Aller au contenu

La Bourgeoisie française pendant la Révolution

La bibliothèque libre.
La Bourgeoisie française pendant la Révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 396-422).
LA
BOURGEOISIE FRANÇAISE
PENDANT LA RÉVOLUTION


I.

Quand on ouvre l’Almanach royal de l’année 1788, on est étonné de voir que les premiers rangs du tiers état sont en possession de toutes les fonctions civiles, en dehors des charges de cour, des gouvernemens de province et des grades militaires. Offices de judicature et de finance, à tous les degrés, intendances, conseil d’état, bureaux des ministères leur appartiennent. En s’enrichissant par le négoce, les bourgeois ont créé les capitalistes et les financiers. Par l’importation en France du système des fermes générales, ils ont été chargés du recouvrement des impôts ; ils font des avances au Trésor et prennent de jour en jour, dans toutes les affaires de l’état, une influence prépondérante. Depuis Henri IV, l’élévation de la bourgeoisie avait été constante. De plus en plus confiante dans sa capacité, dans ses lumières, dans sa valeur sociale, elle pénétrait tous les jours dans les régions désormais ouvertes du pouvoir et du beau monde. Pendant qu'en politique le gouvernement restait stationnaire et semblait voué à l’immobilité et à la faiblesse, la haute bourgeoisie développait ses richesses, ses forces, son activité intellectuelle. Elle était, à certains égards, beaucoup plus éclairée à la fin du dernier siècle que de notre temps. Le règne de Louis XVI avait correspondu au développement d’une grande prospérité commerciale et industrielle. Rajeunissant le vieux Paris par ses hôtels à somptueuses façades, peuplant les environs de maisons de campagne élégantes, réhabilitant par l’encouragement des arts une fortune rapidement acquise, les bourgeois opulens se laissaient même aller à acquérir des droits féodaux. Près de quatre mille charges, dans la magistrature et dans la finance, entraînaient avec elles l’anoblissement.

L'intervalle entre la noblesse et les rangs supérieurs du tiers état était encore diminué, à Paris, par ce frottement quotidien qui adoucissait les angles trop saillans et par une facilité de mœurs qui ne tenait pas seulement à l’esprit, mais aussi aux services rendus. Cette partie, restreinte d’ailleurs de la bourgeoisie, appartenant aux parlemens et à la finance, excitait l’envie en s’anoblissant. Il en était une autre plus nombreuse, plus puissante, non moins prospère, qui résistait à la tentation des titres. C’était celle qui encombrait les carrières libérales et le haut négoce : les avocats, les notaires, les procureurs, les médecins, les artistes, les écrivains, les armateurs de nos grands ports, les négocians de nos villes manufacturières. Ceux-là remuans, actifs, séparés de la noblesse, ne la rencontraient que pour être froissés par elle, et pour constater, surtout en province, son infériorité intellectuelle, sa morgue non justifiée et sa fortune obérée.

Quelle éducation ces bourgeois avaient-ils reçue? L’ancien bourgeois de Paris, celui qui était né avec la régence, avait façonné son caractère sous une étroite discipline. Sa vie était simple, fort occupée, mais elle était égayée par une verve que provoquait sans cesse le goût de l’observation. Nul ne saisissait d’un regard plus sûr les ridicules et les faiblesses que ce bourgeois né au cœur de la Cité ou de l’île Saint-Louis, à la fois hardi et timide, gardant sa liberté d’allures vis-à-vis du clergé et ayant reçu la forte empreinte du jansénisme. Antérieurement à l’action toute littéraire des philosophes, l’esprit janséniste avait, en effet, envahi la plupart de ces anciennes familles, leur avait apporté, avec l’austérité, le goût de l’indépendance. Les parlemens, jusqu'en 1780, n’avaient encore rien perdu de leur autorité et ils répondaient aux humeurs d’opposition. C'était dans le vieux monde bourgeois une émotion presque révolutionnaire les jours où, sur une question d’impôt ou bien de théologie, les légistes faisaient échec aux emportemens ultramontains et à l’arbitraire ministériel. Avec quel respect on parlait de la grand’ chambre! Sur quel piédestal étaient placés messieurs les gens du roi ! Comme les traditions se conservaient de l’Hôpital et de Mathieu Molé! Quel retentissement avaient eu les harangues de Daguesseau et les plaidoyers de Gerbier!

À cette génération, qui n’était ni sceptique, ni épicurienne et qui avait eu pour maître Rollin, avait succédé une autre plus impatiente, imprégnée d’un esprit nouveau et dégagée de toute dévotion. Les collèges où elle fut élevée n’étaient plus les mêmes. Les jésuites, professeurs de la jeunesse bourgeoise, pendant deux siècles, avaient été expulsés. Après avoir ruiné les écoles de Port-Royal et lutté jusqu'à la dernière heure contre leurs méthodes et contre leur ascendant pédagogique, ils avaient laissé le champ libre à des rivaux. L’Oratoire avait plus particulièrement essayé de combler la profonde lacune laissée dans l’enseignement par la compagnie de Jésus. Des principes différens inspiraient les oratoriens. Une réforme importante était accomplie par eux. Ils exigeaient qu'on se servît de la langue française pour les premières études grammaticales. Le progrès général des idées se faisait sentir dans leurs procédés d’éducation ; on avait enfin renoncé, dans les leçons de morale, à défendre les casuistes des XVIe et XVIIe siècles.

La haute bourgeoisie envoyait ses fils dans les collèges en renom, mais les oratoriens, fort à la mode, n’avaient pu suffire aux besoins de la province. Les pères de la doctrine chrétienne, les bénédictins de Saint-Maur, partageaient avec eux l’héritage des jésuites. Royer-Collard et Joubert avaient été élevés par les doctrinaires : l’un à Saint-Omer, l’autre à Toulouse. Le premier, plus imbu des traditions de Port-Royal, y avait puisé la puissante méthode qui dirigea son éloquence et cette indépendance, cette force de jugement, qui lui firent accepter la révolution sans se laisser dominer par elle. Joubert devait à ses maîtres d’avoir pénétré les secrets de l’antiquité latine et grecque, et ce sentiment que rien n’était plus beau, après les armes, que l’étude et la vertu.

La plupart des jeunes gens de la bourgeoisie apprenaient ensuite, dans les écoles de droit, la législation compliquée d’après laquelle on rendait la justice et s’administrait la monarchie. Tous s’attarchaient, en ces années fécondes, à la lecture de Locke, de Montesquieu, de Rousseau, acceptant leurs opinions sur les droits et les devoirs de l’homme en société, en attendant le moment de les mettre en pratique ! Mais le fond de leurs études était, avant tout, la science juridique : non-seulement le droit romain qui, dans la moitié de la France, était la plus solide base de l’ordre civil, mais le droit canonique, le droit féodal qui régissait encore certaines conventions, le droit coutumier dont les dispositions aussi variées que bizarres formaient le code de l’autre moitié du pays, enfin, les ordonnances royales qui, sur des points importans, avaient constitué un droit nouveau. Au sortir des écoles, les uns se faisaient recevoir dans une cour souveraine, d’autres achetaient une charge; les plus riches visaient celle de maître des requêtes, qui coûtait 100,000 liv. C'était la plus recherchée. Dans ce corps se prenaient, en effet, les intendans des provinces, les conseillers d’état. Les fils de négocians enrichis recherchaient de préférence une place dans les bureaux de finances.

A Paris, des générations se succédaient aux fonctions de commis dans les ministères. Comme Gandin, le futur duc de Gaëte, ils devaient leur succès aux principes d’honneur reçus de leurs parens et à une éducation soignée. Les commis des divers départemens ministériels conservaient les traditions. Ils avaient déjà, sur les affaires, une influence que rendait inévitable et nécessaire la mobilité de ministres souvent étrangers par leurs occupations antérieures à la branche d’administration qu'ils étaient appelés à régir. La vie des commis s’écoulait tout entière dans les bureaux, sans missions au dehors, sans congés, ignorée et droite comme le devoir. Ils s'alliaient entre eux et formaient une grande famille dont les directeurs étaient les chefs naturels. Ils apportaient dans leurs délicates fonctions les habitudes de respect, de discrétion, de réserve puisées au loyer domestique. Les affaires étrangères étaient entre les mains de ces honnêtes gens, les Gérard, les Lesseps, les Hennin. Ils bornaient leurs vœux à bien servir le pays. Très gallicans et même quelque peu entachés de jansénisme, comme les bourgeois des parlemens qui avaient à défendre les droits du roi contre la cour de Rome, ils n’avaient pas comme eux des prétentions à la noblesse et mettaient leur fierté à ne pas rechercher de titres.

