La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 04

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La Bouquetière de Tivoli (Les Incendiaires)
L. de Potter (tome Ip. 111-145).


CHAPITRE QUATRIÈME


Ce fut alors un véritable combat héroïque.

Les citoyens Curtius et Scœvola avaient donné leurs ordres à l’officier.

Ces ordres pouvaient se résumer ainsi :

« Envoyez chercher du renfort à Courson et des pièces de campagne, si besoin est.

« Le château pris, recommandez à vos hommes d’épargner M. Henri, madame Solérol, et de tuer, s’il y a moyen, le capitaine Bernier, c’est un traître ! »

Ces recommandations faîtes, Curtius et Scœvola, qui étaient des citoyens du plus pur civisme et déploraient la mollesse des directeurs de la République française, mais jugeaient inutile d’exposer leurs jours précieux, — Curtius et Scœvola, disons-nous, se retirèrent à distance respectueuse, et hors de la portée des balles.

Les soldats s’étaient élances vers le château et tentaient d’escalader les murs et d’atteindre les fenêtres.

Le feu des assiégés était nourri et ne discontinuait pas.

Les soldats tombaient, et l’officier qui les commandait avait déjà reçu deux balles, l’une à l’épaule, l’autre dans les chairs de la cuisse ; néanmoins, il continuait à commander l’attaque.

Protégés par les volets, les assiégés ne tiraient qu’à coup sûr.

À chaque balle qui sifflait, un homme tombait.

Le gendarme était reparti pour Courson demander du renfort et du canon.

Le combat dura une heure.

Au bout de cette heure, les murs du manoir, la porte de chêne ferrée, les volets des fenêtres, tout était criblé de balles ; mais rien n’avait cédé, et les assiégés étaient toujours maîtres de la place.

Par contre, les soldats étaient réduits à moitié, et les alentours du château étaient jonchés de cadavres.

Le lieutenant se replia alors vers l’éminence où Curtius et Scœvola, véritables généraux d’armée, s’étaient réfugiés.

— Citoyens, leur dit-il, je perdrai mon dernier homme, et je me ferai tuer en pure perte. Qu’ordonnez-vous ?

— Il faut attendre, répondit Scœvola. Repliez-vous à distance, et faites surveiller la rivière… Quand le canon arrivera, nous serons maître de la position en dix minutes.

Le lieutenant obéit. Il battit en retraite et abrita ses hommes derrière un pan de mur et un massif d’arbres.

À leur tour, les assiégeants étaient couverts.

Les soldats ayant cessé le feu, la place assiégée se tut.

Et les assiégés tinrent conseil.

Pendant la bataille, c’était une femme qui avait commandé.

Mademoiselle de Vernières avait donné des ordres, et tous lui avaient obéi.

Cette femme avait une âme virile, et elle était née pour la lutte.

— Messieurs, dit-elle, quand la fusillade eut cessé, il est facile de comprendre le but et le plan de campagne de nos ennemis. Ils se sont retirés ; mais ils ne sont pas éloignes.

— Ils sont là-haut, derrière les arbres, dit Cadenet.

— Qu’attendent-ils ?

— Du renfort, dit Bernier.

Henri répondit :

— Il faut aller jusqu’à Courson et en revenir, nous avons plus d’une heure de répit.

— Tenons conseil, dit Cadenet.

Diane prit la parole :

— Tôt ou tard, dit-elle, il faudra céder.

— C’est probable, dit Cadenet.

— Du moins, murmura Machefer, ils ne nous auront pas vivants.

— Avons-nous bien le droit de mourir ? continua Diane de Vernières. Notre vie n’est-elle pas au roi ?

— Oui, et c’est pour lui que nous combattons !… dit Cadenet.

— Vous êtes dans l’erreur, monsieur, fit madame Solérol ; vous vous défendez contre le chef de brigade, cet homme odieux qui a tout conduit.

— Si nous sommes pris, et nous finirons par l’être, continua Diane, le seul fait de notre résistance nous constituera une complicité imaginaire avec les incendiaires.

— C’est vrai, dit Henri, j’aurais dû me livrer.

— Non, mon ami, reprit Diane. Mais écoutez-moi tous.

L’accent d’autorité de la jeune femme dominait tous ces hommes, Cadenet lui-même.

— Écoutez-moi, poursuivit Diane, ne devions-nous pas, d’ici à quelques jours, soulever le pays et arborer le drapeau blanc ?

— Oui, dit Cadenet, mais nous ne sommes pas encore prêts.

— Nous le sommes !

— Nos frères ne le sont pas.

— Soit, dit la jeune femme ; mais ils le seront dans quarante-huit heures.

