La Bourgeoisie et la révolution française de 1789 jusqu’à nos jours/01

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LA BOURGEOISIE


ET LA


REVOLUTION FRANCAISE.




PREMIERE PARTIE.
LES POUVOIRS ET LES PARTIS A L'OUVERTURE DE LA CRISE REVOLUTIONNAIRE.




C’est le propre de l’histoire de réunir les dates que les contemporains séparent, et de placer les faits sous la lumière de leurs plus lointaines conséquences, Il faut embrasser à distance les grandes périodes révolutionnaires et renoncer à les juger tant que les germes d’abord obscurs qu’elles recèlent n’ont pas été mûris sous les larmes et le sang des générations, Il y a moins de deux années que les meilleurs esprits considéraient la révolution de 1830 comme la conclusion du grand mouvement de 89, et trouvaient dans la monarchie constitutionnelle appuyée sur l’influence viagère des classes élevées par leur intelligence et par leur travail, la seule application pratique des idées versées dans le monde à la fin du dernier siècle. Au moment où ce régime dominait la France et semblait à la veille de devenir celui de presque toute l’Europe, la nue s’est tout à coup déchirée, et, nous arrachant à notre sécurité confiante, elle a ouvert devant nos regards d’autres horizons et de plus obscures profondeurs. Au principe du politique proportionnel à l’aptitude individuelle qui semblait universellement accepté par la conscience du pays, s’est trouvée substituée comme par un changement. à vue, la doctrine de la souveraineté numérique, absolue dans son droit, illimitée dans ses applications.

La France de 1848 ne se croyait pas à coup sûr arrivée à l’une de ces extrémités où l’on change tout à coup la loi de sa vie sociale, et jamais la main de Dieu n’imprima aux destinées d’un grand peuple une impulsion plus indépendante des volontés humaines. Toutefois n’oublions pas que le principe promulgué le 24 février 1848 n’est pas plus étranger à la révolution de 1789 que celui qui prévalut au 9 août 1830. Tous deux se révélèrent presque simultanément à nos pères durant la crise qui renversa l’antique société française. L’histoire de la révolution n’est autre que celle de la lutte engagée entre les classes moyennes et les classes populaires sur les débris du régime détruit par leurs communs efforts. L’idée bourgeoise et l’idée démocratique ont été les deux pôles du monde qui sortit en 89 des eaux de l’abîme. La première affectait la forme constitutionnelle sous Louis XVI aussi bien que sous Louis-Philippe ; la seconde proclamait tumultueusement la république en 1792 comme en 1848, et les hommes qui envahissaient le Palais-Bourbon pour en chasser les députés choisis par les électeurs censitaires continuaient l’œuvre de ceux qui s’insurgeaient contre le marc d’argent, qui, au 10 août, braquaient leurs canons contre la royauté constitutionnelle et mitraillaient, sous le commandement de Westermann, les sections commandées par Mandat.

Depuis l’ouverture des états-généraux jusqu’à la convocation de la législative à la fin de 1791, la bourgeoisie domina le mouvement révolutionnaire et fit prévaloir ses idées dans la rédaction des institutions constitutionnelles. La scène changea lorsque, après la dispersion de la noblesse émigrée, le peuple vint tout à coup, comme un hôte inattendu, occuper la place restée vide à la table du festin. Alors un duel acharne s’engagea entre les classes qui avaient renversé l’ancien régime et les masses qui prétendaient donner à la révolution commencée autre sens et une portée très différente. Vaincue sous la convention et décimée par la terreur, la bourgeoisie retrempa son courage dans son sang versé à flot, et, sans avoir inspiré le 9 thermidor, elle se trouva derrière Tallien pour en profiter. Seule responsable du directoire, elle eut seule aussi l’honneur du consulat ; l’empire lui maintint la prépondérance par son système d’administration et par sa législation civile, tout en associant à son œuvre gigantesque les classes agricoles qu’il enivra de la seule poésie qu’elles comprennent, celle de la victoire et de la guerre. En 1815, on vit recommencer, entre les fils du tiers-état et les représentans de la vieille vaincu en 89, une lutte rétrospective entretenue par d’amers ressentimens et des souffrances d’amour-propre plutôt que par une opposition naturelle d’intérêts ; enfin, la révolution de 1830 inaugura l’avènement incontesté de la bourgeoisie à la direction suprême des affaires. Le principe fondamental du vieux droit historique ayant été ce jour-là déplacé, toutes les espérances qui paraissaient puiser leurs forces dans ce principe se trouvèrent atteintes à leur source même ; elles cessèrent de se produire et l’on dût cesser de les évoquer. Ce fut désormais contre d’autres ennemis que les classes industrielles, et lettrées furent contraintes d’engager une lutte plus incertaine dans ses résultats. Au 24 février, la pierre angulaire du gouvernement de la bourgeoisie fut déplacée comme celle de la vieille société aristocratique l’avait été en 1830. En proclamant la loi du suffrage universel, la France prit le contre-pied de toutes les théories que les classes moyennes étaient parvenues à faire triompher depuis l’ouverture de la révolution.

C’est l’histoire de cette lutte, si vive encore sous nos yeux ; et qui se prolongera long-temps dans l’avenir, que je voudrais esquisser dans ses phases diverses et ses principales péripéties. Il y aurait, ce semble, un grand intérêt à suivre le conflit souvent obscur, mais toujours réel, des deux élémens qui, depuis plus d’un demi-siècle, se disputent la direction de la société nouvelle, et à juger la valeur des idées politiques qui se sont produites sous le couvert de l’un et de l’autre.

Dans ce tableau, nous rencontrerons la bourgeoisie au premier plan, car elle seule provoqua par ses efforts infatigables, à partir du milieu, du XVIIIe siècle, l’agitation qui aboutit à l’appel au pays et à la convocation des états-généraux. Quel est donc l’esprit de cette puissance à la fois si audacieuse et si timide, qui a déployé tant de ressources pour conquérir le pouvoir et si peu pour le conserver ? Qu’était la bourgeoisie française à l’ouverture de la révolution ? Quelle éducation avait-elle reçue du passé ? Quelle direction allait-elle à son tour imprimer à l’avenir ? Avant d’aller plus loin, j’ai besoin de rappeler sommairement les phases principales de son développement à travers les siècles, car jamais corporation politique ne fut autant que la bourgeoisie française en parfaite harmonie avec elle-même aux périodes décisives de son histoire.

Lorsque le flot des grandes invasions eut versé son limon réparateur sur le monde épuisé de corruption et de vieillesse, deux classes d’hommes surnagèrent seules au sein du grand naufrage. D’un côté paraissent les conquérans, demeurés, selon le droit antique de la guerre, maîtres des terres comme des personnes ; de l’autre était la foule des étrangers d’origine, de mœurs, de langage, et qui n’avaient à mettre en commun que l’étendue de leur infortune. La barrière qui les séparait ne demeura pas sans doute infranchissable, et, dès les premiers jours de l’établissement des Francs au sein des Gaule l’autorité du savoir, celle plus grande encore du Sacerdoce catholique ouvrit à bon nombre de Gallo-Romains l’accès aux richesses et aux premières dignités. Cependant la société n’en restait pas moins parquée en deux castes aussi profondément divisées que celles de l’Inde : la caste dominatrice, organisée en aristocratie militaire, et celle des anciens habitans, déshérités de la possession du soi, devenu le gage et le signe exclusif de la suprématie sociale. Placée durant plusieurs siècles sous une sorte d’état de siége, la nation fut soumise à des vainqueurs qui exerçaient, en vertu du droit de la guerre, les attributions rares d’ailleurs en ces temps-là, de l’administration et de la justice. On ne connaissait pas d’autres magistratures que celle de l’épée dans une société fondée sur la conquête, et la seule fonction publique était la fonction militaire. L’étendue des devoirs imposés par celle-ci résultait de la me sur selon laquelle chacun avait été admis au partage de la propriété conquise ; l’état des personnes fut donc subordonné à celui des terres, et celles-ci se trouvèrent naturellement enlacées dans le réseau qui embrassait dans ses étreintes le vaste territoire des Gaules. Pourtant quelque resserrées qu’en fussent les mailles, la lime des révolutions et la rouille des âges ne pouvaient manquer de les relâcher. À la première entreprise qui contraignit les barons à quitter leurs domaines pour s’aventurer dans de lointaines expéditions Ils durent mobiliser une partie de leur fortune territoriale ; aussi les croisades fondèrent-elles en Europe la puissance de l’argent, en même temps que le réveil des sciences et des arts préparait l’avènement d’une classe interposée entre les serfs de la glèbe et leurs rudes dominateurs. Cette classe acheta à prix débattu, lorsqu’elle ne le conquit point à coups de pique, le droit de posséder, de commercer, de délibérer et de s’armer. En face du donjon perché sur le rocher s’élevèrent les tours des cités municipales, et le puissance publique, qui ne s’était inquiétée jusqu’alors que des influences rurales et militaires, dut bientôt compter avec un élément’ nouveau.

En engageant ses fiefs aux navigateurs qui le transportaient outre mer, à l’usurier dont il réclamait l’assistance pour payer sa rançon ou pour armer ses vassaux, le baron féodal faisait plus qu’obérer son propre patrimoine : il portait une grave atteinte à l’ordre de choses sorti de la conquête, car il déplaçait la propriété territoriale, qui lui servait de base ; en transférant celle-ci en d’autres mains, il appelait des hommes nouveaux à la jouissance de tous les droits réels et personnels réputés alors inhérens à la propriété même. Les anoblissemens vinrent élargir promptement la brèche ouverte par l’aliénation des seigneuries. Les seigneurs avaient fait des bourgeois pour se procurer de l’argent, les rois firent des nobles dans la même pensée. Rien n’est plus curieux que de suivre de règne en règne la progressive élévation du prix des lettres d’anoblissement, devenue l’une des ressources ordinaires du fisc royal, comme nos passeports et nos ports d’armes.

On peut observer, sous les premiers Valois, les perturbations déjà profondes introduites au sein de cette grande fédération militaire par l’aliénation des fiefs, l’usage des anoblissemens et la formation des grands capitaux mobiliers. Des coups non moins sensibles y étaient portés d’un autre côté par ces chefs qui, à force de persévérance et d’adresse, étaient enfin parvenus à échanger leur pavois pour un trône héréditaire. La royauté française avait profité avec une entente admirable de toutes les circonstances qui l’avaient mise en mesure d’enfoncer ses racines, dans le soi de la patrie et d’étendre au loin son ombrage et ses rameaux.

La justice avait long-temps manqué à la société au milieu de ces luttes quotidiennes qui se renouvelaient sur tous les points du territoire, et les barons désertaient leurs tribunaux pour courir à l’ennemi. Ils ne paraissaient guère plus à la cour du suzerain qu’à leurs propres assises ; aussi les rois profitèrent-ils de leur négligence et de leur dédain pour substituer des légistes à leurs nobles conseillers. Introduits auprès de princes auxquels manquaient les premiers rudimens de l’instruction littéraire, ces légistes parvinrent à se rendre nécessaires et ne tardèrent pas à conquérir la confiance du suzerain par une aptitude au travail et une étendue de connaissances que faisaient ressortir encore la souplesse de leur conduite et la chaleur de leur dévouement. Tout le monde sait comment l’introduction du droit écrit vint faire de la justice une profession savante, et par quel concours d’heureuses circonstances les humbles baillis des domaines de la couronne se trouvèrent naturellement portés aux plus hautes charges de l’état.

