La Brouette du vinaigrier/Texte entier

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LA
BROUETTE
DU VINAIGRIER,
DRAME
EN TROIS ACTES ;
Par M. Mercier.
Prix, 30 sols.
À LONDRES ;
Et se trouve à Paris,
Chez les Libraires, qui vendent les Nouveautés.
MDCCLXXV.


PRÉFACE.


C’est une aventure assez connue, arrivée à Paris au commencement de ce siècle qui a fourni le sujet de ce Drame. Le fait est plaisant & sert à prouver que l’orgueil des rangs, si haut, si intraitable dans ses discours, sait s’humaniser à propos, & qu’il ne s’agit au fond que des conditions pécuniaires.

C’est en même tems un exemple (quoiqu’en petit) de ce qui se passe tous les jours dans le monde : toutes ces plaintes sur de prétendues mésalliances sont ordinairement le cri de la cupidité trompée. On unit pour toute la vie (au nom de l’argent) deux personnes, qui ne se sont jamais vues ; on sépare deux ames sensibles, faites l’une pour l’autre, & le mariage, contrat & lien des cœurs, est déshonoré par ce calcul intéressé, qui semble éteindre les plaisirs de l’amour & vendre jusqu’aux chastes baisers de l’innocence.

Voilà l’ouvrage des hommes. Ils s’unissent ou se méprisent, ils s’embrassent ou se repoussent, ils se flattent ou se déchirent, à raison d’un coffre fort vuide ou plein ; & ils accusent ensuite le plus auguste des nœuds, des malheurs qu’ils ont préparés eux-mêmes. Plus ou moins d’un métal jaune ou blanc établit des intervalles immenses entre citoyens enfans de la même patrie & égaux par leur mutuelle dépendance, quand ils ne le seraient pas par la loi de nature !

Ne pourrait-on pas faire par raison & par sentiment ce qu’on a fait mille fois par avarice ? Mais non, pour créer des distinctions imaginaires, on détruit les liens de la plus naturelle fraternité ; l’acte le plus libre est asservi à toute la masse de nos préjugés. On fait gémir, dans la fleur de sa jeunesse, la Beauté qui se consume, appellant en vain l’Hymen tardif, que l’Orgueil tyrannique éloigne encore. On aime mieux la livrer à une mort lente, que d’ôter quelques grains à la balance qui pese scrupuleusement les fortunes, & la rougeur monte plus enflammée au front de tel pere à qui on demande sa fille, que si on lui apprenait sa honte ou son infamie.

Qu’arrive-t-il aussi de mettre à l’encan la Beauté ? Tout despotisme aigrit l’ame ; la Discorde prend la place de l’Amour, & les Furies fondent leur trône sur des sacs de mille livres.

Tout ce qui mêle les différens états de la société, & tend à rompre l’excessive inégalité des conditions, source de tous nos maux, est bon politiquement parlant. Tout ce qui rapproche les citoyens est le ciment sacré qui unit les nombreuses familles d’un vaste État, qui doit les voir d’un œil égal. La même loi qui défend aux freres de s’allier à leurs sœurs, devrait peut-être interdire aux riches de s’allier aux riches.

Qu’il est beau, même en spéculation, de voir certaines familles descendre d’une hauteur démesurée, tandis que d’autres monteraient, paraitraient sur la scène à leur tour & se régénéreraient. Cette espece d’échange de biens, serait fort avantageux à la Nation. Il promenerait le signe de toutes les valeurs, & par conséquent le gage des jouissances. Il adoucirait la lutte terrible & perpétuelle de l’opulent superbe & du pauvre envieux. Il disperserait le suc nourricier & ferait refleurir toutes les branches qui périssent & se desséchent. Que de beaux arbres antiques, à tête auguste & fière, couvriraient obscurément la terre de leurs rameaux sans l’arrosoir de la finance ! Mais tout le monde n’est pas assez noblement né pour avoir de fortunées syllabes à trafiquer.

Que j’aimerais à voir refluer la séve jusques dans les plantes humbles qui rampent aux pieds de ces chênes élevés qui, les bras ouverts à tous les rayons du soleil, interceptent la moindre goutte de rosée. Quel est l’homme qui trouvera le secret du meilleur système économique ; ce sera celui peut-être qui saura le mieux hacher les grosses & monstrueuses fortunes, les diviser, les subdiviser ; il aura trouvé le remede le plus pressant à l’hydropisie qui étouffe les uns, tandis que l’ethisie mire les autres…

Mais revenons à notre anecdote. On ne la transcrira point ici, parce qu’elle se trouve consignée dans tous les recueils d’historiettes, inventés pour l’amusement des lecteurs ; tel est de ce nombre le fameux livre intitulé le Gage touché, &c. J’ai connu un vieillard, contemporain de mon héros, qui m’a dit que le Vinaigrier avait nom *********, & que le pere avec qui il s’allia, était homme de naissance. Le fils du Vinaigrier, éperdument amoureux, tomba malade de langueur ; &, le pere, lui ayant arraché son secret, l’encouragea à avoir bonne espérance. Il apporta l’éloquente Brouette qui persuada ; & le mariage qui ne se serait point fait, se fit par ce moyen.

On ne manquera pas, même avant que d’avoir lu la piece, de dire : la Brouette du Vinaigrier ! quel sujet !… les personnages de ce Drame sont trop bas ! j’ai prévu le reproche, & je l’ai bravé.

Qu’on ne calomnie point ma Brouette ; elle est assurément respectable. Il n’est aucun homme qui, la trouvant à sa porte, ne s’empressât, & par préférence, à lui donner l’hospitalité. Elle renferme l’objet des vœux ardens de tous les mortels. Cela change la thèse, je crois. La poule aux œufs d’or, si elle éxistait, pondrait fierement sur le trône des Rois. Me voilà donc réconcilié avec le bon goût. Ma Brouette n’est pas exterieurement dorée comme le coffre de Ninus[1] : mais elle n’y perd rien ; elle peut se présenter en bonne compagnie ; elle aura l’air de ces gens qu’on reçoit sous des habits mesquins, parce qu’on sait qu’il ne tient qu’à eux d’être vétus autrement. Voilà donc ma Brouette annoblie, ou je ne m’y connais pas. Le censeur le plus farouche s’adoucira, & voudrait bien la tenir ; dût-il la rouler comme mon héros.

Mais j’ai d’autres raisons à donner, si l’on veut bien m’entendre. Le Poëte dramatique (ainsi du moins je le conçois) est peintre universel. Tout le détail de la vie humaine est également son objet. Le manteau royal & l’habit de bure sont indifferens à son pinçeau. Il ne s’arrête point à ces décorations extérieures, ouvrage du hazard ou du moment. C’est le cœur de l’homme qu’il cherche, qu’il saisit, qu’il tourne entre ses mains, qu’il examine à loisir. Tout lui est précieux dès que la chose est vraie, & peut ajouter à la fidelité du tableau. Il aura un respect attentif pour tous les traits naïfs qui constituent tel individu. Après avoir soulevé la premiere superficie, il verra les mêmes affections régir le Monarque & le pâtre. Ce n’est, au fond, que la même substance, & le cri de la nature n’est pas plus déchirant dans le sein de l’un, que dans le sein de l’autre. Aux yeux du Poëte, rien donc ne sera grand que la vertu, rien ne sera vil que le vice. Que lui importe un diadême ? Sous cette étoffe grossiere, il a touché une ame sensible. Voilà ce qu’il demande, ce qu’il aime à peindre, ce qu’il adopte avec transport. Voilà l’objet inépuisable de son art. Il devient fécond, animé, riant & moral. Il l’aura creusé dans toute sa profondeur ; il l’aura vu sous tous ses rapports, c’est-à-dire, accompagné des grands moyens de former les mœurs, & de présider à l’instruction publique ; il n’aura rien dédaigné en conséquence de ce qui existe ; (car tout fait leçon à qui sait voir :) il aura toujours préféré l’homme à l’accessoire ; & la satisfaction d’avoir honnoré quelquefois le mérite privé de titres, lui tiendra lieu de gloire, au défaut du succès.


PERSONNAGES

Monsieur DELOMER, Négociant.

Mademoiselle DELOMER.

Monsieur JULLEFORT, prétendu de Mademoiselle Delomer.

DOMINIQUE pere, Vinaigrier.

DOMINIQUE fils.

Monsieur DU SAPHIR, Bijoutier.

DOMESTIQUES.


La Scene est à Paris, dans la maison de Monsieur Delomer.


LA BROUETTE
DU
VINAIGRIER,

DRAME.

ACTE PREMIER


Scène première.


M. JULLEFORT, M. DU SAPHIR.
(M. Jullefort entre comme M. du Saphir sort ; ils se croisent d’abord au milieu du Théâtre, et ne se reconnaissent qu’après s’être salués.)
M. Jullefort.

Eh ! c’est vous, Monsieur du Saphir ?

M. du Saphir.

Monsieur, bien charmé de la rencontre ; elle est heureuse ; je suis toujours tout à votre service ; je vous ai les plus grandes obligations… & ma reconnaissance…

M. Jullefort.

Vous avez un teint de rubis… la femme, les enfans, le commerce ; comment tout cela va-t-il ?

M. du Saphir.

Le bijou ne va pas mal, si l’on était payé… & vous, Monsieur, à propos, pas encore marié ? J’attends après vous ; car j’espere bien que ce ne sera pas un autre que moi qui aura honneur de vous servir… J’ai toujours en réserve ces belles girandoles que vous m’aviez demandées pour cette veuve.

M. Jullefort, se retournant, alarmé.

Paix donc ! paix ! parlez doucement.

