La Brèche aux buffles/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
E. Plon, Nourrit et Cie (p. 174-243).


CHAPITRE vi.


À la recherche d’un titre. — Un concours hippique à Chicago. — Le Hay-Castle. — Les courses de Hermosa. — Départ de Rapid-City. — Marat et Théroigne de Méricourt. — Un bal à Fleur de Lis. — Le pendu de Bloody-Gulch. — Les impôts aux États-Unis. — Une visite officielle. — Georges Salisbury. — Sous la neige. — Red-Canyon.


10 octobre. — Me voici installé de nouveau, depuis plusieurs jours déjà, à Fleur de Lis. J’ai en horreur la vie d’auberge, surtout aux États-Unis ; aussi est-ce avec une très vive satisfaction que j’ai retrouvé mon home, comme diraient les Yankees. Mon revolver et mes immenses éperons de cow-boy ont repris leur place aux andouillers d’un massacre de daim qui me sert de porte-cannes. J’y ai pendu également les mocassins achetés à madame Puce dans les cheveux. Ils font un effet superbe.

En examinant les papiers qui se sont accumulés sur ma table pendant mon absence, j’ai retrouvé les feuilles qui contenaient la première partie de ces véridiques récits. Elles étaient là qui m’attendaient, retenues par un petit bloc de quartz aurifère qui me sert de presse-papiers. En les examinant, je me suis aperçu que je n’avais pas encore fait choix d’un titre. J’en aurais bien un qui serait tout indiqué : Fleur de Lis Ranch ! Seulement ce titre-là désolerait mon éditeur, qui me trouve déjà horriblement compromettant. Il me parle toujours de ce qui lui est arrivé pour les Montagnes Rocheuses. — Quinze jours après la mise en vente, il reçoit une lettre du préfet de la Seine l’informant que la commission spéciale chargée de choisir les livres destinés aux bibliothèques communales et scolaires, venait d’assurer ce suprême honneur auxdites Montagnes Rocheuses. Voilà un éditeur enchanté, supputant le nombre de volumes qui vont lui être enlevés de la sorte. Trois semaines après, j’étais candidat royaliste dans l’Aisne, et une nouvelle circulaire paraissait, signalant mon pauvre livre à tous les instituteurs comme ne pouvant, dans aucun cas, être mis entre les mains de la jeunesse !

Je ne veux effaroucher les susceptibilités de personne. Mon livre ne s’appellera pas Fleur de Lis ! Il s’appellera la Brèche aux buffles ! (Buffalo-Gap.) Ne pouvant prendre le nom de la localité, je prends celui du bureau de poste !

Je dois dire cependant que j’ai songé un instant à un autre titre. J’ai été sur le point d’écrire sur la première feuille : Histoire de l’invasion normande en Amérique ! Si je ne l’ai pas fait, c’est que j’ai découvert qu’il existait déjà un livre, malheureusement peu connu, je dis malheureusement, parce qu’il est des plus intéressants, qui a un titre presque identique. L’auteur, un savant archéologue normand, y revendique pour ses compatriotes toute la gloire de la découverte de l’Amérique. On savait déjà que Pinçon, le pilote de Christophe Colomb, était natif de Dieppe ; mais il paraît que, plusieurs siècles auparavant, les anciens Normands avaient non seulement découvert la côte actuelle des États-Unis, à laquelle ils donnaient le nom de Vin-Land, à cause des vignes sauvages qui y sont très communes, mais que même ils y avaient établi des colonies florissantes, à ce point que le clergé et les fidèles auraient contribué au denier de Saint-Pierre levé pour subvenir aux frais de la première croisade. C’est, paraît-il, l’étude des Sagas islandaises qui a mis sur la trace de ces histoires extraordinaires, et elles auraient été, plus tard, pleinement confirmées par des documents retrouvés dans les archives du Vatican.

L’auteur estime que ces établissements ont dû être détruits vers le douzième ou treizième siècle, probablement par les Indiens : ont-ils jamais existé ailleurs que dans l’imagination des archéologues ? Voilà ce que je laisse à décider à des gens plus savants que moi. L’invasion normande, dont je songeais à devenir l’Augustin Thierry, est l’invasion très moderne et toute pacifique des États-Unis par les chevaux percherons et normands.

L’engouement dont ils avaient été l’objet lorsque, il y a une vingtaine d’années, quelques importateurs songèrent à les amener pour faire concurrence aux chevaux du Clydesdale et du Shire, cet engouement, dis-je, bien loin de se calmer, n’a fait qu’augmenter à mesure qu’on les a connus davantage. Voilà encore ce qui distingue cette invasion-là des invasions ordinaires. Chaque année, au printemps, on voit les acheteurs de l’Illinois et de l’Iowa arriver plus nombreux dans les fermes du Perche, et cela, malgré la progression toujours croissante des prix, qui résulte d’ailleurs uniquement de la concurrence acharnée qu’ils se font entre eux. Un bel étalon percheron valait 1 500 francs il y a vingt ans : on en a vendu un l’année dernière 17 000, à Nogent-le-Rotrou. C’était une exception, mais les prix de 10 000 francs sont assez ordinaires, et je crois que la moyenne ne doit pas être inférieure à 4 000. Comme on a exporté, cette année, environ trois mille animaux, cela fait donc une rosée bienfaisante de 8 ou 9 millions qui s’est répandue sur quatre ou cinq arrondissements, ce qui n’est pas à dédaigner par le temps de détresse agricole que nous traversons. Deux associations étroitement unies favorisent d’ailleurs ce mouvement de la façon la plus intelligente. La première comprend tous les propriétaires, éleveurs et fermiers du Perche. C’est elle qui a créé le Stud-book percheron. La seconde, The American Percheron Association, a son siège à Chicago et dépense chaque année des sommes très considérables pour favoriser l’importation française. Elle a organisé notamment des concours annuels uniquement réservés aux chevaux percherons importés ou nés dans le pays. Le premier a eu lieu l’année dernière. Pour donner plus d’autorité aux décisions du jury, le comité avait obtenu des gouvernements américain, français et anglais, que chacun d’eux désignât l’un des juges qui en feraient partie. Notre gouvernement s’empressa naturellement de déférer à cette demande, qui lui avait été transmise par la voie diplomatique. Il désigna un inspecteur général des haras, M. de la Motte-Rouge, auquel il adjoignit, pour le seconder et aussi à titre d’interprète, un autre officier supérieur de la même administration, M. Le Couteulx de Caumont.

Autant je comprenais que nos amis d’Amérique se fussent adressés au gouvernement français en cette circonstance, autant, je l’avoue, il me semblait étrange de demander au gouvernement anglais ou canadien de se faire représenter dans un jury chargé, au fond, de donner une sorte de consécration officielle à la supériorité acquise par nos produits français sur ceux du Shire et du Clydesdale, dont ils ont pris la place. Le gouvernement canadien crut cependant devoir accepter l’invitation qui lui était adressée, et se fit représenter par M. A. Smith, directeur du collège royal des vétérinaires de Toronto ; mais ce personnage sentit probablement bien vite combien le rôle qu’il était appelé à jouer était délicat, car il ne fit qu’apparaître et retourna au bout de vingt-quatre heures à Toronto.

Le juge américain était M. Loring, ancien secrétaire d’État de l’agriculture. J’étais moi-même convié comme représentant des éleveurs percherons, et j’arrivais muni d’une assez forte somme et de deux médailles d’or que la Société française faisait remettre au Comité pour être distribuées en prix.

Je pus constater, en arrivant, que tout était monté sur un pied véritablement grandiose. On s’attendait à avoir tant de monde, qu’on avait décidé de tenir le concours dans un grand parc situé à quelques kilomètres de la ville, qui est muni d’une très bonne piste servant d’ordinaire aux courses au trot qu’aiment tant les Américains. L’idée qui avait présidé aux aménagements intérieurs était assez originale. Les organisateurs s’étaient fait envoyer par l’architecte de l’Eure-et-Loir le plan très exact de l’ancien château des sires de Nogent, et l’avaient reproduit de grandeur naturelle, et jusqu’aux moindres détails, en se servant comme matériaux de bottes de foin comprimé. Les grandes salles voûtées de l’intérieur avaient même été meublées dans le style du quatorzième siècle, et un restaurateur de Chicago nous y servait tous les matins un déjeuner qui malheureusement, lui, était du style américain le plus pur.

Le château de foin, Hay-Castle, dont la description remplissait tous les journaux et le portrait couvrait tous les murs de la ville, n’était pas le seul américanisme du concours. Dès notre arrivée, on nous déclara, à M. de la Motte-Rouge et à moi, que le programme des divertissements, pour le lendemain, comportait une promenade dans les rues de Chicago, une procession, pour employer l’expression usitée. La composition du cortège était déjà fixée. À la tête devait marcher une troupe de cinquante musiciens revêtus de magnificent uniforms et jouant toutes les marches triomphales de leur répertoire : puis viendraient environ cinquante étalons primés en France et conduits par des hommes revêtus d’uniforms qui, sous le rapport de la magnificence, n’auraient rien à envier à ceux des musiciens. Derrière eux, une voiture à six chevaux devait contenir le sénateur présidant l’Association, M. de la Motte-Rouge et moi. Enfin l’arrière-garde du cortège devait être formée par quelques voitures-réclames pour l’établissement desquelles certains industriels de la localité n’avaient reculé devant aucun sacrifice. C’est du moins ce qu’annonçaient les milliers d’affiches flamboyantes qui couvraient déjà tous les murs et même tous les tramways.

En apprenant le rôle qui m’était réservé dans cette petite fête, les souvenirs de la marche triomphale du bœuf gras, ce vieil ami de mon enfance, se présentèrent immédiatement à ma mémoire. Je revis le beau cotentin aux cornes dorées, chancelant sur sa plate-forme roulante entourée d’un rang de druides aux longues barbes d’étoupe : derrière, le char triomphal où s’épanouissaient, sous la brise âpre de février, les nudités grelottantes de tout l’Olympe de la Courtille, et puis, bien en vue, dans ce cadre grandiose, la carriole du boucher et de l’éleveur ! Pourrais-je atteindre à la dignité fière et sereine avec laquelle ils saluaient la foule enthousiaste qui se pressait sur leur passage ? Le Perche et le bas Maine avaient l’œil sur moi. Je craignis de ne pas être à la hauteur des circonstances. M. de la Motte-Rouge connut-il les mêmes angoisses ? Je l’ignore. Toujours est-il que nous trouvâmes, dans notre modestie, la force de nous dérober aux honneurs dont on voulait nous accabler, et ce fut mêlé à la foule que j’assistai à ce défilé. Les musiciens avaient tant d’or sur leurs habits, qu’on avait mal aux yeux en les regardant ; la voiture où nous aurions pu être était un grand landau attelé de six chevaux blancs, conduits à grandes guides par un monsieur très moustachu, coiffé d’un chapeau mou. De l’intérieur, trois sénateurs[1], ou congressmen, prodiguaient des sourires aimables à leurs électeurs. Et pour mieux flatter les passions populaires, — oh ! politique ! que ne fais-tu pas faire à tes adeptes ! — ils avaient accepté l’insigne en honneur dans cette journée mémorable, une énorme bouffette de rubans bleus appliqués sur une cocarde, autour de laquelle on lisait écrit en grosses lettres d’or :

étalons français !


Les camelots qui la vendaient ont dû faire des affaires d’or, car, dans l’enceinte de l’exposition, toutes les dames, par une délicate et flatteuse attention, avaient voulu en fleurir leur corsage !

Tout le monde, d’ailleurs, s’était mis en frais d’imagination pour célébrer la gloire et les mérites des percherons ! Les journaux consacraient tous leurs premiers Chicago à raconter leur histoire depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Ils montraient leurs ancêtres repoussant les Sarrasins dans les plaines de Poitiers, avec la collaboration des preux chevaliers qui les montaient, et s’unissant avec leurs prisonnières, les juments sarrasines, pour produire cette race merveilleuse qui, etc., etc. D’autres envisageaient la question au point de vue pécuniaire : ils parlaient des savantes recherches du maire de Nogent, un archéologue distingué, qui a établi que c’était dans cette localité que les habitants d’Orléans, délivrés des Anglais par Jeanne d’Arc, avaient acheté le cheval qu’ils lui ont offert, cheval payé, dit-il, 6 000 livres, ce qui représente, paraît-il, environ 150 000 de nos francs.

Cela me semble beaucoup d’argent. Mais du train que vont les choses, je ne désespère pas de voir bientôt des Américains modernes se montrer aussi généreux que les Orléanais du temps passé. Si j’en juge d’après ce que j’ai vu à ce bienheureux concours, ils sont en bonne voie pour en arriver là. À ma connaissance, on y a refusé, d’un cheval déjà âgé, dix mille dollars. Il est vrai qu’il s’agissait du fameux Brillant, que mademoiselle Rosa Bonheur a jugé digne de lui servir de modèle, il y a quelques années, quand elle a voulu offrir à l’Association percheronne américaine un tableau qui représentât le type de ses chevaux favoris. Son comité a, du reste, reconnu ce don d’une manière très délicate. Ils ont envoyé une expédition de trappeurs dans la Colombie anglaise, où se trouvent, dit-on, les plus beaux chevaux sauvages. L’expédition est revenue avec quatorze de ces animaux ; on a choisi les trois plus beaux, qui ont été envoyés en France et offerts à la célèbre artiste, afin de lui servir de modèles pour ses tableaux futurs. Je ne les ai pas vus, mais on m’a dit qu’ils sont en ce moment à Fontainebleau.

Je ne sais pas s’il y a d’autres chevaux que Brillant dont on ait offert 10 000 dollars ; mais les prix de 5 000 dollars (25 000 francs) ne sont pas très rares, et parmi les quatre cents animaux qui figurent au concours, la plupart importés cette année ou l’année dernière, je ne crois pas qu’il y en ait un seul dont le propriétaire voulût se séparer pour moins de 2 500 dollars (12 000 francs).

Tous ces émigrés semblent témoigner par leurs croupes arrondies et leur poil luisant qu’ils s’accommodent fort bien de l’avoine amère de l’exil. Plusieurs de ceux que l’on fait défiler devant nous, à la porte du château de foin, sont de vieilles connaissances. M. de la Motte-Rouge leur a déjà distribué des couronnes, il y a quelques semaines, au concours de Nogent. Je me demandais s’ils n’allaient pas témoigner quelque émotion en reconnaissant ces tours à l’ombre desquelles ils ont cueilli leurs premiers lauriers. J’ai bien constaté que la plupart avaient cherché à approcher leurs lèvres des assises du monument ; mais je crois que cet hommage s’adressait plutôt à la matière dont elles étaient formées qu’aux souvenirs patriotiques que leur vue aurait dû éveiller en eux.