Devenue le principal point d’appui de la royauté dans sa lutte contre l’aristocratie territoriale, la bourgeoisie naissante prit les mœurs que lui faisait sa condition : elle parut plus ’occupée de s’assurer la réalité du pouvoir que d’en conquérir les apparences, se montrant très humble en même temps que très résolue dans l’avancement de sa fortune et la poursuite de ses desseins. Vouée à l’extension de la puissance royale, par intérêt autant que par reconnaissance, elle seconda les rois dans leur politique, les excita dans leurs passions, et les servit trop souvent dans leurs vengeances. Ennemie naturelle de l’aristocratie féodale, elle observait aussi, avec une jalouse inquiétude, l’influence du clergé, car cette influence faisait concurrence à la sienne ; c’était d’ailleurs un obstacle à l’omnipotence qu’elle ambitionnait pour la royauté et qu’elle l’excitait incessamment à conquérir. Combattre la noblesse, contenir le clergé, étendre les prérogatives de la couronne en centralisant de plus en plus le pouvoir, telles furent les maximes dont s’inspira la bourgeoisie française des le commencement du XIVe siècle. Lorsque la maison de Valois épuisait le vieux sang de la chevalerie pour assurer l’indépendance du territoire contre l’étranger et pour fonder celle du suzerain contre ses vassaux ; lorsqu’elle confisquait les richesses du Temple et dressait l’échafaud de ses moines héroïques ; quand, entourée de ses conseillers juifs et florentins, elle préparait ses édits sur les monnaies et poursuivait la double proie du pouvoir et de l’or ; lorsqu’elle luttait enfin contre les princes confédérés dans Paris et contre les Jacques insurgés dans les provinces, la royauté faisait la politique et les affaires de la bourgeoisie ; elle s’inspirait de l’esprit qui devait animer l’opposition janséniste des parlemens sous Louis XV, présider sous Louis XVI à la rédaction des cahiers transmis par les bailliages, et faire enfin explosion à la tribune de la constituante en résistant à la fois à l’émigration et à la montagne.

Assise sur les fleurs de lis et introduite dans les conseils des rois, la classe moyenne ne s’arrêta plus dans le cours ascendant de sa fortune. De nouveaux rapports s’étaient établis entre les peuples, et les hommes subissaient chaque jour l’excitation de besoins nouveaux. Une situation plus assise avait fait naître l’industrie, éveillé l’esprit de spéculation et, dès l’ouverture du XVe siècle, on voit le commerce maritime combiner ses opérations, du fond de l’Orient aux grands marchés de l’Europe. Tandis que l’imprimerie multipliait la pensée de l’homme, la boussole ouvrait à son activité des voies jusqu’alors ignorées. L’esprit de chevalerie et l’esprit d’entreprise, étroitement associés, inspiraient les héroïques aventuriers à la voix desquels les Amériques et les Indes sortaient du sein des eaux avec leur soleil éternel et leurs trésors inépuisables. Les sens reculaient la limite des désirs autant que l’intelligence élargissait la sphère des idées ; les combinaisons de la politique et celles du négoce commençaient à s’étendre d’un hémisphère à un autre, et la lettre de change était venue supprimer la distance entre les capitaux, comme la vapeur l’a de nos jours supprimée entre les peuples. Aux scolastiques du XIIIe siècle, aux légistes du XIVe, le XVe siècle ajouta ses hardis navigateurs portugais, ses fabricans des Flandres si redoutables à nos rois, et ses marchands d’Italie qui allaient échanger leurs comptoirs pour des trônes. À ce contingent, le XIVe siècle joignit bientôt ses artistes et ses savans ; l’âge suivant constitua la puissance officielle des gens de lettres et créa l’irrésistible magistrature de l’esprit : il ne restait plus qu’à joindre à toutes ces forces l’escouade des économistes et la franc-maçonnerie des philosophes pour voir se dérouler, dans l’infinie variété de ses origines et de ses aptitudes, la puissante armée qui commença la révolution de 89, fit à son profit celle de 1830, et qui, en 1848, a vu poser devant elle un nouveau problème dont elle ne paraissait soupçonner ni la gravite ni l’imminence.

Le prodigieux mouvement imprime à l’esprit humain depuis les luttes de la papauté et de l’empire jusqu’au règne de Charles-Quint amena l’explosion de la réforme ; mais quoique le protestantisme ait pris naissance au sein des classes moyennes, dans les corporations riches et lettrées, quoique celles-ci lui aient fourni ses plus ardens propagateurs, il retarda les progrès politiques de la bourgeoisie, bien loin de les avancer. Dans presque toute l’Europe, l’aristocratie et la royauté se concertèrent pour confisquer la réforme à leur profit ; l’une, épuisée d’argent, en fit un moyen de servir sa cupidité ; l’autre, avide de pouvoir, en fit un instrument pour étendre sa puissance. En Angleterre, en Allemagne et dans les pauvres monarchies du Nord, la noblesse répara, au moyen d’immenses confiscations, sa fortune ébranlée par de longues guerres et des dissensions sanglantes. Les chose se passèrent autrement en France : l’ardente foi religieuse des masses et l’instinct politique des classes moyennes, promptement éveillé, empêchèrent les nouvelles doctrines de devenir un instrument aux mains de l’aristocratie. Les bourgeois ne tardèrent pas à comprendre que le protestantisme, embrassé par les grandes factions de cour, qui avaient besoin d’un point d’appui pour s’imposer au monarque, était devenu le drapeau de ses adversaires naturels ; aussi se rejetèrent-ils presque tous dans la résistance catholique. L’avocat David conçut la pensée, de la ligue, et les classes moyennes poursuivirent l’exécution de cette œuvre immense avec une persévérance audacieuse. Elles faillirent réaliser à leur profit, dès cette époque, en s’appuyant sur des motifs religieux, le changement dynastique qu’elles ont opéré en 1830, en se prévalant de motifs constitutionnels. La substitution de la populaire maison de Guise à la maison de Valois, d’une royauté nationale à une monarchie décrépite, la consécration du principe de la souveraineté du peuple dans les matières de gouvernement et la transformation d’une dynastie de gentilshommes en une dynastie municipale, telles furent les tentatives que le XVIe siècle fut très près de réaliser, telles furent les doctrines qui firent circuler dans toutes les villes et dans toutes les corporations du royaume très chrétien une fébrile exaltation de patriotisme et de foi. Si la ligue avait triomphé, un mouvement analogue à celui de 89 se serait produit en France deux siècles plus tôt, et, se greffant sur le sentiment catholique qui s’épanouissait alors dans toute sa sève, il aurait vraisemblablement donné des fruits moins amers et arrosés de moins de sang ; mais, dans la grande lutte contre la réforme, la bourgeoisie succomba après une résistance de tous points admirable. Elle ne céda point, en France, comme elle dut le faire en Angleterre et en Allemagne, à l’ascendant de l’aristocratie, dont les efforts dans cette grande crise ne furent pas plus heureux que les siens. Les masses demeurées catholiques, aussi bien que la noblesse devenue protestante, furent également vaincues chez nous par la royauté. L’habileté politique de Henri IV la rendit maîtresse de ce terrain si long-temps disputé. Donnant par sa situation même des gages aux uns et aux autres sans inspirer une entière confiance à personne, le Béarnais imposa aux deux partis une transaction dont il resta le garant et l’arbitre. Renonçant désormais à dicter ses conditions à la couronne, la noblesse alla mourir dans les armées du roi ou chercher à la cour les vains honneurs d’une brillante domesticité. Oubliant, de son côté, les rêves politiques qu’elle avait poursuivis durant la ligue, dans les parloirs aux marchands et les salles des hôtels-de-ville, la bourgeoisie rentra dans l’obscurité de ses comptoirs et dans ses études, ne s’occupant plus, dans le cours du siècle suivant que du soin de consolider et d’étendre sa fortune.

Aucune maison souveraine n’affecta de s’entourer plus exclusivement de noblesse que la maison de Bourbon, et nulle ne lui porta néanmoins de plus rudes coups. Jamais dynastie ne prépara d’une manière plus efficace l’avenir politique des classes sur lesquelles elle semblait faire tomber, dans ses relations habituelles, le poids de son indifférence, pour ne pas dire de son mépris. Pendant que les hommes de qualité obtenaient le désastreux privilège de se ruiner à Versailles et rachetaient par de vaines satisfactions de vanité la perte de leur influence locale, pendant qu’un ridicule préjugé écartait la noblesse des carrières industrielles, de la plupart des professions libérales et des fonctions même de la magistrature, le gouvernement royal secondait, par tout son système d’administration, les progrès des hommes nouveaux, et ceux-ci conquéraient dans les affaires une importance qui faisait ressortir de plus en plus l’humilité de leur situation dans l’état. En même temps que la royauté commettait l’irréparable faute de s’isoler de la bourgeoisie par une étiquette infranchissable, elle gouvernait de manière à tomber promptement dans sa dépendance absolue, de telle sorte que la monarchie grandissait chaque jour par ses mesures ceux qu’elle blessait au cœur par ses dédains.

L’homme d’état qui a eu peut-être au plus haut degré les préjugés du gentilhomme fut, personne ne l’ignore, le grand initiateur de la bourgeoisie. Le cardinal de Richelieu se fût écrié volontiers, comme l’organe de la noblesse aux états de 1614, que « c’était grande insolence de vouloir établir quelque sorte d’égalité entre le tiers et la noblesse qu’il y avait entre eux autant de différence comme entre le maître et le valet, » et pourtant ce ministre livrait à d’obscurs commissaires les plus hautes têtes du royaume. Il ne décapita pas seulement l’aristocratie dans ses chefs, il l’attaqua avec acharnement et corps à corps dans son organisation même. La création des intendances fut pour la noblesse un plus rude coup que l’exécution du duc de Montmorency et, si la prescience avait chez Richelieu égalé l’instinct du pouvoir, il aurait pu déterminer avec une certitude presque mathématique l’instant où ses mesures administratives auraient amené la révolution politique la plus contraire à sa nature et à son génie. En assurant par la puissance de sa volonté et la persévérance de ses efforts l’établissement d’une marine, en créant de grandes compagnies industrielles sous le patronage de l’état, en fondant des colonies en étendant et en consolidant la dette publique, Richelieu assurait au négoce et à la finance une prépondérance manifeste sur la noblesse territoriale, qui n’avait plus à courir d’autre carrière que celle des armes, et que ses mœurs élégantes préparaient à la dissipation, comme ses devoirs militaires à la ruine. Il semble d’ailleurs que cet homme prît plaisir à évoquer lui-même toutes les puissances et toutes les forces appelées à faire bientôt contre son œuvre une explosion terrible. Pendant qu’il imposé silence au parlemens, il constituait les gens de lettres en corporation délibérante. Non content de faire jouer ses drames, le patron de Laubardemont se faisait journaliste et fondait la Gazette de France. L’impitoyable ministre qui condamnait à l’indigence la mère de son roi comblait de largesses les écrivains les plus obscurs, et l’homme qui ne permettait pas aux grands du royaume de s’asseoir en sa présence voulait qu’un poète se tînt devant lui assis et couvert.

