voix basse ; — oui, elle est là, mais laissez-lui le temps de se remettre : elle est encore toute tremblante de sa démarche. De grâce, ne brusquez rien, ce serait tout compromettre.

— C’est vrai, — répondit M. de Morsenne à voix basse aussi, avec une ardeur difficilement contenue ; — mais après trois mois de tourments et d’attente dévorante… — Puis, s’interrompant, il murmura : — Ah ! ce que j’éprouve à cette heure me fait oublier tout ce que j’ai souffert.

En effet, les traits de M. de Morsenne s’étaient profondément altérés depuis qu’il subissait l’empire de cette passion brûlante, désordonnée, presque maladive, comme les passions des hommes de son âge ; l’insomnie, l’anxiété, la fièvre incessante, avaient porté le ravage dans cette organisation sénile, déjà usée par de nombreux excès.

Cédant à la juste observation de Ducormier, M. de Morsenne sut dominer son impatience pendant quelques moments encore ; il tira de sa poche une lettre décachetée, la remit à Anatole, et lui dit à demi voix d’un ton affectueux et pénétré :

— Lisez, mon cher, et vous verrez si je tiens ma promesse ; mais dès que vous aurez lu cette lettre, il faut que je tombe aux pieds de Maria. Il le faut ! Ma réserve et mes forces sont à bout ; il me semble que mon cœur va se briser dans ma poitrine.

— Prince, encore quelques moments de purgatoire, — répondit tout bas Anatole en souriant ; — bientôt vous serez au paradis.

Et Ducormier prit la lettre que M. de Morsenne lui tendait. Sur l’enveloppe on voyait ces mots imprimés en lettres rouges : « Cabinet du ministre de l’intérieur. Confidentielle. »

Anatole lut ce qui suit, le tout écrit de la main du ministre :


« Mon cher collègue,

(Le ministre était aussi pair de France.)

« Vous ne pouvez douter de mon désir de vous être, personnellement agréable ; je mets avec empressement à votre disposition deux sous-préfecture de première classe, entre lesquelles vous pourrez choisir selon les convenances de votre protégé M. Ducormier. Ce que vous m’avez dit de lui, les services de différentes natures qu’il a déjà rendus au gouvernement du roi, dans des circonstances fort délicates, me sont un sûr garant de sa conduite à venir.

« Dans ce temps où tant de mauvaises passions s’agitent, où l’hydre de l’anarchie pense incessamment à relever sa tête hideuse, il est urgent de placer dans l’administration politique, active et agissante, des hommes d’une grande fermeté, d’un dévoûment reconnu, qui, au besoin, seraient impitoyables contre les fauteurs de ces doctrines subversives que nous avons tant de peine à contenir, lesquelles, selon votre pensée, à laquelle j’adhère de tout point, ne pourraient être radicalement détruites que par des remèdes héroïques. Mais un peu de patience ; vienne notre nouvelle majorité, nous serons en mesure d’agir, et vigoureusement, je vous l’assure.

« Croyez, mon cher collègue, que je m’estimerai toujours très heureux de me mettre à votre disposition, ainsi qu’à celle de vos amis même non ralliés : dites-leur bien que, si nous ne faisons pas pour leurs idées tout ce que nous désirons, c’est que nous sommes empêchés par quelques vieux restes de préjugés révolutionnaires dont est encrassée cette niaise bourgeoisie, avec laquelle il nous faut encore malheureusement compter ; nous ne pouvons la heurter de front en ce moment, mais nous en aurons peu à peu raison d’une façon ou d’une autre. Patience, patience : le clergé reprendra son influence, l’aristocratie la sienne, et, de bons bataillons aidant, nous musèlerons bourgeois et faubouriens, afin de replacer enfin sur ses seules bases solides et durables la société ébranlée jusque dans ses fondements par ces secousses révolutionnaires qui se succèdent depuis cinquante ans.

« Adieu, mon cher collègue, je vous réitère l’assurance de mon respectueux et entier dévouement.

« Comte d’Auberval. »

— Eh bien ! mon cher, êtes-vous content ? suis-je un ingrat ?… — reprit le prince en tendant la main vers Ducormier pour reprendre cette lettre confidentielle.