Il nous restait à faire connaissance avec les petites familles qu’eux ou leurs prédécesseurs se sont créées sur la terre d’exil, c’est-à-dire avec ces fameux demi-sang, grades, dont les Américains se montrent si satisfaits. La race percheronne se montre généralement assez rebelle à l’acclimatement, en tant que race pure. Elle est redevable dans une si grande proportion de ses qualités au sol et au climat du pays qui la produit, que bien peu des nombreux essais qu’on a tentés pour l’acclimater ailleurs ont réussi. Le succès des Américains, dont le sol et le climat sont si différents des nôtres, est dû à ce qu’ils n’essayent pas de produire la race pure ; le but qu’ils se proposent est de produire le demi-sang.

Nos hôtes avaient pris une excellente manière de nous faire juger des résultats acquis. Il existe à Chicago une foule de magasins et d’administrations qui, pour leur service de camionnage, disposent d’une cavalerie considérable. Autrefois, tous la recrutaient parmi les demi-sang du Shire ou du Clydesdale : mais ces chevaux, originaires de prairies humides, transmettaient si régulièrement à leur descendance des pieds défectueux incapables de résister aux pavés des villes, que maintenant on ne veut plus que des demi-sang percherons pour ce service.

Les organisateurs du concours s’adressèrent à ces administrations, leur demandant d’envoyer toutes, le même jour, le plus grand nombre possible de leurs chevaux attelés pour en former une « procession » qui défilerait devant les tribunes. La plupart répondirent à cet appel, et le total des chevaux inscrits dépassa deux mille cinq cents.

Au jour dit, près de cent mille personnes s’entassaient dans les tribunes et autour de la piste, sur laquelle défilaient cinq à six cents voitures attelées à deux, à quatre et même à six chevaux. La plupart des exposants avaient profité de l’occasion pour faire un peu de réclame à leur industrie, ce qui, en somme, était bien naturel. Un fabricant de savon avait envoyé un char sur le sommet duquel se démenait un grand nègre, nu jusqu’à la ceinture, ayant toute la partie gauche du corps barbouillée de mousse ; un marchand de thé recommandait ses produits à la faveur du public en faisant distribuer ses prospectus du haut d’un fourgon, par une jeune personne fort jolie, déguisée en Japonaise. Le fameux Studebacker, un fabricant de chariots qui fournit à peu près tous les fermiers de l’Ouest, faisait défiler cinq ou six chars attelés de six chevaux, sur lesquels des ouvriers exécutaient tous les détails de son industrie.

Si jamais le marquis de Mornay s’avise d’organiser une exhibition de ce genre au concours du palais de l’Industrie, assurément les attelages qu’il nous montrera seront plus corrects et surtout les cochers seront mieux tenus que ceux que nous avons vus à Chicago. En dehors de New-York, les Américains ne semblent pas se soucier de ces détails. J’ai vu les cochers de gens très riches conduisant des chevaux et des voitures superbes, vêtus de véritables guenilles dont un cocher de fiacre maraudeur de nuit ne voudrait pas chez nous. Du reste, les façons sont à l’avenant de la tenue. Il y a quelques années, j’étais invité à venir passer quelques jours dans un château américain, car il commence à y avoir quelques châteaux en Amérique. Au jour et à l’heure indiqués, j’arrive à la gare qu’on m’avait désignée. J’avise sur la plate-forme de la gare un brave homme vêtu d’un grand chapeau défoncé, d’une chemise de laine rouge qui avait vu des jours meilleurs et d’un pantalon gris enfoncé dans de grandes bottes. Le pantalon gris avait bien aussi fourni apparemment de bons et loyaux services, car on lui avait ajouté un fond vert. Ce fut ce détail qui me frappa. En Amérique, on voit très souvent des vêtements déguenillés : mais les raccommodages sont très rares. Ce personnage fumait une pipe. Il me regarda un instant avec un certain intérêt, puis tout à coup m’interpellant :

I guess, stranger ! me dit-il, that you are the fellow they are expecting at the big house !

— Je suppose, étranger, que vous êtes l’individu (individu est une traduction polie du mot fellow) qu’on attend.

Je répondis respectueusement que cela pouvait bien être.

Well ! continua-t-il, vous pouvez prendre votre malle ! je vais vous mener !

Je mis ma valise sur mon épaule, et il me conduisit à un superbe landau qui m’attendait.

Ces façons étonnent toujours un peu : mais une fois qu’on les a admises, il faut reconnaître que les cochers américains conduisent certainement au moins aussi bien que les nôtres, sinon mieux, surtout à quatre et à six. Nous avons vu notamment à Chicago un gamin de douze à treize ans qu’on a applaudi tant il manœuvrait adroitement un superbe attelage à six.

Tous ces animaux ont un type singulièrement uniforme, mais qui ne reste tel qu’à la condition d’une infusion constante de sang percheron. Presque tous sont gris ou bais. Comme apparence, ils ressemblent à de gros carrossiers normands. Le croisement, tout en donnant aux membres un volume bien plus considérable, a aussi pour effet de diminuer la longueur exagérée du rein, qui est le grand défaut des chevaux américains, dont ils gardent cependant dans une très grande mesure les allures allongées. Dans ce pays-ci, on aime beaucoup apprécier les bêtes et les gens au point de vue du poids. Qu’un reporter parle d’un homme politique ou d’une actrice, il ne manque jamais de dire combien il ou elle pèse : on agit de même quand il s’agit de chevaux, et j’ajoute que, en ce qui les concerne, ce genre de classement a, j’en ai la conviction, une beaucoup plus grande valeur que nous ne le croyons généralement en France.

J’insiste sur ces détails[2], parce que cette question de poids est celle qui paraît le plus préoccuper les Américains dans le choix de leurs croisements, et qu’ils ne paraissent pas mal s’en trouver. Le poids du produit est généralement égal à la moyenne du poids des reproducteurs. Voulant avoir pour leurs chevaux de service des animaux pesant mille ou douze cents livres (livres anglaises), ils sont donc amenés à rechercher des étalons d’autant plus gros que leurs juments sont plus petites. C’est précisément l’inverse que nous faisons. Je persiste à croire que nous n’avons pas tort mais en même temps je suis obligé de constater que les Américains réussissent, tout en faisant exactement le contraire. Il est très certain que les produits qu’ils obtiennent par ce moyen de sélection sont très beaux et surtout très aptes aux services qu’on attend d’eux. En tout cas, pour ces services, ces chevaux sont très supérieurs à ceux de la race beaucoup trop légère du pays.


La Providence, dans le but sans doute d’éviter des encombrements au purgatoire, prodigue aux pauvres humains une foule de petites misères qui ont l’avantage, en exerçant leur patience, de leur faciliter l’accès du royaume des cieux. Une de ces petites misères, réservée spécialement aux voyageurs, est particulièrement agaçante. C’est la misère du petit paquet.

On vous l’apporte au moment de votre départ : vous cherchez à le caser dans votre première malle : en long, il est trop court ; en large, il est trop long. Vous le réservez pour la seconde ; il ne va pas mieux : il a des bosses qui ne veulent pas entrer dans les creux des autres paquets, et des creux qui se refusent à admettre les bosses de ses voisins. Finalement, exaspéré, après vous être demandé un instant si vous ne le laisserez pas, vous finissez par le mettre dans quelque coin, au petit bonheur ; il dépare la belle ordonnance de votre emballage ; vous sentez qu’il n’est pas à sa place. Mais enfin il est casé, c’est l’essentiel !

Cette souffrance des voyageurs, elle est un peu la mienne. Tous mes amis du Maine et du Perche me demandent constamment ce que deviennent en Amérique tous ces chevaux qui partent de chez nous. Je voulais le leur dire, et c’est pour cela que j’ai écrit le savant traité que vous venez de lire. Mais une fois qu’il a été écrit, je ne savais plus du tout où le placer. À chaque commencement de chapitre, j’essayais de le caser, et n’y arrivais jamais. Il me fallait une transition, et je ne la trouvais pas. L’art des transitions est un grand art. Il n’est pas donné à tout le monde de l’avoir, et quand on ne l’a pas, il faut savoir s’en passer. C’est ce que j’ai fait. Ceci posé, je reprends le cours de mon récit.


Il y a déjà une huitaine de jours que je suis rentré à Fleur de Lis, car je n’ai pas éprouvé le besoin de rester bien longtemps à Rapid-City, une seule visite au concours m’ayant paru bien suffisante. Sous un certain rapport, cependant, cette réunion avait bien son intérêt. Il y a douze ans, les Indiens régnaient ici en maîtres : les rares trappeurs qui avaient osé pénétrer jusqu’aux Black-Hills n’en étaient généralement pas revenus : les premiers émigrants étaient toujours obligés d’avoir le fusil à la main pour se défendre : et, sans l’aide ni l’appui de personne, par leur seule énergie, ces mêmes hommes ont pu, en ce petit nombre d’années, si bien développer les richesses naturelles de ce pays, qu’ils en sont maintenant arrivés à l’ère des concours agricoles ! Et à leur concours, j’ai vu, en fait de vaches et de taureaux, des échantillons de durhams, d’angus et de jerseys qui n’auraient pas fait mauvaise figure dans un de nos meilleurs concours régionaux. J’ai malheureusement été obligé de constater que pas une de nos races bovines nationales n’y était représentée. Je m’imagine cependant que les charolais notamment réussiraient admirablement ici. Si l’on faisait en leur faveur une campagne aussi énergique et aussi suivie que celle qu’on a menée pour les percherons, on arriverait peut-être à battre les durhams comme on a battu les clydesdales. Les agriculteurs de la Nièvre ou la Société des agriculteurs de France devraient s’occuper de cette question-là.

En outre des nôtres, il y avait quinze ou vingt chevaux importés de France ou d’Angleterre. Du reste, lilia semper florent ! Là, Fleur de Lis a brillé d’un vif éclat, car nos étalons sont rentrés ici, il y a deux ou trois jours, couverts de lauriers. Six premiers prix et trois seconds ! Tous ne viennent pas de Rapid-City. La ville d’Hermosa s’est piquée d’honneur, et elle aussi a organisé un concours. On m’a même fait l’honneur de m’envoyer au Harney’s Hotel une députation de citoyens proéminents qui venaient me demander d’y envoyer nos chevaux et d’accepter la présidence du jury. J’ai fait observer que la qualité d’exposant et celle de juge me semblaient offrir quelques incompatibilités ; mais cette objection n’a pas paru sérieuse, car on y a répondu en me faisant remarquer que c’était précisément cette double qualité qui devait m’engager à accepter, puisque je serais bien sûr que nos chevaux auraient les premiers prix.

L’argument était à coup sûr spécieux. Cependant, modeste comme la violette, j’ai cru devoir persister dans mon refus, et comme il faut éviter les tentations, je n’ai même pas voulu paraître à Hermosa. Le programme de la fête comportait cependant une course de cow-girls à laquelle j’aurais bien voulu assister. Raymond A… m’a heureusement raconté comment les choses se sont passées. Le prix était de 200 dollars, et la distance à parcourir était de dix milles (seize kilomètres). Il y avait douze ou quinze inscriptions. Seulement, ce qu’il y avait de particulier dans le règlement de ces courses, c’est que les concurrentes n’étaient pas obligées de faire tout le trajet sur le même cheval : c’était donc plutôt une épreuve de résistance pour les écuyères qu’un concours de vitesse pour les chevaux. Chacune de ces dames en avait amené trois ou quatre que des amis tenaient tout bridés devant les tribunes. Elle faisait à fond de train un ou deux tours de piste ; puis, dès qu’elle sentait son coursier un peu essoufflé, elle le changeait et recommençait avec un autre. C’est à la femme nouvellement mariée de notre shérif que le prix a été accordé. Mais cette décision du jury a, paraît-il, excité de grands mécontentements, les autres concurrentes soutenant qu’elle n’aurait pas dû prendre part au concours, attendu que depuis son mariage elle n’est plus une cow-girl. (She ain’t no more a regular cow-girl.) Les esprits sont même si montés qu’il y aura bien probablement des coups de revolver tirés avant que cette grave question soit définitivement enterrée. Il est possible cependant que tout se passe tranquillement, le mari de ladite amazone ayant la réputation de tirer lui-même remarquablement bien. En tout cas, je suis joliment content de n’avoir pas eu à donner mon avis !

Accompagné du fidèle François, j’ai quitté la bonne ville de Rapid-City le surlendemain de mon retour du 7-Z Ranch. Comme je voulais arriver à Fleur de Lis dans la journée, il m’a fallu prendre un train de marchandises (freight train), car il n’y en a pas d’autres dans la matinée. Le service n’est pas d’une régularité absolue : le départ annoncé pour huit heures n’a eu lieu qu’à onze. Ces trains sont toujours munis d’un wagon spécial nommé cabooze, qui sert de logement au conducteur et où il reçoit, moyennant finances, un certain nombre de voyageurs, si cela lui convient. J’avais pour compagnons deux ranchmen du Montana, arrivés hier après un voyage de huit à dix jours à travers la Prairie et dont l’un allait à Chicago pour se faire soigner d’une rupture du bras droit, résultat d’un combat corps à corps avec un grizzly (ours gris). Il paraît qu’il y en a encore beaucoup de leur côté. Le second m’annonce d’un air aimable qu’il ne faut pas que je compte arriver de bonne heure à Buffalo-Gap, attendu que six cents bœufs nous attendent à la première station, et qu’il faudra les charger avant d’aller plus loin. Effectivement, au bout d’une demi-heure, le train s’arrête à un endroit qui sera peut-être un jour une localité très importante, mais où, pour le moment, il n’y a qu’une seule et unique maisonnette en bois : celle du chef de gare. Partout, autour de nous, s’étend la Prairie : mais tout à côté de la station, il y a ce qu’on appelle, dans ce pays-ci, une chute… Cela se compose essentiellement d’un quai d’embarquement en bois, sur lequel débouchent deux rampes d’accès défendues par deux formidables barricades et espacées l’une de l’autre de la longueur d’un wagon américain (vingt-cinq mètres environ). Par leur autre extrémité, les rampes s’ouvrent sur un grand corral divisé en plusieurs petits compartiments. C’est au moyen de ces chutes qu’elles construisent sur un grand nombre de points, tout du long de leurs lignes, que les compagnies de chemins de fer du Far-West parviennent à suffire, avec un personnel étonnamment restreint, aux exigences du formidable trafic de bestiaux qui leur procure le plus clair de leurs recettes[3].