M. du Saphir.

Pourquoi donc ?

M. Jullefort.

De la discrétion, Monsieur du Saphir ! Je ne veux pas que l’on sache ici que j’ai manqué ce mariage… mais connaissez-vous bien cette maison ?

M. du Saphir.

Si je la connais ! c’est mon pere en personne qui a eu l’honneur de percer les oreilles à feue Madame Delomer le jour de ses fiançailles. Nous avons toujours eu depuis la pratique de sa maison. Je connais cette maison-ci comme la mienne ; j’y suis très-bien accueilli. Demandez à M. Delomer ce que nous sommes.

M. Jullefort.

Et si je vous demandais à vous ce qu’il est. (À voix basse.) Là, dites-moi mon bon ami, n’est-il jamais gêné ; paie-t-il bien ? cela va-t-il rondement ?

M. du Saphir.

Oh ! oui ; jamais de crédit. J’ai beau lui dire, à votre aise, Monsieur ; toujours solde de compte aussitôt la marchandise livrée ; le papier qu’on me donne est comme du comptant… Tenez, j’aurais tout mon bien chez cet homme là, que je dormirais aussi tranquillement que s’il était placé chez le Roi.

M. Jullefort.

Il est donc, selon vous, bien aisé ?

M. du Saphir.

Il fait de très-belles affaires ; l’argent roule là-dedans, il faut voir : il n’y a rien de tel que ces négocians-là ; il leur arrive du bien des quatre parties du monde. Nous sommes six bijoutiers qui lui fournissons pour des envois, & nous pouvons à peine y suffire.

M. Jullefort.

Ce sont des boëtes d’or que vous venez de livrer, à ce que j’ai pu voir.

M. Du Saphir.

Oui, toutes boëtes pleines ; elles sont destinées pour Petersbourg : on paie bien de ce côté-là… J’ai apporté une petite bague pour Mademoiselle. On m’en avait fourni le diamant, beau, clair, net ; je viens de mettre cette bague à son doigt, elle a une fort jolie main, cette fille-là.

M. Jullefort.

Et sa tête, qu’en dites-vous ?

M. du Saphir.

Mais très-bien, en vérité… très-bien…

M. Jullefort.

Rien de trop cependant ; au reste, telle qu’elle est, je crois que j’en deviens amoureux de plus en plus, sur-tout lorsque vous me parlez de l’aisance du pere, cela m’attendrit… Il est donc, à coup sûr, d’une fortune solide, ce Monsieur Delomer ?… Vous n’avez aucun intérêt de me tromper, vous…

M. du Saphir.

Moi ! Monsieur, informez-vous plutôt à tout le monde… Il a des correspondances jusqu’au fond du Nord.

M. Jullefort.

Il est vrai que son nom sonne bien dans le monde. Allons, il faudra que je termine cette affaire… il fait un commerce immense, sa fille est son unique héritiere ; c’est une fille adorable ; il est bien décidé que je l’aime.

M. du Saphir.

Mais vous avez bien des sortes d’amour ; comment diable faites-vous donc ?

M. Jullefort.

Pas si haut, vous dis-je… Vous êtes d’une imprudence !…

M. du Saphir.

Mais personne n’est là… (Très-bas) Je croyais que vous aviez rompu avec la veuve pour cette vieille fille. Cela n’a donc pas encore réussi ? Ce n’était pas cependant les especes qui manquaient de ce côté… & pourquoi n’avez-vous pas suivi votre pointe ?

M. Jullefort.

Quoi ! vous êtes à savoir que ses parens l’ont fait enfermer subtilement, sous prétexte de démence ? Elle n’avait pourtant que soixante-six ans : ils m’ont joué là un tour perfide ; c’est une perte pour moi irréparable. On ne sait pas, Monsieur du Saphir, on ne sait pas jusqu’où cela allait : je ne reculais pas cette fois à me marier, j’aurais bataillé, mais l’interdiction est venue comme un coup de foudre. Et a fallu quitter la partie.

M. Du Saphir.

Vous avez du malheur, en vérité… voilà dix fois que je vous vois à la veille de contracter, & avec d’assez bons partis ; point du tout, quand il n’y a plus qu’à signer, voilà qu’il n’y a plus rien de fait.

M. Jullefort.

Que voulez-vous aussi ? je ne suis pas un imbécile, moi ; un homme à me marier en dupe. En vérité, il faut l’avouer, si l’on n’y prenait garde, un sot marché serait bientôt conclu. L’un ; c’est sa fille qu’il veut marier adroitement ; elle est bien mise, bien brillante, on me la prône, on me la fait toute d’or, je me montre amoureux, rempli d’une excessive tendresse ; & quand nous en venons au fait, il n’y a plus d’argent. Paraissent de vieux contrats réduits à moitié que l’on veut me passer plus cher que sur la place même ; c’est une dot payable en des termes éloignés, c’est-à dire, une espérance, & par conséquent un germe de procès contre un beau-pere. C’est un trousseau estimé ; ah ! à un prix au dessus de ce que je le paierais chez le plus dur Juif à dix ans de crédit ; aussi mon amour expire involontairement ; l’amour ne se nourrit point de brouillards ; il faut en ménage de la réalité.

M. du Saphir.

Il est vrai que la fortune d’une fille aujourd’hui ressemble assez à son caractere ; ce n’est qu’une conjecture ; on est amorcé par des promesses dorées, & l’on ne tarde pas à être attrapé. Les femmes n’en sont pas moins dispendieuses ; voyez seulement dans notre état ; elles se sont mises sur un ton, un ton… en vérité, il n’y a plus moyen d’y tenir ; il faut voler, ou faire banqueroute.

M. Jullefort, comme par souvenir, & souriant à demi.

Une fois… Il y a quelque tems de cela… une fois j’ai bien manqué d’être pris. J’étais sur le point de signer, dans la certitude d’épouser une fille unique : elle était assez riche. La mere avait quarante-quatre ans sonnés ; elle n’avait point eu d’enfans depuis dix-sept années. Cela paraissait sans ombrage. Heureusement pour moi que je songe à tout, & que, la regardant un certain soir très-fixement, je la soupçonnai tout-à-coup,… devinez… oh ! ce fut une illumination soudaine, un véritable trait de génie… je fis naître prudemment un prétexte pour différer, & bien me prit alors, car deux mois après il n’y avait plus aucun doute, un second enfant venait en tapinois m’enlever malignement la moitié de mon bien. Tout autre que moi serait tombé dans le piége. Avouez… qui diable aurait pensé ?… or jugez quelle énorme différence ! moitié moins d’un seul coup !… aussi depuis ce temps-là, quand on me parle d’une fille, c’est d’abord de la mere que je m’informe, & si elle n’a pas cinquante-cinq ans révolus… je passe plus loin.

M. du Saphir.

Pour ici vous n’avez rien à craindre de semblable ; la pauvre Madame Delomer est enterrée depuis douze ans… j’ai assisté à son convoi…

M. Jullefort.

Fort bien… & vous avez vu apposer les scellés ?… On n’a rien détourné ?

M. du Saphir.

Oh ! Monsieur Delomer est d’une probité reconnue.

M. Jullefort.

Sa fille est bien fille unique.

M. du Saphir.

Je vous en réponds, Monsieur, assurément.

M. Jullefort.

Bon… c’est que par fois il y a des freres qui débarquent un beau matin, revenant de l’Amérique, ou bien des sœurs qui sortent du Couvent comme des Ombres, & dont on ne parlait pas… J’ai de l’expérience. Au reste, Monsieur Delomer n’est pas capable d’une telle perfidie.

M. du Saphir.

Mais sur ces sortes de choses-là, en bonne police, il devrait y avoir, dans chaque province, un Bureau d’assurance.

M. Jullefort.

Ne croyez pas plaisanter ; vraiment ce serait un projet à donner, & plus utile que tant d’autres… mais dites moi un peu, vous qui l’approchez depuis long-temps, vous lui avez toujours connu une conduite rangée, réguliere ? vous ne lui soupçonnez pas quelque inclination en ville, ou quelque vieille habitude ?…

M. du Saphir.

Que voulez-vous dire ?

M. Jullefort.

Je veux dire si je n’aurais pas à appréhender qu’il vînt follement à se remarier, comme font certains vieux qui en prennent envie, quand ils voyent leurs enfans… vous entendez ?

M. du Saphir.

Non, non ; ne craignez rien. Il ne se remariera jamais ; il aime trop sa fille pour cela. Je suis sûr qu’il voudrait avoir quatre fois plus de bien, pour le seul plaisir de lui tout laisser.

M. Jullefort, avec une exclamation joyeuse.

Vous avez raison ; c’est une aimable fille, une fille charmante… vous m’enchantez… Ah ! çà, vous ne sçavez point que je l’aime à la folie… Je le vois, c’est elle qui doit être ma femme… point de mere, point de frere… Allons, allons, Monsieur du Saphir, apprêtez-vous ; vos girandolles partiront cette fois.

M. du Saphir.

Puis-je compter ?…

M. Jullefort.

Vous ne risquez rien, vous dis-je, de préparer les présens des accords. Dès tout-à-l’heure, je presse le pere de conclurre.

M. du Saphir.

Mais, sans trop de curiosité, êtes-vous bien dans la maison ?

M. Jullefort.

Très-bien. J’ai été présenté par une personne qui a un rang, & je me suis fait recommander par gens qui ont beaucoup de fortune ; ainsi…

M. du Saphir.

À merveille !… mais pensez-vous que la Demoiselle vous voye d’un regard favorable ?