Mais Anatole mit gravement la lettre dans la poche de son gilet, et répondit à M. de Morsenne, qui le regardait d’un air ébahi :

— Vous me permettez, prince, de conserver cette lettre… j’ai la passion des autographes.

— Ah çà ! mon cher, vous moquez-vous du monde ? — dit M. de Morsenne avec anxiété ; — une lettre confidentielle !

— Justement, prince, ce sont les plus curieuses ; je les recherche, et vous n’avez pas d’idée, — ajouta Ducormier avec intention, — combien ma petite collection est déjà intéressante, car je glane un peu partout.

M. de Morsenne reprit après un moment de réflexion, et en souriant d’un air forcé :

— Je comprends, mon cher, en homme positif, vous tenez à avoir des garanties. Votre nomination en poche, vous me rendrez cette lettre ?

— Précisément, prince.

— Soit, — dit M. de Morsenne.

Puis il ajouta avec une explosion de passion ardente :

— Où est-elle ? où est-elle ?

— Là, — répondit Anatole en désignant à M. de Morsenne une des trois portes ; — elle est là, dans cette chambre.

— Enfin ! — murmura M. de Morsenne, dont les traits se couvrirent d’une éclatante rougeur.

— Et il fit un pas vers la porte en tendant vers la serrure ses mains, tremblantes d’une fiévreuse émotion.

— Un moment, prince, — dit Anatole en se mettant sur le passage de M. de Morsenne, — il faut avant…

— Soyez donc tranquille, — reprit non moins bas le prince, interprétant à sa manière les paroles de Ducormier — j’ai là, dans ma poche, l’écrin et l’inscription de rentes.

Et il fit un nouveau mouvement pour se diriger vers la chambre à coucher.

Ducormier s’interposa de nouveau en disant :

— Un moment, prince.

— Ah çà, mon cher, qu’est-ce que cela signifie ?

— Silence !… — fit Anatole d’un air mystérieux.

Et il ajouta : — Prince, restez un moment caché derrière le battant de cette porte que je vais ouvrir, et écoutez bien.

M. de Morsenne obéit machinalement à Anatole.

Celui-ci entrouvrit la porte et dit :

— Maria… mon ange !

— Pourquoi, au moment où j’arrive, m’enfermer et me laisser seule ainsi, Anatole ? — répondit la jeune femme d’une voix altérée.

— Un évènement imprévu, peu inquiétant, ma petite Maria, m’oblige de remettre à demain notre rendez-vous. Sors vite par la rue de la Lune, à demain ; ne crains rien, mon amour.

Et Ducormier, fermant à clef la porte qu’il venait d’ouvrir, se retourna vers M. de Morsenne.

Le prince, blême, pétrifié, les yeux hagards, les lèvres tremblantes, croyait rêver ; il ne pouvait trouver une parole ; il venait de dîner plantureusement ; le sang, affluant à son cerveau, paralysait momentanément ses esprits et enchaînait sa langue : il restait hébété.

Ducormier, profitant de cet anéantissement passager, souffla la seule bougie qui éclairait l’antichambre, et dit à M. de Morsenne, toujours immobile et n’osant d’ailleurs faire un pas dans les ténèbres :

— Prince, écoutez encore, et pas un mot : votre fille ne sait pas que vous êtes là !

Et Ducormier, ouvrant la porte de la salle à manger, traversa rapidement cette pièce, et revint bientôt accompagné d’une personne qu’il guidait à travers l’obscurité, en lui disant :

— Encore une fois, n’aie pas peur, ma Diane bien-année, c’est une mesure de prudence.

— Mon Dieu ! Anatole, je suis encore plus désolée qu’inquiète ; — répondit la duchesse de Beaupertuis, — moi qui comptais passer cette soirée avec toi, chéri…

— Impossible ; il y aurait danger, — reprit Ducormier en ouvrant la porte extérieure. — Demain je t’expliquerai tout, mon adorée. Passe par la porte du boulevard.

— Un baiser du moins, mon ange, — murmura madame de Beaupertuis.

Et bientôt la porte du palier se referma sur elle.

Ducormier entendit alors le bruit sourd et pesant que fit M. de Morsenne en s’affaissant sur lui-même.

Cette double commotion, trop violente pour le vieillard, le frappait d’une espèce d’étourdissement apoplectique.

Ducormier fit jaillir l’étincelle d’une allumette chimique, et ralluma la bougie.