Les bœufs ont, paraît-il, quitté le ranch depuis une huitaine de jours. Ils sont en marche depuis ce temps-là et sont arrivés seulement la nuit dernière. On les garde dans la Prairie à quelques milles d’ici. Un cow-boy, placé en vedette pour attendre le train, est allé prévenir de notre arrivée. Au bout d’une demi-heure, nous voyons à l’horizon un gros nuage de poussière qui s’approche rapidement vers nous. Bientôt nous distinguons le troupeau, que des hommes à cheval maintiennent en une masse compacte qui s’avance au galop de notre côté. En tête marchent vingt-cinq ou trente chevaux qui servent de guides, et qui sont eux-mêmes précédés par un homme à cheval sur lequel ils règlent leurs mouvements. Au moment d’arriver près du corral, ils font tout à coup un changement de front avec un ensemble merveilleux et vont se ranger sur notre droite comme un escadron en bataille. En ne voyant plus leurs guides devant eux, les bœufs s’arrêtent net, se bousculant les uns les autres, à quelques mètres du corral. On ne voit plus qu’une masse confuse d’où s’échappent des beuglements désespérés. Alors commence une manœuvre extrêmement curieuse. Les cow-boys, les uns galopant autour de cette masse, les autres y pénétrant pour la guider, lui impriment un mouvement giratoire de plus en plus rapide ; puis, tout à coup, sept ou huit d’entre eux se forment en haie, et poussent dans le corral quelques-uns des bœufs qui sont au bord. Tous les suivent avec une docilité que n’eussent pas désavouée les moutons de Panurge, et en un clin d’œil il n’en reste plus un seul dehors.

Une fois les portes refermées, le plus fort de la besogne est fait. Les bœufs, entassés les uns sur les autres, poussés toujours en avant par les cavaliers qui les pressent, s’engouffrent dans les couloirs qui les conduisent aux wagons. Chaque car en tient vingt ou vingt et un tellement serrés les uns contre les autres, qu’il leur est impossible de faire le moindre mouvement. On charge deux cars à la fois ; aussi le train se trouve rempli en moins de deux heures.

Pendant que toutes ces manœuvres s’exécutent avec une précision très remarquable, je me fais donner par le ranchman des détails sur ses opérations. Lui aussi a cruellement souffert. À l’entrée de l’hiver, il avait trente-cinq mille animaux ; il ne lui en reste plus que neuf mille tout au plus. Le voyage d’ici à Chicago dure cinq jours. On décharge deux fois les animaux en route, pour leur donner à boire et à manger. Malgré cela, ils souffrent, car ils perdent une centaine de livres de leur poids. C’est ce qu’on appelle le shrinkage. C’était pour éviter cette perte que notre compatriote M. de M… avait eu l’idée d’établir des abattoirs dans la Prairie, aux stations d’embarquement. D’une part, chaque animal lui fournissait cent livres de plus de viande ; de l’autre, un car, qui transporte vingt bêtes vivantes, suffit à en transporter cinquante ou soixante abattues. L’idée était donc excellente. Malheureusement, il n’a pas voulu se contenter de faire de l’industrie, il a voulu spéculer. Croyant que la viande allait augmenter de prix, il a acheté à différents spéculateurs un nombre colossal de bœufs. On parle de sept ou huit cent mille animaux, livrables de mois en mois, pendant cinq ans. Comme la viande a, au contraire, baissé de moitié, il se trouvait, dans les derniers temps, obligé de payer 50 ou 60 dollars des bœufs que ses fournisseurs achetaient 28 ou 30, et dont il ne trouvait l’écoulement qu’en réalisant sur chacun d’eux une perte d’une douzaine de dollars. Aussi sa liquidation a-t-elle été désastreuse ; mais ce qui prouve que son idée était bonne, c’est que beaucoup de gens commencent à l’appliquer et y trouvent de gros profits.

Avec les prix actuels et même sans tenir compte de la mortalité, les pauvres ranchmen gagnent à peine de quoi couvrir leurs frais. D’ici à Chicago, la compagnie leur fait payer le car 89 dol. 50. Il y a environ mille milles. Cela fait donc à peu près 4 dol. 80 ou 24 francs par tête. La nourriture, pendant le trajet, leur coûte 2 fr. 50 ; le débarquement et la nourriture à Chicago, 1 fr. 25 ; la commission du facteur, 2 fr. 50 ; total environ, 30 francs. Un bœuf qui pèse en moyenne onze cents livres au départ n’en pèse plus à l’arrivée que mille et vaut 170 francs. Il ne reste donc pour le ranchman que 140 francs par bœuf vendu. Il y a deux ans, il avait au moins 100 francs de plus.


La vie du ranch a repris son cours ordinaire qu’avaient interrompu le voyage à Rapid-City et la visite aux domaines du seigneur Puce dans les cheveux. Chaque matin, François entre dans ma chambre vers six heures. À sept, tout le monde se retrouve dans la salle à manger. Le déjeuner est solide. Il se compose invariablement de viande froide, de thé ou de café, et de cakes. Ceci est un hommage aux usages du pays, car un ranchman ou un cow-boy se croirait perdu s’il n’avait pas tous les matins son cake. C’est une sorte de crêpe extrêmement épaisse. On en prend deux, on les recouvre de beurre, on les réunit comme un sandwich, puis on arrose le tout d’une sorte de sirop brun fourni par la sève de l’érable à sucre (maple sirup). C’est un peu un pavé qu’on se met dans l’estomac ; mais je dois déclarer que c’est très bon, et l’on peut m’en croire, car je ne suis pas suspect d’avoir une admiration exagérée pour la cuisine américaine.

Après déjeuner, tout le monde monte à cheval. On fait en ce moment l’inventaire. Les herders, partis dès la pointe du jour, sont allés remettre le troupeau dont on veut s’occuper. Cette expression de vénerie me vient tout naturellement à l’esprit, car tout se passe comme à la chasse. Les cow-boys ne font pas le bois, parce qu’il n’y a pas de forêt ; mais ils prennent généralement connaissance des animaux au moment où ils viennent boire. Ils les suivent à distance, de manière à ne pas les inquiéter ; puis, quand ils les voient s’arrêter, ils viennent au rapport à quelque endroit convenu d’avance où nous les retrouvons. Ils nous conduisent alors sur le sommet d’une colline d’où nous voyons les juments broutant tranquillement, entourées de leurs poulains et de leurs yearlings, car les yearlings restent toujours avec la mère jusqu’à ce qu’ils aient deux ans, et ils continuent même à la téter tant qu’elle n’a pas un nouveau poulain. Je crois que, si cela était possible, il faudrait tâcher de les séparer de leur mère au commencement du second hiver, car cet allaitement prolongé fatigue la jument sans grand profit pour le poulain.

Nos bandes de juments, qui ne sont pas surveillées par un étalon, comme celles du colonel Log, sont assez irrégulières comme nombre. Il y a des juments d’humeur morose, qui se tiennent en petits groupes de sept ou de huit : mais c’est l’exception. D’ordinaire, elles se réunissent au nombre de soixante ou de quatre-vingts. Un bon herder doit savoir les compter vite et sans se tromper. C’est un talent assez difficile à acquérir, car il faut aussi, quand il en manque, savoir tout de suite quelle est celle qui manque, et ce n’est pas une petite affaire quand un herder en a cinq ou six cents à surveiller. Il faut, d’ailleurs, autant que possible, faire ce récolement d’assez loin, car on doit éviter avant tout de troubler les animaux. Les juments aiment avant tout leur indépendance. Quand l’une d’elles quitte le ranch, elle ne se sauve, presque toujours, que parce qu’elle se sent surveillée. Certaines bandes sont très apprivoisées et se laissent approcher même par des hommes à pied. Mais ceci a un très grave inconvénient : cela facilite singulièrement les opérations des personnes peu délicates qui seraient tentées de prendre des chevaux de ranch, sinon pour les voler, du moins pour s’en servir. Un ranchman de ma connaissance s’était avisé d’acheter à Omaha une centaine de juments réformées par les compagnies de tramways, comme boiteuses. Il les avait eues à très bon marché et croyait avoir fait une affaire superbe. Il ne tarda pas à changer d’avis. D’abord ses juments, qui avaient longtemps mangé de l’avoine, étaient très mauvaises poulinières ; ensuite elles étaient si bien apprivoisées, que tous ses voisins s’empressaient de les prendre quand ils avaient des charrois ou des labours à faire, et ne les relâchaient que quand elles étaient fourbues.

Je disais tout à l’heure que les juments nourries à l’avoine pendant longtemps étaient d’ordinaire des poulinières peu fécondes. Cela est bien connu en France. Mais c’est en voyant ce qui se passe dans ce pays-ci qu’on peut constater combien le système de stabulation et la nourriture que nous donnons à nos juments ont une influence fâcheuse sur la production. Dans nos fermes du Perche, on considère comme très bonne une moyenne de cinquante naissances sur cent juments. Ici, avec des juments vivant tout à fait en liberté et ne mangeant jamais d’avoine, on arrive assez souvent à 70, 80 ou même 90 pour 100. Un de nos voisins, l’Anglo-American Company, a même atteint, l’année dernière, le chiffre de 97 pour 100 : chiffre qui a été trouvé très élevé, mais qui, cependant, avait déjà été atteint ailleurs.

Mais pour obtenir ces grosses moyennes, il faut opérer avec des animaux parfaitement acclimatés. La plupart de nos bandes sont venues, l’année dernière, de l’Orégon. Aussi n’avons-nous, cette année, que 50 pour 100 de naissances, et tout le monde nous dit que nous devons nous estimer heureux d’en avoir autant. Il faut un an pour acclimater une bande. Et cette observation s’applique d’une manière absolue aux juments percheronnes importées. Il n’y en a pas plus de 8 ou 10 pour 100 qui donnent un poulain la première année de leur importation. Chose bien curieuse, le même phénomène se remarque, bien qu’à un degré moindre, chez les étalons, pour les clydesdales comme pour les percherons.

C’est à cause de cela que beaucoup de gens préfèrent importer des chevaux très jeunes, qu’on ne met en service qu’au bout d’un an, quand ils ont pris tout leur développement et qu’ils sont acclimatés. Il y a quelques années, un importateur bien connu a voulu encore enchérir sur cette idée. Il a embarqué au Havre cent malheureux poulains de trois mois, qui n’étaient, par conséquent, même pas sevrés. On les nourrissait à bord avec du lait conservé et de l’eau blanche. Ce qu’il y a de curieux dans cette affaire, c’est qu’il n’y eut aucune perte pendant la traversée ; mais seize moururent dans les huit jours qui suivirent le débarquement, et les autres ont fort mal réussi. Je ne crois pas qu’il soit bien sage d’importer des chevaux ayant moins de deux ans, non pas tant au point de vue des pertes qu’on s’expose à subir que parce qu’ils ne prennent pas en Amérique le développement qu’ils auraient pris en restant un ou deux ans de plus aux vieux pays, comme on dit ici.

Il faut ajouter que, loin d’être très considérables, ces pertes sont, en définitive, assez minimes, et trop souvent elles sont occasionnées par le manque de soins. Il y a évidemment des traversées malheureuses, mais il y a aussi des gardiens négligents. La moyenne des pertes en mer, à moins de tempête, ne devrait pas dépasser 2 1/2 ou 3 pour 100. M. Dunham, le grand importateur, me racontait qu’il lui était arrivé d’amener six cent trente chevaux de suite sans en perdre un seul. Quand la traversée n’a pas été trop rude, n’a pas duré plus de douze ou quinze jours, et que les chevaux ont été bien soignés à bord, ils arrivent en excellent état, sans même avoir les jambes engorgées. On a seulement à constater quelques capelets sans importance, qui disparaissent rapidement. Ils souffrent, en général, bien plus des cinq ou six journées qu’il leur faut passer en chemin de fer pour gagner Chicago, à cause du mauvais état de la voie et des trépidations


FLEUR DE LIS RANCH. — ÉTALON : VIDOCQ. — TROUPEAU No 1 : JUMENTS DE L’ORÉGON.

qui en résultent. On trouve cependant maintenant sur toutes les lignes de magnifiques wagons-écuries nommés palace cars, contenant dix-huit stalles et admirablement aménagés en vue du transport des percherons, pour lesquels ils ont été spécialement construits.

Il est généralement près d’une heure quand nous rentrons pour déjeuner ; je passe l’après-midi dans ma chambre à écrire, ou bien, prenant un fusil, je descends le creek en tirant les lapins, les lièvres et les rares poules de prairie que mon chien arrête. Ces chasses ne sont du reste pas bien heureuses. Cependant, l’autre jour, il s’est produit un incident assez original.

Je venais de sortir, quand tout à coup, à cinquante pas à peine de la maison, mon chien tombe en arrêt devant une toute petite touffe d’herbe. Assez étonné, je m’approche et aperçois un superbe serpent à sonnettes que mon chien avait évidemment surpris au moment où il faisait sa sieste. Il était encore enroulé sur lui-même, mais relevait déjà la tête d’un air peu rassurant. Heureusement, le chien était à bonne distance ; il n’y avait donc pas péril en la demeure. J’eus l’idée de m’offrir une petite chasse à courre. Tout près de là, au coin du jardin, se trouvait l’appartement des cochons, comme on dit en Normandie. Le ranch en possède un ménage. Ils ont même des noms empruntés à la politique contemporaine. Le personnel du ranch est jeune, et la jeunesse est passionnée ! Comme je n’ai malheureusement plus la même belle excuse, je les appellerai, c’est des cochons que je parle, Marat et Théroigne de Méricourt.

J’allai ouvrir la porte de leur logis. Marat, qui était occupé à grignoter un gros épi de maïs, mit immédiatement le nez dehors, grogna deux ou trois fois d’un air de satisfaction, sortit en trottinant et puis se mit à explorer les environs. Théroigne ne tarda pas à le suivre, accompagnée de sa petite famille qui folâtrait autour d’elle. Je les poussai devant moi dans la direction du serpent. Il avait déjà détalé, mais en arrivant près de la touffe d’herbe qui lui avait servi d’abri, Marat s’arrêta tout à coup en ronflant d’un air de vif intérêt. Il donna quelques vigoureux coups de boutoir dans le sol, comme pour bien s’assurer de la nature des émanations qui venaient titiller ses nerfs olfactifs, puis, poussant deux ou trois grognements brefs, il se mit en chasse, le nez à terre comme un chien qui suit une voie. Il avait rencontré celle du serpent à sonnettes.

Théroigne s’était arrêtée, suivant de l’œil son conjoint. Quand elle le vit repartir, elle s’avança lentement comme pour se rendre compte de ce qui se passait. Elle aussi, du premier coup, comprit manifestement ce dont il s’agissait, car, poussant une exclamation joyeuse qui correspondait clairement à la fanfare du bien-aller, elle prit chasse à son tour.

J’avais suivi toute cette scène, qui m’intéressait vivement. Du reste, si j’avais eu un cor de chasse, j’aurais pu sonner la vue, car, à cinquante ou soixante pas devant la meute, je voyais distinctement briller au soleil, par moments, le long corps gris d’argent de la bête de chasse, qui filait entre les pierres, à la recherche probablement d’un trou protecteur. L’animal se rendait évidemment compte de la gravité de la situation, car de temps en temps il levait la tête pour regarder derrière lui d’un air inquiet, et il n’avait pas tort, car nous gagnions rapidement du terrain sur lui.

Quand nous fûmes tout près, le serpent vit bien qu’il ne fallait plus essayer de fuir. Il fit tête tout de suite à la meute. Dressé d’au moins vingt ou vingt-cinq centimètres, sifflant avec fureur et agitant ses grelots, il attendait bravement l’attaque, la gueule largement ouverte. Marat, de son côté, s’était arrêté brusquement, le corps replié en arrière, tous les poils de son dos hérissés : son petit œil lançait des flammes. Derrière lui, la truie immobile également, ses petits entre les jambes, grognait sourdement comme pour l’encourager.

