La Bonne aventure (Sue)/5/VIII
VIII
Pardon, mesdames, mais il m’est impossible de contenir plus longtemps mon indignation. Quelle infernale créature que cette femme Fauveau ! quelle audace !
Oser jeter la honte, l’injure à la face de ces deux pauvres dames, en présence de tout un auditoire !
Insulter la mère de sa victime !
Avoir l’effronterie de soutenir que M. de Morsenne, un grand seigneur, un homme si considérable, s’est abaissé à faire des propositions honteuses à une pareille créature !
Et pour comble d’audace, oser dire en pleine audience que M. de Morsenne n’est pas le père de sa fille ! désigner ce prétendu père, et ajouter enfin que M. de Morsenne tolérait l’adultère de sa femme !
Mais c’est monstrueux ! mais de pareilles énormités ne peuvent cependant pas rester impunies !
Je ne comprends pas ce président-là, moi ! Il devait faire bâillonner cette infâme, séance tenante.
C’était un moyen ; seulement les avocats auraient pu faire observer qu’en général un bâillon gêne un peu la parole de l’accusé.
Ce n’est pas là de la défense, mon cher amiral, mais une calomnie épouvantable ! Si les grandes familles sont ainsi impunément traînées dans la boue, c’est le renversement de toute morale, de toute société !
Oui, ce sont là d’infâmes calomniés ; car maintes fois, mon cher comte, en me parlant de M. le prince de Morsenne, vous vous plaisiez, dans l’effusion de votre reconnaissance envers lui, à rendre le plus touchant hommage aux vertus pour ainsi dire patriarchales de cette famille.
Il est vrai, monseigneur, et malgré quelques-unes de ces médisances si fréquentes dans le monde, qui peut-être même ont été le prétexte des insinuations de l’accusée. M. le prince de Morsenne, qui a des ennemis, comme tous les personnages éminents, était (ainsi que j’ai eu souvent l’honneur de le dire à Votre Altesse Royale), était aussi irréprochable dans sa vie privée qu’universellement considéré dans sa vie publique.
Il est fâcheux qu’un témoignage aussi important que le vôtre, monsieur le comte, n’ait pu contre-balancer le fâcheux effet des indignes calomnies de cette horrible femme ; le public est si avide de ce qu’il appelle les scandales du grand monde, que l’on croit comme à plaisir les fables les plus absurdes.
Évidemment, la déposition de M. le comte aurait eu une grande autorité.
Ces dames ont parfaitement raison, mon cher comte. Aussi moi, à votre place, j’écrirais aujourd’hui même à M. le président de la cour d’assises qu’ayant longtemps vécu dans l’intimité de la famille de Morsenne, vous éprouvez le besoin de protester contre les abominables calomnies de cette femme Fauveau, et cela, au nom de la vérité, au nom de votre éternelle reconnaissance pour le juste et bienveillant appui que vous a toujours prêté le prince de Morsenne, cet homme vénérable si indignement diffamé aujourd’hui.
Monseigneur, c’est une excellente idée.
Les calomnies de cette abominable créature, calomnies d’autant plus dangereuses ; qu’elle a vécu à l’hôtel de Morsenne, seraient ainsi complètement détruites par le témoignage de M. le comte, qui, lui aussi, a vécu à l’hôtel de Morsenne.
En m’empressantde suivre le conseil que veut bien me donner Votre Altesse Royale, je ne ferai qu’obéir à mon cœur, à ma conscience et à un devoir d’honneur.
Je le savais d’avance, mon cher comte. <nowikii/>
Mais il ne faudrait pas perdre de temps, monsieur le comte.
La calomnie se répand si vite !
Et trouve des oreilles si complaisantes.
Monseigneur est-il aussi d’avis que la protestation de M. Ducormier doive être faite le plus tôt possible ?
Sans doute, madame la comtesse ; il est indispensable qu’une pareille protestation arrive à propos ; aussi, un jour, quelques heures même de gagnées peuvent être d’une grande importance.
Le courrier pour Paris va partir dans vingt minutes ; monsieur Ducormier n’a pas le temps de retourner chez lui : il pourrait écrire ici à l’instant cette protestation si Votre Altesse Royale le permettait.