C'était le barreau qui attirait surtout les jeunes talens. Le palais était à la mode. Jamais les querelles judiciaires ne firent autant de bruit que dans les vingt années qui précédèrent la révolution. Les avocats étaient à l’image du siècle, lui empruntant la passion, la générosité, l’audace ; et comme nous étions la nation qui avait fourni les premiers justiciers du monde, les avocats étaient les représentans attitrés du tiers état, les porte-parole des paysans, et ceux qui connaissaient le mieux, dans les villes et les campagnes, la classe infime, triste héritage des serfs affranchis, milieu redoutable où la misère recrutera, pour les jours de révolte sociale, la bande des septembriseurs et des tricoteuses. Dans toutes les villes parlementaires, dans tous les chefs-lieux de présidiaux, cette corporation entretenait, contre la vieille société féodale, les animosités et les rancunes, prête toujours à soutenir les revendications des communautés d’habitans quand le faisceau des intérêts collectifs pouvait opposer plus de résistance ; lisant avec passion les livres qui faisaient du bruit, semant partout et en toute occasion les idées nouvelles. L’ordre des avocats était arrivé, comme en 1830, au plus haut point de sa grandeur, de sa puissance et de son influence.

Des trois éducations que recevait successivement la jeune bourgeoisie : l’éducation de la famille, l’éducation du collège et celle du monde, la dernière prenait, vers 1780, une importance de plus en plus décisive. Personne n’en avait plus profité, ne s’était plus dégagé de sa raideur doctorale, que la corporation des médecins. L'influence qu'ils exercèrent en ce temps-là dans la haute société, au moment où l’allaitement maternel devint à la mode, étonne les contemporains. Les sentimens que les médecins inspiraient rappelaient ceux des directeurs de conscience à la fin du règne de Louis XIV. L’usage des salons avait donné aux médecins un esprit délié, des manières douces, en même temps que la connaissance du cœur humain. Ils en étaient venus à montrer une âme sensible, suivant le jargon usité, et c’était du célèbre Lorry qu’une dame de qualité disait : « Il est si au fait de tous nos maux que l’on dirait qu’il a lui-même accouché. »


II.

C’est ainsi que la haute bourgeoisie se préparait de jour en jour au rôle qu’un avenir prochain lui destinait. Elle était tout, et elle n’était encore rien comme pouvoir public. Les femmes le sentaient autant que leurs maris.

Leur éducation les avait avant tout disposées à la vie de famille. Elles avaient, en province plus qu’à Paris, reçu une instruction sévèrement religieuse, mais d’une pratique raisonnable. Sans doute, le règlement des classes de Port-Royal qu’avait rédigé Jacqueline Pascal, sœur Sainte-Euphémie, n’était plus pratiqué dans les couvens. L’esprit janséniste avait cependant survécu dans les habitudes domestiques. On habituait les jeunes filles au sérieux ; on les façonnait au respect, et d’abord au respect d’elles-mêmes ; les actes de dévotion n’étaient pas multipliés ; ils paraissaient trop graves pour être accomplis sans trouble de conscience. Les parens n’aspiraient pas à ce qu’il fût donné aux filles des connaissances étendues ; un fort enseignement, fondé sur la morale chrétienne, semblait suffisant pour former leur bon sens et leur raison. La mère de famille, dans la haute bourgeoisie, était préparée à avoir l’autorité. Par l’effet du caractère et de la dignité de la vie, l’ascendant se maintenait jusque dans la vieillesse. Les femmes étaient les égales de leurs maris, quand elles ne leur étaient pas supérieures par la force d’âme. Elles possédaient donc les qualités essentielles pour bien élever les enfans et elles ne les abandonnaient pas aux mains des serviteurs, comme faisait la noblesse.

Lorsque les lettres de cachet du 29 décembre 1752 firent fermer les dernières communautés jansénistes où l’on élevait la plupart des jeunes filles de la bourgeoisie, déjà le souffle mondain du siècle transformait les maisons d’éducation. Sans ressembler aux riches couvens des Flandres et de Normandie, où chaque demoiselle avait son appartement, où les visites d’hommes étaient admises aux grilles, la rigidité de la tenue s’était détendue sans que les principes eussent varié ; et comme les couvens donnaient parfois asile aux femmes du monde, l’éducation des élèves se ressentait de leur rencontre. C’était du reste la haute bourgeoisie qui fournissait elle-même le plus de religieuses aux congrégations de la Visitation, de Sainte-Ursule et des Sœurs de la Charité; elles y portaient en général l’esprit de mesure et de discernement.

Dans les quelques années qui précèdent la révolution, l’éducation par la famille est à la mode : la jeune fille doit se former par les lectures, par les conversations, par les observations dans le milieu social qu'elle fréquente. Quand on voit Meunier lui-même, Meunier, après Mirabeau la tête la mieux équilibrée de la constituante, écrire dans l’exil : « Lisez Emile, et malheur à vous si vous n’éprouvez pas le besoin de devenir meilleur! » quand la possession de toutes les œuvres de Jean-Jacques Rousseau « est un délice, une félicité qu'on ne peut bien goûter qu'en l’adorant; » quand une jeune fille, la plus honnête, la plus noble de cœur, la plus intelligente, pense ainsi, il est bien difficile que la direction des femmes soit la même qu'au XVIIe siècle.

A Paris, la bourgeoisie ne met plus ses filles au couvent que pour leur première communion. Elles passent leur vie près de leur mère. On sort deux fois par semaine en toilette : le dimanche, pour les offices et la promenade ; un autre jour, pour les visites entre parens ; on les conduit cependant au Salon de peinture, mais elles ne vont au théâtre que lorsqu'elles sont mariées. On leur donne des maîtres à domicile ; au sortir des deux années passées au couvent, elles s’instruisent presque toutes seules, lisant les mêmes livres que leurs frères. L’éducation sentimentale entre enfin dans la bourgeoisie féminine. La jeune fille devient attentive au mouvement des faits et des idées ; elle sent et elle se passionne. Dans cet intérieur discret où elle est aimée, où sa jeunesse s’écoule austère, elle n’est plus aussi pieuse et plus du tout dévote.

Si vous voulez la voir vivre et marcher, la surprendre dans ses habitudes, regardez-la dans les tableaux de Chardin avec ses manches relevées à la saignée du bras, son tablier à bavette, sa guimpe noire, sa croix à la Jeannette, sa jupe de calmande rayée ! Regardez-la encore en toilette de dimanche, son manchon à une main ! Elle va se rendre au sermon avec sa mère en coqueluchon noir, la jupe à retroussis. Elle arrange le nœud de sa fanchon ou son ruban au parfait contentement. C’est l’intérieur du ménage avec l'activité, l’ordre, la règle des heures, les joies modestes du devoir. Il y passe comme un parfum léger de félicité domestique.

Suivez-la dans le monde quand elle est mariée! Elle a l’imagination plus souple et plus vive que son mari ; elle a mieux que lui le talent de narrer; les liaisons des mots sur ses lèvres sont imperceptibles. Rentrée au logis, un air d’égalité y règne : la coutume de Paris lui donne, dans les profils, des droits étendus ; elle est consultée dans toutes les affaires, aucune ne se conclut sans son assentiment. Elle gagne en bon sens ce qu'elle n’a pas toujours en orthographe; et, si ce n’était sa fidélité conjugale, on lui appliquerait ce mot du plus fin Parisien d’alors : « Une femme n’en est pas moins adorable pour mettre une s à la fin de : Je vous aime. »

Une exception est cependant à signaler. La société des financiers, par son opulence, ses goûts de luxe et de plaisir, par ses désirs d'arriver à la noblesse, faisait contraste avec la majeure partie de la haute bourgeoisie. Les fermiers généraux tenaient une place intermédiaire à peu près semblable à celle des magistrats des parlemens. Très en vue, coudoyant les grands seigneurs, les Beaujon, les Bouret, les Grimod, les Godart, les Augeard, tous d’une rare aptitude administrative, quelques-uns même écrivant avec une plume de véritable gentilhomme, à force de bel air et d’impertinente individualité, avaient emprunté ces vices élégans qui substituaient les fantaisies aux passions et ce scepticisme que donne aux manieurs d’argent la connaissance intime de l’espèce humaine. C'était dans le milieu des financiers que se trouvaient en plus grand nombre les raffinés à qui l’on devait la création de toute cette artistique industrie du rococo, du superflu, de l’inutile, de la récréation des yeux, que le XVIIIe siècle a emportée avec ses paniers, ses falbalas, ses élégances. C’était là aussi que se recrutaient ces dégoûtés à qui rien ne faisait plus d’effet comme vrai, mais comme bien trouvé ; ceux qui méprisaient les hommes en théorie par-delà ce qu'on peut imaginer et qui cédaient, à chaque instant, à des sentimens de bienveillance et d’indulgence ; le siècle le voulait ainsi.

Si quelques scandales, dont toutes les chroniques parlèrent, ont compromis des noms de femmes appartenant aux degrés supérieurs du tiers état, il faut se garder de généraliser. Les fortes assises de la famille bourgeoise ne furent pas atteintes, même au travers des dissipations et des tentations de la richesse rapidement acquise. La mère était là avec ses préoccupations de l’éducation des enfans. Le collège des Grassins, le collège du Plessis ou les oratoriens de Juilly comptaient au premier rang de leurs élèves studieux les fils de ces fastueuses parvenues, les plus empressées à fêter l'esprit et les philosophes.

