La Brèche aux buffles/Chapitre II

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E. Plon, Nourrit et Cie (p. 23-47).


CHAPITRE ii.


La production des insectes dans le nouveau monde. — Le ranch. — Les rattle-snakes. — Hommage à M. Le Play. — Calamity Jane. — La monographie d’une famille-souche. — Le budget des Rogers.


Lundi 19 septembre. — Les philosophes assurent que pour devenir vertueux il est nécessaire de voir lever l’aurore. Si cette opinion est fondée, il est très certain que dans ce pays-ci on doit faire de très rapides progrès dans la voie de la perfection. La maison que nous habitons est très fraîche en été, très chaude en hiver. Ses murailles, formées d’énormes troncs de sapin à peine équarris et couchés les uns sur les autres, remplissent donc admirablement leurs fonctions. Mais à l’intérieur, avec ses planchers et ses cloisons de planches insuffisamment jointes, elle constitue un véritable tambour d’une sonorité désolante. On peut causer de chambre à chambre et même d’étage à étage avec une facilité déplorable, et le matin, dès que quelqu’un est sur pied, personne ne peut plus dormir. D’ailleurs, si le sommeil résistait au bruit, il serait bien vite mis en déroute par les mouches.

Je ne crois pas qu’il existe un pays comparable à l’Amérique sous le rapport de la production des insectes. C’est de là que nous sont venus le phylloxera, le colorado-bug, et une foule d’autres petits animaux à noms bizarres que les Américains auraient bien dû garder chez eux. Mais il faut leur rendre cette justice qu’ils ne nous envoient que le surplus de leur production, et qu’ils gardent tout ce qu’ils peuvent garder. À Terre-Neuve, les moustiques sont si terribles, dès qu’on s’éloigne un peu de la plage, que la colonisation n’a jamais pu pénétrer dans l’intérieur et qu’on montre, au cimetière, la tombe d’un midshipman anglais qu’ils ont tué. Dans le Canada, il y a des défrichements qu’on a été obligé d’abandonner parce que ces abominables petites bêtes rendaient fous tous ceux qui voulaient s’y établir. À Chicago, l’autre jour, j’ai eu la sottise de ne pas fermer ma moustiquaire, et je me suis réveillé le lendemain couvert de morsures. Les punaises collaborent avec les moustiques dans l’œuvre de la guerre à l’invasion humaine. Toutes les auberges de ce pays-ci en sont remplies, et, l’année dernière, j’ai rencontré un jour, non loin d’ici, un fermier qui m’a confié qu’elles avaient envahi sa maison en si grand nombre que, depuis trois semaines, lui et sa famille couchaient dehors.

Ici, grâce à Dieu, il n’y a ni moustique ni punaise, mais je crois que toutes les mouches de la création s’y sont donné rendez-vous. Les solives du plafond en sont littéralement couvertes et les vitres des fenêtres obscurcies. Il n’y a pas que des mouches : il y a aussi des guêpes par centaines. Je me permets même de les signaler aux entomologistes. Elles ne ressemblent pas aux nôtres ; elles sont beaucoup plus longues ; ensuite, elles n’ont pas de nids ; du moins, si elles en ont, je n’ai jamais pu les trouver ; enfin, quand elles piquent, elles font bien moins de mal que leurs congénères d’Europe.

Heureusement, François, qui cumule un peu tous les emplois dans la maison, intervient, armé d’une serviette, et parvient sans trop de peine à décider la plus grande partie de ces charmants animaux à se sauver par les fenêtres qu’on leur ouvre toutes grandes ; puis, pendant qu’il va s’occuper du déjeuner, je m’attarde à regarder le paysage.

Devant moi s’étend une plaine triangulaire très étroite à son sommet. Elle descend en pente douce, contenue entre deux rangs de collines, couvertes d’une herbe jaunâtre, qui vont en s’écartant l’une de l’autre, jusqu’à ce qu’elles soient coupées brusquement, à six ou sept kilomètres d’ici, par la chaîne de petites montagnes que nous avons traversée hier en venant de Buffalo-Gap. Derrière ces montagnes, je distingue la grande prairie, encore toute couverte d’une ombre bleue qui donne d’une façon étonnante l’illusion de la mer. Sur cette masse sombre, dont ils sortent par endroits pour se détacher sur le ciel encore tout pâle, les bords dentelés de ces collines, éclairés par les rayons obliques du soleil levant, se détachent avec une netteté admirable.

Au fond de la vallée serpente le Lame Johnny creek, indiqué par les touffes vertes des chênes et des peupliers rabougris qui poussent dans son lit. Dans tout cela rien qui rappelle cette impression de fraîcheur et de bien-être qu’on ressent chez nous en parcourant la campagne par une matinée d’été. Le soleil est déjà très ardent : le thermomètre marque vingt-cinq degrés. Nulle part il ne trouve une goutte de rosée à faire briller, car dans ce pays il n’y a jamais de rosée. Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi. Cette herbe jaune et sèche, cette absence d’arbres et de buissons, donnent à tout le paysage une teinte d’aridité et de tristesse qui produit un véritable malaise.