M. Jullefort.

Oh ! oui… oui ; quand il s’agit du Sacrement, une fille aime toujours assez. Nous aurons tout le tems de nous connaître pour nous aimer ensuite ; ce n’est pas là mon inquiétude. Le pere est fou de moi, ses affaires vont rondement, tout cela ira le mieux du monde, & je sais déjà où placer. (Vivement.) Apportez moi dans une heure les diamans & les bijoux ; je signe dès aujourd’hui…

M. du Saphir.

Je me recommande toujours à vous & à vos amis. J’entends, je crois, Monsieur Delomer ; votre très-humble serviteur.

M. Jullefort.

Qu’il ne vous voye pas.

M. du Saphir.

Je me sauve.


Scène II.

M. JULLEFORT, seul

On m’avait bien informé de tout ce qu’il m’a dit là ; mais il est toujours bon de questionner ; le plus petit sait souvent les choses qu’on croit le mieux cachées, & ce ne sont pas toujours les gens de la maison qui en connaissent le véritable intérieur. Le témoignage de ce Bijoutier m’a fait plaisir. Il est fort agréable d’entendre prôner le bien qui doit nous être propre… qu’un contrat est une chose bien imaginée ! D’un trait de plume, là, sans rien débourser, on acquiert des maisons, des effets royaux, de l’argent, des meubles… Il est vrai qu’on a une femme ; mais on vit avec elle à son aise, on régle sa dépense ; on est maître, après tout, de la Communauté… nos ayeux n’étaient pas des sots… C’est un parti tel qu’il me convient… Quand le pere ne me donnerait que deux-cent mille francs comptant, puisque le reste est sûr, il n’est pas jeune, nous patienterons… il y a des jours cependant qu’il paraît encore bien verd !…


Scène III.

M. DELOMER, M. JULLEFORT.
M. Delomer, paraît dans le fond de la Scène, avec un porteur qui a une sacoche vuide sur l’épaule ; il lui distribue avec réflexion différens papiers.

Tenez, vous ferez votre tournée dans le quartier Saint-Honoré.

(Le porteur va pour s’en aller ; Monsieur Delomer s’avance, puis rappelle le porteur.)

Bonaventure, écoutez, donc ; vous passerez auparavant au Bureau. Monsieur Dominique aura peut-être quelqu’autre chose à vous donner. (Le porteur s’en va.) (Il apperçoit Monsieur Jullefort.) Ah, ah ! c’est vous ? comment avez-vous passé la nuit ?

M. Jullefort.

Le mieux du monde, & vous ?

M. Delomer.

Moi, j’ai eu le sommeil agité… hier au soir, en vous quittant, je m’enfermai dans mon cabinet, & quand une fois je travaille tard comme cela, le reste de la nuit s’en ressent ; je la passe toute blanche, à bâtir, comme l’on dit, des châteaux en Espagne.

M. Jullefort.

De pareilles nuits valent souvent les plus agréables journées, n’est-il pas vrai ? Sur-tout quand, ne pouvant dormir, on forme tout à son aise, dans le silence & la tranquillité des nuits, une spéculation bien conçue, bien nette, & qu’à quelque tems de-là, elle réussit à plaisir… on ne regrette plus la nuit blanche…

M. Delomer.

Je n’ai pas eu à me plaindre de la fortune ; jusqu’à présent elle m’a assez favorablement traité ; &, je vous l’avouerai, après de certaines rentrées que j’attends, & qui ne tarderont guères, ma fille une fois établie, c’en est fait, je me repose.

M. Jullefort.

Oh ! vous vous reposerez, il est juste ; mais tout en faisant valoir vos fonds, n’est-il pas vrai ? Oui. Cela amuse, cela distrait, cela réjouit. C’est une occupation. Au reste, il ne tiendra qu’à vous que votre fille ne soit bientôt établie, vous connoissez mes intentions… mon seul desir est de l’obtenir le plutôt que je pourrai.

M. Delomer.

Je le sais, & l’on m’a parlé encore hier de vous en termes pressans, vous avez des amis qui ont beaucoup de chaleur : aussi c’est, en partie, ce à quoi j’ai rêvé cette nuit : ma fille doit s’attendre à vous recevoir pour époux, depuis que je vous ai ouvert ma maison avec une distinction aussi marquée… d’ailleurs, la maniere dont nous avons parlé en sa présence…

M. Jullefort.

Il ne s’agit plus, je crois, que de fixer le jour qui doit assurer mon bonheur.

M. Delomer.

Nous allons prendre l’heure pour le contrat ; votre Notaire m’a fait part d’une petite formule que vous avez mise à la suite de l’état de vos biens.

M. Jullefort, d’un ton hypocrite.

Mais je ne le lui avais pas dit.

M. Delomer.

Dit ou non dit, je ne m’offense point de cela : il est juste que chacun fasse ses conditions… une fille, avec des attraits, a toujours des adorateurs ; mais ce n’est qu’avec une dot qu’elle devient femme.

M. Jullefort.

Oh ! je ne prétends point faire de loi, mais observer seulement une certaine forme pour se prémunir contre la chicane. La chicane ! vous savez, on ne saurait trop consolider un contrat : c’est non-seulement pour toute la vie, mais encore pour les enfants, les petits-enfants & les arrière-petits-enfants. Vous savez qu’il faudra que je tienne maison ; & que, pour qu’elle soit exempte de ces gênes disgracieuses, qui troublent tout le plaisir d’être ensemble…

M. Delomer.

Aussi je vous le répete, rien ne m’a offensé dans vos articles : je n’en ai qu’un de mon côté à opposer aux vôtres ; mais aussi j’y tiens invinciblement, ce n’est que sous cette condition que j’accorderai ma fille, & je crois être sûr d’avance que vous y souscrirez…

M. Jullefort, inquiet.

Vous êtes sûr !… vous me connoissez-bien… mais est-ce de grande conséquence ?

M. Delomer.

De la plus grande ; aussi je n’ai que cette condition-là : j’exige de vous, que vous me donniez votre parole d’honneur, que vous la remplirez dans toute son étendue.

M. Jullefort, à part.

Il me fait trembler. Serait-ce de rendre la dot en cas de décès. C’est toujours là la pierre d’achoppement. (D’une voix un peu altérée.) Quelle est-elle enfin cette condition ?

M. Delomer.

C’est de la rendre toute sa vie heureuse, bien heureuse, la plus heureuse des épouses, entendez-vous ?

M. Jullefort.

Ce n’est que cela ! (à part.) je respire (Haut.) Ah ! comptez sur moi, en douteriez-vous ?

M. Delomer.

On ne connaît jamais un amant qu’après le mariage. L’homme qui aspire à la main d’une fille se contrefait toujours, & chacun prend un masque qu’il ne tarde gueres à déposer. Je ne vous mets point de cette classe, c’est une simple réflexion. On m’a dit tant de bien de vous, & vous prévenez vous-même si fort en votre faveur, que je me suis décidé. Je veux voir ma fille pourvue, elle est d’âge, elle n’a point de mere. Je ne suis pas une société pour elle. Il lui en faut une : vous dites l’aimer, & je le crois, puisque vous la demandez avec tant d’empressement… tout est dit. Je m’attends qu’elle va s’effrayer un peu de cette union. Le changement d’état coûte toujours aux jeunes filles. C’est à vous de captiver son cœur : il est neuf & sensible, vous le conformerez à votre guise. Il n’y a que deux ans qu’elle est sortie du Couvent, & je n’ai point reçu les assiduités d’un autre que vous.

M. Jullefort.

Je me flatte aussi que vous n’auriez trouvé personne ami plus vrai, amant plus sincère…

M. Delomer.

Tout en possédant ma fille, ses charmes ne vous empêcheront pas d’arrêter vos yeux sur ce que je lui donnerai.

M. Jullefort.

Ah ! Monsieur de quoi me parlez-vous ? Tout ceci se verra dans l’étude du Notaire,

M. Delomer.

Tenez, ce tout ceci est de style. Parlons à cœur ouvert. On a beau faire des mines ; le cœur saute de joie, quand la richesse accompagne la beauté. Ce n’est pas que je veuille dire que vous recherchez ma fille uniquement pour son bien : au contraire, je crois que vous l’aimez assez pour l’épouser, quand je n’aurais aujourd’hui que peu de chose à lui donner.

M. Jullefort, à part, & tout intrigué.

Où cela va-t-il me mener encore ? Oh ! je suis sur les épines. (Haut.) Vous dites bien vrai, & si ce n’étoient les besoins multipliés, les folies du jour, je ne fais quel luxe tyrannique, un état à remplir… mais c’est autant pour elle que pour moi.

M. Delomer.

N’ayez aucune inquiétude sur ce chapitre, je n’ai qu’elle, & je veux lui procurer une aisance honorable, je n’y regarderai pas de si près, & vous serez content. Tenez, je vais vous dire ce que je veux faire, c’est tout ce que je peux d’abord…

M. Jullefort, attentif & dissimulé.

Il faut bien vous écouter, puisque vous le voulez.

M. Delomer.

Mais si vous n’entendiez pas ces sortes d’affaires, nous en causerions tantôt chez notre Avocat, il est impartial

M. Jullefort.

Puisque nous y sommes, c’est à moi à vous entendre… il est vrai que je suis peu habile à entrer dans de pareils détails, j’ignore absolument les clauses & les formes de tels arrangements…

M. Delomer.

En ce cas, remettons-nous-en, si vous l’aimez mieux, à mon Notaire : il stipulera tout celà avec le vôtre. Le tableau sera plus net, & vous verrez d’un coup-d’œil.