— Hélas ! dit Henri, dans quarante-huit heures nous serons tous morts.

— Vous vous trompez, fit Diane.

— Ils vont avoir du canon, reprit Henri, et les murs tomberont… et il faudra bien, alors se battre corps à corps.

— Messieurs, reprit Diane, laissez-moi parler encore, et ne m’interrompez pas ! vous, monsieur Cadenet, répondez à mes questions.

— J’attends, mademoiselle…

— Vous arrivez de Paris, vous savez quel jour le signal sera donné par toute la France ?

— Le jour de Saint-Hubert, mademoiselle.

— C’est dans sept jours. Eh bien ! nous attendrons sept jours… Jusqu’alors nous n’avons pas le droit de mourir… Notre vie est au roi !

Cadenet, Henri, Machefer et madame Solérol elle-même regardèrent mademoiselle de Vernières avec étonnement.

— Mais, mademoiselle, dit Cadenet, le château sera pris avant ce soir.

— Aussi, n’y serons-nous plus.

— Vous oubliez que nous sommes cernés et qu’il nous est impossible de sortir.

— Messieurs, fit Diane en souriant, voyez-vous là-bas, de l’autre côté de l’Yonne, cette bande noire qui ferme l’horizon ?…

— Ce sont les bois de Clamecy, dit Henri.

— C’est là que nous allons nous réfugier, dit mademoiselle Diane de Vernières.

Et, comme on la regardait avec étonnement, elle s’adressa à son frère :

— Henri, dit-elle, tu ne connais donc pas le Boyau de la Loutre ?

— Non, dit Henri.

— Qu’est-ce que cela ? fit Cadenet.

— Messieurs, reprit Diane de Vernières, le Boyau de la Loutre est un souterrain naturel qui passe sous le lit de la rivière et qui va aboutir à cet amas de rochers que vous voyez là-haut, en amont sur l’autre rive, et qui sont recouverts de broussailles et de genévriers.

Henri regarda sa sœur :

— Je suis pourtant né ici comme toi, et jamais je n’ai entendu parler de cela.

— C’est un secret de famille. Mon père me l’a transmis en mourant. Tu étais trop jeune, toi.

Aux plus mauvais jours de 93, j’ai souvent songé à m’en servir, à la dernière extrémité.

Mais on a été bon pour nous ; jamais on n’a attaqué les Roches, et j’ai jugé inutile de t’apprendre l’existence du Boyau de la Loutre.

— Un singulier nom dit Machefer.

— Écoutez, poursuivit mademoiselle de Vernières, mon trisaïeul, le marquis Jutault avait des droits seigneuriaux assez étendus. Il faisait volontiers donner la bastonnade aux braconniers et exerçait rigoureusement son droit de haute et basse justice.

Un jour, un paysan fut surpris dans ses bois en flagrant délit de braconnage. Ceci se passait au temps du roi Henri IV, qui était impitoyable pour les braconniers.

Celui qui fut surpris dans nos bois fut amené devant mon trisaïeul, qui le condamna à être pendu le lendemain, au lever du soleil ; et on l’enferma, en attendant l’heure du supplice, dans l’unique cachot des Roches, un caveau de six pieds carrés qui se trouve sous la tourelle qui plonge dans la rivière.

Le lendemain, le justicier vint quérir le patient, et fut fort étonné de trouver le cachot vide.

La porte était intacte, les murs aussi. C’était à croire que cette évasion était le résultat d’un miracle.

Mon trisaïeul descendit dans le cachot et, comme son justicier, il constata que les murs n’avaient aucune brèche et la porte aucun trou.

Alors, pris d’une curiosité ardente, le marquis Jutault fit publier à son de trompe, dans le pays environnant, qu’il engageait sa parole de gentilhomme de faire grâce au braconnier et de lui donner cent écus d’or, en outre, s’il se voulait présenter devant lui.

On savait que la parole du marquis était sacrée.

Vingt-quatre heures après, le braconnier frappa hardiment à la porte des Roches.

Le marquis le reçut et lui dit :

— Je te fais grâce et je te vais donner les cent écus que j’ai promis, mais à une condition, c’est que tu me diras comment tu es sorti du cachot.

Le braconnier conduisit le marquis dans la prison d’où il s’était échappé.

Le marquis était seul, une torche à la main.

Alors le braconnier lui dit :

— Est-ce que vous n’apercevez pas une fente, là, dans ce coin de mur ?

— Je vois deux pierres un peu disjointes.

— Eh bien !… dit le braconnier, l’autre nuit, comme je m’étais mis à genoux et priais Dieu pour me préparer à la mort, le front appuyé contre la muraille, je sentis tout à coup quelque chose de chaud sur mon visage. C’était comme l’haleine d’un homme ou d’un animal.