Colbert continua l’œuvre de Richelieu avec une prévoyance de l’avenir qui aurait fait reculer le ministre de Louis XIII, si celui-ci l’avait possédée. L’homme qui couvrit la France d’innombrables manufactures, le fondateur de l’Académie des sciences, le créateur de l’inscription maritime, l’organisateur des tarifs de protection pour notre navigation et notre industrie, ne se dissimulait pas les conséquences politiques qu’entraîneraient à leur suite les fécondes innovations qu’il suggérait au jeune monarque dont il possédait la confiance. Au sein des pompes de Versailles, où la grandeur de ses fonctions ne le protégeait pas toujours contre de frivoles dédains, le fils du marchand de Reims semblait déjà, de son austère et profond regard, mesurer le prochain avenir qui ferait à la fois sa gloire et sa vengeance. L’ancien intendant de Mazarin savait que la nation ne supporterait plus long-temps le joug de ces fières beautés dont il était condamné à subir les dispendieux caprices ; il ne prenait guère au sérieux ces brillans seigneurs qui avaient abandonné leurs manoirs pour vivre des bienfaits du roi, et dont les prérogatives ardemment disputées consistaient à donner chemise au monarque et à lui présenter le bougeoir.

L’éclat que répandait alors la royauté, dans la plénitude de sa force et de sa gloire, parvint à masquer, durant le cours de ce long règne, le froissement que faisait déjà naître un désaccord chaque jour plus sensible, entre les mœurs de la cour et les intérêts nouveaux qui commençaient à dominer dans la nation. Le prestige qui entourait le monarque masquait ce qu’il y avait de contradictoire dans la situation d’un gouvernement placé sous la dépendance des capitalistes, puisqu’il ne vivait que d’anticipations et d’emprunts, et dans les habitudes d’une cour qui repoussait les hommes d’industrie et de finances et se montrait inabordable à quiconque ne justifiait point d’une extraction nobiliaire. À la mort de Louis XIV, une dette publique de plus de deux milliards témoignait à la fois et des malheurs du grand règne et des nécessites qui allaient bientôt changer la face de cette société imprévoyante et dissipatrice. Aux derniers jours de sa vie, le vieux roi, réduit aux extrémités, recevait Samuel Bernard à Marly ; il laissait approcher de sa personne en l’entourant de séductions et de flatteries un Juif qui voulait bien consentir à prêter quelques millions à son gouvernement aux abois.

Ce fut l’un des premiers symptômes de l’effroyable confusion qui, sous l’empire d’une convoitise sans exemple, allait bientôt altérer les mœurs, supprimer les distances, bouleverser toutes les fortunes et toutes les imaginations. Sous la régence, il devint impossible de ne pas pénétrer la portée du mouvement de transformation qui allait faire grandir les classes moyennes par l’irrémédiable dégradation des classes supérieures. Louis XIV serait mort de honte, s’il avait pu deviner que ces fiers gentilshommes qui se pressaient autour de lui chez Mme de Maintenon, et qui affectaient d’imiter la pieuse gravité du monarque, quitteraient bientôt les galeries de Versailles pour courir les tripots de Paris, solliciteraient pour leurs fils, la main de la fille d’un aventurier écossais, prodigueraient les flatteries sa maîtresse et se querelleraient comme des laquais pour se disputer des actions. Il serait mort de colère s’il avait pu soupçonner que les jugeurs en robe rouge qu’il allait visiter dans son costume de chasse casseraient avant même que ses restes fussent déposés à Saint-Denis, le testament par lequel il s’efforçait de survivre à lui-même.

Il n’y avait pourtant dans tout cela rien que ne laissât prévoir la nature même des choses. Lorsqu’un gouvernement dépense chaque année plus qu’il ne reçoit, et telle fût la situation de la monarchie française depuis Richelieu jusqu’à Calonne, il est contraint d’avoir recours au crédit et d’en subir tous les engouemens comme toutes les inconstances. Lorsqu’une aristocratie dépouillée de toute participation au pouvoir politique, n’au d’autre privilège que de faire des dettes et de contracter des mésalliances pour les payer, il n’y a point à s’étonner si cette aristocratie finit par se montrer peu scrupuleuse sur les moyens de relever sa fortune. Enfin, quand de grandes corporations judiciaires conservent seules, dans le désordre des mœurs, la confusion des idées, et au milieu des inquiétudes générales sur la fortune publique, des habitudes graves, un esprit de corps énergique et une longue suite dans leurs desseins, il est de toute évidence qu’il doit venir un jour où l’ascendant de ces corporations sera irrésistible.

Quoique le parlement eût abdiqué toute prétention politique depuis la fronde, qui lui avait si mal réussi, et où il s’était montré si inférieur à sa tâche, son influence s’étendait chaque jour sur le royaume au point de dominer toutes les autres. Les cours souveraines, ennemies de la noblesse d’épée, surveillantes jalouses du clergé et des avec ardeur dans le cours du XVIIIe siècle l’œuvre qu’elles avaient entreprise dès leur fondation. Toutes les juridictions inférieures s’inspiraient de la même pensée, et, depuis les clercs de la basoche jusqu’aux premiers présidens, plus de cinquante mille familles vivaient sous le même patronage et grandissaient à l’ombre des mêmes institutions. La double prérogative attribuée aux rois de France, selon le mot d’un spirituel contrôleur-général, de créer des charges à volonté et de trouver toujours des sots pour les acheter, avait amené la formation d’une classe intermédiaire que ces honneurs obtenus à prix d’argent séparaient de la roture sans la confondre avec la noblesse, qui s’obstinait à lui fermer ses rangs. La société de l’ancien régime était donc sourdement minée par les souffrances les plus aigus de l’amour-propre non moins que par l’effet des malheurs publics. Un concert tacite s’établit entre la plupart des magistrats du royaume, les propriétaires d’offices et de charges municipales, les banquiers, les traitans et les industriels, pour renverser un état de choses qui infligeait à leur vanité des blessures si gratuites et si profondes. Depuis cinquante ans, les chefs de la bourgeoisie financière et les gens de lettres côtoyaient la noblesse de trop près pour ne pas s’efforcer de renverser la barrière purement morale qui les séparait d’elle.

Les classes moyennes n’apportaient d’ailleurs dans leurs dispositions révolutionnaires aucune pensée de nivellement, et étaient fort loin de soupçonner la direction que prendrait par la suite le mouvement si vivement suscité par elles. On peut même dire qu’aucune portion de la vieille société française ne désirait peut-être autant que la bourgeoisie maintenir la distance qui la séparait du peuple, et qu’aucune n’était au fond plus jalouse gardienne de ses prérogatives et de ses privilèges. Ses mœurs autant que ses intérêts la rendaient absolument rebelle à l’égalité entendue dans le sens démocratique que nous lui attribuons aujourd’hui. L’égalité par en haut ne présupposait nullement pour elle l’égalité par en bas. La vie sociale était alors distincte et tranchée par les habitudes, par le costume comme par l’esprit des classes diverses dont se composait cette vaste mosaïque. L’existence du compagnon ouvrier était aussi étrangère à celle du maître, dont il était séparé par le privilège de maîtrise, que la vie du maître était distincte de celle du bourgeois, et la petite bourgeoisie n’attachait pas moins de prix au droit de porter de la poudre que la noblesse au droit de porter l’épée. Lorsque s’agitait durant le cours du XVIIIe siècle le vague instinct d’une réforme politique, il n’était pas un conseiller de présidial, pas un échevin, pas un procureur, pas un marchand, pas même un maître ouvrier qui n’eût reculé à la pensée de confondre dans une immense unité tous les rangs et toutes les classes, et la plupart auraient abjuré toute espérance novatrice, s’ils avaient pu soupçonner que le dernier mot d’une réforme serait d’attribuer à tous les mêmes droits politiques, et de faire monter le peuple au niveau de la bourgeoisie qui n’aspirait elle-même qu’à partager les prérogatives de la noblesse. Pour les esprits qu’échauffait pendant le règne de Louis XV le premier souffle de la vie publique, pour les parlementaires, les gens de lettres et de finances, le peuple était une abstraction dont on tenait encore peu de compte. Si les économistes tombaient d’accord de dégrever les denrées de première nécessité, d’alléger les impôts qui pesaient sur les classes pauvres, si les plus hardis admettaient en principe la liberté du commerce et de l’industrie, et réclamaient des modifications au régime des maîtrises et jurandes, personne n’avait la pensée d’attribuer aux masses un rôle actif dans les affaires publiques, et nul ne soupçonnait, même à la veille de la grande crise, que celles-ci fussent destinées à porter un poids décisif dans les solutions réservées à l’avenir.

J.-J. Rousseau fut le premier des grands écrivains du XVIIIe siècle qui étendit la sphère où se concentraient alors les spéculations et les espérances des novateurs. Étranger à la France par son origine, il n’avait pas, comme les Français, la croyance innée de la monarchie. Non moins humilié par les financiers que par les grands seigneurs dans les orageuses vicissitudes, de sa vie, il éprouvait une amère et poignante joie en attaquant dans ses bases la société qui avait si lourdement pesé sur son orgueil ; et en secouant la poussière de ses souliers sur ce monde dont il prédisait la ruine. Sans tenir aucun compte des données de l’histoire et des situations établies, Rousseau prétendit remonter à l’origine même du pouvoir, saisir à leur source les lois primordiales du pacte établi entre les hommes et déterminer les conditions normales de toute souveraineté légitime. La passion démocratique vint colorer de ses teintes empourprées un fond de métaphysique assez vulgaire, et l’auteur du Contrat social ouvrit le premier la brèche qu’élargirent successivement Raynal, Mably, Thomas Payne, Roberpierre, Babœuf, SaintSaint-Simon et Fourier, esprits divers sans doute par leurs tendances comme par leurs destinées mais tous issus de la même pensée, inspirés de la même passion.