M. Jullefort.

J’aimerois toujours mieux entendre de votre bouche le témoignage de vos bienfaits paternels… votre ame noble, grande, généreuse…

M. Delomer.

On n’est point généreux envers ses enfans, on n’est qu’équitable : mon intention a toujours été d’assurer le bien-être de ma fille & celui de mon gendre. D’abord je vous donne ce qu’il y a de plus solide au monde, de l’argent comptant. Rien de plus commode : avec cela, on fait tout ce que qu’on veut, on le prête, on le place, on attend l’occasion. On achette une terre, une charge : que sais-je ? on applanit toutes les difficultés, on double quelquefois ses revenus.

M. Jullefort, avec emphase.

Oh ! oui, sans contredit… très-bien vu

M. Delomer.

Vous consulterez ensemble ce qui vous rira le plus, je vous laisse les maîtres : c’est ma maxime, à moi, qu’on ne réussit jamais bien, que dans ce qu’on exécute librement, & à sa propre fantaisie.

M. Jullefort.

Vous parlez toujours d’une maniere si sensée, si judicieuse que je ne me lasse point de l’admirer ; certes je me ferai gloire en tout de demander & suivre vos avis.

M. Delomer.

Point du tout, vous dis-je : vous ferez à votre tête, je vous ferai porter la veille la somme, le reste est absolument votre affaire ; je ne m’en mêle plus… vous serez maître de disposer…


Scène IV.

M. JULLEFORT, M. DELOMER, DOMINIQUE.

(Dominique pere arrive dans le moment & coupe la parole à M. Delomer.)

Dominique pere, saluant.

Monsieur…

M. Jullefort, à part.

Au diable soit de l’homme ! j’allais savoir…

Dominique pere, en habit de gros drap, avec un grand chapeau & de grandes manchettes.

Monsieur permettra-t-il à Dominique son ancien serviteur de lui présenter à cette heure ses devoirs ?

M. Delomer.

Bon jour, pere Dominique, bon jour… toujours le teint frais !

M. Jullefort, à part.

Peste soit de l’importun ! nous en étions au point capital.

Dominique pere.

Je vous importune peut-être, Monsieur ; je me retire.

M. Delomer.

Point, nous avons fait : vous êtes une connaissance ancienne, un digne homme que je vois & verrai toujours avec le plus grand plaisir… nous acheverons tantôt, mon cher Jullefort : aussi n’ai-je pas tout dit ; je me souviens de quelque chose, qu’il faut discuter en tierce personne. Passez là-dedans ; en lui donnant le bon jour, vous causerez : elle est avec une voisine de nos amies.

M. Jullefort, froidement.

Vous me le permettez.

M. Delomer.

Si je le permets ! Mais voyez donc ! Cela va sans dire.


Scène V.

M. DELOMER, DOMINIQUE pere.
M. Delomer.

Eh bien, pere Dominique, qu’y a-t-il ? je suis charmé de vous voir si bien portant : que m’apportez vous là de bon ?…

Dominique pere.

Je vous apporte, comme de coutume, le petit mémoire de l’année ; je me suis mis ce matin à faire ma ronde.

M. Delomer.

Mais s’il me prenait fantaisie de ne pas vous donner de l’argent ?

Dominique pere.

Vous seriez comme bien d’autres ; car on ne paye plus.

M. Delomer.

Comment ! Vous auriez beaucoup de débiteurs, vous ?

Dominique pere.

Ma foi ! il n’y a plus guéres que cinq ou six de mes pratiques & des plus anciennes qui me donnent là, sans faire la mine, de l’argent, quand je leur en demande : les autres, petits ou grands, prennent des remises ; & j’ai là une liste, voyez vous ! où il y a bien des verreux.

M. Delomer, haussant les épaules.

Mais, comment peut-on demander crédit à un Vinaigrier ? cela me révolte. (Il le paie.)

Dominique pere.

Vraiment, vraiment ! celà vous étonne, eh ! eh ! Si je voulais leur en prêter, plusieurs & des plus hupés m’embrasseraient & m’appelleraient encore leur cher ami.

M. Delomer.

N’ayez point de tels amis… je vous souhaiterais un tout autre état, mon cher Dominique ; vous êtes un si brave homme !

Dominique pere.

Un autre état !… Et pourquoi ? Il y a quarante-cinq ans que j’ai pris ce gagne-pain, je ne m’en repens pas : autant vaut celui-là qu’un autre. Pourvu que je vive en honnête-homme, qu’importe, après tout, ma façon de vivre ? Tout en poussant ma brouette, j’ai rencontré des gens qui n’étaient pas si contens que moi. Que font quatre roues quand une suffit à me faire rouler ma vie. Mon pere était un pauvre Vigneron, qui avait travaillé toute sa vie pour ne boire que de la piquette. Moi j’ai mieux trouvé mon compte à vendre du vinaigre. Je me suis ingéré d’en composer de plus d’une sorte, ainsi que ces moutardes de santé ; &, grace à Dieu, ce n’est pas pour me vanter, mis elles ont eu une certaine vogue.

M. Delomer.

Je vous estime singulierement, & sur-tout en considérant l’éducation que vous avez donnés à votre fils… ce jeune homme-là promet beaucoup.

Dominique pere.

Je venais aussi pour en causer un peu avec vous… Vous en êtes donc vraiment content ?…

M. Delomer.

Oui, en vérité, très-content : je lui abandonne beaucoup d’affaires à conduire, il s’en acquitte très-bien, avec célérité & prudence : votre fils a des talens ; & chacun est enchanté de ses procédés.

Dominique pere, avec la plus grande joie.

Ce que vous me dites-là, me met du bon sang dans les veines, & me fera vivre trente ans de plus ; c’est le seul enfant que j’aye eu, c’est lui qui est aujourd’hui toute ma joie & toute ma consolation sur la terre. Je n’ai goûté d’autre plaisir depuis que je suis au monde, que l’idée attendrissante de le voir se tourner à bien, & devenir un honnête-homme : il l’est ; je suis heureux, je ne me suis marié que pour former un bon citoyen. J’ai donné, selon mon pouvoir, tous mes soins à son éducation, me retranchant sur le nécessaire pour qu’il ne manquât de rien. Donner la vie est bien peu de chose, si l’on n’y joint l’assurance d’un certain bien-être. C’est un devoir doux à remplir & qui porte sa récompense avec soi. Je l’aurais bien mis de mon métier : mais les enfans ne réussissent jamais comme leur pere, ils gâtent leur état ; & puis ils veulent toujours être quelque chose de plus.

M. Delomer.

Cela est dans l’esprit de l’homme qui tend toujours à s’élever.

Dominique pere.

Ils n’en sont pas pour cela plus heureux, mais qu’importe ? Ils croient l’être : il faut que chacun suive ses idées, que chacun soit libre, voilà mes principes, à moi… vous pensez donc qu’il fera son chemin ?

M. Delomer.

J’en étais presque sûr dès le moment que vous me l’avez présenté. La probité donne à la physionomie une certaine ouverture qui plait au premier coup-d’œil ; & cette physionomie est héréditaire dans votre famille. Il avait alors un air tout anglomane avec son habit bleu & ses cheveux courts. Je n’ai pas été médiocrement surpris, je vous l’avoue, de vous voir un fils aussi versé dans l’usage du monde.

Dominique pere.

Voici la troisieme année qui court, depuis que je l’ai fait revenir de chez l’étranger, où je l’ai fait voyager de bonne-heure, n’ai-je pas pris là le meilleur parti ? J’avais un parent, Préfet de Collége, qu’on disait savant, & à qui je ne trouvais pas moi le sens commun, il me disait toujours d’un ton rogue ; sans le latin votre fils ne parviendra jamais à rien… Tudieu ! Mon cousin, lui répondis-je, vous avez beau dire, on ne parle plus latin dans aucune maison du Royaume. Si mon fils avait besoin d’une autre langue que la sienne, c’est en Anglois, c’est en Allemand qu’il lui serait utile & agréable de savoir s’expliquer ; il trouverait des gens pour lui répondre… & je vous l’envoyai sur le champ dans ces pays-là dès l’age de douze ans. Il demeura chez de braves gens qui le formerent au Commerce & qui de plus tirent beaucoup de mon vinaigre.

M. Delomer.

Vous avez bien fait, les voyages forment tout autrement que les Colléges. On ne sait que faire trop souvent de ces beaux latinistes : ils ne possédent que des choses inutiles, croient tout savoir, sont tout & ne sont rien : votre fils m’aide beaucoup ; il vous a plus vîte traduit une lettre Allemende ou Anglaise ; & je lui laisse souvent faire la réponse, elle n’en est que mieux. Je vous proteste qu’il m’est très-utile & qu’aujourd’hui presque toute ma correspondance roule sur lui.

Dominique pere, un peu interdit.

Toute votre correspondance !… Diable ! cela m’embarasse.

M. Delomer.

Pourquoi donc ? Vous ne répondez pas… parlez, vous hésitez.

Dominique pere, vivement.

C’est que je n’ôse plus vous dire à présent que je voulais qu’il s’en allât de Paris.

M. Delomer.

Qu’il s’en allât ! Et où irait-il, s’il vous plaît ?

Dominique pere.

Tenez, je ne sais : mais ce garçon-là, depuis que je l’ai fait revenir de chez l’étranger, est changé considérablement ; il n’est point cependant malade : mais qu’a-t-il donc ? Quand il est arrivé (vous le savez comme moi) il avoit une mine rayonnante & qui faisait plaisir à voir, de l’embonpoint, des yeux vifs, des couleurs vermeilles… à présent (prenez y garde) vous verrez ses joues un peu applaties & palotes, ses yeux plus enfoncés & moins riants : nous avons dîné l’autre jour ensemble ; ça ne mange plus.