Ce ne fut pas long. Tout à coup, Marat bondit en avant : ses deux pieds retombèrent sur le corps du serpent, qui tomba les reins brisés. Je crois qu’il avait eu le temps de mordre son adversaire au col, mais le venin se fige dans la graisse des cochons et ne produit aucun effet.

La minute d’après, toute la petite famille était attablée ; je suis fâché d’être obligé de dire que, dans l’ivresse de son triomphe, Marat paraissait disposé à tout garder pour lui. Mais Théroigne, bonne mère, se chargea de le ramener bien vite à de meilleurs sentiments. Elle commença par bourrer ce père dénaturé deux ou trois fois, puis elle s’adjugea une bonne moitié du serpent, en découpa quelques tronçons qu’elle distribua à ses petits, et commença à manger elle-même avec le plus bel appétit. Au bout de cinq minutes, il n’en restait rien.


C’est aussi dans l’après-midi que les deux gars normands s’occupent un peu du jardin, sous l’œil bienveillant des cow-boys, qui jamais ne s’aviseraient de les aider. Je suis toujours stupéfait quand je vois tout ce qui sort de ce malheureux jardin à peine soigné, dans lequel on ne met jamais de fumier, et qu’on s’est contenté de labourer deux fois, au printemps, avec une charrue. Il y pousse des choux, des potirons et des carottes à ne savoir qu’en faire. Nous mangeons tous les jours des melons excellents. Les navets qu’on en tire font l’admiration de François. Il m’en a apporté quelques-uns l’autre jour qui pesaient plus de deux livres. Mais ce qui me semble phénoménal, c’est le rendement des pommes de terre. L’année dernière, Raymond avait trouvé, dans un journal, l’annonce d’un jardinier de New-York qui proposait à tous les amateurs de leur envoyer, à titre d’expérience, deux livres d’une variété nouvelle d’Early-Rose dont il disait merveille. On lui en a demandé. Les deux pommes de terre qu’il a envoyées ont fourni cinquante-quatre œils : ils ont été plantés au printemps dernier dans un coin du jardin. On a fait la récolte hier, et j’ai eu la curiosité de faire peser devant moi ce qu’on a retiré des trous. Ces deux livres de graines ont donné deux cent sept livres de pommes de terre, dont plusieurs pesaient plus de deux livres : cela fait donc un rendement de cent pour un ; tandis que, chez nous, un rendement de quinze ou vingt pour un est considéré comme satisfaisant. J’ajoute que ces pommes de terre sont excellentes. J’en ai fait mettre de côté quelques-unes que je ferai planter en Normandie l’année prochaine ; mais je doute qu’elles donnent d’aussi bons résultats[4].


Nous avons quelquefois des visites. L’autre jour, je prenais le frais devant la maison, quand j’ai vu arriver un brave homme dans une voiture. C’était un Allemand, petit fermier établi à vingt ou vingt-cinq kilomètres d’ici. Il avait tué un bœuf et venait nous proposer de lui en prendre un quartier. Quand M… a eu réglé avec lui cette importante question, je lui ai demandé son histoire. Il m’a conté qu’il avait commencé par être commis dans un magasin de nouveautés, à Düsseldorf, et qu’un beau jour, ayant eu une discussion avec son patron, il s’était avisé d’émigrer. Il a d’abord cherché à faire fortune dans les grandes villes de l’Est. Il n’a abouti qu’à une misère noire. Alors il est venu faire de l’agriculture ici ; mais il n’est pas encore bien satisfait des résultats obtenus et songe à faire autre chose. Je ne sais plus à propos de quoi je suis amené à lui demander de quelle religion il est. Sa réponse m’a paru typique :

— Dans ma jeunesse, j’ai été luthérien. Mais maintenant je suis athée !

Je me hâte d’ajouter que tous nos voisins ne lui ressemblent pas. L’année dernière, je vois un beau jour deux cavaliers armés jusqu’aux dents s’arrêter à la porte. L’un d’eux, un homme superbe, de six pieds de haut, arrive à moi :

— Vous êtes le baron de Grancey, me dit-il.

— Pour vous servir !

— Vous êtes catholique ?

— J’ai cet avantage.

— Très bien voici ce qui nous amène. Je m’appelle Ignace Bellemare. Je suis Canadien ; mon compagnon est Irlandais d’origine. Il s’appelle John Walsh. Nous sommes tous les deux fermiers à une vingtaine de milles d’ici. Nous sommes établis déjà depuis plusieurs années. Nous n’avons pas à nous plaindre. Nos fermes sont très bonnes, la mienne notamment ; je ne la donnerais pas pour 10 000 dollars ! Mais, tous les deux, nous avons des enfants. Walsh en a neuf et moi sept. Les voilà qui grandissent, et nous ne trouvons dans ce pays aucun secours religieux. J’aimerais mieux les voir morts qu’hérétiques (textuel). Nous avons écrit à l’évêque, qui nous a répondu que, si nous parvenions à construire une chapelle et à assurer l’entretien d’un prêtre, il nous en enverrait un à Custer. Alors nous nous sommes mis à courir le pays pour chercher tous les catholiques qui s’y trouvent et leur demander des souscriptions. Voilà déjà quinze jours que nous sommes en route. Vous êtes ici bien loin de Custer, mais cependant j’espère que vous nous aiderez ! Si nous ne venons pas à bout de réunir la somme nécessaire, nous sommes décidés à quitter le pays !

Et il me tendit la liste de souscription. Lui et Walsh s’étaient inscrits en tête pour 100 dollars chacun, qu’ils s’engageaient à payer chaque année !

Après m’être inscrit à mon tour, j’ai gardé ces deux braves gens à dîner. Justement, on venait d’inaugurer la maison d’habitation et l’on devait pendre la crémaillère quelques jours plus tard. Raymond A… m’avait annoncé que, pour célébrer cet événement, il comptait organiser un bal ! Je priai mes convives de nous amener leurs filles. Et, au jour dit, nous vîmes arriver une cavalcade composée du père Walsh et de ses quatre filles. En les voyant sauter en bas de leurs chevaux, bêtes et gens ruisselants de sueur, je me disais qu’il fallait avoir bien envie de danser pour accepter notre invitation. Il était à peu près huit heures quand mesdemoiselles Walsh ont fait leur apparition : elles venaient de faire une quarantaine de kilomètres : elles ont dansé toute la nuit ; et, le lendemain, à sept heures du matin, elles sellaient elles-mêmes leurs chevaux et repartaient pour retourner chez elles.

La pendaison de crémaillère de Fleur de Lis a, du reste, de l’avis général, été le grand succès de la saison. Le beau sexe était brillamment représenté. Il y avait quatorze danseuses. D’abord, la belle Laura, la servante de l’auberge de Buffalo-Gap : elle était venue accompagnée de son oncle Thompson, l’éditeur en chef du Buffalo-Gap News, qui publia le lendemain un premier-Buffalo de trois colonnes uniquement consacré à la fête. Cette littérature fut même l’origine d’une brouille grave entre lui et Raymond. Quelques semaines plus tard, après mon départ, Thompson vint lui réclamer 40 dollars pour prix de cet article, que personne ne lui avait demandé. Raymond refusa naturellement de payer. Mais il eut tort : car il venait justement de changer son épicier. Or l’ancien était précisément juge ; Thompson le cita à comparaître devant cet honorable magistrat, qui se fit un véritable plaisir de se venger d’une pratique récalcitrante, en le condamnant à payer les frais et le principal.

Outre la belle Laura, il y avait d’abord les quatre filles de notre ami Walsh, puis cinq ou six femmes de fermiers et une ou deux cow-girls venues des ranchs du voisinage. En fait de danseurs, il y avait vingt ou vingt-cinq cow-boys dont Raymond avait, pour plus de sûreté, consigné les revolvers au vestiaire. L’orchestre était également composé de trois cow-boys, dont l’un jouait même remarquablement bien du violon ; un autre avait une flûte, et le troisième, un instrument dont je ne sais pas le nom, mais dont il tirait des sons bien extraordinaires.

J’ai vu quelquefois dans des colonies françaises des fêtes dont le personnel était composé d’éléments analogues. On y donnait du vin et de la bière à discrétion : il y avait bien quelquefois, très rarement, à la fin de la soirée, un ou deux des invités qui n’étaient plus très solides sur leurs jambes, mais jamais on ne se battait ; ici, le premier mot des ranchmen qui arrivent, c’est : « Surtout ne donnez pas une goutte de bière ou de whiskey, ou, sans cela, il y aura mort d’hommes » ; et tous les revolvers sont mis sous clef. Il est certain que chez ces gens-ci il y a une brutalité innée dont nous ne trouvons pas de trace chez nous. Mais, sous d’autres rapports, il faut convenir que la comparaison n’est pas à notre avantage. Que serait chez nous le personnel féminin d’une fête du genre de celle dont je viens de parler ? Et de quelle nature seraient les danses qu’on y danserait ? Je réponds à cette double question par une ligne de points.

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Ici, ces filles d’auberge et même ces cow-girls ont, je le crois, quelque extraordinaire que cela puisse paraître, une conduite habituellement régulière. En tout cas, leur tenue est irréprochable. Quant à leur chorégraphie, je suis tombé de mon haut en voyant en quoi elle consiste ! Tout ce monde s’est mis à danser une sorte de menuet très compliqué, et comportant une foule de saluts des plus cérémonieux dont cow-girls et cow-boys s’acquittaient avec un air de conviction admirable. L’un des exécutants, un bull whacker, transformé pour la circonstance en maître de cérémonies, en réglait toutes les figures, les annonçant à haute voix comme le font chez nous les ménétriers de village. Ce sont bien probablement les trappeurs canadiens qui ont introduit ces usages dans ce pays-ci. En tout cas, je ne m’attendais guère à retrouver dans la Grande Prairie du Dakota le menuet oublié chez nous.

Au fond, cependant, cela est moins étonnant que cela n’en a l’air. Ce qui constitue un divertissement pour l’homme, c’est bien moins de faire une chose amusante en soi que de faire, une fois par hasard, une chose toute différente de celles qu’il fait habituellement. Quand un régiment passe dans la rue de Rivoli, tous les enfants qui sont dans les Tuileries quittent leur bonne pour courir après la musique, et, si on les laissait faire, tous les soldats, sapeurs en tête, quitteraient la musique pour aller tenir compagnie aux bonnes ! Plus une société est frivole, et plus ses divertissements sont sérieux. Réciproquement, plus elle est travailleuse, et plus ils doivent être grossiers. Les seigneurs de la cour de Louis XIV, pour lesquels les questions d’étiquette étaient les grosses affaires de la vie, prenaient un plaisir extrême à entendre cinq actes de Racine. De nos jours, un ingénieur qui a fait du calcul intégral pendant toute la matinée se repose en allant entendre la chanson du Bi du bout du banc. Je me suis laissé dire que l’illustre Chicard, auquel nous devons, paraît-il, le cancan moderne, était maître des cérémonies dans l’administration des Pompes funèbres : quand il avait passé sa journée à marcher en tête de deux ou trois convois avec l’air digne et navré que lui imposaient ses fonctions, il ne pouvait remettre ses nerfs en équilibre qu’à la condition de consacrer sa nuit à l’exécution de cavaliers seuls dont les municipaux parvenaient à grand’peine à contenir la folle exubérance dans de justes limites ; inversement, un cow-boy qui passe sa vie le revolver à la main et qui ne salue jamais personne trouve extraordinairement amusant d’être poli une fois par hasard.

Cette année, nous n’avons pas eu de bal. Il ne faut pas abuser des meilleures choses ! Nous n’avons cependant pas été complètement privés de relations mondaines. Un instant, nous avons espéré la visite des officiers du fort Meade. Ils n’ont pas pu venir, et nous l’avons vivement regretté, car les officiers de l’armée régulière sont, en général, parfaitement bien élevés. Il est même très curieux de voir combien, pour le recrutement de leurs officiers, les Américains ont conservé les traditions aristocratiques des armées de l’ancien régime. Dans une de ses lettres au Congrès, Washington disait : « Je veux avant tout que mes officiers soient des gentlemen. » Encore maintenant, on cherche à arriver à ce résultat. Ce n’est pas par le concours qu’on entre à West-Point, le Saint-Cyr américain. Dans chaque promotion, il doit y avoir un élève de chaque État, qui ne peut être admis que s’il justifie de la recommandation des deux sénateurs dudit État. Il passe alors un examen d’aptitude. S’il est reconnu insuffisant, il est renvoyé, et les sénateurs en présentent un autre.

Pour la marine, je ne crois pas qu’on observe les mêmes règles, ce qui n’empêche pas du reste les officiers d’être également fort bien. Cependant les relations qu’ont avec eux leurs camarades des marines européennes ne sont généralement pas très cordiales. J’ai toujours cru qu’une des principales raisons de cette froideur est une particularité de leur organisation. Chez nous, quand un navire entre en armement, les officiers sont désignés par le ministre et l’équipage est fourni par les réserves de matelots qu’on entretient dans les ports. Il n’en est pas de même en Amérique, où les hommes et même, je crois, la maistrance ne sont engagés que pour une campagne. Il en résulte que ce sont les officiers qui sont chargés de former leur équipage. Ils n’entrent même en solde que lorsqu’un commissaire aux revues a constaté que l’équipage était au complet. Or, malgré les tarifs élevés de la solde, ce recrutement est assez difficile en Amérique, car la population maritime de ce pays, qui n’a jamais été très nombreuse, diminue tous les jours. Les officiers prennent donc à peu près tout ce qu’ils trouvent, sans trop s’inquiéter de la moralité ni des aptitudes des hommes qu’ils engagent. Aussi, à leur première relâche, s’empressent-ils de chercher à se débarrasser de tous ceux dont ils ne sont pas contents, pour les remplacer par des matelots étrangers. Du reste, les places ne manquent pas, car une bonne partie de leurs hommes désertent à la première occasion, et ce sont presque toujours des déserteurs des marines étrangères qui embarquent en leur lieu et place. Les officiers américains arrivent, de la sorte, à se procurer des équipages superbes aux dépens de leurs voisins, qui, naturellement, ne sont pas très satisfaits de se voir enlever leurs meilleurs hommes. Cette manière de faire semble même si naturelle aux gens de ce pays, qu’il y a quelques années, un membre du Congrès ayant proposé de créer aux États-Unis une école de canonniers, il lui fut répondu que cette dépense serait bien inutile tant que les Écoles françaises et anglaises fourniraient tous les hommes dont la marine américaine pourrait avoir besoin. Je ne garantis pas la vérité de cette anecdote, bien que je la tienne d’une source que je crois autorisée ; mais elle n’a rien d’improbable.