Cependant ce paysage ne tarde pas à s’animer. À travers ma lorgnette, je distingue de loin en loin de longues files de juments, sortant lentement des petites vallées latérales, où elles ont été passer la nuit, pour aller boire aux flaques d’eau qui se trouvent dans le lit du creek. Leurs poulains gambadent autour d’elles. D’autres, qui ont déjà bu, remontent sur les berges et puis regagnent au trot leurs pâturages favoris sur le sommet des collines. Les bandes ne se mêlent guère. Chacune se tient dans un cantonnement qu’elle adopte pour une saison. Puis, au commencement de l’hiver et du printemps, après quelques tâtonnements, elles en choisissent un autre. Ces animaux, presque revenus à l’état sauvage, se comportent absolument comme le gibier.

Bien différente est la vue que j’ai en regardant par mon autre fenêtre percée dans la façade de la maison. En face de moi, à une centaine de mètres tout au plus, se dresse une muraille de gros rochers gris presque verticale, au pied de laquelle coule le ruisseau, assez abondant ici, mais qui va se perdre un peu plus bas pour reparaître de loin en loin dans la plaine. Sur sa rive droite, devant la maison, on a établi le jardin. En me penchant un peu au-dessus de l’immense massacre d’élan qui orne le bas de ma fenêtre, je distingue sur la gauche la cour des écuries, où deux cow-boys sont en train de seller leurs chevaux, qui semblent tout petits à côté d’un énorme étalon percheron qu’on vient de sortir de son boxe pour le panser.

Au-dessous de moi, sur la plate-forme en bois qui sert de perron, le docteur G…, armé d’un bistouri, est en train de taillader les serpents tués hier. Je vais le rejoindre. La tête du serpent à sonnettes est déjà disséquée, en attendant qu’elle figure dans je ne sais quel musée. G… me fait admirer le mécanisme ingénieux des glandes qui, comprimées par le fait même de la morsure, déversent dans le canal de la dent le venin qu’elles contiennent, pour le répandre dans la blessure. Il paraît même que tout est prévu. Si une dent se casse, il y en a deux ou trois de rechange prêtes à prendre sa place. Étant donné le but à atteindre, ce luxe de précautions me semble un peu exagéré de la part d’une nature que les poètes aiment à qualifier du nom de bienveillante.

G… a beau me faire admirer la peau qu’il vient de dépouiller et le mécanisme des écailles qui sortent toutes d’une matrice, comme les ongles, je ne regarde tout cela qu’à bonne distance. Un serpent même mort m’inspire une répugnance indéfinissable. Si notre première mère Ève avait été comme moi sous ce rapport, l’humanité en serait encore à se promener sous un costume sommaire : ce qui serait du reste bien désagréable dans un pays à température aussi variable que celui-ci. Cette horreur des serpents me fait compatir aux terreurs de François. Je ne suis moi-même tranquille, dans ce pays-ci, que lorsque j’ai des bottes ou des guêtres. Cependant les accidents sont assez rares. Un serpent à sonnettes cherche toujours à éviter la rencontre de l’homme. Seulement, c’est un animal à la fois très lent et très courageux. Dès qu’il croit ne pas pouvoir échapper, il se dresse sur sa queue et essaye de mordre. Il arrive assez souvent qu’un bœuf ou un cheval, qui s’avancent lentement et sans faire de bruit tout en broutant, finissent par mettre le nez sur un serpent endormi, qui les pique aux naseaux ou à la langue. Dans ce cas, ils meurent presque toujours. Nous avons perdu l’année dernière une jument de cette façon : quand ils sont piqués à une jambe ou au flanc, ils sont très malades pendant quelques heures, enflent énormément, mais ne meurent pas.

Les cow-boys, qui, par parenthèse, les craignent horriblement, prétendent qu’il y en a maintenant bien plus qu’autrefois, et la raison qu’ils en donnent est bien singulière. Ils disent que toutes les fois qu’une antilope voit un serpent à sonnettes, elle le tue en lui cassant les reins d’un coup de ses deux pieds de devant réunis. Or les antilopes, très nombreuses autrefois, ayant été chassées par les bestiaux des ranchmen et surtout par les cultures des fermiers, on s’expliquerait l’abondance des serpents à sonnettes, si tant est que l’histoire soit vraie, ce qui ne me paraît pas prouvé. Dans tous les cas, les chevaux en ont une peur affreuse ; ils font des écarts énormes dès qu’ils les aperçoivent, ou même dès qu’ils entendent leurs sonnettes, mais ne cherchent jamais à les tuer. Les journaux ont même raconté dernièrement une aventure bien amusante. Une compagnie de cavalerie régulière avait reçu l’ordre d’aller du fort Meade au fort Laramie. On campa un soir sur les bords de la Platte. Les chevaux furent mis au piquet. Le matin, quand le jour fut bien levé, on s’aperçut que des serpents à sonnettes grouillaient littéralement dans le camp. Les chevaux prirent peur, brisèrent leurs entraves, se sauvèrent : il fut impossible de les rattraper, et la cavalerie arriva à pied à sa destination.

Pendant le déjeuner, on discute le programme des divertissements de la journée. Les docteurs G… et P… s’étant prononcés pour une promenade à cheval, on leur selle deux poneys de cow-boys, et nous les voyons partir à fond de train sous la conduite de Raymond. Le docteur C… paraissant se défier un peu de ses talents en matière d’équitation, je lui propose de prendre nos fusils et d’aller, tout en chassant, faire une petite tournée dans le voisinage.