M. Delomer.

Il me fâcherait beaucoup de le perdre ; & certes je regretterais autant sa personne que ses talens… mais le voilà : souffrez que je l’interroge un peu à ce sujet. Il sera peut-être moins discret avec moi.

Dominique pere.

Oui, interrogez-le… à deux nous verrons ce qu’il a dans l’ame.


Scène VI.

M. DELOMER, DOMINIQUE pere, DOMINIQUE fils.
Dominique fils, entrant & courant à son pere.

Mon pere… Ah je ne savais pas que vous étiez ici… que je vous embrasse !

Dominique fils.

Bon jour, mon fils… j’allais passer à ton cabinet.

M. Delomer.

Écoutez, Dominique… il ne faut rien me déguiser… votre pere s’imagine que le séjour de Paris ne vous est point agréable. Il croit deviner en vous une secrette envie de retourner aux lieux que vous avez habités si long-tems ; je crois bien que vous n’êtes pas mécontent de ma maison : mais, comme on n’est pas maître de ses inclinations, si elles vous éloignaient d’ici, quelque fût mon regret, vous êtes libre.

Dominique fils.

Ah ! Monsieur, qui peut me prêter des sentimens qui sont aussi loin de ma pensée ? on a mal lu dans mon cœur : moi m’éloigner de vous, moi vous quitter. Ah, mon pere ! ah, Monsieur ! gardez-vous de l’imaginer. Croyez que c’est dans toute autre ville que je vivrais malheureux.

Dominique pere.

Parbleu ! je suis charmé de m’être trompé. Cet aveu est trop chaudement prononcé pour ne pas partir du cœur : puisqu’il est ainsi, nous serons tous trois contens. M. Delomer.) Vous le voyez Monsieur, il n’est pas un ingrat, il vous paye du même attachement que vous avez pour lui.

M. Delomer.

J’en ressens une satisfaction extrême. (À Dominique fils.) Oui, Dominique, j’aurais été fâché de vous voir abandonner ma maison ; vous méritez que je vous en fasse l’aveu, je vois que vous obtiendrez de plus en plus ma confiance & à juste titre. J’ai de vous enfin la plus favorable idée, & je l’ai dit à votre pere.

Dominique fils.

Monsieur, je borne mon ambition à vous satisfaire… Le témoignage que vous voulez bien en rendre à mon pere, est pour moi la plus précieuse des récompenses.

Dominique pere, frappant sur l’épaule de son fils.

Mon ami, le prix d’une bonne conduite est d’être estimé de tout le monde.

M. Delomer.

Il m’aurait causé un grand chagrin en me quittant : je vous proteste que cela aurait altéré le plaisir que je vais goûter, en établissant ma fille.

Dominique pere.

Ah ! vous mariez Mademoiselle ? Bon, bon : bien fait… bien fait.

(Dominique fils paroît tout-à-coup surpris & agité.)

M. Delomer.

Oui, je la marie : vous pouvez tous deux en faire part à qui bon vous semblera ; je vous le déclare, c’est une affaire décidée, je l’accorde à Monsieur Jullefort : c’est un parti sortable.

Dominique pere.

L’aimable enfant ! Je l’ai vu haute comme cela ; & toute petite elle me faisait toujours trois ou quatre jolies révérences quand j’entrais, quoique j’eusse mon bonnet de laine au moins !

M. Delomer, à Dominique fils.

Dominique, j’attendrai de votre amitié un grand nombre de petits services : car on ne finit pas avec tous ces arrangemens de noces. Je n’ai jamais marié de fille, cela va faire de l’embarras, il faudra veiller à bien des choses ; je veux que vous représentiez comme un parent & que vous en fassiez l’office.

Dominique pere.

Mon fils, voilà ce qui s’appelle des marques d’une estime distinguée.

Dominique pere.

Je ne crois pas pouvoir en profiter, mon pere… vous disiez vrai tout-à-l’heure, vous aviez raison… vous voyez bien mieux que moi… votre expérience… j’ai réfléchi… il faut que je quitte Paris… tout le veut (À Delomer.) Monsieur, c’est à regret, mais je ne puis rester ; je le sens à présent, je ne puis rester.

M. Delomer.

Après ce que vous venez de nous dire, Dominique, je ne vous conçois pas.

Dominique pere.

Quel raisonnement creux as-tu donc fait à part toi dans ta cervelle, est-ce que tu extravagues ? Tu ne voulais pas partir, il y a un moment, & puis tu veux partir.

M. Delomer.

Comment concilier deux façons de penser aussi différentes ?

Dominique fils, avec une certaine véhémence.

Je partirai, je le dois, il le faut, j’ai mes raisons. Mes raisons sont bien légitimes… il m’en coûtera de vous quitter, Monsieur : mais cela importe, cela importe à mon repos, à mon bonheur.

(Il s’éloigne dans un coin du théâtre & paroît accablé.)

Dominique pere, inquiet sur l’état de son fils.

Que me direz-vous de cela, Monsieur Delomer ? je n’y entends rien moi… il veut… il ne veut pas… sa tête !… Je ne le reconnais plus…

M. Delomer.

Tout ce que je vois, c’est qu’il a quelque chagrin secret que je ne puis deviner, il l’épanchera plus librement dans votre sein. Vous êtes un bon pere, son bonheur vous est cher, il m’est cher aussi. S’il compte, après tout, le trouver dans un autre pays, il faudra bien y consentir : il m’en coûtera ; mais son bonheur avant tout… je vous laisse ensemble.


Scène VII.

DOMINIQUE pere, DOMINIQUE fils.
Dominique pere.

Hé bien, Dominique, qu’y a t-il ?… Vous vous éloignez de moi, & vous pleurez sans me rien dire.

Dominique fils, en s’essuyant les yeux.

Oh ! pour cela non, mon pere.

Dominique pere, le contrefaisant.

Oh ! pour cela non, mon pere !… Tu n’as point de chagrin non plus !… tu n’as rien à me confier… tu ne pleures pas en liberté avec moi !

Dominique fils.

Mon pere ! de grace, n’exigez aucun aveu… souffrez seulement que j’abandonne dès aujourd’hui cette maison ; plus j’en serai loin, & moins je souffrirai peut-être.

Dominique pere, avec tendresse.

Et c’est à moi que tu dis de ne te rien demander, à moi que tu déguises quelque chose !… as-tu oublié comme nous sommes ensemble ; as-tu un autre confident, un autre ami plus ancien, plus tendre, plus indulgent ? dis-le moi, & je lui cede la place… Mon fils, mon ami, parle, parle… va, je suis peut être le seul encore qui puisse changer ta destinée.

Dominique fils, vivement.

Je n’oserai jamais… mais d’où vient que je n’oserai pas… suis-je donc criminel ? non, non ; ah ! mon pere, mon pere ! pourquoi n’êtes-vous pas dans un état plus relevé… Avec tant de vertus, vous méritiez d’être tout autre que ce que vous êtes.

Dominique pere.

En voici bien d’une autre !… & qu’est-ce que cela te fait, si je suis content, heureux, satisfait ?… mais parle-moi avec franchise ; rougirais-tu dans le monde d’avoir un pere Vinaigrier ? Aurais-tu conçu ce pitoyable orgueil ? C’est une maladie commune à beaucoup d’enfants que leur pere a faits un peu plus qu’eux, & nous raisonnerions ensemble pour tâcher de la guérir ; car l’homme est si sujet à se laisser prendre à des fantômes !… Va, j’ai prévu dès ton enfance que cette idée-là pourrait te saisir un jour ; j’y ai pourvu, & je n’en ai point pris d’alarmes.

Dominique fils.

Mon pere ! je vous respecte, je vous chéris, je n’ai jamais rougi un seul instant de vous avouer aux yeux de tout le monde. Il me serait permis de choisir, que je ne choisirais pas un autre pere que vous, je vous préfererais au plus riche, au plus illustre Citoyen de cette ville ; mais le préjugé fait que tout le monde ne pense pas comme moi, & je suis malheureux, peut-être à jamais, par cette seule cause.

Dominique pere.

Ah çà ! me parleras-tu clairement… Voyons ; est-ce de l’argent qui te manque ? (Fouillant dans sa poche.) J’ai là quelque chose en réserve… prends, prends…

Dominique fils, l’arrêtant.

Depuis longtems vous savez que mes appointemens me suffisent ; vous avez assez fait pour moi, & plus… je voudrais même… que dis-je ? j’espere bien avant peu, si je prospere…

Dominique pere.

Je connais tes sentimens, tu n’as pas besoin de les exprimer… ton cœur, mon fils, est-il autre que le mien ?

Dominique fils, lui baisant les mains.

Mon bonheur sera de vous chérir ; il faut qu’il me tienne lieu de tout autre. Eh bien ! je me consolerai avec lui… vous venez de l’entendre ; Monsieur Delomer donne sa fille à Monsieur Jullefort ; cet homme, parce qu’il est riche, va obtenir sa main.

Dominique pere.

Serais-tu jaloux de cet homme ?

Dominique fils.

Oh ! oui, très-jaloux, non de ses richesses, mais de son bonheur.

Dominique pere.

Est-ce elle que tu desires, ou un établissement ?… prends garde de t’y tromper.

Dominique fils.

Que n’est-elle aussi pauvre que je le suis, j’unirais mon sort au sien… Vous m’avez toujours dit que, pour être heureux, il ne fallait s’attacher qu’à la personne seule.

