La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 37

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L. de Potter (Tome Vp. 125-172).


CHAPITRE TRENTE-SEPTIÈME


Abandonnons un moment les principaux personnages de cette histoire, et retournons à Paris.

Entrons au palais du Luxembourg, et pénétrons de nouveau dans ce cabinet directorial, où nous avons vu Barras recevoir, quelques mois auparavant mademoiselle Lange.

Le directeur était chez lui.

Tout seul, la tête dans ses mains, assis devant un bureau sur lequel il y avait une large pancarte dépliée.

C’était une lettre du citoyen Curtius, ex-chef de division au ministère de la guerre, et pour l’instant commissaire extraordinaire de la République dans les départements de l’Yonne et de la Nièvre.

Cette lettre était datée de Clamecy.

Elle commençait ainsi :

« Concitoyen directeur,

« Tandis que Paris croit la France tranquille, certaines provinces sont agitées par des révolutionnaires, des aristocrates qui rêvent la chute de la République.

« Le royalisme a failli l’emporter ici.

« Les brigands, après avoir longtemps incendié et pillé la nuit, ont finit par se lever au grand jour.

« Ils ont enlevé le général Solérol, à qui vous aviez confié le commandement du département de l’Yonne, et ils l’ont emmené dans une forêt qui leur sert de repaire.

« Moi-même, citoyen directeur, je suis tombé momentanément en leur pouvoir, et ils m’ont condamné à mort. Je n’ai pu leur échapper qu’à force de courage, de patience et d’intrépidité.

« Prisonnier dans le château des Soulayes, tombé en leurs mains, j’ai été délivré par une compagnie d’infanterie arrivée d’Auxerre au pas de course.

« J’ai dû prendre alors le commandement, en l’absence du général Solérol, qui, certainement, aura péri dans les tortures.

« J’ai fait détruire un moulin qui servait de repaire, occuper militairement plusieurs villages, entre autres le bourg de Châtel-Censoir, dont le maire était suspect.

« Enfin, j’ai établi mon quartier général à Clamecy.

« Nous sommes à deux lieues des insurgés.

« Ils se sont concentrés, au nombre de deux ou trois cents, dans une forêt entourée de rochers, sillonnée de ravins profonds et de souterrains.

« Plusieurs fois déjà, j’ai lancé au travers les forces dont je dispose, mais en pure perte.

« C’est une véritable forêt vierge de l’Amérique du Nord, et nos ennemis invisibles, abrités derrière les rochers, perchés dans les arbres, nous font essuyer de grandes pertes.

« Nos soldats tombent comme des mouches, et il est impossible de débusquer les royalistes.

« Un seul moyen est praticable, mais je n’ai osé le prendre sur moi.

« Il faudrait incendier la forêt.

« Comme c’est une propriété nationale, j’ai dû attendre l’autorisation que j’ai l’honneur de vous demander par la présente.

« Le chef avoué, reconnu des insurgés, est une femme, mademoiselle Diane de Vernières, sœur d’un incendiaire célèbre, le ci-devant comte Henri.

« Il y a encore parmi eux un certain Cadenet et un sieur Machefer. »

À la lecture de ce nom, Barras étouffa un cri, puis il sonna violemment.

Un huissier parut.

— Où est donc, lui dit le directeur, l’officier de cavalerie qui vous a remis cette lettre ?

— Il est dans la salle voisine.

— Envoyez-le moi.

Deux minutes après, Barras vit entrer un grand et beau jeune homme portant l’uniforme de sous-lieutenant.

Ses habits couverts de poussière, sa démarche fatiguée et son visage pâle et fiévreux, attestaient qu’il avait fait une longue route.

— Monsieur, lui dit Barras, c’est vous qui m’avez apporté cette lettre.

— Oui, citoyen.

— Vous êtes las, monsieur ?

— J’ai fait soixante lieues à franc étrier.

— Asseyez-vous, car je veux causer longuement avec vous.

Le jeune homme obéit.

— Vous venez de Clamecy ?

— Oui, citoyen.

— Comment se fait-il que le commandement des forces militaires de ce pays-là, se trouve dans les mains d’un fonctionnaire civil ?

Un sourire un peu dédaigneux vint aux lèvres du sous-lieutenant.

— Citoyen directeur, dit-il, daignerez-vous me pardonner, si je m’exprime en toute franchise.

— Je vous ordonne de le faire, monsieur, car je veux savoir la vérité.

— Eh bien ! citoyen directeur, la vérité tout entière, la voici : le chef de brigade Solérol est un officier général haï et méprisé dans l’armée française. Ses honteux états de service, ses grades gagnés au pied de l’échafaud en ont fait pour nous tous un objet de dégoût et d’horreur.