L’année dernière, à pareille époque, je ne sortais jamais sans que les chiens me fissent lever, à chaque pas, des vols de poules de prairie ; cette année, je ne sais pas ce qui est arrivé aux couvées, mais on ne voit pas une seule compagnie. Il n’est pas amusant d’arpenter des montagnes nues sous une température de trente degrés, sans rencontrer autre chose que des alouettes : il faut noter cependant que l’oiseau qu’on appelle alouette (lark) dans ce pays, — probablement parce qu’il a le même chant que son homonyme, — ne lui ressemble en rien. Il est aussi gros qu’une caille et est excellent à manger. Pour passer à un autre ordre d’excursions, j’emmène le docteur faire une visite à nos voisins les Rogers.

Les ranchmen, c’est-à-dire les grands propriétaires de bœufs ou de chevaux, sont généralement dans les plus mauvais termes avec les fermiers qui viennent s’établir dans leur voisinage, — ce qui se comprend facilement quand on réfléchit à la manière dont ils exercent leur industrie. Un ranchman n’est jamais propriétaire des terres qui constituent son parcours, — son range, — pour employer l’expression usitée. Tout au plus cherche-t-il à s’en assurer l’usage exclusif en achetant autant que possible une bande de terre autour de toutes les sources et cours d’eau du voisinage, ce qui fait que personne ne peut plus songer à s’y établir sous peine de mourir de soif. Tout fermier qui vient se fixer dans ses environs lui nuit de deux façons : d’abord il prend naturellement pour sa culture les meilleures terres, c’est-à-dire celles où il poussait le plus d’herbe ; ensuite ses clôtures en ronce artificielle occasionnent constamment des accidents aux bestiaux et surtout aux poulains. Aussi, pour tous les ranchmen, le fermier est l’ennemi commun, et il n’y a pas de mauvais tours qu’on ne lui fasse. Les plus anodins sont de démolir ses clôtures ou de lui emmener pendant la nuit, à trente ou quarante kilomètres, son troupeau, que ce malheureux est ensuite obligé de chercher ce qui lui prend quatre ou cinq jours. Malgré ces moyens plus énergiques que réguliers, quand les terres d’un ranch sont d’une culture facile, les fermiers finissent toujours par arriver en nombre tel, que le ranchman est obligé de plier bagages. C’est ce qui est arrivé encore l’année dernière au Bar T. Ranch, dont le siège était à soixante ou quatre-vingts milles d’ici, dans le Sud, en pleine Prairie. Ses propriétaires avaient trente-cinq mille bœufs, ce qui nécessitait au moins trois cent cinquante mille hectares de parcours. Leurs terres étant excellentes, quand le chemin de fer a été ouvert, il leur est arrivé une telle invasion de fermiers que, malgré une défense héroïque, il leur a fallu se résigner à partir pour le Canada, où le gouvernement anglais, qui cherche à acclimater cette industrie, loue pour vingt ans aux ranchmen des lots de prairie de vingt mille hectares (cinquante mille acres) à raison de douze centimes l’hectare.

Nous serons encore pendant bien longtemps à l’abri de ce danger, car tant que les fermiers pourront trouver dans la Prairie des terres d’alluvion sans une seule pierre, ils se garderont bien de venir casser leurs charrues en défrichant nos collines pierreuses. R… et M… se sont d’ailleurs empressés d’acquérir tous les cours d’eau du pays. Mais une source avait été déjà prise par les


ROGERS RANCH.

Rogers. Dans les commencements, les rapports furent très tendus. On s’aperçut cependant bientôt de part et d’autre qu’il était en somme assez facile de s’entendre. Rogers a enclos ses défrichés avec des sapins, au lieu de se servir de ronces artificielles. Nous lui achetons son maïs et son avoine et nous lui apportons ses provisions de Buffalo-Gap. Nos cow-boys, quand ils rencontrent dans leurs tournées un de ses bœufs ou un de ses chevaux égarés, le ramènent de son côté, et grâce à ces échanges de bons procédés, ferme et ranch vivent dans les meilleurs termes.

Les disciples de M. Le Play affirment qu’on ne saurait travailler plus utilement à la découverte des lois qui organiseront le travail sur des bases justes et rationnelles, et par conséquent qu’il est impossible de contribuer plus efficacement au bonheur de l’humanité, qu’en recueillant sur tous les points du globe des monographies de ce qu’ils appellent les familles souches de travailleurs. Je ne contredis pas à cette théorie, — et je serais bien heureux d’apporter ma pierre à l’édifice, — mais, pour faire la monographie d’une famille de travailleurs, il faut, avant tout, que ces travailleurs aient une famille. Or, quelque étrange que puisse paraître cette assertion, les hasards de ma carrière m’ont presque toujours amené dans des pays où précisément les travailleurs n’ont pas de famille. J’ai passé toute ma jeunesse à la cour de différents rois nègres qui étaient les pères de leurs sujets dans un sens trop littéral pour que ceux-ci jouissent beaucoup des charmes de la vie de famille, et les coolies indiens de nos colonies ne commencent à être travailleurs que lorsqu’on a mis quelques centaines de milles d’eau salée entre eux et leurs familles.

Dans ce pays-ci, je ne vois guère, en fait de travailleurs, que les cow-boys et les fermiers. Or je me suis donné quelque peine pour faire la monographie d’une famille de cow-boy. Le premier auquel je me suis adressé répondait au nom pittoresque de Speckled-faced-Bob (Bob à la figure tachée) ; — je mets « figure » pour être convenable, mais ce n’est pas le vrai mot. — Il m’a répondu qu’il croyait, sans en être bien sûr, être né dans l’Orégon, qu’il ne savait pas au juste combien de frères et de sœurs il pouvait avoir, et que quelqu’un lui avait dit, il y a cinq ou six ans, que son père avait dû être scalpé par les Indiens dans la Colombie anglaise. Ces renseignements m’ont semblé trop vagues pour servir de base à une monographie sérieuse.

