La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
L. de Potter (Tome IIp. 229-267).


CHAPITRE QUINZIÈME


Brulé, avons-nous dit, avait l’aspect si farouche, que sa femme et son fils eurent peur.

Sulpice vint se placer auprès de sa mère comme s’il avait craint que son père ne la battît.

Mais Brulé lui dit :

— Va t’en !

Sulpice regarda sa mère et hésita.

— Va t’en ! répéta le fermier.

La mère Brulé dit à son fils avec douceur :

— Faut croire que ton père veut me parler seul à seule.

Sulpice sortit, mais il ne s’éloigna pas.

Il voulait être prêt à venir au secours de sa mère si Brulé se livrait à quelque excès.

Alors Brulé regarda sa femme :

— Maîtresse, lui dit-il, il faut me parler franc aujourd’hui.

Le mot maîtresse est familièrement employé par les paysans bourguignons vis-à-vis de leurs femmes.

— Je n’ai jamais menti, répondit la mère Brulé, qui était une sainte femme.

— Maîtresse, répondit Brulé, c’est une histoire de vingt ans qu’il faut que tu me dises.

La fermière tressaillit.

— Une histoire que je veux savoir.

Elle regarda avec une sorte d’étonnement craintif.

Brulé continua.

— Je n’ai pas le temps de t’arracher une parole après l’autre ; ainsi, parle vite.

— Mais que voulez-vous que je dise, maître.

— Une seule chose : As-tu connu Solérol ?

La mère Brulé eut un geste d’effroi.

— Pourquoi me demandez-vous cela, maître, dit-elle.

— Réponds : oui ou non.

— Je l’ai connu comme vous, répondit-elle. Vous savez bien qu’il venait souvent à la ferme.

— Ce n’est pas cela. Solérol a été amoureux de toi, dis ?

— Mais… qui a pu vous dire…

— Ça ne fait rien, réponds.

— Eh bien ! oui… il m’a longtemps poursuivie, tourmentée.

— Et tu lui as un jour donné deux coups de couteau.

La mère Brulé se prit à trembler de tous ses membres.

— Mais parle donc ! exclama Brulé avec colère.

— C’est vrai, dit-elle.

— Femme ! reprit Brulé, veux-tu me faire un serment ?

— Parlez, maître.

— Veux-tu me jurer que cet homme…

La mère Brulé eut un cri d’indignation.

— Ah ! dit-elle, vous m’avez pourtant bien fait souffrir depuis longtemps… vous devriez croire au moins que je suis une honnête femme.

Ces mots étaient si franchement et naïvement articulés que Brulé eut honte de sa question.

— Pardonne-moi, dit-il d’un ton bourru.

Et il fit un pas vers la porte.

Mais comme il allait en franchir le seuil, il revint sur ses pas.

— Femme, dit-il, je sais ce que je voulais savoir, mais je ne sais pas tout !…

— Je vous dis la vérité, maître.

— Soit, mais tu ne m’as pas dit ce qu’est devenue ma fille depuis la nuit de l’incendie.

La mère Brulé devint toute pâle et joignit les mains.

Elle n’osait pas mentir, et pourtant elle eût voulu cacher au fermier la retraite de sa fille.

Mais Brulé était un de ces hommes violents et farouches à qui il faut obéir quand même.

— Où est-elle ? répéta-t-il.

— Elle n’est pas ici.

— Ce n’est pas répondre, je veux savoir où elle est.

— Oh ! vous me faites peur !…

Le fermier se radoucit tout à coup.

— Je te promets, femme, que je ne lui ferai aucun mal.

— Vous me le jurez ?

— Je te le jure.

— Eh bien ! elle est chez Jacomet le bûcheron.

Brulé eut une exclamation de colère. Jacomet et lui se haïssaient.

— Et pourquoi n’est-elle point ici ?

— Je ne sais pas. Elle n’a pas voulu y rester.

— Je saurai bien la faire revenir ici, dit le fermier avec colère.

Et il sortit.

Le Bouquin l’attendait à la porte.

— Eh bien ! dit-il, c’était-y vrai ?

— Oui.

— Alors, vous v’là avec moi, papa ?

— C’est dit. Allons-nous-en !

— Et où allons-nous ?

— Chez Jacomet.

— Ah ! dit le Bouquin, allez-y tout seul. Moi je ne m’y risque pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il me doit un coup de fusil.

— Depuis quand.

— Depuis la nuit où la Ravaudière a brûlé.

Et le Bouquin raconta à son père son aventure avec Jacomet, qu’il avait fait tomber dans un piège à chevreuil.

— Je veux ma fille ! dit le fermier d’un air sombre.

— Et c’est pour cela que vous allez chez Jacomet.

— Oui.

— Alors, c’est pas la peine.

— Pourquoi ?

— La Lucrèce n’y est plus, chez Jacomet.

— Et où est-elle.

— Avec madame Solérol, mademoiselle de Vernières, M. Henri et les autres.

— En es-tu sûr ?

— Oh ! ça, oui… Et faut croire aussi que Myette, la fille à Jacomet, s’y trouve.

— Je voudrais pourtant voir ma fille !

— Quelle drôle d’idée ! murmura le Bouquin.

— Il y a quelque chose que je veux savoir… Enfin, suffit… on la retrouvera. Allons aux Soulayes.

Le père et le fils se remirent en route à travers le bois, devisant comme de vieux amis. Un seul mot de reproche avait échappé à Brulé.