Ce n’était pas à l’auteur du Contrat social que la bourgeoisie demandait ses inspirations politiques : si elle répétait ses maximes, c’était dans la plus parfaite ignorance de leur portée inévitable. Pour elle aussi bien que pour la noblesse, Rousseau n’était guère qu’un rêveur éloquent dont la portée pratique n’allait pas au-delà de quelques innovations dans la manière de nourrir et d’élever les petits enfans. Il était réservé à un autre publiciste de donner une direction plus précise aux pensées de ces hommes nouveaux, artisans de leur propre fortune, qui s’agitaient jusqu’à lui dans la tumultueuse confusion de leurs espérances. Montesquieu fut leur véritable initiateur, et c’est à ’l’Esprit des lois qu’il faut remonter comme à la source du grand mouvement qui, après avoir agité, durant près d’un demi-siècle, tous les parlemens du royaume, aboutit enfin à la convocation des états-généraux et à la formation de l’assemblée nationale. Le docte président au parlement de Bordeaux offrait, par les tendances de son esprit, le plus complet contraste avec le citoyen de Genève. L’un professait pour les faits le respect que l’autre affectait pour les principes, et, pendant que celui-ci s’efforçait de donner aux problèmes sociaux la précision des solutions mathématiques, celui-là ne demandait d’enseignement qu’à l’histoire et à l’étude des législations comparées. Montesquieu avait une foi profonde dans la royauté : les conditions à peu près irréalisables qu’il attribuait à la république constatent qu’il ne considérait pas cette forme de gouvernement comme de nature à devenir pour les sociétés modernes l’objet d’un essai sérieux. La démocratie n’existait, à ses yeux, que dans les écrits de Thucydide et les souvenirs de l’Agora d’Athènes. Le savant parlementaire ne séparait pas la monarchie des institutions qui s’étaient développées à son ombre ; il allait jusqu’à proclamer les heureuses conséquences de la vénalité des charges et de l’hérédité des offices. Il ne comprenait pas la monarchie sans une hiérarchie complète qui lui servît de base et dont elle fut elle-même le sommet ; mais il voulait que la noblesse cessât d’être une caste pour devenir une institution, qu’elle conquît des pouvoirs politiques au lieu de vains honneurs, qu’elle réclamât des droits au lieu de privilèges ; il la comprenait élargie et transformée, et la voulait d’un accès prompt et facile pour tous ceux que le progrès naturel de la société amenait à sa tête ; il n’entendait enfin que les familles, au lieu de demeurer marquées d’une sorte de sceau primordial ineffaçable, y entrassent par leur élévation ou en sortissent par leur décadence. Régulariser, sans le détruire, l’état de choses qu’il avait sous les yeux, en substituant un régime de garantie au régime du bon plaisir et le droit mobile et personnel au droit de la naissance ; tel fut le travail poursuivi par Montesquieu avec le chaleureux concours des gens de lettres, des gens de loi et des gens de finance. Les premiers préparaient la révolution en agitant les intelligences, les seconds profitaient dans la même pensée du droit de l’enregistrement pour exciter les parlemens à prendre pied dans la sphère législative, les troisième imposaient enfin des conditions chaque jour plus étroites pour prix d’un concours que le désordre financier rendait de plus en plus nécessaire. Le gouffre du déficit s’élargissait en effet chaque année, et lorsque Louis XVI, avec des ressources annuelles de plus, en plus insuffisantes se vit contraint de faire face aux dépenses extraordinaires nécessité par la guerre d’Amérique, il devint évident pour tout le monde que la crise financière allait ouvrir la crise politique.

Rousseau partait de la démocratie pour arriver à la république ; Montesquieu s’appuyait sur la bourgeoisie pour aboutir à la monarchie constitutionnelle. L’un aspirait à propager dans tous les rangs le sentiment de l’égalité, l’autre à faire circuler sous des formes régulières la vie politique dans les classes éclairées de la nation. Le dernier mot du Contrat social était nivellement, le dernier mot de ’l’Esprit des lois était liberté. Ces deux hommes ont entr’ouvert deux larges voies parallèles, pour ne pas dire opposées, et la trace de leur action, non moins diverse que puissante, est demeurée sensible à toutes les phases de la révolution française. Nous la retrouvons encore toute grande ouverte sous nos yeux. Le parti socialiste et le parti constitutionnel tiennent en effet par toutes leurs racines à ces deux grandes écoles du dernier siècle, et M. Louis Blanc ne sort pas moins manifestement de l’école de Rousseau que M. Guizot de celle de Montesquieu.

Les économistes avaient partagé avec l’auteur de ’l’Esprit des lois la tâche de préparer l’éducation politique de la classe qui élevait ses prétentions au niveau de sa fortune. Si quelques esprits de cette secte professaient, en matière commerciale, des idées de liberté absolue peu compatibles avec les intérêts de la bourgeoisie productive, les hommes les plus influens de l’école suivirent la féconde tradition de Colbert, et ramenèrent la science du gouvernement à l’art d’augmenter la richesse publique par la protection du travail national et l’augmentation du capital réel.

Le courant des idées comme celui des faits conduisait donc à un changement profond dans les conditions d’une société jusqu’alors toute militaire. Le travail et l’industrie se relevaient chaque jour dans l’opinion du discrédit que les institutions faisaient encore peser sur eux. Maintenir la suprématie du sang sur l’intelligence dans un siècle où les rois sollicitaient l’honneur de correspondre avec Voltaire, continuer à professer la suprématie de la carrière des armes sur les professions libérales, lorsque celles-ci dispensaient presque exclusivement la considération et la fortune, c’était une impossibilité parfaitement comprise du prince égoïste qui régnait sur la société dont il hâtait la corruption par ses exemples, et dont il prédisait la catastrophe avec une sagacité peu commune. Durant la longue vie de Louis XV, l’atmosphère fut comme imprégnée de fluide révolutionnaire. Il faisait explosion dans les salons, où l’esprit fort avait fait alliance avec la galanterie, dans les académies, devenues les foyers de la vaste conspiration ourdie contre toutes les croyances qui gouvernent les hommes, dans les parlemens surtout, demeurés les seuls organes de la pensée publique. La magistrature fut le centre et l’instrument le plus actif de l’opposition de la bourgeoisie contre un gouvernement que celle-ci aspirait à partager beaucoup plus qu’à détruire. Aussi le nom des parlemens remplit-il la première période de la crise qui s’ouvrit à la mort de Louis XIV pour se prolonger jusqu’à la convocation de la première assemblée des notables. Ces grandes compagnies jouissaient alors de toute la faveur publique, parce qu’elles se montraient sympathiques à toutes les idées qui germaient dans la nation ; on flattait tous leurs préjugés, on allait au-devant de leurs prétentions les moins admissibles. Pour les exciter à prendre en main la cause du pays, on paraissait les considérer comme ses représentans naturels, et l’on s’accordait pour fermer les yeux sur le titre plus qu’équivoque en vertu duquel des agens choisis par la couronne pour rendre la justice en son nom prétendaient exercer un contrôle sur le pouvoir politique en changeant le sens naturel de la formalité de l’enregistrement.

Une telle prétention ne comportait pas l’examen ; mais ces corps avaient alors une si grande autorité dans l’opinion, que leur concours était réclamé par les intérêts les plus élevés, et leurs décisions partout acceptées, comme souveraines. Lorsque s’engagea la lutte relative au testament de Louis XIV, la couronne fut mise en dépôt au greffe, et l’on vit les princes du sang invoquer avec humilité les secours du parlement, qualifié par eux de conseil suprême de la nation, afin d’obtenir un point d’appui contre les légitimés. Le régent, menacé par ceux-ci et par l’Espagne, avait incliné le pouvoir royal sous une juridiction qui disposait d’une force morale dont les difficultés politiques faisaient pour la première fois comprendre toute l’importance. Ces éclatans succès avaient mis le parlement de Paris en goût de s’assurer une puissance à l’extension de laquelle les rivalités de tous les grands corps de l’état semblaient concourir à l’envi. Il est à remarquer qu’à cette époque personne ne prononçait encore le mot d’états-généraux. On le trouve jeté comme en passant dans les mémoires de Fénelon qui contiennent l’admirable tableau des misères publiques à la fin du grand règne ; il apparaît comme une menace dans un manifeste des coalisés voulant prendre des garanties contre Louis- XIV vaincu, et Philippe V le lançait à tout hasard dans une déclaration contre le régent sans soupçonner le sens qu’il prendrait un jour.

Vers la fin du règne de Louis XV, l’agitation parlementaire prend quelque chose de violent et de convulsif. C’est une lutte quotidienne organisée sur tous les points du royaume entre la couronne et les magistrats ; ce ne sont, du côté de la cour, que lits de justice, jussions menaçantes et ordres d’exil ; ce ne sont, du côté des compagnies judiciaires, que refus constans, paroles amères et prétentions exorbitantes. La guerre devient plus vive encore sous Louis XVI, qui, après avoir commencé par rappeler les parlemens, se trouve, après dix ans de règne, dans la nécessité de leur imposer l’enregistrement des édits même les plus utiles.

Il est facile de s’assurer, dans le cours des années qui précèdent immédiatement 89, que l’opposition parlementaire est stimulée par un principe nouveau beaucoup plus énergique que celui qui l’avait inspirée jusqu’alors. C’est que le peuple commence à descendre dans l’arène et à se masser derrière la bourgeoisie, qui seule avait exposé ses griefs et ses prétentions par l’organe des magistrats, par les traités des philosophes et les écrits des économistes. Déjà les clameurs de la place publique se mêlent aux débats des académies ; la classe moyenne, engagée dans une lutte que les résistances de la cour rendent incertaine, accepte en pleine sécurité un concours dont elle ne soupçonne pas encore le véritable caractère, et dont elle croit d’ailleurs rester la maîtresse de régler les limites et les conditions.

À la fin du XVIIIe siècle, le peuple n’apportait, il est vrai, dans les débats politiques aucune des théories qu’on produit en son nom de nos jours : on n’avait pas encore érigé à l’état de croyances des systèmes destinés à justifier toutes ses cupidités et à consacrer toutes ses passions ; mais, si les lois fondamentales de l’humanité n’étaient pas encore mises en question, les masses souffraient cruellement dans leur existence matérielle, qu’une série d’années calamiteuses avait rendue précaire et difficile. Le prix élevé des céréales, les impôts qu’une administration ignorante faisait peser sur les denrées de première nécessité, au risque de tarir la consommation à sa source, les entraves imposées aux travailleurs par les privilèges des maîtrises, faisaient couver au sein des populations de sourdes, mais implacables colères. Ces griefs étaient d’une tout autre nature que ceux de la bourgeoisie, et l’on pouvait prévoir, ce semble, que s’ils se produisaient jamais en même temps le cri des uns finirait bientôt par étouffer la voix des autres.

Quoi qu’il en soit, ces deux mouvemens se développèrent avec une simultanéité qui fut la cause première de nos malheurs. Ils reçurent des circonstances un mot d’ordre commun. La bourgeoisie mécontente et le peuple affamé réclamèrent à grands cris la convocation des états-généraux, et cet irrésistible élan eut bientôt triomphé de toutes les résistances. Quoique les parlemens comprissent trop bien que la convocation des représentans de la nation mettrait fin au rôle politique qu’à défaut d’autres organes l’opinion consentait à leur attribuer, ils ne purent s’empêcher de répéter eux-mêmes le formidable cri dans lequel semblaient s’exhaler toutes les douleurs et toutes les espérances d’un grand peuple. Lorsque la France est sous l’empire d’une idée fixe, la puissance de celle-ci devient irrésistible. Aussi l’habileté des hommes qui gouvernent ce pays consiste-t-elle à mesurer d’une vue nette et ferme la véritable portée des mouvemens qui l’agitent. Comme l’architecte qui creuse tout d’abord jusqu’à la couche assez solide pont supporter les fondemens du nouvel édifice, il faut qu’ils pénètrent du premier coup jusqu’à l’idée qui se dégagera du sein des révolutions, et qu’ils la proclament sans hésiter, au lieu d’user leur popularité dans des combinaisons intermédiaires et stériles. Malheureusement la perception distincte du but à atteindre et le courage d’une résolution décisive manquèrent à tous les ministres auxquels Louis XVI confia son cœur. On les vit lutter pendant plusieurs années pour prévenir, puis après pour retarder la convocation des états-généraux, de telle sorte qu’au lieu de faire reporter jusqu’au trône l’initiative d’une mesure devenue inévitable, ils ne parurent céder que devant la banqueroute devenue imminente. M. de Calonne avait essayé de donner le change l’opinion en réunissant une assemblée de notables qui, choisis par la couronne avec un pouvoir purement consultatif, ne parurent appelés que pour donner une sanction nouvelle à ce régime du bon plaisir, auquel la France souhaitait alors avec passion de se soustraire, même au prix d’une révolution. M. de Lamoignon, doué d’une imagination plus féconde et d’une érudition plus malheureuse, conçut la pensée de sa cour plénière, renouvelée des champs-de-mai, et ce ministre résolut le problème de s’aliéner du même coup les parlemens, dont il limitait les attributions, et l’opinion publique, à laquelle il refusait la seule satisfaction qu’elle consentît désormais à accepter.