Dominique pere.

Mais pour s’attacher à une personne, il faut en être aimé, & sans doute que celui qu’elle consent à épouser lui plaît plus que toi : ainsi mon pauvre ami, il n’y a rien à faire à cela.

Dominique fils.

Ah ! si elle se donnait à celui qu’elle sait l’aimer le plus, je suis bien sûr que personne ne l’emporterait sur moi.

Dominique pere.

C’est-à-dire que, si on recevait tes vœux, tu n’hésiterais pas à la prendre pour femme ?

Dominique fils.

Hélas ! que ce bonheur est loin de moi… c’en est fait ; non, je n’en aimerai jamais une autre, & cependant elle ne m’appartiendra pas.

Dominique pere, après un moment de réflexion.

Que sait-on ?… mais, dis-moi ; comment cet amour a-t-il pris naissance dans ton cœur ?

Dominique fils.

Mon pere ! je l’ai vue dans les premiers tems sans en être frappé ; nous avons conversé, nous avons lu, chanté, joué ensemble, & je n’en étais pas encore touché ; au contraire, j’en admirais d’autres qui me semblaient bien plus belles : mais dans la suite, j’ai cessé de les trouver si aimables, & plus je conversais avec Mademoiselle Delomer, plus je me suis senti enchanté. Si vous saviez comme elle pense, comme elle s’exprime, quelle noblesse de sentiment, quelle sensibilité inépuisable pour les malheureux, quelle honnêteté touchante regne dans toutes ses actions, & le tout sans gêne, sans effort, sans prétention ; elle a les graces de la modestie, & la gaieté de l’innocence ; sa joie est pure & naïve comme son cœur… j’ai remarqué que jamais elle ne dit de mal de personne, & je l’ai toujours vue reprendre ses amies à la moindre médisance…

Dominique pere.

Joli caractere de femme !

Dominique fils.

Ah ! si vous saviez sur-tout comme elle aime son pere !

Dominique pere.

Mais peux-tu me dire si elle se marie par obéissance ou par inclination.

Dominique fils.

Par inclination ! oh ! non… Monsieur Jullefort est un fort galant-homme, mais…

Dominique pere.

Te préfererait-elle à lui, si tu étais aussi riche que ce Monsieur Jullefort ; dis-moi ?

Dominique fils, avec passion.

J’ôse le penser… je me flatte trop, peut-être ; mais c’est la seule consolation qui me soit permise ; je ne la perdrai point, tout infortuné que je suis… mais il va l’épouser ; fille soumise, elle n’osera désapprouver le choix d’un pere… elle obéira, elle va être malheureuse pour toujours, & moi aussi.

Dominique, pere, avec réflexion.

Dominique, écoutez.

Dominique fils.

Mon pere !

Dominique pere, lui prenant la main.

Prends courage, mon ami… espere…

Dominique fils.

Que dites-vous ?… Moi, esperer !

Dominique pere.

Mais, puisque ce mariage n’est pas conclu, il est encore tems… je parle à son pere aujourd’hui, & je la demande pour toi…

Dominique fils, avec frayeur.

Y pensez-vous… gardez-vous de m’exposer à un refus : il prendrait pour un affront… il recevrait avec un dedain outrageant… j’en mourrais de douleur… sur quoi pouvez-vous esperer ? fortune, rang, préjugés, tout nous sépare. Dans ce siècle de cupidité, qu’importe que l’amour unisse deux cœurs ?

Dominique pere.

Reste ici, te dis-je… Va, mon ami ; la journée ne se passera pas que je ne revienne te retrouver ici, & peut-être avec de bonnes nouvelles.

Dominique fils.

Je me repens de vous avoir parlé… laissez-moi plutôt fuir loin d’elle ; que sert de m’amuser d’un inutile espoir ? Je ne souffre déjà que trop, sans m’exposer en bute aux traits du mépris ; le riche est superbe… il est au-dessus de votre pouvoir de me procurer un bonheur que le sort éloigne de moi.

Dominique pere.

Tais-toi, & laisse-moi agir. Tu as beau faire l’étonné ; je veux que tu restes dans cette maison, & que tu n’en sortes point.

Dominique fils.

Ah, mon pere ! ceci devient au-dessus de mes forces.

Dominique pere.

Ah çà ! il est de ton devoir de m’écouter, & de m’obéir, quand je parle… entends-tu ?…

(Il s’en va à pas lents ; le fils le suit de loin, la tête baissée. Le père revient sur ses pas, & prenant la main de son fils, il lui dit d’un ton attendri & ferme :)

Tu l’auras, Dominique, tu l’auras.

(Le pere sort.)
Dominique fils.

Ce bon pere ! comme il se livre aux illusions que lui inspire sa tendresse !… Ah ! je n’ai pas même l’espoir qui accompagne quelquefois l’infortune.

Fin du premier Acte.

ACTE II.


Scène première.


DOMINIQUE fils arrive d’un pas lent & rêveur.

Tu l’auras, tu l’auras… Ces mots (& je ne sais pourquoi) reviennent frapper sans cesse mon oreille. C’est en vain qu’il aura voulu distraire la douleur qui me consume… Ah ! trop cher objet ! jamais, non, jamais tu ne sortiras de ce cœur ; ton image y est gravée pour la vie, en dépit du sort injuste qui nous sépare… C’est à présent que j’éprouve combien je t’idolâtre… Moins j’ai d’espoir, & plus je t’aime… Qu’il m’est cruel de te voir destinée à un autre ! Un autre fera t-il ton bonheur comme je l’eusse fait ?… Un autre saura-t-il t’aimer comme moi ?… Il me faudra donc dévorer mes tourmens !… Tout dans cette maison me devient insupportable… Elle-même augmente mon supplice. Je n’ôse plus la regarder… Le seul son de sa voix me porte au désespoir ; & plus je la fuis, plus il semble que le sort la ramène sur mes pas… La voici… Resterai-je… Non.


Scène II.

Mademoiselle DELOMER, DOMINIQUE fils.
(Dominique fils la salue & se retire lentement.)
Mademoiselle Delomer, comme il est à la porte, d’un ton triste.

Vous vous en allez, Monsieur !

Dominique fils, revenant.

Non, Mademoiselle.

Mademoiselle Delomer.

Vous sortiez, cependant… Que rien ne vous retienne.

Dominique fils.

J’allais…

Mademoiselle Delomer.

Hé bien ! vous alliez ?

Dominique fils.

Mais je n’allais nulle part. (Il soupire.)

Mademoiselle Delomer.

Vous avez pris un air bien triste aujourd’hui.

Dominique fils.

Il est vrai que je devrais… À propos, Mademoiselle, j’oubliais de vous faire mon compliment.

Mademoiselle Delomer.

Sur quoi, s’il vous plaît ?

Dominique fils.

Monsieur Jullefort… C’est une chose décidée.

Mademoiselle Delomer.

Vous êtes ironique !

Dominique fils, avec passion & douleur.

Je ne suis que malheureux.

Mademoiselle Delomer.

Laissez-moi… Je fais mal de rester avec vous ; nous nous trahissons tous deux : vous m’êtes un objet de tourmens, encore plus que Monsieur Jullefort.

Dominique fils.

Moi, je pourrais vous causer la moindre peine !… Ah ! Mademoiselle, qu’exigez-vous de plus ?… N’ai-je pas renfermé, jusqu’ici, & sous le plus sévère silence, le plus vif sentiment ; sentiment trop ambitieux sans doute ; mais du moins j’ai sçu le taire.

Mademoiselle Delomer.
.

Je le sais.

Dominique fils.

Aucun espoir ne saurait m’être permis ; & c’est cette persuasion cruelle qui va m’éloigner d’une ville où je ne peux plus vivre.

Mademoiselle Delomer.

Croyez que je souffre en vous voyant ; & que je souffrirai encore plus, en cessant de vous voir.

Dominique fils.

Si vous avez quelque compassion pour moi, elle ne peut être que stérile. Ne bornez pas du moins votre pitié ; donnez lui un libre cours ; j’en ai besoin : apprenez que, malgré la barrière qui s’élève entre nous, il n’y a qu’un bonheur sans réserve qui puisse me toucher.

Mademoiselle Delomer.

Et comment résister à mon pere ? j’ai voulu dire quelques mots, il ne m’a point écoutée ; il a fait parler son autorité, & je me suis trouvée sans voix pour lui répondre : Monsieur Jullefort, recommandé de toute part, a gagné sa confiance : il vous la devrait plutôt ; mais (vous le savez) c’est la fortune qui fait les mariages : aussi, combien en compte-t-on d’heureux !

Dominique fils.

Oui, la fortune m’a maltraité ; & c’est ce qui m’a empêché, jusqu’à présent, d’oser lire dans vos regards.

Mademoiselle Delomer.

Monsieur Jullefort me regarde avec beaucoup d’assurance.

Dominique fils.

Je suis bien loin de tant de hardiesse.

Mademoiselle Delomer.

Je l’ai toujours traité avec la plus grande froideur, & je ne conçois pas comment il y a des hommes qui veulent nous avoir ainsi malgré nous.

Dominique fils, vivement.

Il ne possede pas encore votre main ; & si vous résistez ici avec courage…

Mademoiselle Delomer.

Quel courage voulez-vous que j’aie ?… Est-ce à mon âge que l’on résiste ? Je crains qu’il ne soit plus tems : mon pere, vous dis-je, a pris des engagemens.

Dominique fils.

Et vous les ratifierez ?

Mademoiselle Delomer, avec douleur.