M. de Morsenne avait glissé dans l’angle d’un mur où il s’était d’abord appuyé, et au pied duquel il restait adossé, la tête penchée sur sa poitrine. Anatole le souleva, l’assit sur une chaise auprès d’une fenêtre qu’il ouvrit, desserra la haute cravate qui enserrait le cou du prince et faisait renfler ses joues, puis il attendit.

Au bout de quelques instants, l’air vif et frais du soir rappela M. de Morsenne à lui-même ; il passa d’abord ses deux mains sur son front baigné d’une sueur froide, comme pour rassembler ses souvenirs ; puis, la réalité se présentant à son esprit avec toutes ses horreurs, il trouva dans sa rage une force fébrile, bondit de sa chaise, et, les dents serrées de fureur, s’élança sur Anatole en s’écriant :

— Infâme !

Ducormier maîtrisa facilement le vieillard, l’éloigna de lui, et reprit d’un ton insolent et sardonique :

— Allons, mon cher, du sang-froid, et causons.

— Misérable gueux ! — murmura le prince. — Ma fille !… oser devant moi… Quelle audace !

— Ah ! ah ! mon cher, — reprit alors Ducormier, effrayant de haine dans son triomphe infernal : — ah ! mon cher, vous m’avez jeté l’outrage à la face ! Ah ! vous m’avez offert d’être votre entremetteur ! Ah ! vous et vos pareils, vous n’avez eu que dédains et insultes pour Ducormier, le fils du petit boutiquier ! Ah ! grands seigneurs que vous êtes, vous l’avez dépravé, ce jeune homme ! que dis-je, cet enfant, lorsque, candide et humble, il est venu vous demander à gagner honnêtement son pain par son travail ! Ah ! sans pitié pour l’innocence de cet adolescent, pauvre orphelin confiant et sans guide, vous l’avez froidement perverti, en en faisant l’instrument de vos ténébreuses et sales menées ! Ah ! mes austères défenseurs de la religion et de la fortune, vous avez à dessein plongé ce jeune homme dans votre atmosphère de corruption ! Ah ! vous l’avez dressé pour votre usage, à la bassesse, à l’astuce, au mensonge, à la trahison, à toutes les hypocrites et lâches fourberies ! Ah ! vous avez ainsi gangrené, perdu cette âme que Dieu avait faite loyale et pure ! Eh bien, mes maîtres, jouissez de votre ouvrage ; vous avez élevé, façonné le monstre ! gare au monstre ! gare au martyr devenu bourreau !

— Oh ! ce misérable, il m’épouvante ! — murmura le prince éperdu ! — Je veux sortir d’ici, je deviendrais fou ! ouvrez-moi ! ouvrez-moi !

La porte est fermée, mon cher, — répondit Ducormier avec un éclat de rire sardonique, — vous m’entendrez jusqu’au bout…

— Oui… oui, — balbutia le prince livide de frayeur et de rage, — triomphe un instant… mais je suis tout-puissant… tu t’en apercevras, malheureux !

— Certes, je compte fort, mon très cher, m’apercevoir de la toute-puissance de votre crédit. Ah çà ! croyez-vous bonnement que je sois resté si longtemps à l’école de vos amis les roués politiques pour m’en tenir à une stérile vengeance, pour me contenter de vous dire : « Mon prince, j’ai accepté l’offre d’être votre entremetteur auprès de Maria Fauveau pour avoir entrée dans votre maison et séduire votre fille, tout en courtisant à mon profit cette ravissante petite bourgeoise dont vous êtes si furieusement affolé… »

— Ah !… je n’y résisterai pas ! — dit le prince anéanti, — ce gueux me tuera…

— Qu’en dites-vous, mon cher ? Hein ! pour un petit bourgeois, n’est-ce pas assez talon rouge, assez Richelieu, assez Régence, le double jeu que j’ai joué à l’endroit de votre luxure enragée et de votre fierté de race ! Hein ? vous souffler Maria et me faire aimer de votre fille ! Mais ce n’est pas tout : vos amis les diplomates et les hommes d’État mes honorés maîtres m’ont appris à ne priser que peu ces creuses jouissances d’orgueil et de haine ; il me faut du solide… à moi.