Les hypothèses, souvent dangereuses lorsqu’on en place la réalisation dans l’avenir, le sont encore davantage quand on s’en sert pour éclairer le passé. Toutefois j’ai la conviction réfléchie qu’une autre marche, suivie au début de la révolution française, aurait pu imprimer aux événemens une direction très différente de celle qu’ils prirent si malheureusement, et je crois fermement qu’il n’aurait pas été au-dessus de la puissance des hommes d’état de maintenir au mouvement de 89 le caractère d’une réforme modérée dans le sens où l’entendait alors la portion intelligente du tiers-état. À la fin du XVIIIe siècle, cette portion de la société arrivait au pouvoir politique par un progrès naturel et par un droit aussi incontestable que celui qui avait assuré son affranchissement civil à la fin du XIIIe siècle. Comme toutes les puissances dont le jour est venu, le tiers fut, au début de la crise, confiant dans sa force et modéré dans ses exigences. Son droit d’ailleurs était si manifeste, qu’avant l’ouverture des funestes débats suscités par la vérification des pouvoirs, débats qu’il aurait été facile d’éviter, ce droit n’était même contesté par la noblesse dans aucune de ses principales applications. Il importe beaucoup, en effet, et à la vérité historique, et à l’honneur de la nation, de constater que les réclamations du tiers-état, dans ce qu’elles avaient de fondamental, ne rencontrèrent aucun repoussement systématique au sein des deux ordres privilégiés.

Pour le nier, il faudrait n’envisager que les violences de la lutte, sans remonter aux dispositions antérieures à cette lutte même et aux circonstances qui la provoquèrent si soudainement. Lorsqu’on dépouille dans un esprit d’impartialité les cahiers dressés dans les bailliages aux premiers mois de 1789 pour servir d’instructions aux députés des trois ordres, on demeure frappé de leur magnifique accord sur les questions principales. Le clergé s’entend sur presque tous les points avec le tiers-état ; la noblesse avoue la plupart des grands principes contre lesquels ne protestent timidement, et à mots couverts, que quelques rares députations des provinces. On peut dire, par exemple, que les articles suivans, inscrits aux cahiers des trois ordres, n’étaient l’objet d’aucune contestation.

Dans l’ordre politique, la noblesse et le clergé admettaient aussi nettement que le tiers-état la reconnaissance de ce dogme vieux comme la monarchie, que la souveraineté, originairement émanée de la nation et déléguée par elle, ne pouvait s’exercer dans sa plénitude que par l’accord de la représentation nationale avec le chef héréditaire de l’état. Les trois ordres proclamaient à l’envi l’urgence de constituer la nation d’après des bases permanentes déterminées par l’assemblée des états-généraux, et personne ne contestait à ceux-ci le droit exclusif de contrôler les dépenses et de voter l’impôt. On proclamait avec une entière sincérité la résolution de renoncer à toutes les immunités et privilèges, tant financiers que personnels, qui imprimaient aux terres la qualité des personnes et qui faisaient de la noblesse comme un état dans l’état. La convenance de ce sacrifice est exposée dans tous les cahiers du clergé aussi formellement que dans ceux du tiers ; elle n’est contestée dans aucun des mandats de la noblesse, et le seul débat que pût susciter la rédaction d’un certain nombre de ceux-ci roulait sur la question de savoir si l’on reconnaîtrait à la noblesse le droit de faire spontanément, comme ordre, le sacrifice de ses privilèges pécuniaires, ou si l’on entendait le lui imposer en vertu d’un droit étranger et supérieur au sien. Je plus complet accord se faisait d’ailleurs remarquer pour la suppression immédiate des derniers vestiges du servage, pour l’admissibilité des citoyens de toutes les conditions aux emplois publics, sans autre distinction que leur valeur personnelle.

Danis l’ordre moral, on admettait unanimement les points suivans : liberté de la presse sous le régime de lois purement répressives, éducation des enfans pauvres et abandonnés aux frais de l’état, liberté des cultes pleinement acceptée au point de vue constitutionnel par le clergé lui nième, qui se borne à demander que la religion catholique conserve la qualité de religion de l’état.

Pour l’ordre judiciaire, tous les cahiers réclamaient avec une insistance égale l’unité de législation en matière civile et criminelle, la suppression de toutes les juridictions exceptionnelles et privilégiées, la publicité des débats, la formation d’une jurisprudence commune à tout le royaume, la réforme et la codification des lois de procédure, la refonte et l’adoucissement des lois pénales. Il en était ainsi, dans l’ordre administratif, pour la création d’assemblées provinciales contrôlant la gestion de tous les délégués de l’autorité royale, pour l’unité des poids et mesures, et pour l’étude d’une nouvelle division électorale du royaume d’après la double base de la population et du revenu. Enfin, dans l’ordre économique, on proclamait généralement la liberté de l’industrie, la liberté de circulation, la suppression de toutes les douanes intérieures, le remplacement de la gabelle, des tailles et de la capitation par un système d’impôt territorial et mobilier établi de manière à ne pas élever le prix des matières premières et à atteindre tous les fruits sans jamais affecter le capital.

Tel fut le résumé des vœux de la France solennellement consultée. C’était là le fruit mûri par la nature et par les siècles, le résultat combiné du génie historique et du progrès contemporain. Jamais plus vaste ensemble de vues politiques ne sortit d’une enquête nationale, et l’Europe n’a guère trouvé, après soixante années, rien de plus fécond que ces réformes, sorties au début de nos malheurs du noble cœur de tout un peuple.

Plusieurs points délicats restaient sans doute à débattre entre le tiers-état et les deux anciens ordres privilégiés, et ces points ne pouvaient manquer d’engendrer les plus dangereuses collisions, si la force modératrice de la royauté n’intervenait pas en temps utile pour imposer une transaction nécessaire. Apres les concessions spontanément faites et les principes proclamés par les privilégiés, après les sacrifices qu’ils consommèrent plus tard sans hésiter, il demeure démontre que ces difficultés touchaient bien moins aux intérêts qu’aux amours-propres, et que pour les résoudre il s’agissait beaucoup plus de ne pas blesser un juste orgueil que de maintenir des avantages matériels dont on était alors disposé à faire soi-même bon marché. En se rappelant, d’un côté l’attitude politique du clergé, si constamment favorable à la cause populaire depuis l’ouverture de l’assemblée nationale jusqu’au fatal projet de la constitution civile, en se souvenant aussi de l’empressement avec lequel la noblesse fut elle-même au 4 août 1789, au-devant du sacrifice de ses derniers privilèges, il est impossible de méconnaître la pureté des intentions et l’admirable désintéressement que tous les représentans de la nation française apportèrent aux débats de l’assemblée. Comment de si hautes et si généreuses pensées aboutirent-elles à de si terribles catastrophes ? quelles cause détournèrent si soudainement le cours d’une révolution qui s’ouvrait large et facile ? comment enfin ce port heureux de l’égalité civile, de la liberté politique et de la monarchie constitutionnelle, où la France semblait toucher à l’ouverture des états-généraux, ne s’est-il ouvert pour elle qu’après vingt-cinq ans de luttes sanglantes et de mutuelles proscriptions ? Ce travail aura pour but d’expliquer cette déplorable déviation, en faisant remonter à certains hommes et à certains actes une responsabilité dont on a fait tant d’efforts pour les dégager en l’imputant à la fatalité des circonstances.

Les progrès de l’homme sur cette terre d’épreuves sont toujours achetés par de longues souffrances, et les nations enfantent aussi dans la douleur. Cette loi mystérieuse, qui a ses racines dans les profondeurs mêmes de notre nature, pesa de tout son poids sur la France au temps de sa transformation politique, et ce fut à travers une voie douloureuse qu’elle s’achemina vers le but qu’elle se croyait déjà si près d’atteindre. Trois intérêts se trouvèrent d’abord en présence : celui de la bourgeoisie, celui de la noblesse et celui de la royauté. L’analyse des causes secondes mises en jeu par la Providence pour son œuvre d’expiation et de justice permet d’imputer une part à peu près égale dans nos malheurs à l’esprit irréligieux de la bourgeoisie, au défaut complet d’esprit politique chez la noblesse et à l’absence de toute initiative et de toute résolution du côté de la royauté.

Le tiers-état avait ses passions comme tous les grands corps ; on ne saurait s’étonner qu’il en ait subi l’influence. Ces passions étaient, en effet, les élémens mêmes de sa vie sociale, et, en suivant à travers l’histoire les développemens de la bourgeoisie française, nous les avons vus se résumer en trois points : chaleureux dévouement à la royauté, seul représentant possible du pouvoir administratif centralisé ; inimitié incurable contre l’aristocratie de naissance ; suspicion constante contre l’influence exercée par le clergé dans l’ordre temporel. Ce fut sur ce dernier sentiment que se greffa, au XVIIe siècle, l’hérésie janséniste ; ce fut par lui que le jansénisme descendit fort avant dans les classes moyennes, à l’esprit desquels il ne convenait pas moins par l’ardeur de sa foi religieuse que par son esprit d’indépendance en matière politique.

Que les classes moyennes entretinssent contre les classes aristocratiques des antipathies profondes, il n’y avait donc point à s’en étonner ni à s’en plaindre ; qu’elles ouvrissent leur cœur à une doctrine religieuse sévère et en rapport avec leurs secrets instincts, il n’y avait en à cela rien que de naturel. Malheureusement un plus détestable breuvage avait touché les lèvres de la bourgeoisie et pénétré jusqu’à son cœur. Elle avait bu à longs traits la coupe que Voltaire versait alors à l’Europe, et le rationalisme déclamatoire de Jean-Jacques Rousseau avait à la fois échauffé son cerveau et desséché son cœur. Les fils des rudes ligueurs du XVIe siècle étaient devenus esprits forts et sceptiques au XVIIIe, et lorsque les événemens les appelèrent sur la scène politique, après une retraite de deux siècles, ils s’y présentèrent l’esprit troublé, le cœur vide de foi, et après avoir tari dans leur propre sein les sources de la charité et de l’amour. Les classés lettrées croyaient avoir découvert pour l’intelligence un autre flambeau et pour la vie une autre règle que la loi toujours ancienne et toujours nouvelle qui remonte par le passé jusqu’à l’origine des sociétés, et s’associe pour l’avenir à toutes les phases de leurs développemens successifs. La bourgeoisie répudiait les croyantes de ses ancêtres, le culte du foyer domestique, et, cessant de comprendre la gloire dont ses pères l’avaient couverte en triomphant du protestantisme, représenté par une aristocratie calviniste, elle attendait alors de la raison humaine la solution de tous les problèmes, aussi bien que la satisfaction de toutes ses vanités. Elle s’était faite rationaliste avec Rousseau, impie avec Diderot et cynique avec Voltaire. Cette altération du sentiment religieux a été l’origine première de ses fautes, la cause inspiratrice de ses plus funestes résolutions. Personne n’ignore que l’esprit philosophique provoqua dans la constituante les mesures qui contribuèrent le plus puissamment à susciter des résistances à la révolution et à en transférer la direction de la classe moyenne au peuple lui-même ; et, lorsque nous serons conduits à rechercher les causes qui, en 1848, arrachèrent si soudainement le pouvoir à la bourgeoisie, au faîte de sa puissance et de sa force, nous retrouverons cette même infirmité originaire, dont l’effet est de la rendre aussi confiante dans les succès que timide dans les revers.