Je me suis encore adressé à un autre, qui m’intriguait un peu parce que j’avais remarqué que, toutes les fois qu’il était ivre, — ce qui lui arrivait du reste très souvent, — il s’exprimait en latin avec une grande élégance ; mais il éluda mes questions. Plus tard, un prêtre catholique de l’Est, venu en villégiature dans les Black-Hills, le reconnut pour avoir été pendant six ans son camarade au séminaire de la Propagande à Rome. Celui là non plus n’avait pas de famille !

Si j’insiste sur tous ces échecs, c’est que je voudrais faire voir que le métier de monographiste est plus difficile qu’on ne le croit à première vue. Le public devient maintenant horriblement exigeant pour les pauvres voyageurs. On leur demande des documents dont la recherche, — pour peu qu’ils soient consciencieux, — doit les mettre souvent dans les positions les plus délicates. Quand un touriste des temps passés voulait décrire les peuples chez lesquels il avait séjourné, il disait que leur roi avait le port noble, la figure majestueuse, que ses sujets mettaient des habits chauds en hiver et frais en été ; il énumérait les rivières qu’il avait traversées pour aller chez eux, les villes où il avait séjourné, et puis c’était tout. Ceux qui voulaient en savoir davantage n’avaient qu’à aller sur les lieux, les autres étaient parfaitement satisfaits, et l’on célébrait en style académique les mérites de l’homme aventureux et observateur auquel on devait ces renseignements si intéressants.

Les explorateurs modernes ont complètement gâté le métier. On a inventé depuis quelque temps une science nouvelle qu’on appelle l’anthropologie. On est anthropologue quand on sait que le nez d’un Esquimau est deux fois plus épaté que celui d’un Cafre, et que, lorsque deux dames, l’une Chinoise, l’autre Botocudo, s’assoient, la place occupée par la première est à la place occupée par la seconde comme 7 est à 5 3/4. Cette science ne peut progresser que grâce à des observations fréquentes et minutieuses ; aussi maintenant ce qu’on demande avant tout à un voyageur, c’est de rapporter les documents nécessaires à l’établissement de ces calculs charentonesques, et comme il fallait donner un nom convenable à l’art de mesurer ces belles choses, on l’a appelé la mensuration.

Et n’allez pas croire que j’exagère. Lisez les voyages de mes camarades Harmand et Brazza. Vous y verrez que tous les rois, reines, princesses et ministres du Cambodge, du Laos et du Congo ont dû, bon gré, mal gré, se soumettre à la mensuration, et que leurs mesures ont été envoyées à l’Académie et à la Société de géographie, où vous pourrez les retrouver inscrites sur de gros volumes, si le cœur vous en dit. Quelle singulière opinion l’insistance dont il a fallu user auprès de ces dames n’a-t-elle pas dû donner de nos mœurs à tous leurs maris ! Car enfin que dirait M. Goblet, si, à la fin d’une audience, un savant laotien, tirant un compas de sa poche, le priait de vouloir bien inviter madame Goblet à passer avec lui dans un salon voisin pour qu’il pût relever toutes ses « mensurations », afin de les envoyer à son gouvernement ?

Je le dis bien haut, je n’ai jamais suivi ces déplorables errements. Périsse la science si elle est incompatible avec la civilité puérile et honnête ! Si l’anthropologie compte sur moi pour avoir les mensurations des habitants des montagnes Rocheuses, elle les attendra longtemps. Ce n’est même pas sans certains scrupules que j’aborde les monographies, qui me semblent constituer une invasion de la vie privée, moindre assurément, mais encore suffisante pour faire tressaillir dans son tombeau le regretté M. de Guilloutet. Cependant, comme je tiens à faire preuve de bonne volonté, je vais donner ici les résultats d’un interrogatoire consciencieux, auquel j’ai soumis tous les membres de la famille Rogers, interrogatoire auquel, je me hâte de le dire, ils se sont prêtés avec la bonne grâce la plus absolue, malgré la nature tout à fait intime de certaines confidences qu’il a provoquées et que je consigne ici sous le titre de

monographie d’une famille de pionniers du far-west.

La famille R… se compose du père, de la mère et d’une fille, Bessie.

Le père est extrêmement sale, la mère aussi : la fille paraît se laver quelquefois.

R…, interrogé sur ses origines et sa filiation, a répondu ainsi qu’il suit :

Il ne sait pas où il est né ; croit que cet événement est survenu dans le Nouveau-Mexique, il y a une cinquantaine d’années ; n’a jamais connu son père et n’a conservé qu’un très vague souvenir de sa mère.

Au physique, le déposant est un petit homme trapu, légèrement voûté, toujours couvert de guenilles, et dont le visage et les mains sont très noirs. Il n’a pas été possible de déterminer dans quelle proportion cette couleur doit être attribuée ou à la nature ou à la qualité à laquelle il est fait allusion au second alinéa de ce mémoire.