— Que dit-il ? — s’écria le prince en mettant vivement ses mains sur ses poches, qui contenaient en diamants et en titres une valeur de plus de cinquante mille écus. — Je suis tombé dans un guet-apens… ce gueux-là va me dévaliser !

Ducormier partit d’un grand éclat de rire et reprit :

— Rassurez-vous, mon cher ; je suis d’une meilleure école ; je laisse ces vilenies vulgaires à ces pauvres diables abrutis par la misère, ou à des niais qui n’ont pas été initiés comme moi à la grasse pratique des voleries d’État. (On dit bien secret d’État ? homme d’État ?) Voyons, mon cher, est-ce qu’un député qui vend son honneur et son vote pour une place d’une vingtaine de mille francs par an, ira, en homme peu sérieux, friponner quelques milliers de livres, et risquer la cour d’assises ? Est-ce qu’un ministre qui vend le secret de l’adjudication d’un emprunt ou d’un chemin de fer à de gros financiers, moyennant une large part dans leurs bénéfices, ira, en homme peu gouvernemental, grappiller quelques misérables sommes ? Est-ce que tant de diplomates, de courtisans, qui mangent à l’auge des fonds secrets, iront se montrer assez inintelligents des douceurs du monarchisme constitutionnel pour tricher au jeu ou visiter la poche de leurs voisins ? Allons donc, mon cher ! j’ai mieux profité des leçons de mes maîtres.

— Ton impudence, malheureux, te coûtera cher ! — s’écria le prince. — Je serai vengé !

— Ah ! mon prince, — reprit Ducormier avec une affectation de déférence sardonique, — ayez donc meilleure opinion de celui que vous avez choisi avec tant de discernement pour votre secrétaire intime ! Perfectionné à votre service, il justifiera vos bontés en vous prouvant par son petit savoir-faire qu’il mérite cette puissante protection dont vous me parliez tout à l’heure, et dont j’userai et abuserai, s’il vous plaît, pour me créer une excellente position.

Le prince fit un soubresaut ; il ne pouvait croire à un tel excès d’effronterie.

Ducormier poursuivit avec un redoublement de respect ironique :

— Permettez-moi, mon prince, de vous faire une humble observation : il y a trois mois, je n’ai pas eu l’honneur de vous éclater de rire au nez, lorsque vous m’avez proposé une sous-préfecture, en récompense de l’honnête métier auquel vous me destiniez ; c’est que je voulais me mettre en mesure de pouvoir plus tard exiger de vous ce qui me conviendrait, mon respectable seigneur !

— C’est à ne pas y croire ! — reprit le prince abasourdi, — non, c’est à n’y pas croire !

— Voyons franchement, mon prince : est-ce qu’un homme de ma trempe peut s’enterrer dans une sous-préfecture, voire même dans une préfecture, après avoir été commensal du brillant hôtel de Morsenne ? Allons donc ! je périrais d’ennui parmi ces sots de provinciaux ; et puis, j’ai une sainte horreur des bourgeois de petites villes, moi. Que voulez-vous, mon prince, ce n’est pas ma faute : madame la duchesse votre fille m’a gâté…

— C’est horrible ! s’écria M. de Morsenne en joignant les mains avec effroi ; — quel monstre !

— Aussi, mon prince, ai-je eu l’honneur de vous dire… gare au monstre ! — reprit Ducormier en minaudant et baissant les yeux avec un sourire ingénu et discret ; — mais rassurez-vous, le monstre n’est pas un ogre. Que demande-t-il, après tout ? À entrer dans une bienheureuse carrière qui consiste à mener grande et bonne vie, au milieu de la fine fleur des aristocraties de tous pays ; à faire une cour cosmopolite aux plus jolies femmes de l’Europe, et à avoir des habits brodés, chamarrés de croix et de cordons ; c’est, je crois, signifier à mon vénérable protecteur qu’il me fera la grâce de garder sa sous-préfecture pour quelques fils de député, ou quelque neveu de pair de France, et qu’il obtiendra pour moi la place maintenant vacante de premier secrétaire d’ambassade… à Naples.

— A-t-on idée de l’impudence de ce misérable drôle ! — s’écria M, de Morsenne avec un éclat de rire sardonique. — C’est inouï !