L’armée se recrute par des procédés analogues. Des compagnies entières sont formées de déserteurs allemands ou même français. Les soldes des simples soldats sont de 100 à 150 francs par mois ; aussi, bien que la discipline soit très sévère, il s’en présente autant qu’on en veut, ce qui n’a, du reste, rien de bien extraordinaire, l’effectif de l’armée n’étant que de vingt-trois mille hommes environ.

Ce mode de recrutement fournit de très belles troupes et des hommes superbes. Seulement ils désertent avec une facilité désolante. L’année dernière, je revenais un jour de Deadwood à Rapid-City ; j’étais accompagné de Raymond A… et de deux ou trois autres personnes. Nous devions passer par le fort Meade pour y faire une visite au colonel commandant la garnison, pour lequel j’avais une lettre de recommandation du général Sherman, qui était alors le commandant en chef de l’armée. Nous n’étions plus qu’à sept ou huit milles du fort, lorsqu’au sortir d’un ravin, nous nous trouvâmes tout à coup en présence d’un piquet de cavalerie qui observait la campagne, embusqué dans un petit taillis. Les hommes avaient vraiment très bon air avec leurs grandes bottes à l’écuyère bien cirées, leurs gants à la Crispin et leurs buffleteries admirablement astiquées. On était tout surpris de rencontrer des soldats si bien tenus au beau milieu des montagnes Rocheuses. Quand il eut reconnu à qui il avait affaire, l’officier qui les commandait m’avoua qu’il était à la recherche d’une bande de soixante-cinq déserteurs qui avaient quitté le fort la nuit précédente, avec armes et bagages. Le cas était grave, car l’effectif de la garnison n’atteint pas cinq cents hommes. Nous prîmes congé de lui, en lui souhaitant de réussir dans ses recherches, mais nous crûmes devoir renoncer à notre visite, pensant qu’après une pareille aventure le colonel devait être d’une humeur massacrante.

Je ne sais pas quelles suites a eues l’affaire, mais je serais bien surpris qu’un seul des déserteurs eût été repris. Dans tous les pays du monde, le propre des démocraties est une haine instinctive des armées régulières. Les habitants du Far-West sont très loin de faire exception à cette règle. Le gouvernement leur donne des soldats pour les protéger contre les Indiens ; et les cow-boys comme les mineurs détestent ces soldats, et ne sont jamais si heureux que lorsqu’ils peuvent en faire déserter quelques-uns. Aussi, pour employer l’expression consacrée en France, les relations entre la troupe et l’habitant sont exécrables. On entend constamment parler de bagarres survenues entre eux : bagarres qui dégénèrent quelquefois en véritables batailles. Il y en a eu une notamment l’année dernière, dont j’ai lu le récit dans les journaux, récit que je veux consigner ici, parce qu’il me semble curieux.

Un prospecteur avait découvert une mine d’or dans un vallon désert nommé Bloody-Gulch, à vingt ou vingt-cinq milles d’un fort. Notez bien que je ne dis pas que ce fort fût le fort Meade. Il s’empressa naturellement de vendre sa trouvaille à une compagnie qui se mit aussitôt à l’exploiter. Les travaux furent poussés activement. Au bout de quelques semaines, il s’était formé à Bloody-Gulch ce qu’on appelle un mining-camp, c’est-à-dire une agglomération de baraques en bois et de tentes, où logeaient les cent ou cent cinquante mineurs qu’employait la compagnie. Un médecin y était venu chercher fortune. Il y avait aussi, naturellement, un bar que tenait une femme. Elle y vendait aux plus justes prix les différentes boissons chères aux Américains. On raconte qu’elle y vendait encore bien autre chose.

Un beau jour que le camp était désert, car c’était l’heure du travail, et tous les hommes étaient dans la mine, un soldat du fort qui flânait dans les environs entra dans le bar. Que venait-il y chercher ? C’est ce que l’histoire ne dit pas. Toujours est-il qu’une discussion ne tarda pas à s’élever entre lui et la dame du comptoir discussion au cours de laquelle ce militaire peu galant se mit tout à coup à donner une épouvantable volée de coups de bâton à la dame en question.

Celle-ci commença par pousser quelques hurlements pour appeler au secours ; mais, voyant que personne ne venait, elle prit le parti de s’évanouir. Cependant ses cris avaient été entendus par le médecin, qui probablement cueillait des simples dans la montagne. Il vint voir ce dont il s’agissait et crut devoir adresser quelques observations au soldat : mais celui-ci, qui paraît décidément avoir été doué d’un bien mauvais caractère, lui envoya deux balles de revolver à travers le corps ; puis il enfourcha son cheval, qu’il avait laissé à la porte, et reprit tranquillement le chemin du fort.

Quelques instants après ces événements, les mineurs sortaient de la mine. Leur première visite fut naturellement pour le bar. Ils y trouvèrent le médecin fort mal en point. Il put cependant leur raconter ce qui s’était passé. Quant à la femme, elle allait déjà un peu mieux. Une douzaine d’hommes bien armés montèrent aussitôt à cheval et partirent à la poursuite du soldat, qu’ils ramenèrent au bout de quelques heures, solidement ficelé sur sa selle. On l’enferma dans un magasin, puis, tout en buvant, on discuta sur ce qu’il y avait lieu de faire de lui. Quelques-uns étaient d’avis de le remettre au shérif. Mais on objecta que cette manière de procéder était bien longue et ne donnerait probablement pas des résultats satisfaisants. Il parut plus simple de nommer immédiatement un comité de vigilance dont les membres allèrent chercher le soldat et le pendirent, sans autre forme de procès, à la maîtresse branche d’un gros pin qui poussait devant la porte d’une petite chapelle catholique que les mineurs, Irlandais pour la plupart, avaient construite près de la mine.

Une fois l’opération terminée à la satisfaction générale, on retourna dans le bar pour y célébrer cet heureux événement par de nouvelles libations. Puis, les têtes s’échauffant, plusieurs orateurs prirent la parole. L’un d’eux, après avoir félicité le comité de la mesure énergique qu’il venait de prendre, fit remarquer que les citoyens de Bloody-Gulch espéraient bien qu’on n’en resterait pas là. Il y avait dans le camp deux ou trois brebis galeuses ; il était impossible de se le dissimuler. Pourquoi ne pas profiter des bonnes dispositions dans lesquelles on se trouvait, pour les envoyer rejoindre le soldat ?

Cette motion fut accueillie tout d’abord avec faveur. Néanmoins un ou deux des assistants crurent devoir soulever quelques objections. Assurément les individus en question n’étaient pas à leur place dans une réunion d’hommes aussi distingués. Cependant, s’ils étaient véhémentement soupçonnés de divers méfaits, on n’avait pas contre eux de preuves absolument certaines : c’étaient donc plutôt des suspects que des criminels ; il serait peut-être un peu vif de les pendre tout de suite.

Ces paroles sages et modérées firent une grande impression. Justement l’un des individus dont il s’agissait passait devant la porte du bar. On l’appela et on lui signifia qu’il lui était donné un quart d’heure pour sortir du camp, et que, s’il y reparaissait jamais, il serait pendu sans rémission. Il accueillit cette communication avec beaucoup de philosophie, tout en regrettant que l’état de ses finances lui rendît pour le moment très pénible un déplacement. Les assistants étaient de bonne humeur. On ouvrit aussitôt une souscription. Elle produisit 25 dollars, qui lui furent remis à titre d’indemnité de route. Ceci aplanit si bien les difficultés, que le personnage en question, montant sur un tonneau, commença un speech que les journaux ont reproduit religieusement.

Il ne se dissimulait pas que sa conduite avait parfois été un peu répréhensible. Aussi, sentant le tort que sa présence occasionnait à la bonne renommée du camp, il avait depuis longtemps formé le dessein d’aller chercher fortune ailleurs. L’honorable assistance venait de lui en fournir les moyens. Il ne pouvait que lui en être très reconnaissant, et, pour bien témoigner qu’il ne conserverait aucun mauvais vouloir envers les gentlemen qui en faisaient partie, il leur offrait à tous une tournée !

Ce petit discours fut généralement trouvé de très bon goût. On, en apprécia surtout très fort la péroraison. On but donc à la santé et aux frais de l’orateur. Puis, comme une politesse en vaut une autre, plusieurs des personnes présentes offrirent à leur tour des drinks variés. Chacun en avait déjà avalé cinq ou six, quand l’un des assistants, qui avait une montre, fit remarquer qu’il ne restait plus que deux minutes avant l’heure de l’expulsion. Tout le monde sortit donc bras dessus bras dessous, pour reconduire le voyageur jusqu’aux limites du camp. Là on lui souhaita toute espèce de prospérités ; on lui souhaita surtout de ne pas revenir, et puis chacun regagna son lit.

Quelques jours se passèrent : à peine deux ou trois querelles avaient-elles amené des coups de revolver sans importance et qui n’avaient pas troublé sérieusement la sérénité des habitants de Bloody-Gulch ; chaque soir, cette tranquillité admirable servait de thème aux conversations des buveurs réunis dans le bar. Le pendu se balançait toujours aux souffles de la brise printanière, n’effrayant même plus les écureuils qui venaient grignoter des pommes de pin jusque sur ses épaules. La victime était elle-même presque remise de ses émotions. Quant aux coups qu’elle avait reçus, il n’en restait pour ainsi dire plus de traces, les taches noires qui déshonoraient ses contours satinés ayant successivement passé du noir au bleu foncé, du bleu foncé au jaune strié de rouge, et du jaune strié de rouge au vert pâle, qui est, comme chacun sait, le ton final de ces affections polychromes. Il semblait donc que tout fût terminé, et les membres du comité de vigilance de Bloody-Gulch savouraient paisiblement les joies d’une popularité qui se manifestait à eux par des offres de bosom-caressers, de gumticklers et d’autres boissons variées et si nombreuses, que chaque soir il fallait les porter dans leur lit, lorsqu’un beau jour cette félicité générale fut troublée par un événement imprévu.

La cloche de la mine venait d’annoncer la cessation du travail. Les hommes, remontant du puits, se disposaient à rentrer chez eux : quelques-uns étaient déjà sortis, lorsque tout à coup on entendit une fusillade épouvantable. Deux ou trois ouvriers tombèrent, les autres commencèrent par se barricader à l’intérieur de l’usine, puis on chercha à se rendre compte de la situation.

Elle n’était pas brillante. Une trentaine de soldats s’étaient échappés du fort après avoir juré de venger leur camarade. Arrivés sans être signalés, ils s’étaient embusqués dans le bar et, sans crier : Gare ! avaient tiré sur les premiers ouvriers qu’ils avaient vus. Heureusement, ceux qui restaient dans l’usine avaient des revolvers. Ils purent même se procurer quelques fusils. Pendant une demi-heure, on se fusilla à cent pas de distance sans se faire grand mal, les deux partis restant soigneusement à l’abri. On commençait à se demander comment cela finirait, quand l’ingénieur de la mine accourut effaré : il fit signe qu’il voulait parler. Le feu cessa aussitôt. Des délégués vinrent même s’aboucher avec lui :

« Messieurs, leur dit cet habile homme, il y a déjà deux ou trois mineurs de tués et autant de blessés. Du côté des soldats les pertes sont à peu près égales. Comme représentant de la Compagnie, je suis obligé de constater que vous avez déjà cassé toutes les vitres de l’usine, et, si cela continue, vous allez mettre son matériel dans le plus piteux état. Ne pourrait-on pas s’entendre ? L’exercice que vous venez de prendre a dû vous altérer ! Allons tous au bar ! J’offre à boire à tout le monde ! C’est la Compagnie qui régale ! »

C’était parler d’or. Au bout d’une demi-heure, mineurs et soldats étaient, pour la plupart, fraternellement étendus par terre, tous plus ou moins ivres-morts. L’accord se fit assez facilement ; ceux qui pouvaient encore se tenir debout allèrent décrocher le pendu : on l’enterra, on coupa sa corde en petits morceaux, et chacun en prit un. Les Américains ont grande confiance dans ce genre de fétiche. L’année dernière, lors de mon passage à Chicago, je voulus acheter une tente. On m’indiqua un grand store, dont le directeur, — un gentleman très distingué, — voulut me faire lui-même les honneurs. Il me raconta que c’était lui qui fournissait de cordes les shérifs de la ville, et me montra une glène qui était toute prête pour l’exécution des anarchistes. Il ajouta qu’il était convenu avec les shérifs qu’on lui rendrait les cordes quand elles auraient servi, et, désireux de faire participer sa clientèle aux bénéfices d’une occasion aussi exceptionnelle, il avait décidé que toute personne qui ferait dans sa boutique une acquisition d’une valeur supérieure à cinq dollars en recevrait un morceau par-dessus le marché.


Si nous n’avons pas eu la visite des officiers du fort Meade, nous avons, en revanche, eu celle des autorités civiles du comté, qui ont bien voulu honorer Fleur de Lis de leur présence pendant deux jours, la semaine dernière. Je crois que c’est feu M. Menier, l’inventeur du seul chocolat qui blanchisse en vieillissant, qui a écrit ou fait écrire un gros livre pour réclamer l’établissement, chez nous, d’un impôt unique basé sur le capital. Ce système fonctionne dans ce pays-ci. J’avoue ne pas l’admirer outre mesure. En fait de liberté, les Américains se contentent volontiers du mot ; ils ne tiennent pas absolument à la chose. Il faut avoir cet heureux tempérament pour se soumettre de bonne grâce à l’inquisition que comporte ce système d’impôt. On voit arriver chez soi un beau matin un monsieur qui vous annonce qu’il est l’assesseur. Il entre dans votre maison, l’estime à sa guise, ainsi que le mobilier, regarde si votre montre est en or ou en nickel, — je n’invente rien : le dernier qui est venu ici a fait cela, — il tâte vos matelas pour savoir s’ils sont en crin ou en varech, compte vos chevaux et vos bœufs, et puis consigne le tout dans un gros livre qui contient déjà le résultat de sa visite chez vos voisins ; le gros livre est du reste à la disposition du public, et si quelqu’un découvre que ledit voisin a dissimulé un cheval, un bœuf, ou même une modeste pendule, il se fait un véritable plaisir de le dénoncer.

Ce travail a pour but d’arriver à une estimation aussi exacte que possible du capital existant dans le comté, meubles ou immeubles. Une fois ce résultat obtenu, on établit le budget des dépenses : routes (pour mémoire), écoles et construction de prison ou de palais de justice (court houses). La comparaison des deux totaux donne tout de suite, au moyen d’une simple division, la proportion dans laquelle il faut que chacun contribue aux dépenses. Ce tantième est naturellement assez variable. Chez nos voisins du comté de Lawrence, où la majorité se compose de simples mineurs ne possédant rien et, par conséquent, échappant aux taxes tout en décidant des dépenses, on paye, je crois, 12 ou 15 pour 100 par an ; sur son capital, bien entendu. De plus, le comté, qui a huit mille habitants, a environ un million de dollars de dettes, sans qu’il soit possible de savoir à quoi a pu être dépensé cet argent, car il n’existe dans tout le comté qu’une seule route, et cette route a été construite par une compagnie qui fait payer un demi-dollar à toutes les voitures qui s’en servent.

