La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 10

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L. de Potter (Tome IIp. 33-66).


CHAPITRE DIXIÈME.


Pour faire comprendre ce qui venait de se passer, il nous faut dire ce que c’était que le Saut-du-Loup, dans lequel le cheval et l’amazone venaient de disparaître.

Une vieille tradition prétend, qu’à cette place où les bruyères recouvrent maintenant un abîme, il y avait jadis un manoir féodal.

Ceci remonte pour le moins aux croisades.

Une nuit, les gens de la plaine furent éveillés par un bruit épouvantable, pareil au roulement de dix tonnerres ; ils virent des flammes envelopper le manoir et courir livides du pont-levis au faîte des tours.

Puis, les flammes s’éteignirent et la nuit devint épaisse.

Enfin, le matin, quand le jour parut, le château n’existait plus, et à sa place il y avait un précipice affreux, creusé en entonnoir, du fond duquel montait un tourbillon de fumée.

À cette époque d’ignorance, où tout s’expliquait par le merveilleux, le diable fut forcé d’intervenir.

C’était le diable qui était venu chercher l’âme du châtelain que ce dernier lui avait vendu en Palestine, en échange d’une belle Sarrazine dont il s’était épris.

Quelques siècles plus tard, la disparition du château se fût expliquée tout naturellement par une éruption volcanique.

Le Saut-du-Loup était un gouffre d’où pendant longtemps, s’étaient échappées des exhalaisons sulfureuses.

Taillé presque à pic, il était littéralement pavé de roches calcinées et pointues sur lesquelles on devait, en tombant, se briser en mille morceaux.

Le Saut-du-Loup s’était d’abord appelé le Trou du Diable et il avait même conservé cette dénomination jusqu’au siècle dernier ; mais sous le règne de Louis XV, la France était devenue la terre des philosophes et le merveilleux n’était plus de mode.

Depuis longtemps le volcan s’était éteint, les bruyères avaient poussé alentour et d’épaisses broussailles s’étaient entrelacées au-dessus de l’abîme, le recouvrant tout entier.

Le hasard se chargea de changer le nom de l’abîme.

Le Trou du Diable devint le Saut-du-Loup, et voici comment :

Le marquis Jutault de Fouronne et quatre de ses voisins chassaient un loup.

Non point un louvard, comme on aurait pu le croire, mais un vieux loup.

Un vieux loup qui, en dépit de cet axiome de vénerie qu’un loup ne se force point, était à bout de forces, tirait à ses fins et n’allait point tarder à tomber sous les dents d’une meute ardente de trente à quarante chiens de Vendée, au poil rude et au tempérament féroce.

Le marquis Jutault d’alors était jeune ; il avait vingt-sept ou vingt-huit ans, et il montait un vigoureux cheval, dont la vitesse était si grande, qu’on l’avait surnommé le Buveur-d’Air.

Le loup n’avait pas cent pas d’avance sur les chiens. Le Buveur-d’Air et son cavalier talonnaient les chiens, et les compagnons de chasse du marquis étaient demeurés en arrière, leurs chevaux ne pouvaient suivre le Buveur-d’Air.

Loup, chiens, veneurs, tout cela galopait au travers des bruyères, lorsque tout à coup tout disparut, à l’exception du loup qui d’un bond prodigieux franchit le précipice.

Le Trou-du-Diable avait tout englouti, et là le marquis Jutault s’était tué.

Heureusement, il venait de se marier, et sa femme donna le jour à un enfant posthume, qui fut le grand père de Henri de Vernières.

Depuis ce tragique événement, le Trou-du-Diable prit le nom de Saut-du-Loup, et les chasseurs du voisinage, quand ils se trouvaient dans les environs, avaient bien soin de coupler leurs chiens et de passer à une distance respectueuse.

Or donc, mademoiselle Lange venait de disparaître dans le gouffre, et le Bouquin, demeuré au bord de l’abîme, avait entendu un cri, puis un bruit sourd : le cri d’épouvante de la jeune femme ; le bruit du cheval tombant sur les rochers pointus qui se trouvaient au fond du précipice, et s’y brisant.

Puis un silence de mort avait succédé.

— À moi les jaunets, murmura le vaurien. Le général achètera un autre cheval.

Et il écarta les bruyères et se pencha au bord du trou.

Il vit une masse blanche qui se pantelait tout au fond.

C’était la jument qui respirait encore, mais s’était brisé les quatre jambes.

Des arbustes poussaient dans les anfractuosités rocheuses du cratère éteint.

Le Bouquin regarda encore et finit par découvrir le corps de mademoiselle Lange accroché à une branche d’arbre, un peu au-dessus de la jument.

Le corps était immobile.

— Elle est morte ! pensa le Bouquin.

Puis, comme il était descendu vingt fois dans le Saut-du-Loup, en suivant une sorte de petit sentier qui courait en zig-zags à travers les rochers et les broussailles, il se mit en devoir d’aller chercher le portefeuille.

La descente n’était pas sans péril, mais le Bouquin était leste et adroit comme un singe, et il arriva tout au fond sans avoir glissé ni seulement ensanglanté ses mains.

Le pauvre cheval expirait.

Le corps de l’amazone était immobile dans la touffe de broussailles, mais, selon toute apparence, il n’avait pas touché le fond du précipice, il s’était détaché du cheval avant que celui-ci se brisât sur les rochers.

Le Bouquin s’approcha avec précaution.

Le corps gardait son immobilité.