— Je prendrai la liberté de faire observer à mon honorable protecteur que la chose est difficile ; très difficile, mais non point impossible. J’ai été pendant quatre ans secrétaire particulier de M. l’ambassadeur de France en Angleterre : M. le ministre de l’intérieur, a la plus flatteuse opinion de mon petit mérite, ainsi que le prouve sa lettre (je la conserve précieusement) ; il pourra donc se joindre à mon excellent protecteur pour obtenir du nouveau ministre des affaires étrangères la faveur que je sollicite… Mais ce n’est pas tout.

Le prince fit un mouvement de stupeur.

Ducormier reprit avec candeur :

— Quoique pauvre et de race boutiquière, j’ai l’inconvénient d’être très vaniteux, j’aime extrêmement à faire figure, à dépenser. Or, pour l’honneur de la France que je dois être appelé à représenter, je compte assez sur l’inépuisable bonté de mon cher protecteur pour être certain qu’en outre de mes appointements, il me fera gratifier d’une pension de quinze mille francs sur les fonds secrets.

— Heureusement, — dit le prince, — il est en démence.

— En démence !… moi, mon Dieu ! — reprit Ducormier avec un accent de reproche mélancolique et doux. — En démence, parce que, pour obtenir une position à ma convenance, je m’adresse naïvement à mon protecteur naturel ?

— Moi, misérable ! ton protecteur naturel !

— Dame ! — poursuivit Ducormier d’un ton à la fois touchant et ingénu, ne suis-je pas un peu votre enfant, un peu votre gendre ? Car, enfin, votre fille…

— Scélérat ! — s’écria le prince en se levant exaspéré.

Puis il retomba sur son siège en disant :

— Il me tue à petits coups !

— Allons, — reprit Ducormier avec un soupir, — puisque j’ai fait un appel inutile à votre cœur de père, il me faudra donc, mon pauvre prince, employer la contrainte morale. Hélas ! oui. Ce mot vous étonne ? Je serai clair. Je vous ai confié ma passion pour les lettres autographes : je ne parle que pour mémoire de la lettre de M. le ministre de l’intérieur ; je la garde, et au besoin elle me servirait de pièce justificative ; mais c’est une des moindres perles de mon écrin ; car enfin, comprenez donc bien, mon pauvre prince, maintenant que je me suis ouvert à vous avec tant d’abandon, comprenez donc bien, dis-je, que je ne pouvais pas rester impunément pendant trois mois votre secrétaire intime. J’ai eu… ou j’ai su avoir tous vos papiers à ma disposition, même les plus secrets, même certain portefeuille vert

M. de Morsennc parut attéré ; il resta quelques moments sans mot dire, puis il s’écria avec horreur :

— Mais c’est une vipère que j’ai introduite chez moi ! Infamie ! Il aura forcé mes tiroirs !… Un tel abus de confiance…

— Abus de confiance ! Le mot est joli, — reprit Ducormier en souriant ; — Il me rappelle que votre honorable ami, M. l’ambassadeur de France à Londres, m’a dressé aux abus de confiance pratiqués de concert avec lui, vous savez ? lors de cette intrigue dont j’ai été le principal agent et qui a renversé ce ministère qui vous déplaisait si fort… Je vous avouerai même, à ce sujet, qu’en écrémant vos papiers, j’ai trouvé cette lettre de mon ancien patron, dans laquelle il vous disait que mons Ducormier, quoi qu’il fût bon et prêt à tout ; ayant l’inconvénient d’être fils d’un petit boutiquier, ne pourrait jamais être qu’une espèce de Figaro de bonne compagnie… Je tiens à démentir, grâce à vous mon pauvre prince, cette prédiction-là. Je serai comme tant d’autres un Figaro officiel considéré, considérable et surtout bien renté… Ce soir donc, en rentrant, vous ferez l’inventaire de vos papiers… vous verrez ceux qui vous manquent (entre autres je signalerai à vos regrets deux tendres lettres de madame la baronne de Robersac, dans lesquelles-cette vertueuse personne, si chère à votre cœur, vous parle, comme d’une chose tolérée par vous, de la liaison publique de votre femme avec le chevalier de Saint-Merry). Enfin, mon pauvre prince, d’après l’importance des pièces que je possède, vous jugerez de la modestie de mes prétentions.

— Mais, malheureux, tu oublies qu’il y a un code criminel, des tribunaux, des galères !