— Je sais cela, monsieur.

— Les deux régiments qui occupaient le département de l’Yonne quand éclata cette insurrection, facile du reste à réprimer, ont appris avec stupeur que le Directoire plaçait un pareil homme à leur tête.

Pendant un mois cet homme n’a rien fait, ou presque rien.

Enfermé dans son château des Soulayes, il y passait sa vie dans l’orgie, en compagnie d’un certain Scœvola.

— Un homme de police ?

— Justement.

— Et le citoyen Curtius.

— Comment, lui ! et c’est l’homme qui vous commande ?

— Il a une commission d’envoyé extraordinaire, et il s’en est servi.

— C’est juste, soupira Barras.

Puis, un lointain souvenir traversa son esprit :

— Mais, dit-il, j’avais envoyé dans l’Yonne, il y a trois mois, pour réprimer ces incendies multipliés qui désolaient ce malheureux pays, un jeune officier en qui j’avais la plus grande confiance…

— Le capitaine Bernier ?

— Justement. On m’a fait un rapport contre lui. Il paraît qu’il était lié avec plusieurs royalistes…

— Mais il n’a point trahi la République ! s’écria l’officier avec chaleur.

— Où est-il ? qu’est-il devenu ?

— Il se guérit de ses blessures… au château des Soulayes.

— Il s’est donc battu ?

— Citoyen directeur, dit le jeune officier, vous m’avez dit désirer savoir la vérité.

— Oui.

— La vérité tout entière ?

— Oui monsieur.

— Eh bien ! regardez-moi, je suis un soldat et je n’ai jamais menti.

L’accent de franchise du jeune homme émut Barras.

— Je n’ai aucune preuve matérielle de ce que je vais vous raconter, citoyen directeur, mais je vous jure sur l’honneur du drapeau français que ce sera la vérité.

— Je vous croirai, monsieur.

— Eh bien, citoyen, le capitaine Bernier a été la victime d’une trahison, d’une trahison infâme ourdie par le chef de brigade Solérol.

— Que dites-vous ?

— Les incendiaires n’étaient autres que des gens payés par lui.

— Par Solérol ?

— Oui, citoyen. Et le capitaine Bernier le savait.

— Monsieur, dit Barras, pourriez-vous me prouver cela ?

— Non, citoyen.

— Et cependant vous m’affirmez que c’est la vérité.

— Je l’affirme.

L’officier parlait avec conviction.

— Mais enfin ce que m’écrit cet homme…

Et Barras montrait la lettre de Curtius.

— Cette lettre contient beaucoup d’exagérations et quelques choses vraies.

— Ah !

— Les combats dont parle le citoyen Curtius ont été de simples escarmouches.

— Mais enfin les royalistes ont une véritable armée ?

— Ils sont cent cinquante ou deux cents.

— Et ils espèrent lutter ?…

— Non, dit l’officier, mais ils veulent échapper à l’accusation d’incendie que le chef de brigade Solérol a fait peser sur eux. Un seul homme, citoyen directeur, pourrait apaiser l’insurrection.

— Vous croyez ?

— Faire jaillir la lumière d’un chaos de ténèbres.

— Et cet homme…

— C’est le capitaine Bernier.

Barras prit une plume :

— Monsieur, continua-t-il tout en écrivant rapidement, vous allez repartir aujourd’hui même.

Le sous-lieutenant s’inclina.

— Vous porterez cette lettre au capitaine Bernier, continua Barras ; je le nomme au commandement militaire des deux départements et je vous fais son aide de camp.

La lettre de Barras au capitaine Bernier était ainsi conçue :

« Mon cher capitaine,

« Je vous donne pleins pouvoirs. Brûlez les forêts, si besoin est, mais faites-moi rentrer le pays dans l’obéissance.

« S’il y a des incendiaires parmi les royalistes, frappez sans pitié ; si les incendiaires sont ailleurs, frappez également.

« Au reçu de ma lettre, vous annoncerez au citoyen Curtius qu’il est révoqué de ses fonctions et vous vous assurerez provisoirement de sa personne.

« En même temps, vous m’adresserez un rapport sur tous ces événements mystérieux dont ce malheureux pays où vous êtes est en ce moment le théâtre.

« Barras. »

Comme Barras fermait cette lettre et y apposait le cachet directorial, l’huissier qui se tenait à sa disposition dans l’antichambre voisine entra, apportant une carte sur un plateau.

Barras tressaillit.

— Où est la personne qui a remis cette carte ? demanda-t-il avec un accent qui trahissait sa vive émotion.