La noblesse avait, comme la classe moyenne, ses passions natives, ses préjugés invétérés et ses illusions déplorables. Ni ses traditions, ni ses mœurs, ni ses idées, n’avaient prédisposé l’aristocratie française à la vie publique ; elle ne possédait aucune des qualités qui mettent en mesure d’en conjurer les orages. La noblesse n’avait été au sein de la monarchie qu’une admirable école d’honneur et de courage militaires. Elle avait accepté sans résistance le rôle auquel les rois avaient si long-temps travaillé à la réduire ; lorsqu’elle eût pu devenir un grand pouvoir dans l’état, elle avait consenti à n’être que l’épée de la royauté. Au XVe siècle, elle s’était laissé décapiter par Louis XI ; au XVIe elle avait fléchi sous le génie de Henri IV, après lui avoir frayé les voies du trône ; au XVIIe, elle avait perdu par deux fois, durant la minorité de Louis XIII et celle de Louis XIV, l’occasion d’intervenir activement dans les affaires de son pays. Lorsqu’elle eût pu exiger des garanties pour la nation et pour elle-même, elle s’était bornée à stipuler des gouvernemens et des pensions au profit de ses chefs ; elle s’était enfin montrée, depuis trois siècles plus dénuée d’esprit politique qu’il n’est possible de le croire et de l’exprimer.

Une éducation faite dans les camps et à Versailles, dans la dissipation de la guerre et des plaisirs, l’avait mal préparée au rôle difficile que les circonstances allaient lui imposer. On pouvait prévoir que sa confiance en elle-même l’empêcherait souvent de voir les périls, et qu’elle aimerait mieux les affronter par son courage que les prévenir par sa prudence ; il fallait enfin peu de perspicacité pour deviner que ses formes blessantes lui feraient perdre presque toujours le profit de ses meilleures intentions. Aussi vit-on bientôt la noblesse, laissée sans direction par la cour, livrer de dangereux combats pour des questions secondaires ou de déplorables futilités, lorsqu’elle abandonnait sans hésitation et sans arrière-pensée les prérogatives les plus fructueuses et les plus utiles. Le grand-maître des cérémonies, à cheval sur l’étiquette comme un procureur sur la procédure, ne contribua pas peu à faire évanouir, par ses pointilleries, les patriotiques dispositions que chacun apportait à l’ouverture des états-géneraux. De plus, si la noblesse ne marchandait pas son sang à la France, elle s’était accoutumée à confondre la patrie avec le monarque, sa personnification vivante, et avait consenti à descendre au rang d’une grande compagnie de gardes du corps. Aussi était-il manifeste que l’esprit de conciliation et de sacrifice si loyalement apporté par les gentilshommes dans la discussion des intérêts généraux ne résisterait pas à la plus légère atteinte portée à la dignité de la couronne. La noblesse ne s’inquiétait point de l’opinion publique tant qu’elle était en règle avec la royaume et avec elle-même ; ce fut pour cela qu’après le départ du roi pour Varennes elle abandonna le sol au moment où il tremblait sous la violence de la tempête, et que l’on vit expirer dans les tristes conciliabules de Coblentz le dernier souffle de l’esprit héroïque qui avait fait les croisades.

Les dignitaires de l’ordre du clergé avaient dans une certaine mesure subi l’influence des mêmes idées. Poursuivie en France, depuis le règne des Valois, par les suspicions parlementaires ; conduite par l’apparition du protestantisme, a réclamer l’appui du bras séculier, l’église avait consenti à mettre sa démocratique hiérarchie au service de la cour. L’épiscopat était devenu, comme le cordon bleu, un privilège de la naissance ; et chez les plus pieux évêques les préjuges du gentilhomme s’unissaient aux vertus de leur état. La vie et le génie, qui en est la splendeur, semblèrent se retirer de l’église gallicane, après qu’elle eut vendu son droit d’aînesse pour de tristes avantages et mis sa jeunesse éternelle à l’abri d’un pouvoir vieillissant. On avait vu le clergé français suivre Louis XIV à l’extrémité de toutes ses entreprises. Lorsque dans sa jeunesse ce prince altier menaçait le saint-siège, il n’y avait pas eu un avertissement pour l’arrêter à la limite du schisme ; lorsque, plus tard, Louis traqua ses sujets protestans, imposant sa foi royale de la même autorité qu’il prescrivait la légitimation de ses bâtards, le clergé gallican avait eu le malheur d’applaudir ces actes sauvages. La déclaration de 1686 et la révocation de l’édit de Nantes pesaient sur les prélats de cour d’un poids égal. Sous la régence, ceux-ci n’avaient pas résisté, lorsqu’un prince conçut l’insolente pensée de donner l’abbé Dubois pour successeur à Fénelon, et le nouvel archevêque de Cambrai avait trouvé des consécrateurs nombreux et empressés. Sous Louis XV, le clergé s’était tu devant des monstruosités dont l’univers chrétien croyait que la Rome des Césars avait emporté pour jamais le nom et le souvenir. Durant tout le cours du XVIIIe siècle, il avait déployé peu de zèle et peu de lumière ; il s’était montré faible par l’intelligence et par la charité, et il avait laissé passer en des mains ennemies le feu sacré de la science, l’un des dons de l’esprit de vérité. La masse de ce clergé était d’ailleurs pleine de foi, et beaucoup moins répréhensible, sous le rapport des mœurs, que le monde n’affectait de la croire et de le dire ; Une seule chose lui manquait pour retrouver sa puissance morale, la rupture des liens qui l’enchaînaient àa la société politique ; mais, du sein de sa miséricordieuse justice, Dieu allait épancher sur lui ce trésor des persécutions où l’église se retrempe comme l’ame humaine, il allait rendre toute sa force à cette parole des premiers wiècles, que le sang est la semence des chrétiens[1].

Une bourgeoisie qui méconnaissait le sens chrétien de l’œuvre d’émancipation préparée pour le monde, un clergé, mou et tiède, une noblesse dont l’éducation avait égaré le dévouement et faussé les instincts généreux, tels étaient donc les élémens qui, allaient se mêler dans la fournaise ardente où fermentaient tant de passions. Aucune de ces forces ne pouvait évidemment ni se conduire elle-même ni dominer les autres, et une seule chance s’offrait pour la solution régulière de tant de difficultés : c’était que le seul pouvoir alors respecté par les diverses classes de la nation prit, en temps opportun, l’initiative d’une transaction basée sur une idée large et féconde.

Ce rôle avait été celui de la royauté à toutes les époques de notre histoire. Sous sa puissante influence, des populations diverses d’origine opposées d’intérêts, s’étaient condensées dans une unité incomparable. Après avoir couvé la France sous son aile, la royauté l’avait agrandi par son épée. Louis XIV avait eu le rare bonheur d’arriver pour achever cette œuvre, et de représenter la royauté française au moment où les autres monarchies de l’Europe étaient en pleine décadence. L’Autriche était alors tenue en échec par les armes ottomanes et par les agitations de la Hongrie, l’Allemagne du traite de Westphalie était impuissante, parce qu’elle était divisée ; l’Espagne semblait atteinte de la langueur dont allait expirer la triste descendance de Charles-Quint ; en Angleterre, régnait une dynastie besoigneuse et menacée, qui attendait de Versailles les subsides que lui refusaient ses parlemens ; au nord de l’Europe, la Suède et la Pologne, dévouées à la France ou achetées par son or, venaient compléter cet assujettissement du monde auquel les circonstances avaient plus concouru que l’action personnelle du monarque. Malheureusement ce jet brillant fut le dernier éclat du flambeau près de s’éteindre. À l’ouverture du XVIIIe siècle, la scène de l’Europe se trouva tout à coup changée, les derniers regards du grand roi purent même contempler des transformations sans exemple et voir la France entrer brusquement à son tour dans cette période de décadence qui se prolonge jusqu’à nous, et que les miracles de l’empire n’ont suspendue qu’un moment.

À la Moscovie des faux Démétrius avait succédé la Russie de Pierre Ier et de Catherine II ; l’électorat de Brandebourg était devenu le royaume du grand Frédérie, et ce prince, dont nous assistâmes la grandeur naissante infligeait à nos armes des défaites ignominieuses ; la Hongrie insurgée des Tékeli et des Ragotski était devenue l’héroïque armée de Marie-Thérèse d’Autriche ; l’Angleterre, ranimée par une révolution avait appelé à la couronne une famille dans laquelle s’incarnaient toutes les antipathies nationales contre la France ; l’Espagne elle nième avait retrouvé, sous Charles III, un reste de grandeur qui rendait notre abaissement plus sensible ; bientôt enfin la Pologne, notre plus constant alliée, disparaissait par un grand crime que la France n’avait eu ni assez de pénétration pour prévenir, ni assez de courage pour châtier. Méprisée pour ses scandales au dedans, pour son impuissance au dehors, chassée de tous les continens, battue sur toutes les mers, la monarchie de Louis XV avait emporté avec elle l’honneur de la nation et l’avenir de la royauté ; elle avait rompu le lien mystérieux qui associait, depuis des siècles, les destinées de l’une et de l’autre. Cette monarchie avait cessé de diriger une société dont le gouvernement n’était désormais pour elle, qu’un moyen de battre monnaie et de payer de honteux plaisirs. La royauté avait perdu, avec le respect d’elle-même, le sens politique qui avait fait sa force ; confinée dans la corruption et dans l’égoïsme, elle n’avait plus de mission sociale, et, après avoir été l’ame de la France, elle en était devenue le chancre.

Ce fut alors que les vues impénétrable de la Providence élevèrent sur le trône comme sur un Calvaire la victime dont les vertus n’eurent pas la puissance détourner le cou de tant de fautes accumulées, mais dont le sang n’a sans doute pas coulé en vain pour la France et sur sa race. Louis XVI, qui, par la pureté de sa conscience, la rectitude de son esprit et la solidité de son instruction, aurait été un admirable roi dans un état bien ordonné, était plus incapable qu’aucun prince de prévenir une révolution, en opérant par sa propre initiative une grande transformation politique. Il se méfiait à la fois des autres et de lui-même ; il voyait toujours le côté faible des idées comme des personnes, et moins de lumières lui aurait peut-être laissé plus de courage. Son esprit, en doutant, faisait promptement vaciller son cœur. Jamais prince ne trouva moins dans ses agens les qualités qui manquaient à lui-même, et il eut vingt ministres sans avoir un conseiller.