Il faudrait se garder de croire que la province fût séparée de Paris par les idées et les sentimens ; si l’on y connaissait moins la douceur de vivre, la volupté de causer librement avec les hommes qui vous entendent à demi-mot ou qui vous devinent, on était souvent mieux informé de l’existence des livres. Un ouvrage en plusieurs tomes n’était jamais lu à Paris que si la province avait décidé de son mérite. Jamais le commerce n’avait autant enrichi Lyon, Bordeaux, Marseille, Nantes, que sous le règne de Louis XVI. La vie mondaine de la bourgeoisie était brillante ; on y jouait beaucoup la comédie de société, et si le goût établissait des différences inévitables, l’honnêteté et le bon ton n’en créaient pas. La probité légendaire des grandes maisons commerciales, l’originalité plus accusée peut-être des caractères, mettaient plus en relief la vigueur morale du haut monde bourgeois. Mais aussi il se trouvait directement face à face avec la noblesse provinciale, qui s’efforçait de plus en plus de racheter par la morgue des manières une importance effacée et qui trouvait, dans des privilèges de vanité, des compensations à une fortune déchue.

Maintenant que nous connaissons les personnages, écoutons-les parler et voyons-les agir.


III.

La révolution sociale de 1789 ne fut que la fin logique et attendue des efforts persistans des classes moyennes depuis plusieurs siècles. Quand l’heure eut sonné, la haute bourgeoisie fut unanime sur ce point qu'il fallait résolument substituer aux institutions aristocratiques et féodales un état nouveau, simple, uniforme, ayant pour base l’égalité des conditions. Même ceux qui, sur les théories politiques, étaient en désaccord, parce qu'ils étaient plus instruits, comme Meunier, Malouet, partageaient, sur les théories civiles, les idées communes. Bien avant la convocation des états-généraux, bien avant le 14 juillet et le 4 août, la révolution était faite dans leur esprit et dans leurs mœurs. Tenant aux deux extrémités de la société française, la classe moyenne écoutait et jugeait toutes les critiques et toutes les plaintes, toutes les colères et toutes les souffrances.

Plus d’une cause chez elle fit éclater la révolte, mais aucune de ces causes ne fut plus puissante que les souffrances de l’amour-propre à chaque instant exaspéré. Qui le croirait? La mauvaise administration des finances, les lettres de cachet, les abus de l’autorité, les lenteurs ruineuses de la justice n’eussent pas fait éclater la révolution. L’inégalité des rangs et du droit n’était plus acceptée par la conscience. La bourgeoisie ne pardonnait plus à l’ancien régime la place inférieure qu'elle y occupait. En province, les froissemens étaient quotidiens. Les femmes les ressentaient encore plus vivement que leurs maris. Qui ne se souvient de l’affront fait à la mère de Barnave au théâtre de Grenelle par le duc de Clermont-Tonnerre, et l’injure lancée par le comte de Chabannes à Lacroix, qui donnait le bras à une jolie femme, au sortir de la Comédie? Il en était ainsi partout : en Auvergne, Mme Couthon avait aussi ressenti les dédains de la gentilhommerie provinciale. A l’église, les préséances étaient une question capitale. Des bourgeois quittaient la campagne pour venir habiter la ville afin de se soustraire aux humiliations des seigneurs voisins. Quand l’opulence et l’esprit avaient réussi, en apparence, à désarmer cet orgueil nobiliaire, la pointe aiguë effleurait toujours, perçait souvent et ne permettait qu'une familiarité inquiète et sans abandon.

Les anoblis appartenant aux parlemens, au grand-conseil, à la chambre des comptes, aux cours des aides, étaient, à leur tour, frappés de dédain par l’ancienne noblesse, celle qui montait dans les carrosses du roi ou qui allait à la chasse avec sa majesté. La présentation à la cour était le point essentiel. Lorsque Chateaubriand fut invité à chasser avec Louis XVI, il dut établir sa noblesse, de génération en génération, jusques et y compris l’année 1400. C’était bien autre chose pour être de l’ordre du Saint-Esprit ou de Saint-Lazare. « On examinait messieurs les morts avec une somptueuse rigidité. » Pour être un page de la petite écurie, un écuyer de la grande, un gentilhomme de la chambre, il fallait prouver plus de deux cents ans de parchemins. Et il le fallait aussi pour servir dans les maisons d’Orléans et de Condé, et même chez le duc de Penthièvre. C’est la passion de l’égalité, chez une race essentiellement vaniteuse, qui décida donc du premier éclat de la révolution.

Il semble que toutes les circonstances se fussent réunies pour activer la marche de la bourgeoisie vers la démocratie. La noblesse s'appauvrissait pendant que les richesses et les lumières du tiers état s’accroissaient; la propriété foncière passait de jour en jour dans un plus grand nombre de mains; dans certaines provinces, les sociétés d’agriculture en venaient déjà à redouter le morcellement pour les exploitations agricoles. A tous ces faits correspondaient partout des habitudes nouvelles de bien-être et de luxe intérieur en même temps que le plus complet épanouissement des esprits. Toutes les idées étaient soulevées avec une hardiesse sans précédens; les conversations cessaient d’être. légères et galantes pour devenir des querelles de classe. Pour donner plus d’élan à cette lutte, un arrêt du conseil ne s’était-il pas avisé de charger tous les corps constitués de faire des recherches sur la tenue des anciens états-généraux? Le nombre incalculable de brochures et de mémoires était la preuve de l’agitation sans pareille des classes moyennes.

Plus les pouvoirs politiques de la seigneurie avaient diminué, plus la perception des redevances seigneuriales devenait odieuse; plus la petite propriété augmentait, plus ce qui restait de la féodalité lui paraissait inique ; plus les classes laborieuses économisaient, s’instruisaient et montaient d’échelons, plus l’abîme se creusait entre elles et cette noblesse, qui vivait de droits féodaux. C’étaient comme deux peuples campés sur le même sol. La réconciliation devenait impossible. Le paysan sauvage, ignorant et méfiant, épargnait denier par denier, afin de payer les procès ruineux qu'il soutenait contre le suzerain. Le seul homme en qui il eût confiance, à qui il racontât ses peines et ses rancunes, ce n’était pas son curé, c’était l'avocat qui partageait ses haines, l’avocat qu'il entendait parler. C'est ainsi que les hommes de loi étaient désignés d’avance à la rédaction des cahiers dans les bailliages. Qu'importaient, pour la plupart, les théories politiques? Les habitans des villages insistaient d'abord pour que leurs chiens de basse-cour fussent délivrés du piquet qu'on suspendait, par ordre du seigneur, au col de ces pauvres bêtes afin de les empêcher de saisir un lièvre, si par hasard il s'offrait à leur portée.

Pendant que, dans les campagnes, le paysan s’animait de plus en plus lorsqu'on l’interrogeait et qu'on faisait une universelle enquête sur ses misères, ailleurs, dans les villes, tout travail, toute industrie qui recevait le contre-coup de l’action de la féodalité s'émancipait. Cette vieille antipathie des bourgeois pour ce qui subsistait de l’ancien régime n’avait pas peu contribué à rendre subitement impopulaire même le parlement, pendant tant d’années leur idole. Il venait de condamner au feu le courageux livre de Boncerf sur l’Inconvénient des droits féodaux. L’enthousiasme pour ce grand monde parlementaire, anobli et acquéreur de cens, s’éteignait, et d’Espréménil, revenant en 1788 des îles Sainte-Marguerite, où il était détenu, ne rencontrait plus sur son passage que l’indifférence et l’oubli.

Affranchir les terres et les personnes de toute entrave se confond dans ce cri général : Plus d’inégalités I Personne n’a mieux vu que Rœderer ce motif déterminant des événemens. Il appartenait par son origine, par son éducation, aux plus hautes familles du tiers état. Personne n’avait été plus nourri que lui de toutes les connaissances que possédait son siècle et n’en avait plus adopté les idées généreuses. Il avait même cette supériorité de joindre les connaissances économiques au savoir du jurisconsulte. C’est Rœderer qui, dans sa brochure sur les états-généraux, écrivait ces mots décisifs : « Depuis quarante ans, cent mille Français s’entretiennent avec Locke, avec Rousseau, avec Montesquieu. Chaque jour, ils reçoivent d’eux de grandes leçons sur les droits et les devoirs de l’homme en société ; le moment de les mettre en pratique est arrivé. »

IV.

Les légistes, après avoir été les patrons dévoués des paysans dans leurs légitimes revendications, servirent de guide à la constituante dans la refonte de la société civile. Les noms de ces admirables et vaillans bourgeois sont gravés, pour la plupart, dans le martyrologe de la révolution. Ceux qui survécurent, apportèrent, sous le consulat, la même volonté que le premier jour à l’achèvement de leur œuvre sociale et la firent définitivement consacrer. Ils n’avaient pas tous le caractère à la hauteur du talent; mais, par leurs défauts, ils montrèrent que la classe dont ils étaient sortis était plus encore jalouse d’égalité que de liberté. Ils avaient voulu l’une surtout pour assurer l’autre.