— Sais-tu, dit-il à son fils, que tu m’as manqué de respect.

— Oui, mais je vous ai inspiré de l’estime, papa, convenez-en, répondit le Bouquin.

Au château de Soulayes, le chef de brigade Solérol soupait avec ses deux amis.

Solérol était ivre, Curtius aussi.

Seul, maître Scœvola avait conservé un certain sang-froid.

— Ces diables de nobles avaient du bon ! disait le Solérol en débouchant une nouvelle bouteille. Voici du vin comme il n’y en pas de pareil dans toute la Bourgogne. C’est du vrai vin de marquis.

Et il fit clapper sa langue.

— Ils avaient même de jolies filles, dit Curtius.

L’œil de Scœvola s’illumina.

— Et la preuve, c’est que tu as eu le vin parce que tu avais la fille de la maison, poursuivit Curtius.

Mais le chef de brigade fronça le sourcil…

— Ma femme, dit-il, je la hais.

— Elle est pourtant fort belle, et si tu t’étais mieux conduit avec elle.

— Curtius, dit le chef de brigade, tu m’embêtes. Veux-tu boire.

Curtius laissa emplir son verre et le vida d’un trait.

Scœvola ne buvait plus. Il fumait.

— Curtius a raison, dit-il, tu as eu tort de te fâcher avec ta femme.

Solérol répondit par un blasphème et s’écria :

— Je vous fais jeter dehors tous deux si vous me parlez de ma femme.

— Et de qui veux-tu qu’on te parle, demanda Scœvola.

Un souvenir confus traversa le cerveau enfumé de Solérol.

— Parlez-moi de la Lucrétia, dit-il.

Comme il prononçait ce nom, la porte de la salle à manger s’ouvrit et Brulé entra, suivi de son fils.

— Ah ! viens, Brulé, dit Solérol, soupe avec moi ; Curtius et Scœvola me fatiguent.

— Parce qu’on lui parle de sa femme, dit Curtius.

— Oui, dit Solérol, je ne veux pas qu’il soit question d’elle. Parlons de la Lucrétia.

— Qu’est-ce que cela, demanda Brulé.

— C’est le nom d’une femme que j’ai aimée.

— Beaucoup ? fit Curtius.

— Passionnément.

— Et elle ?

Cette question fit pâlir Solérol qui se dégrisa un peu.

Mais comme calomnier les femmes était pour lui chose toute simple, il répondit :

— Parbleu ! si elle m’a aimé.

— Vrai ? fit Scœvola.

— Elle a été folle de moi.

— Ah ! dit Brulé à son tour. Et elle se nommait la Lucrétia.

— Oui.

— C’est un drôle de nom… dit Scœvola.

— Avant moi elle était la maîtresse du marquis Jutault.

Brulé dardait un œil fulgurant sur le chef de brigade.

— Ah ! répéta-t il, elle avait été la maîtresse du marquis Jutault.

— Oui.

— Et elle se nommait la Lucrétia.

— Je ne lui ai pas connu d’autre nom.

— De quel pays était-elle ?

— Je ne sais pas.

— Et qu’est-elle devenue.

— Je n’en sais rien, mais c’était une belle fille.

— Ah ! fit Brulé, dont la voix allait s’alourdissant peu à peu.

— Au fait ! reprit Solérol, j’ai son portrait.

Brulé frissonna.

— Où est-il donc, ce portrait, fit Curtius.

— Dans le chaton de ma bague.

Le chef de brigade avait au doigt une énorme chevalière, dont il développa le chaton.

Ce chaton renfermait en effet une miniature microscopique.

Brulé prit un flambeau, et, en approchant sa main de Solérol :

— Permettez que je voie, notre maître, dit-il.

Brulé regarda.

— Ma fille ! se dit-il.

Mais pas un muscle de son visage ne tressaillit.

Il ne jeta pas un cri ; son cœur ne battit pas plus vite.

— Ah ! dit-il, vous aviez là une belle femme, not’maître.

— Heu ! heu ! ricana Solérol.

— Il faut croire qu’elle vous aimait…

— Oh ! à la folie…

— Puisqu’elle vous donna son portrait.

— Oui, dit le chef de brigade avec fatuité.

Mais Scœvola, lui aussi, s’était emparé de la main de Solérol et examinait la bague.

— Ça ? dit-il.

— Oui, ça, c’est son portrait… balbutia le chef de brigade qui avait la langue épaisse.

— Je ne dis pas non, mais…

— Mais quoi.

— C’est elle qui te l’a donné ?

— Sans doute.

— Dis donc, Solérol, fit Scœvola d’un ton dédaigneux, sais-tu que tu en as menti.

— Prends garde, dit le chef de brigade, qui essaya de se soulever dans son fauteuil.

— Tu en as menti, répéta Scœvola. Cette bague, tu l’as fait prendre au doigt du marquis Jutault après qu’il eut été guillotiné.

Le général jurait et pestait, Curtius et Scœvola riaient.

Brulé entraîna son fils et lui dit :

— Allons nous coucher.

Puis, quand ils furent dehors :

— Maintenant, lui dit-il, les royalistes peuvent compter sur moi… Solérol est un homme perdu… un jour ou l’autre.

— Est-ce que vous l’assassinerez ? demanda naïvement le Bouquin.

— Oh ! non, dit le fermier avec un sourire féroce, c’est trop vite fait.