On est frappé d’une émotion douloureuse en voyant par quels expédiens et quels subterfuges, par quelle succession de projets incohérens ou bizarres les hommes appelés dans ses conseils s’efforcent soit de prévenir la crise qui s’avance, soit d’en contrarier la direction naturelle. C’est un vieillard infatué, prenant la révolution française pour une fronde, et qui lui oppose des chansons ; c’est prodigue charlatan qui prend pour retarder la banqueroute la même marche que ces notaires en déconfiture qui donnent une fête à la veille de partir pour Bruxelles ; c’est un archevêque qui se croit un Richelieu, parce qu’il porte légèrement le joug de ses devoirs et de son état ; c’est un magistrat à l’esprit raide et court, qui se flatte de faire reculer son siècle en lui opposant des mascarades historiques ; c’est, en remontant plus haut, Turgot lui-même, grand administrateur et grand penseur assurément, qui pourtant, dans ses actes et dans ses plans, s’arrête au côté purement économique de la réforme, et ne paraît pas comprendre que rien n’est désormais possible, au sein de cette société si profondément troublée, avant d’y avoir gravement modifié les conditions du pouvoir politique.

M. Necker aperçut le premier la portée du mouvement qui commençait. Le successeur de Calonne comprit qu’il s’agissait de changer la constitution de l’état, et non pas seulement d’équilibrer les recettes avec les dépenses en réformant quelques parties de l’administration. il vit dès l’abord que la révolution avait une double tendance et marchait à un double but : améliorer la condition matérielle du peuple en assurant sa subsistance, élever la condition morale de la bourgeoisie en lui attribuant une large part au pouvoir politique. Cependant, si M. Necker pénétra avec une sagacité dont témoignent ses écrits toute la portée d’une œuvre à laquelle l’associaient son origine plébéienne sa fortune laborieusement créée et ses idées empruntées à Delolme et à Montesquieu, il faut reconnaître qu’il ne manqua pas moins de résolution pour la préparer que d’énergie pour la conduire. Prévoyant la tempête sans détourner la foudre, il livra à toutes les chances du hasard les événemens que sa popularité comme sa position lui commandaient de faire effort pour diriger, et ses dispositions incertaines et mal concertées ajoutèrent des périls nouveaux et plus redoutables à ceux qui naissaient déjà de la force des choses. Plus occupé de l’effet de ses mesures sur l’opinion que de la sérieuse pratique du gouvernement, M. Necker tenait sa tâche pour accomplie, quand il avait provoqué des résolutions éclatantes et des concessions populaires, s’inquiétant peu d’en suivre l’application et d’en pressentir les conséquences. S’il arracha aux hésitations de la couronne la convocation des états-généraux, s’il fit prévaloir le doublement de la représentation en faveur du tiers-état, il ne prit aucune disposition pour diriger l’action des puissantes forces évoquées par lui vers un but connu et déterminé d’avance.

La convocation immédiate des états-généraux avait été rendue nécessaire, à la fin de 1788, par l’état insurrectionnel des principales provinces de la monarchie. Le doublement du tiers était une mesure vivement réclamée par l’opinion, votée d’ailleurs par la seconde assemblée des notables, et qui paraissait en soi fort rationnelle, rien n’étant assurément plus juste que d’accorder à l’ordre qui représentait à lui seul vingt-cinq millions d’hommes une représentation numériquement égale à celle des deux autres ordres réunis ; mais en conseillant de telles mesures à la couronne, il fallait en prévoir au moins les conséquences les plus prochaines. Or, n’était-il pas évident qu’une fois la bourgeoisie en possession d’un nombre de députés égal à celui des représentans de la noblesse et du clergé, elle exigerait tout d’abord la vérification des pouvoirs en commun, et qu’elle résisterait énergiquement à la mise en pratique de l’ancien système, qui consistait à faire voter les trois ordres séparément, en reconnaissant à chacun d’eux un droit de veto sur les délibérations des deux autres ? Consentir à la délibération séparée, c’était, en effet, rendre complètement illusoire pour le tiers-état le bénéfice de l’augmentation du nombre de ses députes, puisque, si les ordres avaient délibéré séparément, il n’y aurait eu nul avantage pour lui à siéger au nombre de 500 au lieu du nombre de 250. Si donc la concession faite par la royauté avait une signification sérieuse, elle voulait dire que les membres composant l’assemblée des états-généraux délibéreraient en commun, et que les votes seraient comptés par tête et point par ordre. Aucune hésitation n’était possible sur ce point, et la royauté, en se montrant irrésolue au début de la crise, laissait croire, ou qu’elle regrettait la concession spontanément faite par elle, ou qu’elle n’en avait pas par avance mesuré la portée. Une telle concession, sans doute, avait une immense gravité, car elle rendait impossible aux deux ordres privilégiés de disputer la prépondérance aux députés du tiers-état ; mais, après s’être enivré des applaudissemens qui l’accueillirent, ne pas se sentir assez de résolution pour trancher le nœud du mode de vérification des pouvoirs, de la délibération en commun et du vote par tête, livrer à tous les périls d’une lutte de corps la plus grave des difficultés du temps, c’était donner la mesure de sa faiblesse, et convier des mains plus hardies à s’emparer des rênes qu’on abandonnait soi-même. Le mode de vérification des pouvoirs était la plus dangereuse pierre d’achoppement que les états-généraux pussent rencontrer à l’entrée de la carrière, et l’irrésistible autorité exercée par le roi sur sa fidèle noblesse devait être résolûment employée pour obtenir de celle-ci un sacrifice que son honneur lui commandait impérieusement de n’accorder qu’à la volonté du prince lui-même. L’aristocratie française pouvait bien renoncer de son plein gré à des privilèges pécuniaires et à des avantages personnels ; mais était-il raisonnable d’espérer que, sans y être conviée parle roi, elle abandonnerait jusqu’au principe de sa propre existence comme ordre ? Pouvait-on croire qu’en se soumettant, contrairement aux précédens historiques, à la vérification commune et au vote par tête, elle consentirait à brûler en quelque sorte de sa propre main, à la porte des états-généraux, ses lettres de noblesse ? Le monarque seul pouvait demander une telle chose à des gentilshommes au nom des plus chers intérêts de la patrie. Garder une attitude de neutralité, c’était pousser manifestement la noblesse à une résistance commandée par le soin de son honneur et par celui des intérêts. Le vote par tête l’annulait complètement dans l’assemblée des états, car le tiers, assuré de n’être jamais en minorité, puisque sa représentation était égale à celle des deux autres ordres réunis, pouvait compter sur une majorité considérable dans toutes les discussions importantes, d’après l’esprit bien connu du clergé inférieur. Celui-ci adhérait, en effet, au tiers-état avec une ardeur dont il donna bientôt des preuves, puisque son attitude détermina la réunion. Enfin, la noblesse elle-même comptait parmi les plus illustres de ses membres un parti chaleureusement voué à la cause de la révolution, et qui ne s’en sépara point, même au plus fort de la tempête. La vérification des pouvoirs en commun, impliquant le vote par tête et la fusion des trois ordres, équivalait donc pour la noblesse à une véritable abdication aux mains du tiers-état, certain de demeurer maître de toutes les délibérations.

L’état des esprits et les périls de la chose publique avaient rendu sans doute cette abdication nécessaire, mais elle ne pouvait être honorablement réclamée que par le seul pouvoir auquel l’aristocratie française faisait profession de n’avoir rien à refuser. Cependant les conseillers de Louis XVI n’avaient pas plus d’avis sur cette question que sur la plupart de celles qui s’élevèrent bientôt après. Le discours du roi à l’ouverture des états-généraux, son allocution à la séance royale du 23 juin, la diffuse harangue de M. de Barentin, l’exposé de M. Necker non moins vague sur cet article, ont constate que le malheureux prince était comme son gouvernement, sans idées arrêtées sur le mode à suivre dans les délibérations aussi bien que sur la direction qu’il convenait de leur imprimer. Durant six mortelles semaines, le problème du mode de vérification mit l’assemblée dans une fermentation plus funeste à la monarchie que n’auraient pu l’être les résolutions les plus désastreuses. Loin de faire de sérieux efforts pour terminer cette déplorable crise, le ministère la compliqua par des négociations incohérentes et les procès-verbaux des conférences tenues chez le garde-des-sceaux pour amener entre les ordres une conciliation qui devenait impossible du moment où la royauté hésitait à l’imposer prouvent que la résolution comme le génie ne manquaient pas moins aux magistrats devenus ministres qu’aux banquiers transformés en hommes d’état.

Si la royauté avait eu et la conscience de sa force et celle de sa mission, elle aurait profité de la popularité passagère peut-être, mais certaine, que lui aurait donnée une intervention opportune dans l’affaire de la vérification, pour soumettre a l’assemblée qui s’ignorait encore elle-même, un projet de ses lumières. Transformer une caste inabordable en un corps politique facilement accessible à toutes les supériorités naturelles, faire rentrer la noblesse dans le droit commun sans renoncer à profiter de son dévouement héréditaire et de ce qu’elle conservait encore d’influence locale, empêcher la chaîne des temps de se rompre pour n’avoir pas un jour à la renouer, telle était la tentative à laquelle son propre intérêt conviait la royauté.

L’établissement de deux chambres, dont la première aurait réuni les personnages les plus éminens des anciens ordres privilégiés et toutes les illustrations nationales, dont la seconde, recrutée par l’élection, aurait laissé à la noblesse la chance d’y balancer souvent l’ascendant de la bourgeoisie, une organisation provinciale assise sur des bases analogues qui aurait prévenu le développement d’une centralisation exagérée : c’était là ce qu’il y avait de réalisable et de véritablement pratique dans les idées dont le cours fut si malheureusement abandonné à lui-même ; mais, au lieu d’ouvrir à la régénération du pays une issue naturelle en abordant les questions par leur grand côté et en sacrifiant M. de Brézé pour sauver le roi, on immola sans résistance les grandes choses pour défendre avec opiniâtreté les petites. Au lieu de marcher vite sur des charbons ardens pour ne s’y point brûler, on propagea l’incendie par une conduite vacillante et dilatoire. On opposa des lenteurs à des impatiences, au risque de les faire dégénérer en implacables colères ; l’on s’entoura d’esprits médiocres lorsqu’il aurait été facile de s’emparer au début d’hommes puissans et populaires qui auraient donné prise au pouvoir par leurs vices autant que par leurs grandes qualités ; on perdit, en un mot, dans l’opinion publique, l’honneur de la résistance aussi bien que le mérite des concessions, et le gouvernement de l’un des princes les plus sincèrement aimés qu’ait eus la France ne se trouva en mesure d’exercer aucune action sur les partis, lorsque tous invoquaient à l’envi son arbitrage.