Au milieu de cette foule d’hommes d’un sens droit et d’une intelligence vaste, comment ne pas nommer Merlin? Il est impossible de ne pas admirer ce labeur gigantesque qui lui permit de suffire à tout. Presque à lui seul il a, dans le comité féodal, réalisé en détail et avec précision l’abolition décrétée en principe seulement dans la nuit du à août. Cette œuvre d’un profond savoir, il en est le commentateur lumineux dans un recueil célèbre ; presque seul il verra clair dans cette confuse législation intermédiaire. Investi du ministère de la justice, non-seulement il sera administrateur, mais il trouvera le temps de répondre directement aux tribunaux, aux officiers du ministère public, même aux juges de paix qui le consultent sur des questions de droit embarrassantes. Procureur-général à la cour de cassation, il consolidera la révolution par une jurisprudence immuable dans ses grandes lignes. Pourquoi faut-il que tant de talent, une raison si lumineuse, un esprit si audacieux dans ses conceptions juridiques, une volonté si persistante dans l’organisation de la nouvelle société civile, aient été associés souvent à tant de faiblesse de caractère et à des mesures qui ont dû peser sur sa conscience?

Ce ne sera pas le seul exemple où, dans ce monde de haute bourgeoisie, nous trouverons des taches qui feraient presque désespérer des vertus de notre race. Saluons du moins, à cette aube éclatante et pure de leur vie publique, les représentans de l’esprit bourgeois qui apportèrent à la constituante tant d’amour de l’humanité, tant de vigueur dans le dernier assaut livré à l’ancien régime, tant de confiance dans l’avenir et tant d’enthousiasme désintéressé dans une entreprise grandiose !

Il est des noms parmi eux qu'on répète volontiers, ceux de Lanjuinais, de Le Chapelier, de Thouret, d’Enjubault, de Rœderer, celui de Tronchet, si vénéré qu'un décret l’appelait un jour à la tribune de l’assemblée pour qu'il donnât son avis ; Tronchet, une âme si parfaite que, en 1807, lorsque la mort le frappa, les juges les plus sévères s’inclinèrent devant cette renommée sans tache et cette sévère probité. Il en est d’autres encore dont nous réveillerons les ombres respectées : Malouet, en qui l’Auvergne avait mis son bon sens politique et ses facultés équilibrées ; Mounier, le plus passionnément raisonnable d’eux tous, le mieux préparé à un rôle important dans les jours de liberté calme ; Barnave, le plus éloquent et le plus sincère de ces jeunes hommes que la philosophie et le droit avaient formés ; Adrien Duport, qui n’avait pas été élu par le tiers état, mais qui lui appartint, dès le premier jour, par sa mâle attitude, par ses sentimens démocratiques; Duport, à qui nous devons l'introduction du jury. Tous, pleins d’illusions et épris de justice ; tous, il est vrai, dominés par les abstractions; mais est-ce que les abstractions sublimes ne gouvernent pas les âmes, ne grandissent pas les caractères en élevant les pensées !

Dès les premiers jours de la constituante, le vote individuel avait été substitué au vote par ordre ; toute distinction de rang et de préséance entre les députés avait été prohibée ; l’admissibilité, sans distinction de naissance, aux emplois civils et militaires, avait été proclamée; et, comme un symbole est nécessaire aux yeux pour constater le triomphe d’une idée, la destruction de la Bastille prenait ce caractère pour la bourgeoisie.

Le lendemain du 14 juillet, Etienne Delècluze, tout enfant, se promenait sur les boulevards avec son père : « Qu'est-ce donc que la révolution? lui demanda-t-il. — Il est bien difficile de te répondre... Si tu étais plus grand... Tiens, je ne puis mieux faire qu'en te disant que la révolution détruit toutes les distinctions entre les hommes. Désormais, il n’en existera plus qu'une : celle que la science et l’instruction mettront entre les ignorans et les savans. Aussi, travaille bien, si tu veux te distinguer. Il n’y a plus d'autre noblesse. »

La bourgeoisie avait fondé la démocratie. La déclaration des droits ne fut que le frontispice des principes nouveaux. La bourgeoisie voulut établir la justice à tout jamais, dans la société moderne, lui restituer son ordre naturel : elle abolit donc la féodalité, et avec la féodalité, tous les droits qui en découlaient. Non pas que la seigneurie fût encore celle du moyen âge et même celle du XVIe siècle ! Elle n'exerçait plus, à proprement parler, d’influence juridique sur le classement des personnes. Le roturier, comme les nobles, pouvait devenir possesseur de droits féodaux ; ces droits étaient d’autant plus faciles à posséder que la plupart n’étaient que fiscaux et échappaient aux embarras de l’exploitation. Mais ils paralysaient si bien la culture qu'Arthur Young, en 1787, s’écriait : « Ah ! si j’étais pour un jour le législateur de la France, comme je ferais bien danser tous ces grands seigneurs ! »

Quant aux privilèges, aux préséances, à ces vanités extérieures auxquelles leurs possesseurs attachaient peut-être plus de prix qu'à des revenus, on ne les discuta même pas. Ils furent abandonnés sans phrases. En tête des décrets de la nuit du 4 août, la constituante traça le résumé du plan qu'elle concevait. Il fallait quatre années pour l’accomplir dans la législation. Les racines du vieil arbre féodal étaient si profondes que de longs efforts étaient nécessaires pour les extirper.

Les légistes qui dirigeaient les comités et les délibérations avaient fait une distinction entre la féodalité dominante et la féodalité contractante, entre les justices seigneuriales qui étaient des portions détachées de l’autorité publique, entre les servitudes personnelles ou les redevances qui en représentaient l’abolition, et les contrats d'inféodation. Les premiers de ces droits féodaux attentaient à la souveraineté de l’état, les seconds violaient la liberté du citoyen, les troisièmes seuls tiraient leur origine de conventions véritables. Les jurisconsultes firent décider que les deux premiers étaient abolis sans indemnité, le rachat pour les derniers fut admis.

Les censitaires, on ne l’ignore pas, n’acceptèrent pas cette décision ; ils protestèrent, rédigèrent de nouveaux cahiers et appelèrent une loi plus radicale sur les droits déclarés rachetables.

Le sol affranchi, les privilèges détruits, il fallait, par la division de la terre, multiplier le nombre des propriétaires, créer plus de citoyens intéressés au nouvel ordre de choses ; la bourgeoisie n'hésita pas à donner les biens nationaux comme dot à la constitution. Elle fit mettre aux enchères la dixième partie de la richesse foncière du pays.

Elle n’eût pas cependant vulgarisé la propriété si elle n’avait pas d'abord transporté dans la famille l’esprit nouveau d’égalité. Depuis longtemps, la famille bourgeoise, réunie dans un faisceau serré et indissoluble, réalisait dans les sentimens, les lois de la nature et de la raison. Les philosophes et les légistes s’étaient mis d’accord pour appliquer l’ancienne formule de Marculfe : « Comme Dieu a donné au père tous ses enfans, ils doivent avoir une part égale aux biens de leur père. » Aussi les droits d’aînesse et de masculinité, représentant le principe féodal, furent-ils supprimés et l’égalité établie dans les partages de toute espèce de succession. Mais avec sa noble mission de faire passer dans la loi le spiritualisme social, la bourgeoisie ne voulut pas proscrire la liberté de tester et le droit pour l'homme de disposer d’une partie de ses biens. Tronchet, qui fut l’organe de la pensée commune, dit aux applaudissemens de tous ceux qui l’écoutaient : « Pourrait-on refuser au père de récompenser par un témoignage d’affection plus particulière l’enfant qui se sera le plus distingué par son respect et sa tendresse filiale, qui se sera dévoué à secourir la vieillesse infirme de ses parens ; qui, par son travail, aura contribué sans intérêt à augmenter le patrimoine qui devient commun? Les fils pourraient-ils légitimement lui envier cet acte de justice ? »

L'abolition du retrait lignager que pouvaient exercer en cas de vente les parens du vendeur et qui était enraciné dans les habitudes des pays coutumiers, fut la conséquence des dispositions destructives de la constitution féodale dans la famille. Il n’y eut pas de résolution plus conforme à l’esprit qui animait le foyer domestique du XVIIIe siècle ; et le cœur des mères, dans ces heures trop rares d’union patriotique, battit du même mouvement que celui des enthousiastes fondateurs du monde moderne.

On ne connaît pas vraiment la révolution si l’on n’a pas lu les travaux des comités de l’assemblée et surtout les admirables rapports de Merlin sur les droits féodaux, sur les retraits de bourgeoisie, sur le retrait lignager, sur les successions, sur les réserves coutumières et les dévolutions. C’est dans ces résumés de la science juridique, dans ces pages écrites sous l’inspiration brûlante de l’opinion bien plus que dans les discussions de l’assemblée, discussions souvent abrégées, qu'il faut suivre le gigantesque effort de nos aïeux pour constituer la société civile qui nous abrite. Nous n’avons qu'à louer dans cette première partie. Après avoir établi dans la famille la justice et l’égalité, les classes moyennes essayèrent en politique de les concilier avec la vieille monarchie, et, tentative plus grave ! de faire entrer la démocratie dans les nouveaux rapports de l’église et de l’état.