Je reculai effrayé, et il me sembla voir luire comme un chardon ardent entre les pierres.

C’était un œil jaune et brillant, l’œil d’une loutre.

Je pris mon couteau, l’introduisis entre deux pierres et donnai une secousse.

La pierre céda… Tenez, comme elle cède à présent.

Et le braconnier tira la pierre à lui, et le marquis, étonné, vit un trou béant, assez semblable au terrier d’un renard.

Le braconnier poursuivit :

— La loutre prit la fuite devant moi et s’enfonça dans le trou.

Alors je me fis ce raisonnement, que, pour venir jusque-là, la loutre avait dû passer sous la rivière.

Alors je replaçai la pierre, après m’être glissé dans le terrier… et voilà comme je suis sorti !

Le marquis avait une torche à la main, il s’engagea dans la grotte, descendit par une pente assez rapide et marcha pendant un quart d’heure, sous une voûte de rochers humides, entendant un bruit sourd au-dessus de lui.

C’était l’Yonne…

— Je t’ai promis cent écus, dit le marquis en arrivant à l’autre extrémité du boyau et voyant briller le ciel bleu au-dessus de sa tête, je double la somme, si tu veux garder le secret.

Le braconnier tint parole, ajouta mademoiselle de Vernières, et voilà comment le secret de ce passage souterrain auquel nous allons tous devoir la vie, s’est transmis de génération en génération dans ma famille.

Cadenet, Henri, Machefer, madame Solérol et les gens du château avaient écouté mademoiselle de Vernières avec étonnement.

Seul, le capitaine Victor Bernier était demeuré morne et sombre.

— Messieurs, mes amis, continua Diane, nous n’avons pas une minute à perdre. Il faut partir. De l’autre côté de l’Yonne nous serons sauvés ! Les forêts du Nivernais sont là pour nous protéger.

— Partons ! dit Cadenet. Mais où est le Boyau de la Loutre ?

— Je vous l’ai dit, sous la tourelle du bord de l’eau.

— Pourrons-nous y passer avec nos fusils ?

— Oui… en rampant.

Les préparatifs de départ furent bientôt faits. Diane et son frère prirent le peu d’argent et de bijoux que renfermait le manoir.

Les serviteurs emportèrent les hardes et les vivres indispensables au premier campement.

— Venez, répéta Diane en posant le pied sur la première marche de l’escalier qui descendait au caveau.

Mais alors Bernier s’avança vers elle.

— Mademoiselle, dit-il, vous m’excuserez, mais je ne saurai vous suivre.

— Comment ! exclama Henri, tu veux rester ?

— Oui.

— Mais… tu es fou !… ils te tueront…

— Je le sais.

— Viens donc, alors ?

— Non, dit froidement le capitaine, je ne partirai pas.

— Mais pourquoi ?

— Parce que, il y a une heure, vous étiez les victimes d’un misérable calomniateur, et qu’il y avait gloire et devoir à vous défendre et à mourir pour vous…

— Et maintenant ?

— Maintenant, dit le capitaine, vous allez redevenir des royalistes qui conspirent, et je suis soldat de la république.

Cadenet haussa les épaules.

Henri et Diane prièrent, supplièrent, Bernier fut inflexible.

Il conduisit les fugitifs jusqu’à l’entrée du Boyau de la Loutre, il replaça la pierre qu’ils avaient enlevée pour passer, et fit disparaître toute trace de leur évasion.

Puis, demeuré seul dans le manoir, il remonta dans la grand’salle du rez-de-chaussée et attendit.

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Un bataillon tout entier arrivait au pas de course et cernait le château, traînant derrière lui deux pièces d’artillerie qui furent braquées devant la porte.

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Au premier coup de canon, la porte fut ébranlée ; au second elle tomba.

Les soldats s’élancèrent alors dans le manoir, persuadés qu’ils allaient être fusillés à bout portant, et que chaque salle serait barricadée et résisterait.

Il n’en fut rien.

Toutes les portes étaient ouvertes. Le château était veuf de ses défenseurs, à l’exception du capitaine, qui ne daigna pas se défendre.

On parcourut le château, il était désert ; on questionna Bernier, il refusa de répondre.

Alors Scœvola, ivre de rage, s’écria :

— Si cet homme ne parle pas, tuez-le !

— Lâche ! dit Bernier en croisant ses bras sur sa poitrine.

Scœvola fit un signe, les soldats se précipitèrent sur le capitaine.

Et le capitaine tomba, frappé de dix coups de baïonnette.