Dans les comtés où la population se compose principalement d’agriculteurs ou de ranchmen, on s’en tire à meilleur compte, et l’impôt à payer ne dépasse guère 3 ou 4 pour 100 du capital. Les ranchmen arrivent même généralement à payer beaucoup moins. D’abord, l’assesseur ne peut guère compter le nombre d’animaux existant sur les ranchs. Il est donc obligé de s’en rapporter aux déclarations toujours inexactes, est-il besoin de le dire ? des intéressés. Ceux-ci ont d’ailleurs toujours la ressource de faire sortir tout ou partie du troupeau en dehors des limites du comté au moment de l’assessment. C’est ainsi que, l’année dernière, un de nos voisins qui avait bien, à ce moment-là, vingt ou vingt-cinq mille bœufs, est venu à Custer et a affirmé, sous serment, devant le conseil, que sa compagnie ne possédait dans le comté que trois vaches laitières et le cheval sur lequel il était monté ; ce qui était, du reste, absolument vrai, car quarante-huit heures auparavant il avait fait passer la Chayenne à tous ses bœufs, qui vagabondaient dans la réserve indienne, où ses cow-boys allèrent les rechercher cinq ou six jours après.

Dans la pratique, on finit toujours par arriver à s’entendre après d’interminables discussions et de très abondantes libations ; on aboutit à une sorte de cote mal taillée d’après laquelle, les amis du gouvernement payant très peu, le vide des caisses est comblé par ses ennemis, qui se consolent en pensant que leur tour viendra un jour ou l’autre. Seulement on comprend aisément combien il est intéressant d’être dans de bons termes avec le parti au pouvoir. C’est pourquoi nous avons couvert de fleurs, je parle au figuré, bien entendu, le trésorier du comté et l’un de ses amis qui ont bien voulu nous honorer de leur visite.

En attendant le dîner, que j’ai recommandé à François de soigner tout particulièrement, je leur ai fait faire naturellement le tour du propriétaire. Ces messieurs se sont montrés très satisfaits de tout ce qu’ils ont vu. Ils ont admiré surtout le potager. Dans ce pays-ci, il y a très peu de fermes qui aient un jardin : en fait de légumes frais, on ne récolte jamais que des pommes de terre, et la grande majorité des habitants sont persuadés que les petits pois sont, comme les sardines, tous deux originaires de boîtes en fer-blanc. L’ami du trésorier était vivement intrigué par le cresson, qu’il voyait pour la première fois. C’est nous qui l’avons introduit dans ce pays-ci, où il était absolument inconnu. Il en pousse maintenant tout du long du French creek. Nous aurons passé en faisant le bien ! Transiit benefaciendo !

Pendant que j’ai expliqué le cresson à l’ami du trésorier, le trésorier lui-même est resté en arrêt devant une planche de carottes. Ce végétal ne lui est pas inconnu, me dit-il ; il se rappelle en avoir mangé il y a six ou sept ans et en a conservé un souvenir délectable. Croyant reconnaître dans ce naïf aveu une insinuation cachée, je me suis empressé de faire signe à François, que j’apercevais dans la pénombre de la cuisine en toque et veste blanche, mais toujours chaussé de ses immenses bottes à l’écuyère, et lui ai enjoint d’ajouter au menu un plat de carottes à la Vichy.

Je dois avouer, du reste, que l’effet a été complètement manqué. Consciencieusement et sans mot dire, ainsi qu’il convient à des Américains, nos hôtes ont mangé de tout ce qu’on leur a servi, mais sans donner le moindre signe d’approbation ou de désapprobation.

— Permettez-moi de vous offrir encore un peu de carottes, ai-je dit au trésorier quand il eut terminé ; vous m’avez dit que vous les aimiez.

— Des carottes ? Où y a-t-il des carottes ? a-t-il répondu.

— Mais vous venez d’en manger !

— Cela, des carottes ? Ah ! mais je les ai toujours mangées crues !

Le malheureux ! mon âme a été inondée de ce sentiment que les poètes déclarent divin et qui s’appelle la pitié ! C’est par des bienfaits qu’il faut faire connaître son pays aux étrangers. L’Amérique nous a donné la liberté. C’est, du moins, ce qu’affirmaient une foule de braves gens avec lesquels j’ai voyagé l’année dernière, qui venaient à New-York pour l’inauguration de la « Liberté éclairant le monde » construite avec les dons de souscripteurs français. J’avoue que je ne suis pas du nombre. Mon excuse est que je ne savais pas que nous fussions redevables de la liberté aux Américains. Quelques semaines plus tard, en les voyant dans l’Iowa n’avoir même plus le droit de boire à leur soif, je me disais qu’ils nous en avaient peut-être trop donné, puisqu’il leur en restait si peu. Mais si je dois continuer à voyager en Amérique, combien je bénirai le jour où les Yankees, reconnaissants et devenus gras, élèveront, sur l’île d’Ouessant, une statue monumentale représentant un cuisinier faisant le geste de jeter à travers l’Océan, vers New-York, un exemplaire de la Cuisinière bourgeoise ! En ce temps-là, on trouvera peut-être quelque chose à manger dans les hôtels américains.

Le Yankee est-il absolument rebelle à la cuisine, comme tant d’indices sembleraient le prouver ? Je ne le crois pas. Il y a quelques semaines, il est plus que probable que pas un des boys du ranch n’avait, de sa vie, mangé autre chose que l’horrible lard rance du pays ou quelque autre abomination du même genre. J’étais extrêmement curieux de savoir quel accueil feraient ces natures agrestes à la cuisine de François. Ils n’étaient pas bien disposés, cela était évident. Tout dépendait du début. Quand Bossuet s’écriait : « Madame se meurt ! Madame est morte ! » tous les cœurs vibraient à l’unisson. Il n’avait en réalité pas besoin d’exorde. Tout son auditoire était déjà ému et remué. D’une seule envolée il pouvait l’enlever jusqu’aux sommets où il planait lui-même. Eût-il agi de même s’il avait eu affaire à un auditoire hostile ou simplement indécis, à un auditoire qu’il lui aurait fallu instruire ? Assurément non. Il aurait été insinuant.

Eh bien, François a été insinuant. Il n’a pas enlevé son public de vive force : il l’a conquis. J’ai observé sans rien dire sa manière de procéder : sa diplomatie a été admirable. Le premier jour, il s’est contenté d’observer les agissements du cuisinier du ranch, un Italien importé de France, qui, s’appelant François également, a reçu le numéro deux. Dès le lendemain, les boys étonnés constataient que leurs chers cakes, tout en ayant conservé à peu près leur apparence ordinaire, avaient pris une saveur toute particulière : ils étaient devenus des crêpes. Leurs beefsteaks, au lieu d’être déshonorés, comme c’est la mode dans ce pays, par le contact immédiat de la plaque du fourneau, passaient par le gril avant de venir s’étaler voluptueusement sur un lit de cresson. La première soupe causa une très vive impression. Aux États-Unis, on n’en connaît guère que deux. La première, qu’on donne dans tous les hôtels, est de l’eau de vaisselle dans laquelle flottent des débris de tomates. Elle a cet avantage qu’étant horrible d’apparence, il n’y a que des touristes consciencieux comme moi qui osent y goûter une fois pour se rendre compte de leurs sensations : mais ils ne recommencent jamais, de sorte que la même peut servir indéfiniment.

La seconde est plus dangereuse, parce qu’elle a une apparence candide qui trompe. En voici la recette : Vous mettez sur le feu une casserole pleine de lait. Quand le lait bout, vous videz dedans le contenu d’une boîte d’huîtres conservées et vous servez chaud ! Le patient croit à une simple soupe au lait ; il prend pour une pâte quelconque les formes indécises qu’il voit flotter dans la masse liquide : inconsciemment, il en déverse le contenu d’une cuiller dans sa bouche. Alors commence son supplice. Immédiatement une odeur de marécage d’une intensité inouïe remplit tout son être éperdu, il fait un mouvement de déglutition désespéré, puis, s’il est dans une maison particulière, — c’est habituellement dans les maisons particulières qu’on vous tend ces traquenards, — il cherche un domestique pour faire enlever subrepticement son assiette : mais en Amérique, il n’y a jamais de domestique ! et il lui faut répondre aux mots aimables de la maîtresse de maison qui lui demande invariablement ce qu’il pense de son oyster soup ! Notre plat national ! ajoute-t-elle toujours avec une complaisance marquée.

La soupe a été acceptée avec une faveur qui, douteuse au commencement, n’a pas tardé à s’affirmer. À partir de ce moment, François, sûr de son triomphe, n’a plus ménagé ses effets. Le chou et la tomate, embellis par son art, ont révélé les saveurs que développent en eux des farces savamment combinées. Nos cow-boys ont connu les douceurs du civet de lièvre ; des salmis onctueux leur ont fait apprécier la poule de Prairie sous un jour tout nouveau. Une fois même, François les a initiés aux jouissances que réserve aux initiés la dégustation de la fondue au fromage, cette admirable et savante composition dont nous devons, paraît-il, la recette aux pieux Bénédictins de Belley ! C’est, si je ne me trompe, M. de Brillat-Savarin qui nous l’a conservée, lors de la dispersion de ces braves moines : et c’est, je dois le reconnaître, le triomphe de François. À bord du paquebot qui nous a amenés, le ministre d’Amérique en Hollande, un homme d’esprit doublé d’un gourmet, deux qualités bien rares par le temps qui court, se lamentait devant moi, disant qu’il ne pouvait plus trouver de cuisinier capable de rédiger une fondue au fromage. Je réclamai en faveur de François, qui, le soir même, grâce à l’autorisation de mon camarade K…, le capitaine du bateau, nous en préparait une qui a eu un succès fou.

En même temps que leur goût se raffinait, leur esprit s’ouvrait aux conceptions de la science gastronomique. Avant-hier, je revenais d’une longue course à cheval, accompagné de l’un d’eux, Georges Salisbury. Nous cheminions l’un à côté de l’autre, comme les gendarmes de Nadaud, mais plus vite, car nos chevaux ne quittaient guère le galop, allure inconnue à ceux de la maréchaussée, lorsque tout à coup j’entendis un vague son.

Say ! mister baron ! disait Salisbury, qui paraissait sortir d’une longue rêverie : Say ! What a dandy cook that boy of yours is ! (Quel homme que ce cuisinier que vous avez amené !)

Sentant qu’une partie de la gloire de François rejaillissait sur moi, je crus devoir m’incliner.

— Mais, continua Salisbury, il nous a donné hier une soupe sucrée. Il l’avait faite avec un potiron (pumpkin), et puis il y avait des petits morceaux de pain grillé qui nageaient dedans. Je n’ai jamais rien mangé de si bon ! Mais, dites-moi, mister baron, je croyais qu’une soupe ne devait jamais être sucrée ?

Partant de l’ignorance absolue, Georges Salisbury en était arrivé en huit jours à ce point de culture gastronomique, qu’il ne s’inquiétait plus seulement du goût d’un plat : il tenait à être renseigné sur les conditions dans lesquelles il devait être servi. Quel triomphe pour François ! Je me souviens d’un grand tableau que j’ai vu quelque part : je crois que c’est dans une préfecture de province. Au centre, on voyait une grande femme vêtue d’une draperie rouge. Elle tenait d’une main une balance ; de l’autre, un rouleau de papier ; à côté d’elle, deux autres femmes étaient debout sur les marches du trône où elle était assise : l’une armée d’un grand sabre, l’autre distribuant des fruits, des légumes et beaucoup d’autres bonnes choses à une foule de gens tout nus qui accouraient de tous les points de l’horizon. Pour moi, les tableaux allégoriques sont comme les ballets ; je ne peux jamais les comprendre que lorsque l’on me les explique. Je pris donc des informations. Il paraît que celui-là représentait la Barbarie venant demander des lois à la Civilisation afin de connaître le bonheur ! N’est-ce pas absolument l’histoire de Georges Salisbury ? Tant qu’il a vécu dans l’ignorance des lois les plus élémentaires de la gastronomie, il n’a jamais mangé que du bacon et est resté maigre comme un coucou : le voilà prêt à s’incliner devant cette science qui s’est révélée à lui par la soupe au potiron ! Le malheur, c’est qu’il va peut-être engraisser : et il rendra les poneys poussifs.

Du reste, Georges Salisbury n’est pas le seul des boys qui s’intéresse à l’œuvre de François. Rien de moins chasseur, de moins braconnier, pour employer un mot français qui ne peut pas avoir d’équivalent dans un pays où la chasse est libre, que le cow-boy. Il vit constamment au milieu du gibier sans s’en occuper. Et non seulement il ne prend aucun intérêt à l’observer, mais il ne l’apprécie même nullement comme nourriture. J’ai bien souvent entendu des cow-boys parlant des privations qu’ils avaient endurées dans telle ou telle expédition contre les Indiens, ou dans tel ou tel round-up, dire qu’à un certain moment ils n’avaient plus de lard et en étaient réduits à se nourrir de lièvres, d’antilopes ou de poules de Prairie. Depuis que François leur a révélé le civet de lièvre et la poule de Prairie en chartreuse, ils reviennent presque tous les jours avec des lièvres ou des poules de Prairie qu’ils tuent au posé, à coups de revolver, dans les creeks.

Toutefois, si François apporte à l’Amérique les bienfaits de sa science, il y fait aussi de bien précieuses découvertes. Nous avons, tout près d’ici, un village de chiens de Prairie. Nous avons eu la curiosité, l’autre jour, d’aller leur faire une petite visite. Quand nous sommes arrivés, il y en avait une centaine qui, debout à l’entrée de leurs trous, prenaient le frais en échangeant leurs observations au moyen de ces petits aboiements brefs qui leur ont valu le nom sous lequel ils sont connus. Nous avons commencé par en tuer quatre ou cinq de loin, à coups de winchester. On ne peut guère les tuer autrement qu’à balle, car s’ils ne sont pas tués raide, ils trouvent toujours moyen de tomber dans leur trou. J’ai essayé de creuser un de ces trous. On m’avait dit que, dans tout village, il y en avait un qui était poussé verticalement jusqu’à l’eau, quelle que fut la profondeur qu’il fallût atteindre, et qu’il servait de puits à tous les habitants. Cela me semble bien extraordinaire. Et cependant je dois dire que tous les terriers que nous avons sondés s’enfoncent verticalement à quatre ou cinq mètres au moins.

Toujours est-il que nous avons rapporté nos quatre chiens de Prairie. Les Américains ne les mangent jamais. François, après les avoir examinés, a déclaré que ces chiens étant en réalité des lapins, leur devoir strict était d’aimer à être mangés sautés, pour employer le style de la Cuisinière bourgeoise. Je ne sais pas si réellement ils ont aimé à être mangés comme cela, mais ce que je puis affirmer, c’est que le chien de Prairie sauté constitue une des meilleures choses qu’on puisse manger.