V.

Sur la question religieuse, la haute bourgeoisie de la fin du XVIIIe siècle avait des opinions très arrêtées. La bourgeoisie parisienne, dans la réunion préparatoire des élections, avait pris une attitude particulièrement hostile au clergé. Elle ne voulait pas de la religion sous forme d’institution politique. Le souffle du XVIIIe siècle, en minant les croyances positives, avait laissé chez la plupart de ceux qui l’avaient respiré un déisme qui suffisait à leurs aspirations. Le cahier rédigé par la députation de Paris manifeste clairement cet état des esprits. Ils furent cependant entraînés à commettre une des plus sérieuses atteintes contre la liberté de conscience.

Leur éducation juridique obscurcit sur ce point leur intelligence. Un reste de levain janséniste fermenta dans un groupe ayant pour chefs Camus, Martineau, Treilhard. L’idée dominante des vieux légistes était la subordination de l’église au pouvoir civil. Leurs luttes séculaires avec la cour de Rome, leurs goûts de clergé national et soumis au roi, avaient constitué un tempérament absolument rebelle à la conception d’une église libre dans l’état. C’est une erreur profonde que de croire qu'il y ait eu alors un moment où la question de la séparation de l’état et de l’église pût être portée avec succès devant l’opinion publique. Même quand la révolution avait tout brisé, quand le scepticisme avait tout remis en question, à l’époque où Bonaparte négociait le concordat, la bourgeoisie, en majorité, n'eût pas compris qu'on laissât l’église libre. C’était une de ces idées que ses vieux jurisconsultes lui avaient appris à dédaigner.

Vis-à-vis des personnes qui formaient l’ordre du cierge, vis-à-vis de la propriété ecclésiastique, elle ne voulut que l’application des principes de l’ancienne monarchie. Tout en reconnaissant que le catholicisme était la religion dominante, elle déclarait que chaque citoyen était libre dans son culte, et répudiait une religion d’état. Tout en maintenant les prêtres, elle détruisait l’ordre du clergé. Le principe de l’individualité qui lui faisait briser toute corporation, elle l’introduisait dans la société ecclésiastique; et, comme première conséquence, elle sécularisait le mariage.

Depuis le concile de Trente et l’ordonnance de Blois de 1579, l'acte civil avait été absorbé par le sacrement. Sans interdire la bénédiction nuptiale, sans même nier la dignité du mariage chrétien, les bourgeois de la constituante ne considérèrent le mariage que comme un contrat civil et renvoyèrent au pouvoir législatif la création du mode de constatation des naissances, mariages et décès, et la désignation des officiers publics qui en recevraient les actes. La société française fut sécularisée.

Les témoignages les moins suspects indiquent cependant que le clergé paroissial, particulièrement les curés de Paris et des grandes villes, sortis en grande partie de familles bourgeoises, étaient entourés de considération et la méritaient. Les antipathies et les critiques étaient réservées contre les abbés pourvus de bénéfices. Le tempérament ironique de la nation s’adressait surtout aux moines et aux femmes appartenant aux communautés religieuses. Les vocations pieuses étaient en effet devenues rares. La verve gauloise ne tarissait pas quand il s’agissait des couvens et de la mendicité monacale. Un ordre de femmes était pourtant excepté, celui des religieuses hospitalières. Les congrégations enseignantes d’hommes étaient même respectées, parce qu'elles étaient entrées dans le mouvement des idées. La bourgeoisie permit à la révolution d’entrer dans le cloître. Avec son esprit logique et de réaction laïque, elle distingua justement entre les liens de la foi et ceux de la loi civile ; elle refusa de mettre le bras séculier au service des vœux prononcés; elle ne les sanctionna pas et interdit leur perpétuité.

Cette sécularisation à l’égard des personnes, les représentans des classes moyennes la poursuivirent à l’égard des biens Ils re prirent les idées émises par Machault, dès 1769, lorsqu'il proposait l’aliénation d’une partie des biens de l’église. Avec les distinctions déjà établies entre la nature des biens féodaux, les dîmes inféodées avaient été déclarées rachetables. Ces distinctions l’opinion des campagnes ne les accepta pas davantage. La dime, quelle quelle fut même résultant d’un contrat, était odieuse au paysan. Elle cessa d’être perçue, ainsi que les droits casuels

Ce n’était que le premier pas. Le second fut rapidement fait Le cierge sous la monarchie féodale étant un ordre dans l’état avant une personnalité morale, avait pu être propriétaire. La propriété reposait sur les rapports entre la chose et la personne Les légistes de 1789 détruisirent ce rapport fondamental, en dissolvant le clergé comme ordre et en ne reconnaissant plus que des individus, des prêtres, des citoyens. Dès lors ils ne pourront plus acquérir ni posséder qu'individuellement. L’état, disaient Chapeler et Thouret, par droit de déshérence ou d’occupation, recueille la succession des personnes morales qui disparaissent. « Tant que le cierge conservera ses biens, l’ordre du clergé ne sera pas détruit. »

C’était l’idée d’un clergé dépendant du pouvoir civil qui hantait intelligence de ces hommes profondément imbus du souvenir des luttes antiultramontaines des parlemens, luttes soutenues au nom du roi, évêque du dehors. Ils avaient de l’état une notion qui fait comprendre leur système administratif et judiciaire. Appliquée au domaine de la conscience, cette notion ajoutée à de vieilles rancunes assoupies allait leur faire commettre la plus redoutable faute et la moins justifiable contre la liberté. Ils voulurent, on le sait toucher aussi à la discipline et aux formes organiques de l’église de France. Ces bornes, si justement posées par eux, contre le spirituel et le temporel, ils furent les premiers à les renverser

Les quelques jansénistes de l’assemblée avaient conçu l’espoir de faire prévaloir leurs doctrines, et cet espoir se fortifiait dans leur esprit, par l’idée qu'ils se rapprochaient davantage des formes de la primitive église. Avec l’âpreté qui caractérise les minorités long, temps opprimées, ils reconstituèrent entièrement le clergé sur de nouvelles lois, conformèrent les circonscriptions des diocèses à celles établies pour les départemens et essayèrent de soustraire l’église de France a la domination de la cour de Rome. Comme ils exerçaient une influence prépondérante dans le comité ecclésiastique, ils firent présenter par Martineau, un des leurs, le projet de constitution civile du clergé. Transformer à ce point l’organisation du catholicisme, asseoir tout l’édifice ecclésiastique sur l’élection populaire, créer l’indépendance de la juridiction des évêques à l’égard de celle du pape, qu’était-ce de la part d’une assemblée politique, sinon placer en définitive l’église sous la dépendance du pouvoir civil ? Pour que, du reste, aucun doute ne soit possible sur le but, pour bien attester les tendances de cet esprit unitaire qui caractérisait la bourgeoisie, on n’a qu’à se souvenir des paroles de Treilhard, dans la séance du 29 mai 1790. « Un état peut admettre ou ne pas admettre une religion ; il peut à plus forte raison déclarer qu’il veut que tel établissement existe dans tel ou tel lieu, de telle ou telle manière ; quand le souverain croit une réforme nécessaire, rien ne peut s’y opposer. »

Pas plus qu’ils ne comprenaient la liberté d’association limitée par la loi, ces hommes sincères ne purent se dégager de ce faux principe qui prend la souveraineté collective pour la liberté. On n’a pas oublié comment l’assemblée, pour donner à cette organisation nouvelle un point d’appui dans la conscience des ecclésiastiques, aggrava sa faute en exigeant des ministres du culte le serment à la constitution civile. On n’a pas oublié la protestation éloquente de Montlosier et ce mot profond de Maury : « Prenez garde, il n’est pas bon de faire des martyrs ! » Les hommes auxquels ces paroles s’adressaient étaient des idéalistes et non des sceptiques. Ils se trompaient de bonne foi. Leur œuvre n’eut d’autre résultat que de retremper dans l’exil et dans la persécution les vertus défaillantes du clergé du XVIIIe siècle. Dans certaines provinces, loin des voix tumultueuses et des fièvres de Paris, ils troublèrent dans les familles religieuses plus d’une de ces âmes ardemment éprises de la révolution, mais qui n’avaient pas séparé leurs croyances de leurs aspirations égalitaires. La guerre civile était proche. Elle devait éclater dès que l’arbitraire démocratique n’aurait plus en face de lui les talens et les caractères du parti constitutionnel.


VI.

Quels furent les sentimens politiques de la haute bourgeoisie ? Les institutions ne lui avaient pas appris à devenir libérale. Les états-généraux avaient été trop rarement assemblés pour exercer une action régulière sur les mœurs publiques ; protestation intermittente des souffrances des roturiers, ils n’avaient pu faire leur éducation politique. Les tentatives d’intervention directe du parlement de Paris dans les affaires du royaume avaient bien créé dans les classes moyennes une élite politique ; mais l’esprit de caste avait fini par surexciter l’orgueil de messieurs du parlement et les avait mis au travers de la marche des idées. Ils excitaient de temps à autre des désirs de liberté légale, sans les satisfaire par aucune opposition sérieuse et continue. Cette opposition parlementaire servait d’aliment à l’esprit de discussion, mais elle n’était pas une école de gouvernement libre.