À merveille, madame la comtesse. (S’adressant au colonel Butler.) Colonel, veuillez, je vous prie., sonner et faire apporter à M. le comte ce qu’il faut pour écrire. (À Ducormier.) Quelle excellente idée a eue madame la comtesse !
(Le colonel sonne, un domestique paraît et revient bientôt apportant un nécessaire à écrire que l’on place sur une table.).
Je regrette presque, monseigneur, de m’être laissé prévenir, même par madame Ducormier, lorsqu’il s’agit d’une pensée si vivement approuvée par votre Altesse Royale. J’ajouterai même, que s’il ne m’était pas interdit de quitter mon poste sans un ordre du gouvernement du roi mon maître, je partirais à l’instant pour Paris, afin de protester verbalement et de toutes les forces de mon âme et de ma conviction, contre des calomnies qui heureusement ne peuvent atteindre l’homme vénérable qui a eu pour moi les bontés d’un père.
Vite, vite, mon ami ; vous avez à peine un quart-d’heure. (Ducormier s’assied et écrit.)
Cette horrible femme ne s’attendait pas à avoir un tel démenti donné à ses effrontés mensonges.
Nécessairement, lorsque M. le président lira à l’audience cette déclaration spontanément envoyée par M. le comte Ducormier, ministre de France près la cour de Bade, l’effet sera immense.
Monseigneur, j’aurais une faveur à demander à Son Altesse Royale.
Elle est accordée d’avance, madame la comtesse.
Lorsque M. Ducormier aura écrit la protestation dont il s’agit, je supplie Votre Altesse Royale de daigner y jeter les yeux. Elle reconnaîtra, j’en suis sûre, que lorsqu’il a su mériter quelque intérêt, M. Ducormier exprime sa gratitude aussi noblement qu’il la ressent, et qu’il est de ceux dont le dévoûment est toujours, à la hauteur des bontés qu’on a eues pour lui.
Je n’en doute pas, madame la comtesse. Cependant, puisque vous m’y invitez, je lirai avec un vrai plaisir la protestation de ce cher comte. On est heureux après des débats si hideux, de pouvoir se rafraîchir l’âme par quelque sentiment généreux. (Ducormier continue d’écrire.)
En effet, monseigneur, ce procès est hideux : c’est l’extravagance dans la férocité.
Et moi, mesdames, j’en reviens à peu près à mon premier dire : cette malheureuse est à moitié folle ; son attitude à l’audience, ses brusques réponses, ses rires sardoniques, son air égaré, — dit le journal, — tout, jusqu’à la folle audace de ses imprudentes attaques contre une famille puissante, tout me prouve que cette malheureuse, qui semble ainsi aller volontairement au-devant de sa perte ; ne jouit pas de la plénitude de sa raison.
Dites que cette horrible créature est aussi stupide que féroce, et je serai de votre avis, mon cher amiral ; mais de la folie à la stupidité, il y a loin.
Je ne la crois pas si stupide qu’elle affecte de le paraître, elle me semble surtout une effrontée menteuse.
Mais, grâce à Dieu, nous allons peut-être voir, par la suite des débats, cette empoisonneuse écrasée par la présence de sa victime ; car si madame de Beaupertuis a eu la force de se faire transporter à l’audience, il faut espérer que ce monstre de scélératesse aura été forcé de rentrer sous terre à la vue de la duchesse.
Quel intérêt, quelle anxiété dans l’auditoire, si en effet madame de Beaupertuis a paru à cette séance ! Nous allons savoir cela tout à l’heure ; aussi je suis d’une impatience…
Impatience que je partage de toutes mes forces, je vous assure, (bas à la duchesse de Spinola, en lui montrant Ducormier toujours occupé à écrire pendant que sa femme, penchée sur son fauteuil, lit à mesure). Voyez donc, Madame, ce pauvre comte ; il semble navré.
C’est si naturel ! Il est dévoué de cœur et d’âme à cette famille, et il la voit insulter, traîner dans la fange par cette empoisonneuse ! Pour un caractère aussi généreux que celui du comte, c’est profondément douloureux.