— Elle attend qu’il plaise au citoyen directeur de la recevoir.

Barras prit l’officier par la main.

— Monsieur, lui dit-il, vous êtes exténué de fatigue, et sans doute de besoin. Suivez mon huissier qui va vous conduire dans ma chambre et vous fera servir quelques aliments. Je vous rappellerai dans une heure.

L’officier s’inclina et suivit l’huissier qui, sur un signe du directeur, le fit sortir par une porte opposée à celle par laquelle il était entré.

Et, tout aussitôt après, cette porte s’ouvrit et un homme entra, disant :

— Bonjour, mon parrain.

— Machefer ! exclama Barras, dont l’émotion fut au comble.

— Moi-même.

— Et tu oses venir ici ?

— La preuve en est que j’y suis.

— Mais tu veux donc te faire arrêter ?…

— Cela m’est égal.

— Mais, malheureux, dit Barras en baissant la voix, tu ignores que j’ai reçu il y une heure une lettre…

— Du citoyen Curtius, n’est-ce pas ?

— Où ton nom figure parmi ceux des insurgés de l’Yonne.

— Hé, hé ! dit Machefer d’un ton moqueur, c’est pour cela que je viens.

— Tais-toi, ou parle plus bas.

— Je suis ambassadeur, mon cher comte.

— Ambassadeur ? fit Barras en haussant les épaules.

— Des royalistes, comte.

— Il n’y a pas de royalistes, dit sévèrement Barras, il n’y a que des rebelles.

— Soit. Ah ! mon Dieu ! je ne viens pas chicaner sur les mots. Eh bien ! je suis ambassadeur… des… rebelles.

— Et tu oses venir ici ?

— Je viens d’apporter mes conditions. Bon ! ne hausse pas les épaules, comte…

— Plus bas… plus bas… murmura Barras.

— Tu as donc peur qu’on nous entende ?

— Je ne veux pas faire tomber ta tête.

— C’est d’un bon parrain, comte.

— Tiens, ajouta Barras, puisque tu es à Paris, sors d’ici, prends garde d’être reconnu…

— Et puis ?

— Va-t’en à la police, prends un passeport et pars…

— Et où veux tu donc que j’aille ?

— Où tu voudras… pourvu que tu ne restes pas en France.

Au lieu d’obéir à l’injonction de Barras, Machefer prit une chaise et s’assit.

— Mon cher comte, dit-il, j’ai eu l’honneur de te dire que je venais pour causer sérieusement avec toi. Tu peux bien m’accorder dix minutes d’entretien.

— Soit, dit Barras avec un soupir.

Et il alla pousser les verrous des portes.

— Ma parole d’honneur ! exclama Machefer en riant, si tu savais pourquoi je viens, tu ne te donnerais pas tant de mal pour sauver ma tête.

Barras le regarda avec inquiétude.

Machefer poursuivit :

— Vois-tu, mon pauvre comte, la cause royaliste est perdue en France.

— Ah ! tu en conviens ?

— Nous avons cru qu’elle pouvait revivre ; nous avons espéré soulever les départements de l’est et du centre, comme Cadoudal avait soulevé la Vendée…

Nous nous sommes trompés…

Je ne sais pas si la République vivra, mais ce n’est pas le roi qui succédera.

— Après ? fit Barras.

— Tu vois le mandataire de cent cinquante malheureux qui ont fait le sacrifice de leur vie et qui veulent mourir… Seulement ils veulent mourir en soldats, et non point en assassins et voleurs.

— Que veux-tu dire, murmura Barras.

— Une accusation terrible pèse sur nous.

— Je le sais. On prétend que vous avez été incendiaires…

— Cette calomnie de Solérol, continua Machefer, a pris des proportions telles que tous les paysans des environs nous accusent des malheurs qui ont fondu sur eux.

— Mais enfin, dit Barras, qui donc incendiait ?

— Une bande payée par Solérol.

— Et Solérol, qu’est-il devenu ?

— Il est notre prisonnier.

Barras parut réfléchir.

— Je le ferai passer en conseil de guerre, dit-il, et la lumière se fera.

Machefer secoua la tête :

— C’est impossible, dit-il.

— Pourquoi !

— Parce que nous l’avons condamné nous-mêmes.

— Eh bien ?

— Et qu’il sera exécuté par nous.

Barras frappa du pied.

— Et tu oses venir me dire cela !

— J’ose tout, répondit Machefer. Maintenant, écoute les propositions dont je suis porteur.

— Voyons, fit le directeur qui s’était armé de patience.

— Si nous nous rendons, nous feras-tu passer au conseil de guerre ! Nous voulons être fusillés, mais pas guillotinés.