Les franchises municipales eussent été un meilleur apprentis- sage, mais elles n’avaient pu se relever des coups indirects que Louis XIV leur avait portés. Les municipalités dans les villes avaient dégénéré en coteries; et dans les paroisses rurales, elles n’existaient vraiment plus. Hormis en Bretagne, la vie particulière de chaque province, les originalités elles-mêmes, s’affaiblissaient. L’autorité des intendans et des subdélégués était toute-puissante ; et c'est une vérité banale aujourd'hui que la France, dès avant 1789, était déjà la nation où les procédés administratifs étaient les plus perfectionnés. Habituée à voir dans la royauté la source des réformes, la haute bourgeoisie, dans sa réaction légitime contre ce qui subsistait de la féodalité, ne comprenait qu'un pouvoir central fort et puissamment organisé ; et ce serait singulièrement se tromper que de croire que la révolution modifia sur ce point les idées reçues. L’état était déjà une sorte de Providence.

Au fond, l’esprit de nos aïeux ne diffère pas beaucoup du nôtre. Leur admiration raisonnée pour des maîtres qui se sont appelés Louis XI, Richelieu, Louis XIV, avait laissé dans leur intelligence politique des traces ineffaçables. Le spectacle d’un despote réalisant des réformes démocratiques avait été leur éducation historique ; de telle sorte que, dans la pratique, les traditions chez eux étaient serviles.

Au contraire, en théorie, jamais les idées n’avaient été plus avancées ! c’était dans les livres des philosophes, et uniquement par les livres, que l’éducation politique avait été préparée ! Et ces livres avaient enseigné l’absolu mépris du passé, le dédain des transactions avec les intérêts qui pouvaient être dignes de respect. A l'inexpérience s’adjoignait donc une audace inouïe dans la sphère de la spéculation philosophique, une confiance orgueilleuse et sans limites dans des maximes. Un mouvement tout idéaliste de justice et d’indépendance était associé à l’ignorance des faits et des réalités extérieures, à l’amour de l’uniformité sous la main de l’administration.

La haute bourgeoisie avait de plus les procédés révolutionnaires. Elle les tenait de ce qu'il y avait d’abstrait dans ses études théoriques de la politique. Elle s’était arrêtée à trois ou quatre livres bien connus, sans aller au-delà. Bien peu, comme Mounier, comme Malouet, se rendaient exactement compte de la nécessité de séparer le pouvoir exécutif du pouvoir législatif. Bien peu envisageaient le danger de concentrer dans une seule assemblée les délibérations et les responsabilités du gouvernement. Plus les sentimens chez nos pères étaient généreux et les desseins admirables, plus les maladresses, les inexpériences apparaissaient à chaque pas, créaient des obstacles et étaient autant de causes d’irritation et de colère. Avant le moment où elle surgit, la révolution était faite dans ces intelligences très cultivées. Le publiciste qui a le mieux connu cette élite et qui la recevait chez lui tous les soirs, au sortir des séances de l’assemblée, Mallet du Pan, constatait que les vœux des politiques modérés se trouvèrent dépassés même le jour où ils purent se produire. Un événement dont l’influence fut profonde et longtemps méconnue, l’indépendance des États-Unis et de l’Amérique du Nord, donnait à leurs passions démocratiques un élan démesuré.

Le goût pour la liberté était plus dégagé de toute espèce de liens chez les quarante grands seigneurs de la vieille noblesse. Ils avaient lu aussi, mais ils avaient passé la Manche. Il en était autrement de la petite noblesse provinciale très nombreuse à la constituante, et d’autant plus hostile qu'elle jalousait le monde de la cour. Pour les premiers, le mouvement révolutionnaire, au début, n’était que combat de plume et de paroles, qui ne leur paraissait faire aucun dommage à la supériorité d’existence dont ils jouissaient et qu'une possession de plusieurs siècles leur faisait croire inébranlable. Ils étaient prêts dès lors à accepter une monarchie parlementaire. Mais combien étaient-ils ? Et cependant, même vis-à-vis de ces grands seigneurs éclairés qui avaient vivement ressenti l’agitation de l’esprit du siècle, la bourgeoisie eut une méfiance incurable.

Les femmes n’étaient pas les moins ardentes. Les abus de la cour, la coterie de la malheureuse reine étaient l’objet de leur haine ; et les meilleures d’entre elles distribuaient des libelles qui descendaient du salon à la rue. Les émotions violentes les exposèrent à bien des retours. Que la révolution se fût accomplie sans égarement et sans crime, elles l’eussent suivie jusqu'au bout. Dans le trouble inévitable apporté aux intérêts par les événemens, elles avaient sur-le-champ, et les premières, pris leur parti de la gêne. La foi dans les idées nouvelles les soutenait. Il n’y avait pas jusqu'à l’enrôlement de leurs maris dans les gardes nationales qui ne leur plût! Elles n’avaient pas encore ressenti les fatigues du malheur et les mécomptes des espérances brisées. C’était dans le salon de Mme Panckouke soit à Paris, soit à Boulogne, ou dans le salon de Mme Pourrat à Louveciennes, qu'on eût le mieux noté, à l’aurore de la révolution, la transformation rapide des femmes de la haute bourgeoisie.

Il était à la mode d’appartenir à la réunion qui portait le titre de Société de 89 et qui avait pris une importance soudaine depuis la scission entre les membres du premier club des jacobins. Le but que se proposaient les adhérens à cette société était de développer, de défendre et de propager les principes d’une constitution libre. On y trouvait inscrits, non-seulement les députés du tiers état les plus célèbres, mais des publicistes éminens, des savans, des hommes de lettres. Il y avait là Bailly, Beaumetz, Monge, Lavoisier, Pastoret, Récamier, Siéyès, Thouret, Rœderer, Ramond, Garat, Emmery, Barnave, Duquesnay, Dupont (de Nemours), Suard, Rulhière, Piscatory, Lecoulteux, Lacretelle, A. Chénier, Chapelier, Duport, les Trudaine. La rupture avec les démagogues étant définitive, les constitutionnels fondèrent, plus tard, dans les bâtimens jadis occupés par les feuillans, sous le nom d’Amis de la constitution, une réunion semblable à la première. Quelques personnages nouveaux s’y adjoignirent : Beugnot, Quatremère, Regnault, Michaud, Boissy (d’Anglas), Goupil de Préfeln, Fulchiron, Ginguené, Gouy.

Ils avaient créé un organe de publicité sous le nom de Journal de la société de 89. L’Avis aux Français d’André Chénier, les pages les plus éloquentes de ce noble esprit y parurent. L’Ami des patriotes offrit ensuite l’exposé fidèle des idées politiques de la haute bourgeoisie ; enfin, lorsqu’un groupe d’hommes de cœur résolut de lutter dans la presse contre l’influence grandissante des jacobins, ce fut le Journal de Paris qui devint le dernier organe des opinions modérées. C’est à ces feuilles souvent éloquentes, c’est aux rapports de l’Assemblée, aux souvenirs recueillis dans la retraite, encore plus qu’aux harangues de la tribune qu’il faut demander les projets, les pensées politiques des chefs de la bourgeoisie jusqu’au 10 août 1792. A partir de cette date mémorable, leur parti est vaincu et dispersé ! Il n’y aura plus que des efforts isolés. Les jeunes iront encore jusqu’aux girondins. L’abîme après le 30 mai fut irrévocablement creusé ! Comme disait André Chénier : « j’ai goûté quelque joie à mériter l’estime des gens de bien en m’offrant à la haine et aux injures de cet amas de brouillons corrupteurs que j’ai démasqués ; s’ils triomphent, ce sont gens par qui il vaut mieux être pendu qu’être regardé comme ami. »

Si les tendances, dans ce milieu constitutionnel, étaient entièrement démocratiques, les opinions n’étaient pas républicaines. Personne, dans cette génération enthousiaste et désintéressée, ne songeait en 89 à renverser la monarchie héréditaire et à lui substituer une autre forme de gouvernement. Comment donc ces honnêtes gens entendirent-ils unir la royauté à la démocratie, constituer une société politique qui réalisât leurs aspirations libérales, répondît à leur raison, à leur besoin de justice, à leur amour du droit commun ? Jamais tâche ne fut plus difficile.

VII.