Pourrai-je élever la voix, quand un pere commande ? Vous ne savez pas tout le pouvoir qu’un pere a sur nous… Je l’aime, je crains de l’offenser ; & plus je le chéris, plus je tremble de lui résister.

Dominique fils.

Ah ! si j’étais à votre place, je saurais être plus ferme.

Mademoiselle Delomer, avec étonnement.

Vous me conseilleriez de désobéir à mon pere !… Il ne faut pas que l’intérêt de votre amour vous fasse ainsi parler contre mon devoir.

Dominique fils.

L’intérêt de mon amour ! tout cher qu’il m’est, j’y renoncerais pour assurer votre repos… C’est le vôtre qui m’anime… Est-ce à moi d’espérer le consentement de votre pere ; moi qui n’ai rien, moi fils… L’orgueil a établi des distances inhumaines, qui font aujourd’hui mon désespoir… Je crains seulement que vous ne soyez malheureuse… Vivez avec tout autre, pourvu qu’il vous soit cher… Irez-vous contracter des liens cruels, qui vous feront sentir le poids du malheur, chaque jour de votre vie ? Soyez à tout autre, & vivez fortunée ; je sais de mon côté ce que je dois faire : c’est en quittant ma patrie ; c’est en allant gémir loin de vous, que je vous prouverai que l’amour qui me consume est pur & désintéressé.

Mademoiselle Delomer, d’un ton pénétré.

Que ne suis-je pauvre, que personne ne voulût de moi !

Dominique fils.

Ah ! si j’étais riche ! j’irais m’offrir… Ou, que n’êtes-vous sans dot, vêtue en siamoise, vous auriez les mêmes charmes, & je serais plus près du bonheur : on ne soupçonnerait pas alors que je fusse tenté de votre fortune.

Mademoiselle Delomer.

Mais au-lieu de quitter la maison, si vous restiez… Je… Vous tenteriez… Vous pourriez même… Mais non, il n’y consentira point ; je m’abuse ; il n’y consentira jamais.

Dominique fils.

Et c’est-là ce qui m’accable… Je ne puis aspirer, même en idée, à me mettre sur les rangs. J’offenserais votre pere ; j’aurais peut-être la physionomie d’un séducteur… les préjugés qui règnent… Allons, je suis perdu, tandis qu’un autre, parce qu’il possede de l’or, aura l’audace de vous conquérir… Ah ! quelle distance il y a entre posséder le cœur d’une personne, ou sa main.

Mademoiselle Delomer.

Je vais l’accabler de froideur… Mais cet homme- là ne sent rien. S’il persiste à me vouloir, seule & sous les yeux d’un pere, lui ayant toujours obéi, respectant ses volontés, je ferais donc…

Dominique fils, avec une voix étouffée.

Ciel !… le serment de l’aimer.

Mademoiselle Delomer, avec attendrissement.

Et dans le même instant, Ô Dieu ! celui de ne plus penser à vous de toute ma vie… Ah !

Dominique fils, avec vivacité.

Pourrai-je me dire à moi-même, que vous y auriez songé quelquefois ?

Mademoiselle Delomer.

Vous avez trop lu dans mon cœur, & je vous ai trop entendu… C’est pour la premiere fois que nos cœurs s’expriment ainsi ; ils ne jouiront pas long-tems de ce plaisir. La loi, les préjugés, tout est contre nous.

Dominique fils.

Ah ! je puis tout hazarder : je deviendrai téméraire ; j’irai me jetter à ses pieds. Embrassez-les de votre côté…

Mademoiselle Delomer.

Le voici… je tremble qu’il ne nous ait entendus.


Scène III.

M. DELOMER, Mlle. DELOMER
DOMINIQUE fils.
M. Delomer, arrivant avec précipitation & d’un air égaré.

Dominique ! je vous cherchais ; & vous, ma fille… Ah, Dieu !… J’ai de terribles choses à vous apprendre.

Dominique fils, avec inquiétude.

Monsieur, qu’y a t-il ?

Mademoiselle Delomer, tremblante.

Comme votre visage est altéré, mon pere ! qu’avez-vous ?

M. Delomer.

Je suis au désespoir.

Dominique fils.

Vous ! Ah ! parlez.

Mademoiselle Delomer.

Mon pere !

M. Delomer, tombant dans un fauteuil.

Un moment ; laissez-moi respirer… Ma fille, tu vas fremir… Mon malheur ; il m’est plus cruel ; il devient le tien… Ton pere, hélas ! n’a travaillé toute sa vie, que pour se voir en un seul jour tout-à-coup ruiné.

Mademoiselle Delomer.

Ruiné, vous !

Dominique fils.

Comment se peut-il ?

M. Delomer, à Dominique.

Vous méritiez ma confiance, jeune-homme ; j’avoue même que j’aurais bien fait d’écouter de certains avis que vous m’avez donnés ; je m’en repens aujourd’hui ; mais il n’est plus tems… Mon cher Dominique, vous avez toujours tremblé de voir la quantité de fonds que j’avançais aux deux Associés de Hambourg…

Dominique fils.

Ils auraient manqué !

M. Delomer.

Je viens d’en être frappé comme d’un coup de foudre : depuis vingt ans que je négocie avec eux, ma confiance était devenue sans bornes ; je renonçais à toute autre correspondance, pour me livrer entierement à leurs demandes. Je viens de répondre encore pour eux dans une entreprise considérable, où cette même confiance m’a aveuglé. C’était la derniere opération que je voulais faire de ma vie. Que ne suis-je mort avant d’en avoir conçu l’idée.

Mademoiselle Delomer.

Ah ! mon pere, mon pere, ne vous livrez point à l’abbattement ; voici le jour du courage… Mais quoi ! tout serait-il perdu ?

M. Delomer.

On m’écrit que leur faillite est sans ressource, & c’est dans le moment que j’attendais la plus forte rentrée de mes fonds, que cet accident-là m’écrase. Le paiement de l’année, celui de la maison, ta dot, ton sort, le mien, tout reposait sur eux ; tout est précipité dans l’abîme.

Dominique fils, vivement.

Je suis à vous, Monsieur ; faut-il courir, prendre la poste, aller en personne stipuler vos intérêts, tandis que vous prendrez ici les arrangemens les plus convenables ? Je pars ; je ne reviendrai qu’après avoir appaisé l’orage.

(Pendant cette scène, Mademoiselle Delomer demeure le visage caché, & s’appuyant sur un fauteuil.)

M. Delomer.

Il faut attendre ; il paraît que c’est le contrecoup que je reçois : ils n’ont manqué, sans doute, que parce que l’orage vient de plus loin. Quel parti prendre pour effectuer mes paiemens ? Ils se montent très-haut, & c’était les fonds que je devais recevoir de Hambourg, qui étaient destinés à l’acquit de ces créances : il faut emprunter & user de mon crédit. On m’offrait dernierement encore des fonds assez considérables ; en attendant que cette opération se réalise, allez toujours escompter les effets que je vais vous donner. Il nous faut profiter des momens où l’on ne sait rien encore. Nous paierons ces deux jours-ci, mais pas plus… Vous m’entendez bien ?

Dominique fils.

Ah ! Monsieur, quelle affreuse extrémité !

M. Delomer.

J’y suis réduit ; je suis l’exemple que l’on me donne ; c’est un malheur que l’on me force à rejetter sur d’autres ; je ferai perdre, parce que je perds.

Dominique fils.

Vos pourriez vous résoudre à… (Retenue expressive.)

M. Delomer.

Autrement je suis ruiné ; il n’y a pas d’autre parti. Irai-je supporter seul tout ce fardeau pour en être opprimé ?

Dominique fils.

Me permettez-vous de parler comme je pense ?

M. Delomer.

Il le faut ; ces momens sont trop de conséquence pour me rien déguiser.

Dominique fils.

Vous ne vous en offenserez pas, Monsieur : mais il n’y a que l’infortune qui puisse vous inspirer un tel dessein : il répugne à vos propres principes. De malheureux que vous êtes, deviendriez-vous coupable ? Emprunter sans ressources pour rendre ! Ah ! souvenez-vous de ce que vous m’avez dit cent fois : aucun prétexte ne peut faire manquer aux engagemens que l’on a pris : la confiance que l’on nous a donnée ne saurait être trompée… Après tout, Monsieur, il vous faudra toujours, dans peu, en venir à la seule opération qui est à faire ; vous ne pouvez vous le dissimuler.

M. Delomer.

Quoi ! vous me conseillez de faire un abandon à mes créanciers, de me dépouiller de tout ? Je veux sauver assez pour conserver l’état que j’ai acquis. Après tant de travaux, toute la fortune d’une maison dépendrait du caprice du sort, & j’aiderais de mes mains à la renverser ! & que deviendrait l’établissement de ma fille ? Moi qui avais lieu de prétendre…

Mademoiselle Delomer.

Ne songez point à moi, mon pere ; ne consultez que votre cœur ; ne voyez que la paix, le repos de vous-même.

Dominique fils.

Ah, Monsieur ! chassez loin de vous l’indigne faiblesse que donne le premier assaut du malheur. Ne rompez pas cette circulation, l’ame du commerce ; qu’il soit respecté par vous-même au milieu des revers : l’équité & l’honneur surmontent toutes les difficultés. Envisagez le tort que vous allez faire ; vingt familles seront précipitées dans l’indigence, & vous accuseront ; elles seront sans ressources, & vous en avez encore. Daignez vous ouvrir à moi : croyez-vous avoir assez pour parer à tout, si vous vouliez ne rien faire perdre.

M. Delomer.

Oui ; mais, mon cher ami, il ne me resterait absolument rien ; il me faudrait tout vendre, mes deux maisons, ma campagne, & peut-être jusqu’à mon mobilier.