Barras fronça les sourcils.

— Mon pauvre Machefer, dit-il, tu oublies qu’on a guillotiné les chefs royalistes pris à Quiberon.

— Alors, dit froidement Machefer, nous nous ferons tuer.

— Jusqu’au dernier ?

— Mais, sans doute ; nous ne voulons pas être traités comme des incendiaires.

Barras prit la main de Machefer.

— Écoute-moi à ton tour, lui dit-il ; ce n’est pas plus le directeur qui te parle, c’est Barras, ton parrain.

— J’écoute, dit Machefer.

— Je viens de donner des ordres terribles.

— Je le sais.

— Je nomme au commandement des troupes qui vous cernent un homme qui ne vous fera pas de quartier.

— Bernier ?

— Oui, c’est lui.

— Tu as raison, dit Machefer, cet homme est une barre de fer quand il s’agit de son devoir.

— Mais, reprit Barras, ces ordres ne sont point encore partis.

— Ah !

— Ils ne partiront que ce soir. Monte à cheval, rejoins les tiens… dispersez-vous… cachez-vous tous… que les plus compromis tâchent de fuir…

— Non, dit Machefer, à quoi bon ?

— Niais ! fit Barras ; tandis que vous vous faites tuer sans espoir, vos princes jouent tranquillement au wisth.

— Comte, répondit sévèrement Machefer, tu sais bien qu’il est des sujets sur lesquels nous ne pouvons pas nous entendre.

Barras haussa les épaules.

— As-tu fermé ta lettre à Bernier ?

— Oui.

— Peux-tu la rouvrir ?

Barras prit la lettre en brisa le cachet.

— Tiens, lis, dit-il.

Et il la lui mit sous les yeux.

— Tu prends les fonctions de directeur au sérieux, peste ! fit Machefer avec amertume. Mais tu ne me refuseras pas un post-scriptum.

— Lequel ?

— Celui-ci : « Faites fusiller tout ce qui sera pris les armes à la main. » De cette façon, tu comprends, nous éviterons l’échafaud.

— Mais, s’écria Barras, il y a des femmes parmi vous ?

— Il y en a trois. La première nous commande, et celle-là voudrait être fusillée.

— Et la seconde ?

— Ah ! pour la seconde, j’ai encore autre chose à te demander.

— Quoi donc ?

— C’est la femme de ce misérable Solérol.

— Je sais cette histoire, dit Barras.

— Souillée par un mariage, elle veut se réhabiliter par un mariage.

— Je ne comprends plus, dit Barras.

— Je viens te demander de rétablir dans ses fonctions de maire, le citoyen Jean Bernin, que ton représentant Curtius a révoqué.

— En quoi cela peut-il toucher madame Solérol ?

— Nous enlèverons le maire.

— Bien.

— Et les registres de l’état civil.

— Pourquoi faire ?

— Jean Bernin mariera madame Solérol à son cousin.

— Mais madame Solérol n’est pas veuve.

— Oh ! sois tranquille, dit Machefer avec un sourire, elle le sera bientôt.

— Et quelle est donc la troisième femme qui est avec vous ?

— Ah ! pour celle-là, dit Machefer, dont le front se couvrit d’un nuage, je te demande grâce…

Barras tressaillit.

— Tu la connais aussi bien que moi, c’est mademoiselle Lange.

— Ah ! la malheureuse ! fit Barras avec émotion.

— Et je te demande grâce pour elle.

Barras regarda Machefer avec tristesse et murmura :

— Elle t’aime donc bien ?

— Oui, dit Machefer, et je l’aime tant aussi, qu’à de certaines heures le sentiment du devoir s’émousse en moi, et je songe à vivre.

Barras prit Machefer par la main :

— Va-t’en, dit-il, et sauvez-vous !… Le directeur ne saura rien de ce que tu as dit à Barras.

Machefer voulut parler encore ; mais Barras le prit par les épaules et le poussa dehors.

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Le sous-lieutenant, porteur du message de Curtius, était si las et si affamé, qu’il s’était laissé tomber dans le fauteuil que lui avança l’huissier dans la chambre du citoyen directeur, et il se mit à manger avidement.

L’opulent propriétaire du château de Grosbois avait une cave princière.

On servit, par ordre, d’excellent vin au jeune officier, du vin capiteux qui lui porta à la tête et le plongea dans un sommeil profond.

Et le sous-lieutenant dormit trente heures, et quand il partit de Paris, porteur de la lettre qui investissait le capitaine Bernier de pouvoirs illimités, Machefer avait déjà passé l’Yonne.