Je n’ai jamais vu physionomie à la fois plus noble et plus touchante que la sienne en ce moment !
Il serait d’une beauté ridicule, s’il n’avait pas tout le charme tout l’esprit qu’il faut pour faire supporter cette rare beauté, qui rend tant d’hommes d’une insupportable fatuité.
Avez-vous remarqué hier, à la chasse, les efforts de cette impudente comtesse Mimeska pour le compromettre ? car, en vérité, c’est le mot.
C’était révoltant ! Il a fallu le bon goût, le tact parfait de M. le comte Ducormier, pour que l’indécente conduite de cette madame Mimeska ne fit pas scandale.
Entre nous, je la crois folle de lui ; je l’ai toujours vue rougir lorsqu’il entre dans un salon où elle se trouve.
Rougir ! elle ? D’abord, elle se farde trop pour que sa rougeur paraisse et puis, est-ce que ces femmes-là rougissent !
Du reste, personne ne s’abuse sur la patience avec laquelle M. Ducormier se laisse pour ainsi dire faire la cour par la comtesse… On la sait fort mêlée à beaucoup d’intrigues diplomatiques.
Le mot est bien ambitieux… Il faut dire tout uniment que cette femme est une espionne de bonne compagnie. Aussi, avec sa droiture de cœur, le comte doit cruellement souffrir lorsqu’il est obligé d’avoir des relations, d’affaires avec cette femme de police politique.
À la bonne heure ! je vous reconnais là ; cette protestation est chaleureuse, éloquente, c’est plein d’entraînement et de conviction, c’est une excellente occasion de montrer au prince combien vous restez dévoué à ceux qui vous ont protégé. Aussi ai-je saisi la balle au bond : cela augmentera l’intérêt qu’il vous porte… et pourra puissamment servir nos espérances. (Continuant de lire.) Très bien… Cette fin, sur les vertus domestiques de M. de Morsenne, est touchante au possible… C’est un coup de maître ! (Prenant le papier.) Donnez, donnez ! (Elle va vivement vers le prince et lui remet ce que Ducormier vient d’écrire.)
Un instant je me suis senti défaillir ; il me semblait rouler à l’abîme. Dangereux vertige ! stupide faiblesse ! De l’audace, de l’audace, et encore de l’audace ! Cela m’a toujours sauvé, cela me sauvera toujours ! Non, non, mon étoile ne pâlit pas ! Je la vois briller plus radieuse que jamais.
Heureux, oui, bien heureux ceux-là qui peuvent mériter de vous, mon cher comte, un attachement si sincère, si durable, si touchant ! C’est un grand cœur que le vôtre ! c’est mieux encore (Lui serrant la main.), c’est un bon et tendre cœur ! (Plus bas.) et il faudra bien que j’y aie ma place.
Ah ! monseigneur, tant de bonté… Les paroles me manquent…
Je ne suis pas, mesdames, assez égoïste pour vouloir jouir seul de la bonne fortune que je dois à la confiance de M. le comte Ducormier. Et d’ailleurs, je ne commettrai pas d’indiscrétion : cette lettre sera lue publiquement à l’une des prochaines audiences. (S’apprêtant à lire.) Veuillez écouter…
Monseigneur… je vous en supplie…
C’est vrai. Pardon, cher comte, je comprends la susceptibilité de votre modestie : lire tout haut cette lettre devant vous, ce serait vous louer en face. (Lui rendant le papier.) Tenez, cher comte.
L’heure du courrier va sonner, monseigneur ; un domestique attend.
Vite, l’adresse, et cachetez, mon cher comte.
(Ducormier écrit l’adresse, cachète la lettre, et la remet au domestique.)
Je suis désolé, mesdames, de n’avoir pu satisfaire votre légitime curiosité, mais ce n’est pas ma faute.
Monseigneur, nous comprenons trop bien, tout en la regrettant, la délicate réserve de M. le comte, pour ne pas l’approuver.
Voulez-vous, mesdames, que nous poursuivions notre lecture ?
Certainement, monseigneur !