Il a commencé par être bull-whacker, c’est-à-dire bouvier. Il conduisait à travers la Prairie les chariots des émigrants ou des marchands qui traitent avec les Indiens ; s’est très souvent battu avec ces derniers ; n’a cependant jamais été scalpé, ce qu’il attribue à sa bonne étoile ; interrogé sur les souvenirs que lui ont laissés ses fréquents rapports avec lesdits Indiens, a répondu : Have always been pestered by them ! admire only dead ones ! « Je ne les aime que quand ils sont morts ! »

Il a fini par s’élever à la dignité de freighter, c’est-à-dire que, ayant économisé de quoi acheter une centaine de bœufs et quelques chariots, il s’est fait entrepreneur de transports dans la Prairie ; avait gagné quelque argent dans cette industrie, quand, au cours d’un de ses voyages, il a eu le bonheur de rencontrer celle qui est maintenant madame R…, dans un bar, à Deadwood. Il lui a offert son cœur d’abord, qui a été accepté sans difficulté, puis, quelques années plus tard, son nom, qui l’a été également. Alors on a vendu les bœufs et les chariots ; avec les 3 000 dollars environ qu’a produits cette vente, on a acheté quelques vaches, quatre ou cinq chevaux, et l’on est venu s’établir ici.

Maintenant que les deux existences se confondent, il est temps de parler de madame R…, née Sally Schreiber.

Elle a vu le jour, il y a cinquante ans environ, dans l’Iowa, où son père, émigrant saxon, était venu s’établir aux premiers jours de la conquête sur les Indiens. Il était et est encore fermier. Douée d’un cœur chaud et d’un caractère aventureux, la jeune Sally quitta de bonne heure le toit paternel et commença à courir le monde. Le goût des voyages se développant apparemment chez elle de plus en plus, elle s’engagea dans une caravane composée d’une douzaine de jeunes Américaines qui, sous la direction d’une matrone expérimentée, allaient visiter différents ports du Pacifique et de la mer de Chine, à la poursuite.

De ce météore qui vers Colchos guida Jason.

On les vit et on les apprécia successivement à Hongkong, à Shang-haï et à Yokohama. De ces séjours lointains, Sally a rapporté une grande expérience des hommes et des choses, — surtout des hommes ; des anecdotes pleines d’intérêt dont les différents membres des légations européennes qu’elle a rencontrés sont les héros ; et une fille née à Shang-haï.

Mais elle n’en a pas rapporté de grosses économies. Ce qui semblerait confirmer le proverbe « Pierre qui roule n’amasse pas de mousse ! » de la vérité duquel on se prend cependant à douter quand on vit en Amérique. Toujours est-il que dès que la découverte des mines des Black-Hills y attira la tourbe de mineurs et d’aventuriers de toute espèce qui fondèrent Deadwood, elle y accourut et elle devint bientôt le plus bel ornement du bar où Rogers devait la trouver : elle y figurait derrière le comptoir en compagnie d’une autre femme encore plus célèbre, Calamity Jane. Celle-là était arrivée dans le pays avec un corps de volontaires formé par le général Crook pour combattre les Sioux de Sitting-Bull. Elle y servait en qualité de soldat. Elle montra tant de bravoure et acquit de tels talents dans l’art délicat de scalper les Indiens, que son nom figure dans la géographie du pays. Dans la carte des Black-Hills, il y a un Calamity-Peak et un ou deux Calamity-Creeks. Son aptitude merveilleuse pour jurer lui a également valu le titre de Champion Swearer of the Hills, titre dont elle est, paraît-il, très fière, et à juste raison, car les gens du pays sont des connaisseurs. Cette personne si distinguée et si sympathique vient, dit-on, de faire une fin. Elle a épousé dernièrement un « citoyen proéminent » du Nébraska. Je leur souhaite, avec tous les journaux qui ont rendu compte de la cérémonie, beaucoup de bonheur dans leur vie conjugale.

Pour remplir la tâche que je me suis donnée, il me reste à parler de Bessie Rogers, fille de la précédente.

Quatorze ans, mais ayant l’air d’en avoir dix-huit ou vingt ; grande, bien tournée, assez jolie, l’air très modeste ; passe toute sa vie à cheval pour surveiller les bœufs et les chevaux de la ferme ; lance le lasso comme n’importe quel cow-boy ; tue un serpent à sonnettes d’un coup de revolver en passant au galop à côté de lui ; monte, toujours sans selle et assise de côté, même des chevaux très difficiles : ceci, je l’ai vu. J’étonnerai beaucoup mes lecteurs en ajoutant que, malgré le milieu où elle a vécu et l’étrange éducation qu’elle reçoit, je la considère comme une très bonne et très honnête fille, et que je serais assez étonné qu’elle tournât mal[1]. Elle m’a parlé de son désir d’entrer dans un ranch comme cow-girl pour gagner quelque argent, afin d’aider son père adoptif, qu’elle aime beaucoup et qui est excellent pour elle. On commence à parler de quelques cow-girls. Dernièrement les journaux de Chayenne ont raconté qu’une bande de quelques centaines de bœufs venait d’être amenée de très loin par quatre cow-girls. Dans la troupe qu’il exhibe en ce moment à Londres, Buffalo-Bill en a quelques-unes qui sont, paraît-il, d’une adresse extraordinaire à la carabine. Il faut venir en Amérique pour voir des choses comme celles-là. Il n’y a pas une fille de fermier de ce pays-ci qui consente à traire les vaches ; il n’y en a pas une sur dix qui daigne faire la cuisine pour son père ou son mari. En revanche, elles se font cow-girls.