Mais il n’avait aucune trace de mort toutefois, et dans la demi-obscurité qui régnait dans le précipice, le Bouquin put cependant constater que la robe de l’amazone était accrochée aux broussailles, mais n’avait que de légères déchirures et aucune tache de sang.

Cependant les yeux étaient fermés.

Le Bouquin se bissa jusqu’à elle et la prit à bras le corps.

Alors un soupir se dégagea de la poitrine de la jeune femme, et le Bouquin, qui était demeuré calme et sec en présence d’un cadavre, eut peur de voir mademoiselle Lange revenir à elle.

— Elle n’a pas de mal, se dit-il.

Et il la déposa sur une roche plate, auprès de la jument qui ne bougeait plus.

Du reste, malgré le soupir, mademoiselle Lange n’avait point rouvert les yeux.

Alors le Bouquin se trouva fort embarrassé.

— J’ai bien le temps, se dit-il, de lui ouvrir son corsage, de prendre son portefeuille et de filer avant qu’elle reprenne connaissance ; mais quand elle sera revenue à elle, elle sortira peut être d’ici… et elle devinera tout. Alors, le chef de brigade me fera fusiller, comme il me l’a promis, si j’ai été assez maladroit pour manquer mon coup. C’est égal, elle a une fière chance !

Le Bouquin hésita longtemps ; enfin, sa nature perverse eut le dessus.

— Tant pis ! dit-il, mieux vaut tuer le loup que de se laisser croquer par lui.

Et il fouilla dans sa poche et il en retira un long couteau à la lame pointue.

— Je vais la clouer là quand j’aurai le portefeuille, se dit-il.

Avec le couteau il coupa les agrafes du corsage et le portefeuille s’en échappa.

Mais, en même temps, mademoiselle Lange rouvrit les yeux, et son premier regard tomba sur la lame aiguë du couteau qui menaçait sa poitrine.

Et elle jeta un cri.

Ce cri impressionna si vivement le Bouquin, que son bras levé ne retomba point.

Aussitôt, la jeune femme, mue par cet instinct suprême de la conservation, se souleva brusquement et imprima une si violente secousse à l’enfant, qui lui avait déjà posé le genou sur la poitrine, qu’il alla rouler à deux pas.

En même temps, comme si elle eût été mue par un ressort, mademoiselle Lange se trouva sur ses pieds.

— Assassin ! cria-t-elle.

Et, courageuse comme une lionne, sans armes, quand le Bouquin brandissait son couteau, elle se jeta sur lui.

Le Bouquin frappa.

Mais sa main avait tremblé, et le couteau glissa sur les côtes de mademoiselle Lange, rencontra les baleines du corset et s’y ébrécha, au lieu de pénétrer jusqu’au cœur.

En même temps, celle-ci prit le Bouquin à la gorge et le serra fortement.

D’origine populaire, mademoiselle Lange était d’une vigueur musculaire, que ne laissait point deviner le caractère délicat de sa beauté.

Elle étreignit le Bouquin si fort, que l’enfant à demi-étouffé, lâcha son couteau.

Alors les rôles changèrent.

Ce fut la femme qui triompha de l’homme, mademoiselle Lange parvint à renverser le Bouquin sous ses pieds et à l’y tenir immobile.

Puis elle ramassa le couteau qui se trouvait auprès d’elle, et elle l’appuya sur la gorge du vaurien, en lui disant :

— Si tu bouges, je te tue !

Le Bouquin était lâche autant que cruel.

— Grâce, balbutia-t-il.

L’intelligence humaine marche parfois à pas de géant dans les circonstances critiques.

Cette femme qui sortait d’un évanouissement et qui venait d’échapper deux fois à la mort, comprit tout en quelques secondes.

Elle s’expliqua la conduite du Bouquin et devina que le vol avait été le mobile de son crime.

— Tu le vois, dit-elle, je suis plus forte que toi, tu es à ma merci.

— Grâce ! répéta le Bouquin.

— Je te ferai grâce si tu parles…

Il jetait sur elle un œil effaré…

— Pourquoi as-tu voulu m’assassiner ?

Le Bouquin hésita à répondre.

Mais il sentit la pointe du couteau piquer sa gorge.

— Parle, ou je te tue ! répéta-t-elle.

— Pour vous voler.

— Imbécile ! Je n’ai pas cent louis sur moi et je puis faire ta fortune.

Ces mots occasionnèrent un éblouissement au Bouquin.

Ce ne fut plus la mort hideuse qu’il vit devant lui, ce fut un fleuve d’or.

— Ma… fortune… balbutia-t-il.

— Oui.

Il retrouva son aplomb.

— Qu’est-ce qu’il faut faire pour ça ?

— Me dire la vérité…

— Ah !… mais… que voulez-vous que je vous dise ?

— Qui t’a conseillé de me faire tomber dans le précipice ?

— Personne.

— Tu mens !

Le Bouquin jeta un cri.

La pointe du couteau avait de nouveau piqué sa gorge.

— Parle donc ! dit mademoiselle Lange.

— C’est le général.

— Ah ! je le savais…

Et mademoiselle Lange conservant le couteau, cessa d’appuyer son genou sur la poitrine du Bouquin et lui permit de se relever.

Puis elle ramassa le portefeuille et y prit les rouleaux d’or.

— Tiens, lui dit-elle, tu n’auras pas eu besoin de m’assassiner pour avoir cet argent. Prends, je te le donne !

Et comme le Bouquin, stupéfait, la regardait, elle ajouta :

— Je veux sortir d’ici… et j’ai besoin de toi !

Le Bouquin n’osait tendre la main.

Mademoiselle Lange lui jeta les rouleaux à ses pieds.