Je ne veux pas terminer sans relater une petite scène dont j’ai été témoin hier au soir et qui m’a bien amusé. Je passais par hasard dans la salle où mangent les hommes. J’aperçus François qui, assis devant un gros volume étalé sur la table, discourait avec beaucoup d’animation. C’était un boy canadien qui servait tant bien que mal d’interprète. Tous les autres, qui paraissaient vivement intéressés, se serraient autour d’eux pour mieux voir de grandes chromolithographies dont le livre était abondamment garni. J’eus la curiosité de m’approcher pour savoir quel était l’ouvrage qui obtenait un aussi vif succès : me penchant à mon tour par-dessus l’épaule de François, je lus le titre du livre :

LA CUISINE CLASSIQUE
études raisonnées et démonstratives
de l’école française
par
Urbain DUBOIS et Émile BERNARD

Ces deux grands hommes existent-ils encore ? C’est ce que j’ignore. Mais s’ils ne sont pas encore endormis dans la paix du Seigneur, qu’ils sachent que leur œuvre a pénétré jusque dans le grand désert du Dakota !


22 octobre. — J’ai eu, dans le temps, un serviteur qui, lorsqu’il entrait dans ma chambre le matin pour brosser mes habits, ne manquait pas de me toucher à l’épaule en me disant d’une voix discrète : « Monsieur le baron a encore une demi-heure à dormir ! »

Entre le génie et la bêtise, il n’y a souvent que le saut d’une puce, a dit un profond penseur. Beaucoup penseront que ce serviteur était un simple Calino ; j’estime, au contraire, qu’il était un sage, qu’il avait fait une étude approfondie des sensations de l’être humain et que, ayant reconnu combien sont doux ces moments de demi-sommeil qui précèdent le réveil complet, il tenait à me ménager cette jouissance avant l’instant où il savait qu’il me faudrait me lever.

Trop rares, beaucoup trop rares sont les jouissances de la jeunesse qu’on peut encore goûter dans l’âge mur ! Celle-là, heureusement, est du nombre. Aussi j’y tiens tout particulièrement. Ce n’est donc pas sans un mouvement de mauvaise humeur assez accentué que je me suis senti, ce matin, arraché de ce doux état par une sorte de cliquetis de castagnettes qui se faisait entendre au pied de mon lit. J’ai entr’ouvert un œil pour me rendre compte de ce qui me valait cette sérénade. François venait d’entrer dans ma chambre, courbé en deux dans une peau de bique, l’air tout grelottant et profondément malheureux. C’étaient ses dents qui, en s’entrechoquant, faisaient entendre ce tapage.

— Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend ? ai-je dit avec quelque impatience à ce fidèle serviteur.

— Monsieur le baron ne voit donc pas le temps qu’il fait !

Je voulus m’asseoir sur mon lit pour me rendre compte de ce qui se passait, mais je ressentis une si vive impression de froid, que je m’empressai de m’enfoncer de nouveau sous mes couvertures. Pendant ce temps-là, François avait tiré le rideau de ma fenêtre. Le ciel était cuivré, le jour était blafard ; devant moi s’étendait la Prairie, couverte d’un manteau de neige d’une blancheur immaculée.

François continua :

— Ah ! monsieur le baron, quel pays ! Hier, à midi, j’ai regardé le thermomètre ; il y avait vingt-cinq degrés de chaleur. Ce matin, il y a vingt-deux degrés de froid ! La mare est gelée, les boys sont en train de la casser pour faire boire leurs chevaux. La glace a déjà un demi-pied d’épaisseur ! Le creek est gelé ! La viande est gelée ! Tout est gelé !

Après cette énumération lamentable, il resta un moment pensif, l’œil noyé dans l’espace ; mais cet œil ne tarda pas à s’illuminer :

— Si, monsieur le baron le veut, dit-il, je lui soumettrai, ce soir, une glace à laquelle je pense depuis quelques jours. Cela m’est venu…

— Vous me direz une autre fois comment cela vous est venu. En attendant, apportez-moi de l’eau chaude, car celle de mon pot à l’eau doit être gelée, et allez préparer le déjeuner : je sortirai de bonne heure.

En ce moment, je suis tout seul à la maison. Raymond A… n’a pas perdu son temps à la foire de Rapid-City. Il a vendu deux étalons et il a racheté une bande d’une centaine de juments dont il avait envie depuis bien longtemps. L’histoire de cette bande est assez curieuse. Elle appartenait à un vieux bonhomme nommé Shirwood, qui habite à quatre ou cinq cents milles d’ici, dans le Sud, du côté de Denwer. Comme beaucoup d’autres Américains, il a la passion des trotteurs. Il s’est procuré, il y a une douzaine d’années, quelques très beaux étalons clays, l’une des meilleures races du pays, puis les a croisés avec des juments du Colorado ; et finalement, à force de sélections judicieuses, il était parvenu à constituer une bande des plus remarquables. Un beau jour il tomba malade. Sa femme prit peur et, sans le consulter, vendit tous les chevaux à crédit à un petit ranchman de ce pays-ci, qui les ramena dans les Black-Hills, mais qui se garda bien, naturellement, de jamais payer le premier sou de ce qu’il devait. Le pauvre Shirwood, dont la santé s’était un peu remise, est arrivé il y a quelques mois et est parvenu, avec l’aide du shérif, à rentrer en possession d’une partie de son troupeau. Seulement, il ne savait plus qu’en faire, et s’est décidé à le vendre à Raymond, qui est parti d’ici il y a cinq jours, avec Def. J… et deux ou trois cow-boys, pour aller en prendre livraison et le ramener ici. Je suis même assez inquiet de savoir comment ils vont se tirer d’affaire par un temps pareil.

Dès que j’ai eu le temps de me lester d’un énorme cake et d’une tasse de thé, enveloppé, moi aussi, dans une peau de bique dont le collet remontait jusqu’aux oreilles, je sors de la maison. Tout, dans les environs, a une apparence sibérienne des plus caractérisées. Les canards poussent des cris lamentables autour de leur mare gelée. Les poules, l’œil inquiet, la plume hérissée, sont toutes groupées auprès de la porte de la cuisine, implorant François II, qui leur distribue parcimonieusement quelques poignées de maïs. Quelques jeunes coqs de l’année se grattent déjà la tête d’un air consterné. Il est bien probable que leur crête est déjà gelée et qu’elle va tomber. Cela arrive régulièrement tous les ans aux volailles de ce pays-ci.

Un cow-boy rentre à ce moment, portant, pendu à sa selle, un mouton qu’il est allé chercher dans une ferme du voisinage. Il rapporte, en même temps, le courrier qu’il a pris hier à Buffalo-Gap. Il dit qu’à certains endroits il y a tant de neige dans le lit des creeks, qu’il a eu quelque peine à les traverser. Les deux herders sont déjà à cheval, se disposant à emporter des outils pour aller déferrer quelques chevaux de service qu’on a lâchés, parce qu’ils étaient blessés. Il n’y a pas de temps à perdre, car un cheval ne peut pas vivre sur le ranch, en temps de neige, ou du moins au moment du dégel, s’il est ferré, parce que les bottes qui se forment sous ses pieds l’empêchent de chercher sa nourriture, tandis que s’il est nu-pieds, ces bottes ne se forment jamais.

Say ! mister baron ! me dit Sam Bunker, l’un des herders, est-ce que ce n’est pas aujourd’hui que Raymond A… va arriver avec les nouveaux chevaux ?

— Je le pense.

— Ils vont passer dans le Bear’s Cañon ! Si le vent y a poussé la neige, ils n’en pourront jamais sortir ; on va perdre des chevaux. Ne croyez-vous pas qu’il faudrait aller tout de suite pour voir ce qu’il en est ? Si le passage est trop mauvais, j’irai au-devant d’eux pour les prévenir. Ils feraient un grand détour par Buffalo-Gap, pour entrer dans la vallée. Cela allongerait la route de vingt ou trente milles ; mais cela serait plus prudent.

— C’est une bonne idée que vous avez là, Sam ! Voilà le temps qui se lève, il fait moins froid, j’ai envie d’aller avec vous !

All right, baron ! Attendez : je vais vous seller un cheval.

Quelques minutes après, nous galopons côte à côte, en descendant la vallée, dans la direction du Bear’s Cañon. Les Américains donnent ce nom, d’origine espagnole, à des sortes de crevasses, souvent d’une profondeur prodigieuse, qui se rencontrent de loin en loin dans la Prairie, ou du moins qui servent à la faire communiquer avec les massifs de montagnes qui ont surgi de son sein à différentes époques géologiques. C’est par elles que se fait le drainage des eaux de ces massifs. Ce qui leur donne un aspect très caractéristique, c’est que leurs bords sont généralement tellement à pic, qu’une fois qu’on y est entré, il est à peu près impossible d’en sortir autrement qu’en continuant jusqu’au bout ; à moins, bien entendu, de revenir sur ses pas. L’un de ces cañons, le Red Cañon, qui débouche à une quarantaine de milles d’ici, est une des curiosités du pays. Il a six ou sept lieues de long et une profondeur moyenne de deux à trois cents mètres. Le fond, assez large par endroits, est très marécageux. De distance en distance, on trouve de petits îlots de terre plus sèche, où l’herbe vient en abondance. Il arrive souvent, au moment des gelées, que des bœufs ou des chevaux égarés viennent sur ces îles pour y chercher leur nourriture. Si le dégel survient avant qu’ils en soient partis, ils ne peuvent plus s’en aller, tant les marais qui les entourent sont profonds, et on les voit d’en haut mourir de faim, petit à petit, sans qu’il soit possible de venir à leur secours.

Le Bear’s Cañon, tout en étant fort heureusement d’humeur plus débonnaire, ce qui tient surtout à ce qu’il n’a que cinq ou six kilomètres de long, n’a rien à envier à son rival sous le rapport du pittoresque. On y entre en suivant un ruisseau desséché dont le lit est semé d’énormes galets et coupé à chaque instant de ressauts qui ont été autrefois des cascades, et qui reprennent leurs anciennes fonctions au moment de la fonte des neiges. On contourne la base d’énormes rochers calcaires de cent ou cent cinquante mètres de hauteur, dans les fissures desquels quelques gros sapins ont trouvé moyen de pousser, rétrécissant encore la mince bande de ciel qui reste visible d’en bas. Aujourd’hui, ce ciel est d’un bleu superbe, car le soleil brille de tout son éclat et la température est devenue très supportable. Le vent n’a pas dû souffler dans le sens du cañon ; aussi nous n’y trouvons presque pas de traces de neige. À certains endroits, la réverbération du soleil sur les parois des rochers développe même tant de chaleur, que ma peau de bique me pèse sur les épaules. Les lièvres et les lapins paraissent s’être parfaitement aperçus de la différence qu’il y a, au point de vue du confortable, entre cet endroit-ci et la plaine que nous venons de traverser, car nos chiens en font lever à chaque pas en fouillant les touffes d’églantiers et de pruniers qui bordent le creek quand son lit n’est pas trop resserré. Les bonnes prunes jaunes sont toutes tombées. C’est bien dommage, car François nous en faisait des tartes et des pies bien remarquables : il y en avait tant, qu’elles couvrent le sol à certains endroits. Le raisin a résisté. J’en cueille encore des grappes très bonnes. Ai-je dit qu’on en trouve dans tous les creeks ? Comment résiste-t-il aux températures de ce pays ? Voilà ce que je ne me charge pas d’expliquer. Les grains sont petits, mais ils ont très bon goût et les ours en sont très friands ; je suis persuadé que, si on cultivait graduellement ces vignes sauvages, on obtiendrait des raisins de table excellents. Les Américains, qui sont toujours pressés, ont introduit chez eux des chasselas de différentes espèces que la transplantation a modifiés d’une manière déplorable. Le grain est resté très gros, mais la pulpe est devenue adhérente au grain et le goût a complètement changé.

Sam Bunker me quitte à la sortie du cañon pour se mettre à rechercher les chevaux qu’il veut déferrer. Quant à moi, je vais demander l’hospitalité à un fermier qui s’est établi depuis deux ans, tout près de là, sur les bords du French-Creek. C’est un travailleur et c’est à lui que nous achetons notre avoine. Il a un peu mieux réussi que ses confrères. Cela ne veut pas dire qu’il ait fait fortune, au moins jusqu’à présent. Il habite avec sa femme et sept enfants dans une affreuse baraque en planches dont les murs n’ont guère que cinq pieds de haut, de telle sorte qu’on ne peut se tenir debout que dans le milieu de l’unique pièce qui sert de cuisine et de chambre à coucher pour toute la famille ; je les trouve tous en train de grelotter autour d’un poêle qu’on bourre de débris de vieilles caisses. L’homme raconte que le froid les a si bien surpris qu’il n’a pas eu le temps de faire de provision de bois pour l’hiver. Il faut passer par Fleur de Lis pour aller en chercher dans la forêt. C’est une douzaine de kilomètres à faire pour aller et autant pour revenir, car on ne peut pas passer par Bear’s Cañon avec une voiture. Comment les


FLEUR DE LIS RANCH. — TROUPEAU No 6 : TROTTEUSES MESSENGER.

malheureux vont-ils faire ? Tous ces gens ont un air

si misérable, que je me demande comment je pourrais les aider un peu. Je m’avise de leur demander de me vendre un dindon que je vois se promener dans la neige. Les enfants, nu-pieds et à peine couverts de mauvaises guenilles d’indienne, courent après lui et finissent par l’amarrer solidement par les pattes à l’arçon de ma selle.

De temps en temps, je regarde par la fenêtre dans la direction par laquelle doivent venir nos gens. À la fin, je vois poindre deux cavaliers qui arrivent à fond de train malgré la neige, si épaisse par endroits qu’elle atteint presque le ventre de leurs chevaux. C’est J… et l’un des cow-boys que Raymond a envoyé en avant pour reconnaître l’état du cañon. Ils me racontent qu’ils sont en marche depuis trois jours. Les deux premières nuits, ils n’ont pas eu trop de difficultés ; mais la nuit dernière, dès que la neige s’est mise à tomber, toutes les juments sont devenues inquiètes et cherchaient à chaque instant à s’échapper pour retourner à leur ancien ranch. Il a fallu que tout le monde restât à cheval toute la nuit. Le petit J…, qui arrive de France il y a deux mois et qui est encore tout plein du feu sacré, est dans la joie. Il trouve que le métier de cow-boy est le plus beau de tous les métiers.