Les époux Rogers n’ont pas, jusqu’à présent, sacrifié à un vain luxe sous le rapport du logement. C’est un log-house carré de huit ou neuf pieds de côté tout au plus, et haut de six, qui les abrite. Il n’a même pas de plancher, et le toit se compose simplement de quelques traverses recouvertes de mottes de gazon. C’est là dedans que vit toute la famille, aussi bien l’été, quand il y a trente-cinq degrés de chaleur, que l’hiver, lorsque tout le mercure du thermomètre dégringole dans la boule. Le mari et la femme couchent dans une espèce de grabat, à gauche en entrant ; la fille couche dessous, enveloppée dans une peau de buffalo. C’est dans cette seule et unique chambre qu’on fait la cuisine et qu’on mange. Tout cela est d’une saleté dont rien n’approche.

Nous avons trouvé la mère Rogers à la porte, de ce petit palais, prenant le frais, assise sur un tronc de sapin et fumant avec délices une petite pipe de terre admirablement culottée. Bessie vient de rentrer d’une grande course à cheval entreprise à la recherche d’un bœuf égaré. Je lui demande de donner au docteur un échantillon de ses talents, ce qu’elle fait de la meilleure grâce du monde. Son cheval tout bridé, mais sans selle ni couverture, est encore devant la maison, attaché à un piquet. Elle saute dessus, assise de côté, le genou appuyé sur le garrot, ayant absolument la position d’une amazone sur sa selle ; derrière la maison il y a une côte qui est bien certainement inclinée à quarante-cinq degrés. Cette côte, de plus, est couverte de pierres roulantes. Elle la monte et descend plusieurs fois, d’abord au grand galop, puis au trot ; ensuite elle prend un winchester, et tire sur une alouette posée à vingt-cinq pas. Je dois dire qu’elle la manque. À balle, il y a bien des gens qui en feraient autant.

Mais voilà que insensiblement je me laisse dévaler des sommets ardus de la science pour cheminer dans les bosquets fleuris de l’anecdote. Et je comptais offrir ce petit travail aux gens graves de la « Réforme sociale » ! Mais je reviens à mon sujet.

La ferme des Rogers, Rogers ranch, pour employer l’expression du pays, est située dans une petite plaine de trois ou quatre cents hectares, bien abritée de tous les côtés par des collines assez élevées et bordée au nord par la lisière de la forêt. Ils ont donc sous la main tout le bois dont ils peuvent avoir besoin. Ils ont aussi de l’eau en quantité suffisante, et ils n’en ont pas trop, car la source sur le bord de laquelle ils ont construit leur maison se perd à quelques centaines de mètres plus bas. Cette qualité est très appréciée dans le pays. Si l’on est sur le bord d’un ruisseau, les bestiaux s’éloignent indéfiniment en le suivant. Si au contraire on est sur le bord d’une mare, ils ne sortent pas d’une zone assez restreinte.

Dans cette vallée, la terre végétale a une grande profondeur, deux ou trois mètres au moins, comme on peut s’en rendre compte sur les bords de la source. Le sol est calcaire, légèrement argileux presque partout, sablonneux sur quelques points. Partout où la Prairie n’a pas été défrichée, elle donne une grande quantité de foin naturel de belle qualité. Il en a recueilli quelques meules pour cet hiver, et nous en a même vendu une centaine de tonnes, à raison de 18 francs environ le tonneau de mille kilogrammes.

Il n’a guère que cent ou cent cinquante acres en culture, où il a récolté cette année de l’avoine, très mauvaise parce que l’année a été trop sèche, du maïs assez beau et des oignons superbes, mais dont il ne sait que faire, car, je ne sais pourquoi, il s’est avisé d’en planter sept ou huit acres. Comme la plupart des fermiers de ce pays-ci, il a renoncé à faire du froment, qui revient au minimum à 0dol.60 le bushel (3 francs les trente-cinq litres, un peu moins de 9 francs l’hectolitre) et ne se vend depuis deux ans que 0dol.55 ou 0dol.57. Il y a quatre ans, il se vendait un dollar et même 1dol.20. Aussi, tout le long de la ligne du chemin de fer, où cette année dernière on ne voyait pour ainsi dire qu’un seul champ de blé, je ne crois pas en avoir vu un seul cette année. On plante maintenant du maïs et l’on élève des cochons. Seulement on en élève tant, que les prix sont tombés de 4 dollars les cent livres à 2dol.70 : or les connaisseurs affirment qu’au-dessous de 3 dollars le producteur ne gagne plus d’argent.

Rogers a deux ou trois cents moutons qui courent les coteaux du voisinage en pleine liberté pendant l’été, mais qu’il faut nourrir pendant l’hiver, et puis un troupeau de bœufs qui, eux, sont toujours en liberté. Il peut en vendre maintenant chaque année une douzaine, mais les prix sont bien bas. Un beau bœuf pesant mille ou douze cents livres ne vaut pas plus de trente dollars. Il valait presque le double il y a quatre ans. L’autre jour, Raymond A… a acheté pour le ranch, moyennant 50 dollars (250 fr.), deux vaches à lait superbes, dont l’une est prête à vêler et l’autre suivie de son veau.

En définitive, quelle est la situation de Rogers ? Combien vaut-il maintenant ? — pour employer l’expression usitée dans le pays.

