La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 33

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L. de Potter (Tome IVp. 273-299).


CHAPITRE TRENTE-TROISIÈME


Il était alors une heure du matin.

La lune resplendissait toujours au ciel et sa clarté était si lumineuse, que Machefer, ne put retenir cette exclamation d’impatience :

— Mais il fait donc clair de lune toute l’année dans ce satané pays !

— Heureusement, répondit Brulé, on s’en va d’ici jusqu’à l’Yonne sous le couvert, et quand on a passé la rivière, on est tranquille.

— Pardine ! fit le Bouquin, de l’autre côté de l’Yonne on est en Nivernais, et il faut aller jusqu’à Clamecy pour trouver des gendarmes.

Solérol se débattait par moments dans sa manne et poussait des cris inarticulés.

— Tu ne nous échapperas plus, mon bonhomme, murmura Machefer. Tu peux blasphémer et te débattre, le diable lui-même ne viendra pas à ton secours.

Le cheval qui portait la manne était tenu en bride par Michelin, et les trois compagnons de Machefer, le fusil en bandoulière et le pistolet au poing, attendaient le signal du départ.

Mais Machefer leur dit :

— Il faut pourtant que je voie le capitaine.

Et il monta chez Bernier.

Bernier s’était recouché. Il était demeuré silencieux et calme tandis que la troupe de Machefer envahissait le château, et il ne s’était point montré un seul instant, pendant qu’ils s’emparaient de Solérol.

— Monsieur, lui dit Machefer en entrant chez lui, je désire avoir avec vous un moment d’entretien.

Le capitaine fit un signe d’assentiment, et d’un geste, lui indiqua un siège.

Machefer s’assit.

— Monsieur, reprit-il, je respecte toutes les opinions.

Bernier s’inclina.

— Même la vôtre, ajouta Machefer avec une pointe d’ironie.

Le capitaine fut impassible.

— Cependant, continua Machefer, permettez un certain rapprochement.

— Faites, monsieur.

— Votre ardent amour de la République et les événements semblent s’être ligués pour vous faire une position singulière.

— Vous croyez, monsieur ? demanda froidement le capitaine Bernier.

— Vous avez dans ce pays des amis dévoués.

— Je le sais, monsieur.

— Vous y aviez un ennemi mortel…

Bernier acquiesça d’un signe de tête.

— Vos amis se nomment Henri et Diane de Vernières, madame Solérol et Lucrèce.

— C’est vrai, monsieur.

— Votre ennemi, c’est Solérol.

— Je sais, monsieur, qu’il ne m’eût fait aucun quartier.

— Eh bien, monsieur, poursuivit Machefer, voyez cette bizarrerie du hasard, vos opinions vous éloignent de vos amis.

— J’obéis à ma conscience, monsieur.

— Aussi, ne viens-je point essayer de vous corrompre, mais…

— Oh ! fit le capitaine avec ironie, il y a, je le vois, une restriction.

— Une seule.

— Voyons, monsieur.

— Je veux savoir quelles sont vos intentions pour l’avenir.

— Le secret de ma conduite m’appartient.

— Pardon, monsieur, dit Machefer, éloignons, je vous prie, de cette discussion toute aigreur, et permettez moi de m’expliquer.

— Je vous écoute, monsieur.

— Vous savez aussi bien que moi que Solérol est un misérable.

— Oh !

— Et que ni Henri ni nous tous ne sommes des incendiaires.

— Monsieur, dit le capitaine avec dignité, ma conduite a dû vous prouver que j’étais éclairé.

— Sans doute, mais que va-t-il arriver ? Un jour ou l’autre, le château sera occupé par des troupes républicaines qui auront pour mission de marcher contre nous…

— C’est probable.

— Que ferez-vous ?

— Monsieur, dit le capitaine, avant de vous dire ce que je ferai, laissez-moi vous donner un conseil.

— Parlez, monsieur.

— Vous emmenez le chef de brigade ?

— Oui.

— Prisonnier ?

— Naturellement.

— Et vous le fusillerez… ou le mettrez à mort d’une façon quelconque ?