— Voyons, ne parlez donc pas comme cela étourdiment des galères, mon pauvre prince, vous législateur éminent : une soustraction de pièces sans autre valeur que leur importance morale ou politique, c’est simplement une affaire de police correctionnelle ; je sais mon code, que diable ! Mais je vais plus loin. S’agirait-il, en effet, des galères, mon pauvre prince ? Est-ce que vous enverrez aux galères votre gendre… à la mode de Cythère, lui qui possède cent lettres de votre fille ? Allons, mon prince, on ne me fait point de ces peurs-là, à moi. Donc, vous vous emploierez promptement, chaudement, à obtenir ce que je veux ! sinon, je taille ma plume, qui n’est pas mal acérée, vous le savez, et m’appuyant sur une foule de pièces justificatives, je raconte au public, en un pamphlet sanglant, comment M. le prince de Morsenne, un des hommes les plus considérables de ce temps-ci, un des défenseurs de la religion et de la famille, non content d’avoir une maîtresse en titre et de tolérer l’amant de sa femme, est devenu amoureux fou d’une honnête bourgeoise, comment ce vertueux homme d’État a proposé à son secrétaire d’être son entremetteur, moyennant quoi ledit entremetteur serait nommé sous-préfet, et plus tard préfet ; comment enfin le secrétaire a trouvé piquant de séduire la petite bourgeoise pour son plaisir et la duchesse de Beaupertuis pour sa vengeance. Eh bien ! qu’en dites-vous, mon prince ? me ferez-vous un procès en diffamation ? soit ; mais les pièces authentiques auront été publiées, autographiées, leur retentissement aura été énorme ; or, je vous défie de n’être pas englouti, vous, votre famille et vos amis, dans la tempête épouvantable de scandale que je soulèverai.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! — s’écria le prince avec égarement, — et ce n’est pas un rêve ! Moi, moi et les miens nous serions à la merci d’un pareil monstre !

Après un moment de réflexion., M. de Morsenne reprit en affectant l’assurance :

— Allons donc ! j’étais bien bon de le craindre, ce drôle là ! Un mot au préfet de en sortant d’ici. Ce Ducormier doit appartenir à quelque société secrète. Un bon mandat d’amener, quinze jours ou trois semaines de secret, six mois de prison préventive, et l’on verra plus tard. Ah ! ah ! vous me croyiez désarmé, scélérat ! ah ! vous parliez de mon crédit ! Vous en aurez la preuve, de mon crédit…

Ducormier haussa les épaules et reprit :

— Je sais à merveille qu’entre hauts fonctionnaires, mon digne législateur, vous ne vous refusez pas, au besoin, le service d’un mandat d’amener suivi du secret et de la prévention. Sous prétexte de conspiration ou de mesure politique, ces lettres de nos jours ont cours dans notre beau pays de liberté. Mais, ô patriarches de mœurs antiques ! mes papiers… pardonnez ce mot trop possessif, vos papiers, veux-je dire, sont en lieu sûr, entre bonnes mains. Le secret où vous me ferez tenir aura un terme, et cette arrestation arbitraire sera d’un excellent effet dans mon pamphlet. Et puis enfin, vous oubliez toujours, mon pauvre homme, que c’est votre gendre à la mode de Cythère qu’il s’agit de coffrer, et il parlera, si clos que soit le coffre : ainsi donc, pas de ces récriminations puériles ; subissez de bonne grâce mes conditions, mon intérêt vous répond de mon silence.

— C’est à devenir fou !

— En effet, mon pauvre prince, vous ne me paraissez plus raisonner avec votre lucidité ordinaire ; aussi n’est-ce point à cette heure que je vous demande une réponse sérieuse. Demain, sur les deux heures, j’irai causer avec vous ; vous serez calme, vous aurez constaté les papiers qui vous manquent, et, envisageant alors votre position de sang-froid, vous aurez retrouvé cette sûreté de coup d’œil, cette rapidité de décision qui vous caractérisent. Vous reconnaîtrez surtout que je ne suis point, après tout, un garçon trop malhabile, et qu’il y a, je crois, en moi l’étoffe d’un diplomate… Hein ?

À ce moment, un assez violent coup de sonnette se fit entendre dans l’antichambre.

Le prince se leva en pâlissant et s’écria presque épouvanté :

— On sonne ici !

— Je sais ce que c’est, — répondit froidement Ducormier.