Si, au mois de mai 1789, la couronne s’était résolue à limiter elle- même son pouvoir en y associant pour l’avenir deux assemblées délibérantes, si elle s’était jetée résolûment dans les bras des patriotes éclairés qui ne croyaient pas que la France dût repousser la monarchie représentative par la seule raison que l’Angleterre devait à cette forme de gouvernement sa forte et glorieuse liberté, si elle avait pris, pour résoudre les questions fondamentales, toute la peine qu’elle prit pour les empêcher d’aboutir, elle aurait trouvé dans la majorité des trois ordres un appui solide et permanent. Il suffit, pour en rester convaincu, d’étudier les dispositions premières de l’assemblée, avant que l’inquiétude peu fondée, mais générale, sur des projets prêtés à une cour qui n’en avait aucun, eût conduit la constituante à se laisser diriger par quelques tribuns et à subir l’influence des grossiers préjugés de la foule. Si un homme politique avait occupé le trône ou s’était seulement trouvé placé à ses côtés, la France se fût reposée un quart d de siècle plus tôt à l’ombre des fécondes institutions qu’elle accueillit avec bonheur en 1814, dont la forme survécut à la révolution de 1830, et qu’à la veille de la crise de 1848 tout le monde s’accordait à proclamer conformes à ses besoins et à son génie.

Il n’y aurait même rien de paradoxal à maintenir qu’un établissement constitutionnel appuyé sur deux chambres aurait été fondé en 1789 dans ces conditions bien moins précaires qu’après la révolution et l’empire. Si quelque chose a nui parmi nous à la pratique des institutions libres, ce sont assurément les souvenirs que nous a légués anarchie et les habitudes d’esprit que nous a laissées le despotisme. Faire passer la France de l’ancien régime à la monarchie constitutionnelle aurait été moins difficile que d’imposer la royauté des Bourbons au pays qui les avait deux fois proscrits, et de donner des mœurs libérales à la génération qui avait grandi sans autre foi que celle de la force, sans autre culte que celui de la gloire. C’est vers, ces institutions pondérées qu’inclinera dans tous les temps l’esprit de la bourgeoisie, parce que ce mode de gouvernement tend à fonder la hiérarchie sociale sur la double base des intérêts et des lumières. Plus la société sera dominée par le mouvement démocratique, et plus elle s’écartera de ce type plus les classes, éclairées domineront, dans la nation, et plus elles feront d’efforts pour s’en rapprocher. Cette formule ne s’applique pas moins rigoureusement au passé qu’à l’avenir.

Comment arriva-t-il que la bourgeoisie, pleinement maîtresse à ses débuts du mouvement de 89, ait permis qu’il changeât si promptement de nature entre ses mains ? Sous quelles influences le tiers-état démantela-t-il pièce à pièce la royauté, qu’il avait reçu de l’unanimité de ses mandataires mission de conserver puissante, à laquelle la grande majorité de ses membres portait d’ailleurs attachement et respect ? Par quels motifs promulgua-t-il des institutions manifestement incompatibles avec un gouvernement pondéré comme avec ses propres intérêts ? Comment la république sortit-elle enfin d’une crise d’où la France entendait faire sortir la régénération de la monarchie ? Ici nos communs malheurs s’expliquent par nos communes fautes, et c’est surtout dans un temps où l’on appelle tous les partis honnêtes à s’unir pour sauver la société compromise, qu’il importe d’étudier l’enchaînement des constances par lesquelles chacun d’eux se trouva poussé en dehors de ses propres voies.

Ce qui saisit d’abord dans le cours de la révolution française, c’est l’entraînement exercé par les événements sur les volontés. On n’allègue pas d’autre explication pour les faits, on ne cherche pas d’ordinaire d’autre excuse pour les fautes. Du jour où Louis XVI ouvrit l’assemblée des états-généraux, entouré de toutes les pompes royales, jusqu’à celui où la république fut acclamée au 10 août, les partis n’ont pas cessé, dit-on, d’être dominés par une force supérieure à leur force propre, et leurs actes ont été moins souvent l’expression de leurs pensées que de leur situation. Si l’on vit les citoyens auxquels leurs cahiers avaient donné la mission expresse de fonder la liberté sur la monarchie faire à la royauté une guerre qui devait aboutir à sa ruine, ne faut-il pas se rappeler qu’un désastreux concours de circonstances leur fît considérer cette royauté comme hostile à la révolution, et comme aspirant à se débarrasser par les armes de la représentation nationale ? si l’assemblée constituante eut des acclamations pour les vainqueurs de la Bastille, et voila la statue de la justice devant de sinistres assassinats, n’est-ce pas parce que la concentration de régimens nombreux autour de son enceinte permit même aux esprits les plus honnêtes et les moins timides, d’appréhender une tentative de coup d’état ? Si trois mois plus tard elle se fit conduire à Paris, remorquée par une nouvelle insurrection triomphante, n’est-ce pas parce qu’elle ne se croyait point en sûreté à Versailles, et parce que dans cette atmosphère parfois échauffée par tant de passions, parfois attiédie par tant de faiblesse, de terribles anxiétés pesaient sur les intelligences les plus fermes et les consciences les plus droites ? Si les députés du tiers appelèrent le peuple autour de la salle des Feuillans et scellèrent avec les clubs un pacte destiné à leur devenir bientôt funeste, n’est-ce point parce que le peuple leur paraissait un instrument nécessaire pour résister à : l’hostilité de la noblesse, et du clergé, dont l’une était blessée dans sa foi politique, l’autre dans sa foi religieuse, et dont l’opposition finit bientôt par susciter celle de l’Europe ? En rédigeant la constitution de 1791, la bourgeoisie, ajoute-t-on, songea beaucoup moins à consigner ses idées dans la législation qu’à prendre des garanties contre des intentions secrètes et des répugnances qui se manifestaient sous toutes les formes. Lorsque, près d’être chassée de la scène politique par les redoutables auxiliaires qu’elle y avait fait monter, elle luttait contre la populace, cette bourgeoisie avait encore la ferme conscience de n’avoir manqué ni à sa cause ni à ses devoirs, car, selon l’éternelle tendance des passions humaines, elle avait dû s’inquiéter beaucoup moins de contenir son adversaire du lendemain que d’assurer son triomphe sur celui de la veille. Ainsi, les partis, engagés dans la lutte et toujours détournés de leur but par les obstacles, traversèrent la tourmente sans parvenir, même un seul jour, à donner la véritable mesure d’eux-mêmes, et la révolution devint un long combat, durant lequel le discernement des moyens et le choix des armes ne manquèrent pas moins aux vainqueurs qu’aux vaincus.

La pression exercée par les événemens sur le libre arbitre de l’homme est assurément la loi qui saisit le plus vivement l’intelligence au spectacle des grandes perturbations sociales. Toutefois elle a effrontément menti à la vérité l’école qui, de nos jours, a cherché dans le rigoureux enchaînement des effets et des causes la justification de tous les crimes, l’explication presque mathématique d’actes dont l’énergie se serait mesurée à celle des résistances que la révolution trouvait en face d’elle. L’irrésistible cri de la conscience humaine suffirait pour faire évanouir de telles chimères. Rien n’est plus faux d’ailleurs que ce point de vue, parce que rien n’est plus incomplet, et que l’ensemble des phénomènes échappe à qui ne remonte point jusqu’à la loi qui le domine ; et par laquelle se confondent l’irrésistible action de la Providence et l’action spontanée de l’agent responsable. La révolution française est l’un de ces momens où la main de Dieu resplendit plus visiblement, dans son œuvre : pour l’économie de ses éternels desseins, les hommes deviennent ou, les instrumens de sa justice lorsqu’ils versent le sang, ou les instrumens de sa miséricorde lorsqu’ils l’étanchent ; mais, quand on remonte avec quelque sagacité jusqu’à l’origine des mouvemens devenus les plus irrésistibles dans leur cours, il est facile de distinguer le moment suprême où ces mouvemens ont été provoqués, soit par une faute de conduite qui pouvait être facilement évitée, soit par une mauvaise passion qu’on avait alors pleine liberté de combattre. Les factions n’arrivent jamais à perdre leur libre arbitre qu’après avoir abusé de leur liberté, semblables en ceci aux hommes qui ont cessé de s’appartenir à eux-mêmes, mais qui, lorsqu’ils se sentent le plus irrésistiblement entraînés jusqu’au fond de l’abîme, gardent, en remontant aux jours bénis de l’innocence et de la jeunesse, un souvenir distinct de l’heure où pour la première fois le pied leur a glissé sur le bord. Si la stérile analyse des faits conduit à mettre en doute la pleine liberté des agens qui les consomment, une plus vaste synthèse rend bientôt toute son éclatante évidence aux principes générateurs de la moralité humaine.

Rien ne semble d’abord plus irrésistible que la pente qui, de 89 à 93, entraîna la royauté française à sa chute, fit passer la direction du mouvement des classes moyennes aux classes populaires, transforma la monarchie en république, et nécessita la terreur pour triompher de l’Europe. Qui pourrait douter cependant que cette crise n’eût amené des résultats très différens, si Louis XVI avait joint aux vertus de l’homme quelques-unes des qualités du prince, ou si seulement, à la veille d’assembler les états-généraux, dont il décida la convocation, M. Necker avait eu un plan de conduite pour le lendemain ? Les constitutionnels ne dépassèrent si promptement les bornes où ils entendaient s’arrêter, ils ne furent si vite entraînés par le torrent, que parce qu’au début de leur carrière, lorsqu’ils avaient encore le pouvoir d’être justes, ils commirent l’irréparable faute de couvrir de leur indulgence les premiers excès commis contre leurs adversaires, et parce qu’au lieu de venger résolument le premier sang versé, ils eurent le malheur de demander si ce sang était pur. Les girondins ne montèrent à leur tour sur l’échafaud du 31 octobre que parce qu’ils avaient eu la criminelle faiblesse de laisser dresser celui du 21 janvier, et si les montagnards se trouvèrent bientôt contraints d’employer des moyens qui devaient nécessairement entraîner leur propre chute, c’est parce qu’ils avaient systématiquement organisé la terreur pour triompher de leurs adversaires, et se débarrasser de toutes les résistances, au lieu de compter avec elles. Chacun fut donc l’artisan de sa chute, et, dans cette longue série d’attentats enchaînés les uns aux autres, il n’est une violence qui n’ait été le fruit d’un crime, pas une erreur politique qui n’ait été provoquée par une infraction aux lois morales du devoir et de la justice.

N’excusons pas plus les crimes de ces horribles temps, en les présentant comme nécessaires qu’en les colorant comme dramatiques ; la vérité demeurera aussi étrangère aux spéculations de l’esprit fort qu’aux fantaisies de l’artiste : pour comprendre cette histoire si étrangement faussée, il faut tout simplement en revenir à la morale et au bon sens. Il est temps que la conscience publique ne la laisse plus travestir en une sentine de corruption pour empoisonner les générations qui s’élèvent ; il est temps qu’elle contraigne les esprits orgueilleux et les cœurs : corrompus à rendre enfin à Dieu et aux hommes la part qui leur revient dans les sanglantes transformations de l’humanité.

Ces études, auront pour but d’esquisser ce travail de redressement et de justice, et de montrer que ce sont les fautes librement faites par les partis qui ont créé d’abord à ceux-ci toutes leurs difficultés, quelque irrésistibles que soient bientôt devenues ces difficultés.


LOUIS DE CARNE.

  1. Sanguis est semen christianorum (Tertull., Apolog.)