Quand il est venu s’établir ici il y a six ans, il avait environ 3 000 dollars. Il est très travailleur et très économe. Dans les premières années, les prix était rémunérateurs, il a du faire de beaux bénéfices ; ce qui le prouve du reste, c’est qu’il a commencé, sur les instances de sa femme, à se bâtir une maison en planches ! un frame-house, pour remplacer l’ignoble log-house dans lequel ils vivent. Il commence même à s’apercevoir que cette construction le mène beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait voulu. Il doit avoir maintenant beaucoup de peine à joindre les deux bouts. Quelque économe qu’on soit dans ce pays, il faut dépenser beaucoup d’argent : or le seul qu’il touche lui vient de la vente de ses bœufs et de la fourniture de foin qu’il nous fait, et pour laquelle il lui a fallu prendre pendant trois mois un homme qu’il payait cinq francs par jour et qu’il nourrissait. Il n’a donc gagné que très peu de chose. Il me semble par conséquent impossible qu’il ait plus de 500 ou 600 dollars à dépenser par an, et tout cela doit passer dans les poches des marchands de Buffalo-Gap. Notez que sa position n’est ni meilleure ni pire que celle de tous les autres fermiers des environs ; j’entends de ceux qui sont travailleurs et économes, et c’est la très petite minorité. L’agriculture, si lucrative aux États-Unis, qui avait pris jusqu’à ces années dernières un tel développement qu’elle a ruiné la nôtre, est atteinte à son tour.

Il est intéressant de rechercher les causes qui ont amené ce résultat. Le meilleur moyen pour y arriver, c’est de se rendre compte des conditions dans lesquelles opèrent deux fermiers, l’un Américain et l’autre Français, — par exemple, — disposant du même capital.

Tout d’abord, il faut constater que la constitution de la propriété donne au Français une énorme avance. Il y a en France toute une école de braves gens qui s’intitulent économistes, sans doute parce qu’ils se sont toujours économisé la peine de regarder ce qui se passe autour d’eux. Ils nous racontent que si notre agriculture n’est pas prospère, c’est parce que nous n’avons pas de crédit agricole ! Mais qu’est-ce que c’est donc que le fermage, sinon une opération par laquelle un capitaliste met à la disposition du cultivateur, sous forme de bâtiments, de plantations, de drainages et d’améliorations de tout genre, une somme généralement sept ou huit fois supérieure à celle que ce cultivateur met lui-même dans l’affaire comme mobilier et fonds de roulement ? Et pour tout ce capital, il ne lui demande qu’une rémunération de 2 ou 3 pour 100, tout au plus.

Un cultivateur français qui entre en ferme se trouve donc par le fait gérant d’une société en commandite. La somme qu’il met dans l’affaire ne représente qu’une part assez faible du capital engagé, et il en tire un revenu de 8 à 10 pour 100, tandis que son associé, le propriétaire, se contente de beaucoup moins.

Bien moins favorisé est le fermier américain. Il peut prendre toute la terre qu’il veut, cela est vrai, à peu près sans bourse délier ; mais il faut qu’il commence par se bâtir une maison et des hébergeages ; puis il lui faut des clôtures, et si, comme cela arrive le plus souvent, il se trouve à court d’argent, il en trouvera à la banque, mais jamais, du moins dans ce pays, à un taux inférieur à 2 et demi pour 100 PAR MOIS[2].

Il est donc très certain, comme je le disais tout à l’heure, qu’au début la situation du fermier français est bien meilleure que celle de l’Américain, puisque, grâce au fermage, il conserve intact tout son capital, que son concurrent est, au contraire, obligé d’écorner dans une énorme proportion. Comme agriculteur, le premier est généralement aussi très supérieur au second, parce qu’il n’a jamais fait que ce métier-là, tandis que le second en essaye presque toujours trois ou quatre avant de se faire fermier. Il est certainement plus difficile sous le rapport du logement et surtout de la nourriture ; mais c’est son propriétaire qui paye son logement, et quant à sa nourriture, sa femme est tellement industrieuse, qu’il dépense habituellement bien moins pour ce chapitre que son concurrent américain, qui, à cause de la paresse de la sienne, est obligé d’acheter très cher à peu près tout ce qui se mange chez lui. En somme, mettez-les tous les deux l’un à côté de l’autre, dans les mêmes conditions, le Français gagnera de l’argent, quand l’Américain en perdra.

Malheureusement c’est le contraire qui est arrivé jusqu’à ces derniers temps. C’est que tous ces avantages étaient plus que compensés par ce fait capital que l’Américain peut prendre toute la terre qu’il veut ; que, de plus, il ne supporte pas le poids du service militaire, et, enfin, qu’il ne paye pas d’impôts : mais il ne faut pas trop insister sur ce dernier point. Il y a des économies plus apparentes que réelles celle-là pourrait bien être du nombre. Ainsi Rogers, par exemple, ne paye que 60 ou 80 francs d’impôt par an, et cette somme bien modeste est censée représenter ses contributions à toutes les dépenses de l’État ; mais il s’aperçoit souvent qu’il n’en est pas quitte à si bon marché. Ainsi, quand le juge du district, charpentier de son état, a su qu’il allait se faire construire une maison, il lui a laissé entrevoir qu’il le verrait avec peine confier ce travail à un autre qu’à lui-même. Rogers a été très prompt à saisir le sens de cette insinuation, ayant précisément en ce moment un procès pendant devant ledit juge, qui se fait payer cinq dollars des journées commençant à dix heures du matin, finissant à quatre, et pendant lesquelles il propose souvent des parties de cartes à son patron, qui n’ose refuser.