S'il ne se fût agi que de rester dans la sphère supérieure des principes et des libertés individuelles, ces hommes illustres n’auraient éprouvé ni hésitation ni embarras. Ce sera leur éternel honneur qu'après avoir proclamé la souveraineté nationale et revendiqué, pour les représentans de la nation, le droit de faire la loi et de voter l’impôt, ils voulurent aussi donner au monde entier une charte modèle. Les libertés du citoyen étant le but, la fin de toute organisation politique, ils en déduisirent toutes les conséquences passées aujourd'hui dans notre sang. Les crimes seront personnels et la confiscation est abolie ; toute entrave mise à l’association industrielle est supprimée ; le secret des lettres est inviolable ; la presse est déclarée libre ; quiconque signe ou exécute l’ordre d’arrêter un citoyen, hors des cas strictement déterminés, est frappé des peines les plus sévères. Mais il ne suffit pas de proclamer des libertés et des droits pour qu'ils aient la vie, il faut les placer sous la protection d’institutions assez larges pour qu'ils se développent, assez fortes pour qu'ils soient garantis de toute atteinte. Les divergences, les incohérences, les préventions éclatèrent alors; mais jusqu'au moment où l’on se heurta aux réalités, on eût plu croire, dans ce tournoi d’opinions métaphysiques, que l’assemblée n’était qu'un congrès de philosophes.

Hormis un faible groupe, dont Mounier, Malouet, Bergasse étaient les orateurs et qui voulait prendre pour type la constitution anglaise, la chimère que la haute bourgeoisie poursuivit, était une royauté démocratique, avec une assemblée souveraine et unique. C'est à peine si, sur les bancs supérieurs de la gauche, trois ou quatre députés, alors obscurs, apercevaient vaguement la république au bout de leurs théories. Au milieu de la confusion des idées, les conditions fondamentales du gouvernement représentatif se posèrent néanmoins, mais sans méthode et sans le calme nécessaire à de pareilles délibérations. Ce calme était impossible, au milieu des ruines d’une ancienne société détruite et sous l’œil de Paris affamé, inquiet, méfiant, irrité.

Parmi les questions constitutionnelles, en est-il de plus importantes que les rapports du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, la division en deux chambres, la responsabilité ministérielle et le point de savoir auquel des deux pouvoirs reste le dernier mot s’il survient entre eux un dissentiment grave? Les députés les plus influens des classes moyennes firent successivement partie du comité de constitution, comité dont les membres se renouvelèrent fréquemment. Nous savons bien le fond de leurs doctrines. Rien qu'à la lecture du premier programme préparé par le comité (5 juillet 1789), on s’aperçoit du peu de netteté dans les vues et du peu de précision de la langue politique. C’est ainsi qu'après la division consacrée des trois pouvoirs le comité propose, on ne sait pourquoi, de régler les devoirs et les fonctions du pouvoir militaire. Toutefois, ce n’est que sur le second rapport (28 août) que la bataille des idées s’engage. Meunier avait commencé par reconnaître hautement que la souveraineté résidait dans la nation: mais que cette souveraineté, la nation ne pouvait l’exercer directement elle-même; deux chambres délibérant séparément étaient nécessaires pour assurer la sagesse des délibérations « et pour rendre au corps législatif la marche lente et majestueuse dont il ne doit pas s’écarter. » La majorité du comité pensait, en outre, que l’autorité royale ne pouvait être réellement protégée si l’on refusait au roi le droit absolu de sanction. L’assemblée avait été avertie, par la bouche de Meunier, qu'elle touchait au moment suprême, et elle allait décider si la France aurait une constitution viable ou si elle tomberait dans une longue et funeste anarchie.

Derrière une seconde chambre, la bourgeoisie s’obstinait à voir reparaître le spectre de l’aristocratie, qu'elle voulait abaisser pour toujours. Elle se décida pour une assemblée unique. Il était indispensable alors que la chambre des représentans eût un contre-poids qui l’empêchât d’arriver à la tyrannie. Thouret, avec la forte trempe de son esprit, était intervenu dans les débats pour chercher une conciliation. Le veto absolu fut écarté ; le veto suspensif l'emporta, avec effet, jusqu'à la seconde législature seulement. C'en était fini des idées gouvernementales de Mounier et de ses amis. Tout en restant dévoué à la monarchie constitutionnelle, la majorité des députés de l’ancien tiers état se fermait les oreilles. Elle tenait pour démontré que les institutions des autres peuples étaient imparfaites, et que jusqu'en 89 le genre humain s’était égaré.

Ce fut bien pis lorsqu'on examina le rôle des ministres et la portée qu'il fallait attribuer à la responsabilité ministérielle. L’insouciance sur ce point n’eut d’égale que l’ignorance. Qui se douta, excepté Mirabeau, que le ressort principal du mécanisme constitutionnel était tout entier dans ce principe? La plus lourde faute, en matière d’organisation politique, fut commise lorsque fut votée la proposition de Lanjuinais, excluant du ministère tout membre de l'assemblée nationale (7 septembre 1789). Les méfiances envers Louis XVI avaient grandi, et le fossé qui séparait les deux pouvoirs s'élargissait.

Du moins, lorsqu'il s’agit de réformer les institutions judiciaires, les jurisconsultes furent guidés par leurs instincts. De l’organisation de la France telle qu'elle existait avant la révolution ils avaient peu à conserver. L’unité nationale reçut d’eux sa sanction définitive. La question d’attributions des corps qu'ils venaient de constituer ne les divisa pas. Leur esprit démocratique l’emporta sur l’esprit libéral. Le vice radical de leur plan fut de créer, avec les directoires de département et de district, des administrations collectives. L’idée d’un administrateur unique, contrôlé par un conseil élu, ne leur était pas venue. Leur fausse théorie qui plaçait le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif l’un en face de l’autre, comme deux ennemis, conduisait à faire nommer les directoires par les assemblées administratives, sans qu'ils pussent être révoqués, à moins de forfaiture. Les procureurs-syndics, bien que chargés uniquement de l’expédition des affaires courantes sans voix délibérative, échappaient ainsi à l’influence royale et dépendaient des conseils élus.

L'anarchie éclata bientôt à tous les yeux. Au lieu de revenir sur leurs pas, les plus habiles eux-mêmes, comme Target, Thouret, Chapelier, cherchèrent alors le remède dans la confusion de tous les pouvoirs. Ainsi, ils furent bien vite amenés à attribuer au pouvoir exécutif le droit de suspendre les corps administratifs et d’annuler leurs actes ; mais le recours fut toujours réservé devant le corps législatif. Que devenaient dès lors les conditions de la liberté réglée?

Les légistes furent mieux inspirés lorsque, après avoir renversé le vieux système judiciaire, ils donnèrent une organisation nouvelle à la magistrature. Après avoir adopté le jury au criminel et l’avoir sagement rejeté au civil, malgré Adrien Duport, ils établirent l’égalité devant la justice, comme devant la loi, en supprimant toute juridiction exceptionnelle ou privilégiée. Ils s’efforcèrent de réaliser ce beau rêve : avoir des magistrats indépendans par la conscience, mais dépendans de la nation par leurs fonctions, et ne devant leur place qu'au savoir et à la probité. Au lendemain de la suppression des parlemens, dont les agitations avaient laissé des traces dans leur mémoire, les légistes de la constituante craignirent la reconstitution d’une aristocratie parlementaire, s’ils laissaient au roi la nomination de la nouvelle magistrature. Au milieu des méfiances, les opinions intermédiaires s’effacèrent comme toujours. La présentation de trois candidats, parmi lesquels le chef du pouvoir exécutif choisirait, paraissait un système raisonnable. Il fut écarté. La question se posa, encore une fois, dans le domaine de l’absolu, entre l'idée monarchique et l’idée démocratique : celle-ci l’emporta. On remit au peuple seul le choix des juges ; le roi eut uniquement le droit de nommer les officiers chargés des fonctions du ministère public. Comme elle était cuisante, même dans les meilleures âmes, la blessure des iniquités de l’ancien régime ! Comme était illusoire, dans les intelligences les plus fermes, la confiance dans la race humaine et dans la pure logique! « Contre qui, disait Thouret, se commettent les crimes et les délits, si ce n’est contre le peuple ? C'est donc au nom du peuple et par un délégué du peuple qu'ils doivent être poursuivis. s’il en était autrement, les ministres mal intentionnés pourraient poursuivre des accusations les plus injustes les amis de la liberté. » Le droit d’accusation fut enlevé au ministère public, ou plutôt aux commissaires du roi, suivant l’expression significative de Duport. Le droit de grâce suivit le droit d’accusation; et le pouvoir exécutif au nom de qui se rendait la justice fut à peu près étranger à son administration. Les cadres furent du moins habilement conçus : à la base, une création toute du XVIIIe siècle, la justice de paix ; en haut, une cour supérieure de révision ; comme intermédiaires, des tribunaux de district devenant juges d'appel les uns des autres. Sauf sur ce point que l’expérience corrigea, les grandes lignes ont été conservées. Mais l’expérience fut prompte à prouver les vices du système électif dans l’ordre judiciaire.


VIII.

L'abus des principes simples avait pour effet de détendre tous les ressorts du gouvernement et d’en détruire l’action salutaire. Au lieu de voir dans la liberté la limite des droits de chacun, limite posée par la justice, exprimée par la loi, défendue par la force publique, la plupart, par défaut d’éducation politique, ne voyaient dans la liberté que l’expression d’un droit personnel et absolu, sans relation avec le droit des autres. Ce péril n’échappait pas aux yeux des clairvoyans. Dans leurs réunions particulières, les réflexions les plus judicieuses se faisaient jour; mais les portes ne s’ouvraient pas au public, et les opinions modérées exprimées à la tribune de l'assemblée n’avaient pas un assez long retentissement. Le terrain constitutionnel était de plus en plus étroit.