Bientôt nous voyons arriver le troupeau. Les juments se montrent si rétives, qu’on les a maintenues aux grandes allures depuis trente ou trente-cinq kilomètres, sans les laisser souffler, de peur qu’elles n’aient le temps de se reconnaître. D… est en avant, servant de guide. Il me salue de la main et continue dans la direction du cañon. Tous les chevaux sont sur ses talons, trottant la tête haute, l’œil inquiet. Deux cow-boys galopent sur les flancs de la colonne, le grand chapeau écrasé sur la nuque, debout sur leurs larges étriers de bois, leurs pantalons et leurs jaquettes en cuir rouge se détachant sur la neige. Raymond ferme la marche. Bientôt l’avant-garde s’engage dans le cañon. Nous nous y engouffrons à sa suite. De loin nous voyons D…, dont le petit cheval gris bondit comme un chat au milieu des rochers. De temps en temps, quand on arrive à l’un des petits bassins formés par les eaux au bas des cascades, il hésite un instant avant de trouver la fissure qui permet de continuer la route. Quelquefois elle est si peu apparente, que les chevaux de tête refusent de s’y engager à sa suite. Alors tous les autres s’arrêtent en une masse confuse, chacun appuyant sa tête sur le dos de l’autre : les juments rappelant leurs poulains par un petit hennissement très doux et très expressif. Les cow-boys qui sont en queue chargent en poussant de grands cris. Les premiers se décident alors à bondir en avant, s’accrochant aux moindres aspérités du rocher, et tous les autres les suivent.

En moins d’une heure nous traversons le cañon. Il fait déjà presque nuit quand nous arrivons en vue du ranch. Les chevaux sont poussés dans la clôture et conduits sur le bord du ruisseau, en haut de la vallée, derrière les écuries, où les pauvres bêtes pourront trouver, en grattant la neige, de quoi manger un peu pendant la nuit. On ne peut pas les lâcher, car elles ne portent pas encore notre marque. D’un autre côté, il est un peu dangereux de les garder dans une clôture en ronces artificielles qu’elles ne connaissent pas et sur lesquelles, étant donné leur état d’inquiétude, elles vont peut-être se jeter cette nuit. Aussi R… est assez inquiet et se promet-il de ne dormir que d’un œil jusqu’à demain.

Il fait tout à fait nuit quand les boys viennent ramener leurs chevaux à l’écurie. Tout à coup on entend un grand bruit sourd et on voit de loin une masse sombre qui descend la vallée. C’est le troupeau qui, dès qu’il ne s’est plus senti surveillé, est reparti au galop en reprenant la direction par laquelle il est venu. On distingue déjà les premiers, filant le nez à terre comme des chiens qui chassent, pour aller passer derrière la maison, le long du coteau pierreux et raide comme un toit qui longe le vallon. D’un bond les cow-boys sautent en selle et se précipitent pour leur couper la route. Pendant un instant on dirait d’une mêlée de cavalerie. Les pierres roulantes se détachent sous le piétinement de tous ces chevaux et viennent tomber dans le lit du creek avec un bruit d’avalanche. Comment les hommes n’ont-ils pas été renversés cent fois ? Voilà ce que je ne comprendrai jamais ; il faut que leurs poneys aient de véritables crampons sous les pieds. À la fin, les juments paraissent renoncer à toute idée de fuite et reprennent lentement le chemin du haut de la vallée.

Après le dîner, je vois la grosse tête du gars Sosthène passer par la porte entr’ouverte :

— Pardon, monsieur le baron, dit-il en me tendant une lettre ; c’était pour dire à monsieur le baron que j’avions reçu des nouvelles de nos gens.

— Eh bien, qu’est-ce qu’ils te disent ?

— Ah ! ben des choses ! Il y a beaucoup de pommes ; la barattée vaut trente-cinq sous ! Il y a aussi le gars Cénéry X… qui épouse la garcette à maître Z…, de La… ! Monsieur le baron les connaît ben ! Cela sera pour après la Saint-André.

— Cela va bien. Et c’est tout ?

— Ah ! non. Il paraît qu’il y a un de ces messieurs députés qui est mort. Il va y avoir des élections ; mais ces messieurs, ils disent comme cela qu’il ne faut pas voter. Alors tous les mauvais gars du pays vont encore nommer un républicain. Nos gens ne sont point contents ! (Dédié aux comités de l’Orne.)

— Et le gars Bouc a-t-il reçu aussi une lettre ?

— Oui.

— Il faut que vous répondiez tous les deux. Vous direz à vos gens que je suis content de vous.

— Merci ben, monsieur le baron. Mais si monsieur le baron voulait ben nous faire donner du papier du ranch avec le portrait des chevaux, cela ferait plaisir à nos gens !

— Tant que tu en voudras. Seulement, tu sais, il y a une fleur de lis sur l’enveloppe. Ta lettre sera ouverte avant que d’arriver.

Ceci est la pure vérité. Sous la Restauration et sous le second Empire, les journaux républicains n’avaient pas assez d’encre pour exprimer la vertueuse indignation que leur causait l’institution du cabinet noir : depuis qu’ils sont au pouvoir, leur vertu est devenue plus accommodante. Il est d’usage, dans les ranchs américains, de toujours se servir, pour la correspondance, d’enveloppes portant à l’extérieur la marque et l’adresse du ranch. Toutes celles qui m’arrivent en France, avec la fleur de lis, sont invariablement décachetées. Heureusement, cette perspective ne semble pas inquiéter outre mesure les deux gars. Raymond leur donne à chacun une belle feuille de papier, et, un instant après, en allant voir le temps qu’il fait, je les aperçois par la fenêtre assis devant la table de la cuisine, la tête très inclinée, tirant la langue en signe de profonde tension intellectuelle, et faisant de la main deux ou trois gestes en l’air avant de commencer chaque mot. C’est toujours ainsi qu’on opère dans les fermes du Perche, quand on veut écrire une lettre.

Pendant ce temps-là, les officiers sont réunis au salon. Ce mot d’officiers me vient tout naturellement sous la plume, et cela pour deux raisons. D’abord, c’est l’expression usitée dans le pays. On dit toujours les officiers d’un ranch, en parlant de ses directeurs. Ensuite, surtout le soir, quand les rideaux sont fermés et que la lampe, pendue aux solives du plafond, éclaire cette petite pièce carrée avec ses trophées de carabines et de revolvers pendus aux murs, il me semble être de dix ans plus jeune et je crois être avec d’autres officiers dans le carré d’un navire au mouillage. Parfois, l’illusion est si forte que, lorsque la porte s’ouvre, je tressaute comme si un timonier allait m’appeler au quart.

Après les grandes courses de la journée, j’aime beaucoup ces soirées dans le petit salon du ranch. Aujourd’hui, au dehors, le thermomètre pendu à l’appui de la fenêtre marque déjà quinze degrés de froid ; mais à l’intérieur il fait très bon. Un grand feu pétille dans la cheminée ; les bûches de sapin remplissent la maison d’une bonne odeur de résine. Assis autour de la lampe, mes jeunes compagnons sont en train de lire les lettres qui sont arrivées ce matin du vieux pays. Il y a aussi une foule de journaux. Le Correspondant, le Buffalo-Gap News, qui nous apporte les nouvelles locales ; le North-Western-Stock Journal, l’organe officiel de l’Association des ranchmen. Nous avons un ami dans la rédaction qui publie constamment des articles aimables pour Fleur de Lis. Il s’appelle Poney-Bill ; c’est un ancien cow-boy devenu littérateur. Nous recevons aussi le Courrier des États-Unis, le grand journal français de New-York. Il a beaucoup de succès dans ce moment-ci, à Fleur de Lis et lieux circonvoisins, parce qu’il s’est mis à publier en feuilleton les premiers articles de la Brèche aux buffles, sans m’en demander la permission, cela va sans dire.

Mais, de tous ces journaux, celui que j’apprécie le plus, sans contredit, c’est le Heart and Hand. Le Heart and Hand est une assez grosse brochure qui paraît tous les mois à Chicago, depuis une dizaine d’années. Elle est tirée à vingt-cinq ou trente mille exemplaires, et envoyée gratuitement à tous les directeurs de ranchs du Far-West. La couverture représente une scène d’une poésie pénétrante. Au fond, le soleil se lève, éclairant un paysage qu’on sent tout humide de rosée. Sur le premier plan, une demoiselle très élégante, gracieusement agenouillée dans l’herbe, cueille un bouquet de fleurs.

Sur le verso de la page, l’éditeur explique au public le but de son journal. Le Far-West abonde en jeunes hommes auxquels les circonstances rendent très difficile le choix d’une compagne. De l’autre côté du Mississipi, au contraire, une foule de suaves jeunes filles s’étiolent dans un isolement aussi pénible aux aspirations d’un cœur sensible que funeste au point de vue de l’accroissement de la population. C’est à mettre en rapport ces deux classes si intéressantes que l’éditeur du Heart and Hand a consacré sa vie !

Rien de plus simple que ses procédés : tout célibataire qui a envie d’avoir recours à ses bons offices n’a qu’à lui écrire. Il devra d’abord donner de sa personne une description aussi détaillée que possible ; — cependant le journal déclare qu’il ne se porte pas garant de l’exactitude de ces descriptions. Ensuite il expliquera la nature de ses aspirations. Une insertion ne coûte que 35 cents (1 fr. 65). Il faut donc vraiment être tout à fait réfractaire au mariage pour reculer devant cette petite dépense. Elle peut même, dans certains cas, être réduite encore ; car des bons d’insertions gratuites sont procurés à ceux qui voudront faire de la publicité dans le Heart and Hand. Ces bons portent un bien joli nom ! Cela s’appelle des coupons de Cupidon (Cupid’s coupons) !

Au point de vue littéraire, je suis obligé de reconnaître que le Heart and Hand laisse un peu à désirer. Le numéro que j’ai sous les yeux contient d’abord une tartine du directeur, établissant les avantages du mariage au point de vue sentimental, industriel, hygiénique et commercial ; je trouve ensuite deux ou trois feuilletons assez ternes, quelques réclames intercalées dans le texte, notamment une en faveur d’une French preparation to develop beautiful forms avec vignette à l’appui : mais tout cela n’est pas sérieux. Enfin, sous l’en-tête de Cupid’s columns (les colonnes de Cupidon) commence le défilé des insertions. Voici quelques-unes des perles que je recueille dans cet écrin :

« 6290. An educated and refined lady. Une dame bien élevée et distinguée, âgée de quarante ans, taille cinq pieds quatre pouces, poids cent cinquante livres, demande à entrer en correspondance avec des messieurs ayant envie de se marier (contemplating matrimony). »

« 6306. Où est mon idéal ? Je suis catholique, intelligente et distinguée. Je désire me marier aussitôt que j’aurai trouvé un compagnon qui m’apporte amour, affection et fidélité. Il ne doit pas fumer ni boire. J’ai vingt-deux ans ; je suis blonde ; taille, cinq pieds quatre pouces ; poids, cent vingt-cinq livres ; suis très bien faite et très gentille : inutile de poser sa candidature, si l’on n’a pas une réelle valeur : mais ceux qui sont dans ce cas ne regretteront pas d’avoir fait ma connaissance. »

Le numéro 6313 entre dans plus de détails :

« Il me faut un homme qui ait les cheveux noirs et une volonté de fer ; qu’il se porte bien, qu’il soit propre… qu’il ne fume pas… qu’il soit républicain, et cependant (cependant est dur pour les républicains) qu’il ne soit pas un intrigant… qu’il connaisse déjà l’amour !… »

Cette demoiselle qui veut tant de choses termine en informant les amateurs qu’elle est blonde, qu’elle est grande, qu’elle a trente-cinq ans, qu’elle pèse cent-vingt-cinq livres et qu’elle donne des leçons avec beaucoup de succès. Mais elle ne dit pas de quoi.

Je passe maintenant à la colonne des gentlemen.

« 6330. Un ranchman désire entrer en rapport avec une femme brune de trente à quarante ans. J’en ai quarante-six, je pèse cent quatre-vingts livres et j’ai une grosse moustache. Une maison confortable est à la disposition de la personne choisie. Inutile de se présenter si l’on a des enfants ! »

Le numéro 6335 m’inspirerait plus de confiance, si la fin de son petit boniment n’annonçait pas une âme qui n’a pas encore pu suffisamment se détacher des biens de ce monde qu’on en juge !

« 6335. Un chrétien d’un âge mûr, qui marche seul sur le chemin de la vie, désire entrer en rapport avec une dame agréable (nice). Il est nécessaire que cette dame soit morale et qu’elle ait une maison. »

On me dit que le rédacteur propriétaire du Heart and Hand fait d’excellentes affaires. Son journal tire à vingt-cinq mille exemplaires. Cet émule de feu M. de Foy fait-il beaucoup de mariages ? Cela ne m’étonnerait pas. D’ailleurs, dans ce pays-ci, le mariage n’est guère qu’une expérience, à cause de la facilité des divorces. On me parlait, il y a quelque temps, d’un couple qui se trouvait gêné par certaines clauses du contrat de mariage. On alla trouver un homme de loi. Celui-ci examina attentivement le document en question : il était parfaitement en règle.

— Je ne vois qu’un seul moyen de remédier à la situation, leur dit-il : divorcez ! Le contrat se trouvera annulé ; vous pourrez ensuite en faire un autre à votre guise.

Le conseil était excellent, on le suivit immédiatement. En moins d’une heure, on fut divorcé, puis remarié !

  1. L’un de ces sénateurs était le général Logan, mort depuis, mais qui, aux dernières élections, était le candidat des républicains à la vice-présidence des États-Unis.
  2. Cette question du poids des chevaux a jusqu’à présent été si peu étudiée en France, que le tableau suivant intéressera peut-être bien des éleveurs. Il indique les poids moyens de nos principales catégories de chevaux, et m’a été communiqué par M. Lavallard, le directeur de la cavalerie des omnibus, dont tout le monde connaît la haute compétence :
     Cheval d’omnibus, poids moyen
    550 kilogr.
     Cheval de cuirassier
    500 kilogr.
     Cheval de dragon
    450 kilogr.
     Cheval de chasseur et de hussard
    400 kilogr.
     Cheval d’artilleur
    480 kilogr.

    Les plus gros étalons percherons qu’on envoie en Amérique pèsent mille kilogrammes ; quelques-uns ont atteint douze cents kilogrammes. Du reste, cette étude est féconde en surprises. Ainsi tous les animaux, à commencer par l’homme, s’alourdissent en vieillissant. Le cheval semble faire exception à cette règle. On observe aussi que plus un cheval a de sang, et plus il est lourd. Ainsi les chevaux d’artilleurs, plus gros que les chevaux de dragons, sont cependant bien moins lourds relativement. Les os d’un cheval de pur sang ont le grain tellement fin et la contexture si compacte qu’on peut presque leur donner le poli de l’ivoire. Les os des chevaux ordinaires sont au contraire assez spongieux. De toutes ces observations il faut conclure, que les Américains n’ont pas si tort qu’on pourrait le croire de juger les chevaux au poids.

  3. Les deux seules compagnies de chemin de fer qui desservent la région des Black-Hills sont l’Union Pacific et le Fremont-Elkhorn et Missouri-Valley. Elles ont, l’une treize cents, et l’autre seulement sept cents wagons à bestiaux. La première a transporté, dans le courant de l’automne 1887, deux cent mille bœufs, et la seconde cent vingt mille.
  4. Je me hâte d’ajouter que ce résultat a été trouvé remarquable même en Amérique, car les pommes de terre de Fleur de Lis ont eu le premier prix au concours de Sioux-City.