La moralité de tout ce qui précède, je l’ai déjà dit et je le répète, c’est que de nos jours où, grâce à la facilité des transports, les distances ne sont plus rien, quand deux nations entrent en lutte économique, si, chez la première, la terre et le travail sont chers, tandis que, dans la seconde, le travail seul est cher et la terre est pour rien, la seconde doit ruiner la première, parce qu’elle pourra toujours produire à meilleur marché qu’elle. C’est pour cela, et uniquement pour cela, que les importations américaines nous ont réduits à l’état où nous sommes.

Mais si une troisième nation entre dans l’orbite des deux premières, dans laquelle terre et main-d’œuvre sont à bon marché, elle ruinera la seconde tout aussi sûrement que la seconde avait ruiné la première. C’est ce qui arrive maintenant à l’Inde. Autrefois, les grandes plaines d’alluvion de ce pays se reposaient pendant neuf mois après avoir produit la récolte du riz qui suffisait à nourrir tant bien que mal ses habitants. Maintenant, on leur fait produire une seconde récolte de froment qui peut se vendre infiniment meilleur marché que les blés américains ou européens, parce que les ouvriers qu’on emploie à ce travail s’habillent avec un mouchoir de poche et vivent en mangeant une poignée de riz. Aussi ce sont maintenant ces blés indiens qui font les prix sur les marchés de l’Europe, et ces prix rendent nos marchés inabordables aux blés américains, ou du moins les blés américains qu’on continue à apporter parce qu’il faut bien les vendre quelque part, se vendent à des prix qui ne sont plus rémunérateurs pour ceux qui les ont produits.

Les fermiers de ce pays commencent donc à ressentir, à leur tour, toutes les douceurs de la crise qu’ils ont déchaînée chez nous. Mais, pour eux, cette crise ne sera que temporaire. Ils ne doivent plus, il est vrai, compter sur l’exportation de leurs produits, mais la perte qui résulte pour eux de la fermeture du marché européen sera bien vite compensée par suite de ce fait que leur marché national va tous les jours s’élargissant grâce à l’augmentation de la population. L’émigration du vieux monde n’a jamais été aussi considérable que cette année. Le 13 juin dernier, je crois, la douane a enregistré l’arrivée à New-York de onze mille émigrants dans la même journée ! Tant par l’émigration que par les naissances, la population augmente chaque année de deux millions cinq cent mille unités environ. Et ce marché-là, les Américains sauront bien le conserver à leurs propres agriculteurs à force de protection ; car une chose que l’on ne sait pas assez, c’est que ces années dernières, alors que leurs diplomates protestaient contre les droits que nous voulions mettre sur leurs blés, il y avait un article de leurs tarifs douaniers qui imposait d’un droit assez fort l’introduction des blés étrangers chez eux ; droit que leurs douaniers n’avaient du reste, bien entendu, jamais l’occasion d’appliquer.

Me voilà au bout de ma monographie ! Aurai-je bien mérité de la « Réforme sociale » ? Je l’espère. Mais j’ai peur d’avoir donné aux lecteurs une assez mauvaise idée de mes pauvres voisins les Rogers. Le mari est bien sale, et la femme a un passé un peu suspect. Mais j’ai appris ce soir sur leur compte une histoire que je veux consigner ici, d’abord parce qu’elle démontre une fois de plus qu’il ne faut pas toujours se fier ici aux apparences ni même aux antécédents, ensuite parce qu’elle me semble curieuse comme étude des mœurs de ce pays.

Je me suis empressé naturellement, en arrivant, de présenter le docteur en déclinant ses titres et qualités. Dès que la mère Rogers a su qu’il était médecin, elle a ouvert la porte de la maison, et nous avons vu un berceau indien en cuir dans lequel se balançait un petit garçon de quatre ou cinq ans, qu’elle a pris dans ses bras, pour le présenter au docteur. Le malheureux petit bonhomme était couvert de boutons d’assez mauvaise apparence, et elle ne savait comment le soigner.

— Comment ! madame Rogers, lui ai-je dit, où avez-vous pris cet enfant ? Vous ne l’aviez pas l’année dernière.

— C’est le fils d’une de mes amies, m’a-t-elle répondu. Sa mère est une Allemande, catholique comme moi. Elle n’était pas mariée et élevait cet enfant comme elle pouvait. L’année dernière, un homme qui a fait sa connaissance à Custer, où elle travaillait, lui a proposé de l’épouser. Seulement, quand le P. Mac Glynn, le curé de Rapid-City, a su que cet homme n’était pas le père de l’enfant, il a refusé de les marier, à moins qu’il ne lui fût prouvé que l’enfant ne serait pas abandonné. La pauvre femme était au désespoir. Alors j’ai proposé d’adopter le petit. Rogers me l’a permis, et le P. Mac Glynn, quand il a su cela, a consenti à célébrer le mariage. Le pauvre petit était bien malade quand je l’ai pris et j’ai passé bien des nuits à le soigner, mais il va déjà bien mieux !

  1. Février 1887. Je viens d’apprendre le mariage de Bessie Rogers avec « Dutch Gus », un des cow-boys de Fleur de Lis.
  2. Ces opérations ont pris de telles proportions, que le territoire du Dakota a, l’année dernière, passé une loi interdisant un taux d’intérêt supérieur à 12 pour 100. Tout emprunteur qui peut prouver qu’il a payé un intérêt supérieur a le droit de faire établir par les tribunaux que ce qu’il a payé en plus a amorti une partie de la dette. Cette loi n’a du reste servi à rien. Les banques font toutes signer à leurs clients des billets portant une somme supérieure à celle qu’ils ont reçue réellement.