— Vous pouvez en être certain…

— Eh bien ! emmenez-moi avec lui.

Machefer tressauta sur son siège.

— Et faites-moi partager son sort, acheva le capitaine.

— Vous êtes fou !

— Non, reprit Bernier, car il est possible qu’une chose arrive…

— Laquelle ?

— C’est que je sois de nouveau investi du commandement des troupes du département de l’Yonne.

— Eh bien ! alors ?

— Alors, je ferai mon devoir.

— C’est-à-dire que vous chercherez à nous exterminer ?

Le capitaine soupira.

— Advienne que pourra, dit Machefer, mais nous ne vous emmènerons point.

Brulé, qui assistait à cette entrevue du seuil de la porte eut un mouvement de joie.

— Il ne partira pas, pensa-t-il, je l’aurai toujours sous la main, et il faudra bien qu’il épouse la Lucrèce.

Quelques minutes auparavant, Machefer avait dit à Brulé :

— Tu resteras ici, je te nomme gouverneur du château. Si les bleus y viennent, tu me préviendras.

— Soyez tranquille, avait répondu Brulé, je suis un malin, moi.

— Moi, je ferai la correspondance, dit le Bouquin.

Ces dispositions arrêtées, Machefer n’avait donc plus qu’à prendre congé du capitaine et on a vu comment avait tourné cet entretien.

— Ainsi, monsieur, lui dit-il en terminant, vous voulez rester ici ?

— Je vous conseille, au contraire, dit Bernier, de m’emmener prisonnier.

— Je refuse.

— Alors je demeurerai ici jusqu’à ma guérison.

— Et alors…

— Alors, je retournerai à Paris.

— Et si on vous interroge sur ce qui s’est passé ici.

— Je n’ai à répondre que des événements qui se sont accomplis pendant que j’avais une mission à remplir. Après, je ne sais rien, et ne veux rien savoir.

— Mais enfin, monsieur, insista Machefer, si les troupes républicaines viennent ici ?

— Je n’ai rien à leur apprendre.

— Et si vous les commandez ?

— Je saurai alors où trouver le capitaine Solérol.

— C’est bien, monsieur, dit Machefer en lui tendant la main, vous êtes un loyal ennemi.

Et il lui tendit la main.

Bernier serra cette main avec effusion, et Machefer partit.

Quelques minutes après, du haut d’une fenêtre du second étage des Soulayes, Brulé voyait s’éloigner la petite troupe qui emmenait prisonnier le chef de brigade Solérol.

Nicou, l’homme aux cheveux jaunes, s’en allait à Châtel-Censoir.

— Maintenant, dit Brulé, me voici chez moi.

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Or, le lendemain, quand, par un beau soleil, Curtius arrivait aux Soulayes, escorté par la garde civique et la gendarmerie de Châtel-Censoir, toute trace des événements de la nuit avait disparu, et les gens du château avaient joué à merveille le rôle que leur avait appris Brulé.

On se souvient de l’effet que produisit cette accusation de folie qui tomba comme la foudre sur la tête de Curtius.

— Fou ! fou ! répéta-t-il avec stupeur.

— Oui, il est fou, dit Brulé.

— Et fou dangereux, je le vois, dit Jean Bernin.

Curtius s’était jeté sur Brulé les poings fermés.

Le brigadier le prit par les épaules, et quatre hommes de la garde civique se joignirent à lui.

— Citoyens, dit Jean Bernin, je suis fâché de vous avoir dérangés pour si peu, mais j’ai été trompé par ce pauvre homme qui est fou.

— Qu’allons-nous en faire ? demanda le brigadier.

Curtius criait, beuglait, gesticulait et se débattait.

— Il faut l’enfermer.

— Où cela ?

— Où vous voudrez, dit Jean Bernin.

— Je m’en charge, dit Brulé… Quand le citoyen Solérol sera revenu, nous l’enverrons dans une maison de fous.

Jean Bernin fit rafraîchir ses hommes, suivant sa coutume.

Puis on battit aux champs pour le départ, et la garde civique s’en retourna, persuadée qu’elle avait eu affaire à un fou.