Le courage de la haute bourgeoisie ne faiblissait cependant pas ; à Paris, elle soutenait hardiment Lafayette ; elle payait de sa personne pour réprimer l’émeute ; en province, elle avait encore la majorité dans les municipalités, dans les rangs des officiers de la garde nationale. Mais une révolution ne peut pas se terminer par les moyens qui l’ont fait réussir; et Desmeuniers, Chapelier, Thouret, Barnave, Beaumetz et leurs amis comprenaient trop tard qu'il fallait fortifier l’action du gouvernement.

Depuis le retour de Varennes, les constitutionnels tentaient ostensiblement un dernier effort pour constituer la monarchie représentative. Leurs tentatives infailliblement échouaient s’ils n’osaient pas réviser la constitution. L’histoire nous a appris comment le comité, n'ayant pas la certitude d’être soutenu contre les attaques de la sur droite de l’assemblée et contre les folies des démagogues, se renferma strictement dans son programme et, hormis deux ou trois points insignifians, ne changea rien aux vices de la constitution de 1791. Malouet, qui essaya de porter le débat sur les articles fondamentaux, fut rappelé à l’ordre, a Les aristocrates, avoue le marquis de Ferrières, ne voulurent prendre aucune part à la révision et laissèrent, en se frottant les mains, les jacobins battre les constitutionnels. »

Si les fautes des adversaires n’excusent pas celles qu'on fait soi-même, elles devraient du moins atténuer la sévérité du jugement. Faire rétrograder la révolution jusqu'à l’ancien régime à l’aide des armées étrangères, ou la précipiter dans l’anarchie et dans le sang, au moyen de l’organisation jacobine, tel fut le problème qui se posa devant les députés des classes moyennes, le 30 septembre 1791, au moment où la constituante se séparait et où une assemblée dont elle avait exclu ses membres prenait séance. Quelque bien douée qu'elle soit, une nation n’a pas deux fois, dans la même période, une pléiade de penseurs, de jurisconsultes, d’orateurs, de philosophes. Elle n’a pas même deux fois, lorsque l’éducation politique est à faire, le groupe silencieux, mais pondérateur, des hommes de bon sens. Aussi, sauf quelques individualités laissées en dehors par les élections de 89, sauf quelques jeunes gens éloquens et héroïques, qui n’avaient jamais vu de près les difficultés pratiques, les votes s’étaient portés sur les représentans de la petite bourgeoisie, ou sur les personnages secondaires appartenant aux professions libérales et aux congrégations dissoutes. Les projets libéraux rêvés par la haute bourgeoisie rencontraient comme obstacle, dans l’assemblée législative, un parti nouveau, confus, violent, organisé avec les clubs et déterminé à aller jusqu'au bout.

Les mœurs bourgeoises subissent le contre-coup des événemens. L'influence incroyable des tableaux de David sur le goût et les modes n’en était que le résultat. Les femmes avaient abandonné le charmant costume du XVIIIe siècle qui leur allait si bien. La poudre qui adoucissait leur visage, la mouche qui en relevait la pâleur, les corsets et les souliers à talon étaient proscrits. En substituant aux robes dites de cour, des vêtemens légers, simples, unis, étroits, l'étiquette était supprimée peu à peu. Les habitudes rigoureuses d'exquise politesse se perdaient. Les hommes avaient adopté le vêtement noir et la coiffure flottante. L’introduction d’un costume nouveau chez un peuple n’est jamais un événement isolé, un fait insignifiant. Il annonce une modification complète dans la vie ordinaire. Une lettre d’un officier de la garde nationale de Clermont-Ferrand envoyé en mission, à Paris, en novembre 1791, mentionne l'étonnement que lui inspira la tenue des députés de l’assemblée législative. En moins de trois ans, le bourgeois parisien avait lui-même perdu le caractère qui lui était propre. Il était jadis attaché à son roi, à sa parenté, aux usages. Le cercle de ses relations s'étendait rarement loin de son voisinage. Le tumulte et les cris troublaient maintenant les rues calmes du Marais et cette île Saint-Louis, où l’on ne connaissait naguère de révolutions que celles causées dans le cours de la Seine par les hivers rigoureux.

Paris, jusqu'en 1789, avait été surtout une ville de plaisirs, d’agiotage et de commerce de détail. Il n’était pas, à proprement parler, un centre industriel, pas plus qu'un centre agricole. Les marchands et les gens de finances lui donnaient tout son cachet. Quel changement dès octobre 1791 ! Jusqu'alors les grandes familles bourgeoises avaient supporté gaîment les sacrifices de fortune. Mais le désordre commençait à pénétrer dans les habitudes de chaque jour. Les écoles, comme les études sérieuses, étaient négligées; une sorte de fièvre troublait le repos du corps et de l’esprit : « Quel espace franchi dans ces trois années, écrivait Barnave, et sans que nous puissions nous flatter d’être arrivés au terme ! » Les conditions du haut en bas de l’échelle sociale se déplaçaient. Toutes les âmes étaient ébranlées dans ce milieu jadis si attaché à la discipline, à l'ordre, au respect.

Pendant que la bourgeoisie parisienne attendait une solution du courage et du bon vouloir de ses chefs, elle voyait au-dessous d'elle les Jacobins s’organiser ; elle restait inerte. Et cependant elle était la plus nombreuse ; elle occupait encore partout les grands postes; les premières élections judiciaires lui avaient profité ; elle commandait les gardes nationales : à Paris, des bataillons entiers (comme celui des Filles-Saint-Thomas) étaient à elle et eussent versé leur sang pour résister à l’émeute. Elle avait vainement à l’assemblée nouvelle quelques hommes jeunes, résolus : les Ramond, les Hecquet, les Beugnot, les Dumolard, les Mathieu-Dumas. Ils s’étaient fait inscrire aux Feuillans ; mais, menacés par la foule, ils avaient fini par être expulsés de la salle ordinaire des séances. Leurs journalistes : Roucher, Suard, A. Chénier, Lacretelle, continuaient de combattre à la fois le jacobinisme et l’émigration à main armée.

Où était la cohésion qui seule fait un parti? La cour elle-même était hostile à l’établissement d’une monarchie constitutionnelle. Elle subissait, mais n’acceptait pas la liberté. Craignant par-dessus tout l’influence des constitutionnels, le roi et ses amis s’unissaient momentanément aux jacobins et faisaient nommer Pétion maire de Paris. On eût été découragé plus facilement. Les braves gens, avec soixante-quinze directoires de département, avaient applaudi à la lettre menaçante de La Fayette, l’avaient soutenu lorsqu'il était accouru de son armée réclamer à la barre des mesures contre les démagogues. La bourgeoisie constitutionnelle, par une contradiction que les faits expliquent, perdait confiance dans les paroles du roi, et pourtant elle ne voulait pas son renversement. Elle croyait à l’utilité d’un avertissement donné au château, mais elle avait horreur d’un attentat sur la personne royale. Elle souffrait de la langueur du commerce, de la dégradation des rentes, de la dépréciation du papier-monnaie, maux attribués à la malveillance de la cour ; mais elle redoutait encore plus les atteintes violentes de la part des jacobins. Elle était inquiète et incertaine de ce qu'elle devait espérer ou craindre de Louis XVI, objet de ses préférences et qui n’y répondait pas.

C'est au milieu de ses angoisses patriotiques que jaillit de son sein ce faisceau de jeunes tribuns idéalistes et inspirés qui s’appelaient les Girondins.

Ils furent l’expression du dernier élan de la bourgeoisie du XVIIIe siècle ! Et encore elle ne les suivit pas tout entière. Dès les premières et entraînantes paroles de Vergniaud et de Gensonné, on pouvait en effet constater que le milieu politique solide et l’élite capable de prendre en main le progrès de la nation et de la mettre en possession de se gouverner elle-même, n’avaient pu s’établir depuis trois ans. Des institutions politiques inapplicables ou imparfaites avaient engendré l’impuissance. L’esprit démagogique, d’une part, et les invincibles préjugés des courtisans, de l’autre, avaient rebuté les caractères les plus résolus. L’arrivée des Marseillais, le manifeste du duc de Brunswick et le 10 août firent le reste.

La haute bourgeoisie avait échoué dans son premier essai d’organisation politique de la nouvelle société française. C’étaient les masses ignorantes, les clubs permanens, l’anarchie des sections, qui prenaient violemment le pouvoir. Tandis que les démagogues se préparaient à commettre tous les excès et tous les crimes, le sentiment de ce qu'il y avait de juste et de légitime dans la révolution civile accomplie prenait néanmoins possession du cœur de la bourgeoisie, et elle envoyait courageusement ses fils se battre aux frontières contre l’armée de Condé unie aux étrangers.


BARDOUX.