Dominique fils.

Mais aussi vous ne devriez plus rien à personne !

M. Delomer.

Et que deviendrais-je après ? Vraiment je ferais alors dans le monde une belle figure.

Dominique fils.

On est toujours riche, quand on a tout payé. Croyez que vous serez cent fois plus heureux dans l’état le plus médiocre, lorsque vous ne serez exposé à aucun reproche : je vous connais, Monsieur ; vous ne savez pas l’effet que ferait sur vous le regard d’un homme qui vous dirait : tu m’as trompé ; vous n’y êtes point accoutumé : la premiere épreuve serait mortelle : oui, mortelle, j’en suis sûr… Vos biens sont suffisans, ou non, pour payer vos dettes : dans le dernier cas, pourquoi acquitter des créanciers anciens aux dépens des nouveaux ? C’est une action contraire à l’ordre des choses ; c’est une injustice…

M. Delomer.

Il faudrait donc que je m’avilisse ?

Dominique fils.

On ne s’avilit pas pour être juste.

M. Delomer.

Que je tombasse dans la derniere misere. Et me fille, ma fille !… Eh ! que deviendrait l’espoir de ma vie !

Mademoiselle Delomer.

Mon pere, en ce moment oubliez-moi…

M. Delomer.

Tu approuverais que je te dépouillasse de tout ?

Mademoiselle Delomer.

Oui, plutôt que de voir votre front rougir une seule fois.

Dominique fils.

Monsieur, je me dévoue pour toujours à votre service ; votre infortune vous rend encore plus respectable à mes yeux ; vous m’avez donné votre confiance, daignez me l’accorder sans réserve ; vous êtes trop troublé pour agir par vous-même dans cette révolution malheureuse. Je vais, sans perdre de tems, travailler à faire l’état le plus exact de vos biens & de vos dettes. Certainement vos créanciers, convaincus de votre bonne foi, seront touchés de votre situation & vous faciliteront les moyens de continuer votre commerce. Vous conserverez votre crédit, le crédit qui vous rouvrira de nouvelles sources de richesses ; reposez-vous sur moi ; à chaque heure je vous rendrai compte de toutes mes opérations. (Dans un mouvement énergique.) Oui, nous ferons honneur à tout : dites, n’est-il pas vrai, nous ferons honneur à tout ?

M. Delomer.

Vous me touchez infiniment, jeune-homme ; vous êtes bien estimable ; & jamais je ne vous ai mieux connu que dans ce moment : je vous devrai ma vertu ; oui, je m’en rapporte à vous… Agissez de manière que qui que ce soit n’ait à me reprocher la moindre fraude, soit dans l’exécution, ni même dans l’intention… Il me reste encore une lueur d’espérance ; Monsieur Jullefort mon gendre est riche, il aime ma fille ; il m’aidera sûrement. Plus ou moins d’argent, pour le moment, lui sera à peu près égal… Le croire uniquement touché de la dot, ce serait lui faire injure ; il ne mérite pas qu’on lui fasse cet outrage.

Dominique fils.

Il peut se rendre doublement heureux, & goûter un nouveau bonheur, en vous offrant l’appui de sa fortune… Que d’avantages pour lui !

M. Delomer.

Je le crois bon ami ; & nous allons l’admettre à notre confidence ; le titre qu’il va porter l’engagera à prendre nos intérêts. Cet aveu, je l’avoue, va me coûter à lui faire : il faut que je lui dise que je suis forcé d’employer la plus grande partie de la dot au paiement de mes créanciers… Mais il ne perdra rien par la suite…

Mademoiselle Delomer.

Hé bien ! souffrez que je vous épargne cet aveu ; il l’entendra de ma bouche ; il le recevra d’une maniere différente… Permettez que j’aye un entretien avec lui… Nous ne douterons plus alors de sa réponse.

M. Delomer.

J’y consens : tout-à-l’heure en rentrant, je l’ai apperçu, qui venait après moi ; j’étais trop troublé pour lui parler ; je vous cherchais ; j’ai recommandé qu’on le fît attendre… Je vais te l’envoyer. (À Dominique.) Allons, mon cher Dominique, je vais remettre tous mes papiers entre vos mains ; ma tête n’est pas à moi ; agissez à votre gré ; je vous confie mes intérêts & mon honneur : j’approuverai tout ce que vous ferez : sans vous j’allais faire une démarche qui ne s’accordait pas avec ce que je dois à mon nom… C’est vous qui m’avez sauvé du précipice où j’allais tomber.

Dominique fils.

Je n’ai que du zèle à vous offrir ; mais il est extrême, il est pur, & il ne se démentira dans aucune circonstance de ma vie.

(Dominique suit M. Delomer, & Mademoiselle Delomer lui jette un regard d’approbation en se séparant.)

Scène IV.

Mademoiselle DELOMER soupire
& dit après un court silence.

Qu’il est cruel d’étouffer des sentimens qui semblent aussi légitimes ! Avec quelle noblesse il vient de parler ! Ah ! mon cœur approuvait tout ce qu’il disait. Son ame répond bien à la mienne… d’où vient donc que je prends si peu de part à l’infortune qui nous accable ? Au moins, si j’en crois ce pressentiment flatteur, je n’épouserai pas Jullefort… mais s’il ne voyait que moi dans l’union projettée, s’il m’aimait assez pour secourir mon pere, je devrais plus que jamais me sacrifier pour lui… cette idée m’alarme, m’épouvante… je desire & je crains… je sais quel est mon devoir, mais je sais aussi quel est mon cœur… le voici, que je tremble de le trouver généreux ; mais hélas ! quel souhait terrible !


Scène V.

Mademoiselle DELOMER ; M. JULLEFORT.
M. Jullefort, arrivant avec transport.

Mademoiselle, ma chere Demoiselle, quelle félicité m’attend ! quel bonheur pour moi ! J’ai vu le Notaire, il a dressé l’acte, tout réussit selon mes vœux, & bientôt nous allons nous appeller des plus tendres noms… mais que vois-je encore ? ne soyez pas si sérieuse, en vérité je n’ai jamais été plus joyeux de ma vie…

Mademoiselle Delomer.

Cette joie ne sera peut-être pas d’une longue durée, Monsieur…

M. Jullefort.

Oh ! elle sera éternelle comme l’amour que je ressens…

Mademoiselle Delomer.

Écoutez-moi, Monsieur ; nous avons à parler ensemble & j’attends de vous toute la sincérité…

M. Jullefort.

Avez-vous jamais douté que je pusse vous parler autrement ? (À genoux.) Eh bien ! croyez-en les plus brûlantes protestations de mon cœur : je vous jure un amour que la mort même ne pourra éteindre, une flâme qui vivra jusques dans mon tombeau… non jamais personne ne n’a paru si adorable que vous : j’en jure par tout ce qu’il y a au monde de plus sacré.

Mademoiselle Delomer.

Ah ! Monsieur, levez-vous, ce ne sont pas des sermens que je vous demande.

M. Jullefort.

Et comment voulez-vous donc que je vous fasse croire ?…

Mademoiselle Delomer.

Je compte peu sur les sermens, & les vôtres dans ce moment, si vous voulez que je vous le dise, me paraissent vains & légers.

M. Jullefort.

Vains & légers ! Que dites-vous, Mademoiselle ? Ce ne sont pas ici des sermens en l’air comme ceux que font les amans : ce sont des sermens d’époux, appuyés d’un bon contrat & rien dans l’univers ne peut casser cela… oui, notre contrat est comme signé, puisque l’on n’attend plus que vous… Vous doutez de mon amour ! Ah, vous ne savez pas ce que je vous sacrifie ! Si je vous disais tous les partis que j’ai refusés ! Tenez ; on me proposait, encore il y a quinze jours, une riche héritiere orpheline & ayant deux oncles cacochymes ! c’était un détail de biens qui ne finissait pas. Mais je n’ai pas voulu lire seulement ; j’ai rendu froidement le tableau. On m’aurait offert un million.

Mademoiselle Delomer.

Mais, Monsieur, vous avez peut-être mal fait de refuser un aussi bon parti.

M. Jullefort.

Comment donc ! mais vous m’offensez cruellement…

Mademoiselle Delomer.

Répondez-vous assez de vous-même pour assurer qu’en m’épousant ce n’est pas le bien que vous regardez ?

M. Jullefort.

Si vous étiez sans fortune, le bonheur de vous posséder serait encore le même à mes yeux.

Mademoiselle Delomer.

Quoi ! si je n’avais rien, vous me rechercheriez avec le même empressement ? Vous me prendriez sans dot ?… consultez-vous bien.

M. Jullefort.

Quelle question ! Je n’ai pas besoin de me consulter, je vous donnerais avec la même tendresse une preuve de mon désintéressement.

Mademoiselle Delomer, à part.

Parlerait-il tout de bon ? que je suis malheureuse !… Allons ; c’est pour mon pere.

M. Jullefort, à part.

Qu’elle est simple ! il faut s’y prêter.

Mademoiselle Delomer.

Enfin Monsieur, en supposant que mon pere est tombé tout-à-coup & par un revers inattendu dans l’indigence, & qu’il ait besoin de votre crédit & de vos soins pour le relever, vous iriez généreusement jusqu’à vous employer pour lui ?

M. Jullefort.

Dans un cas pareil le bonheur de vous mériter serait d’un prix bien au-dessus de tout ce que je pourrais faire… mais dites-moi, Mademoiselle, est-ce pour m’éprouver que vous me tenez ce langage, ou plutôt serait-ce une ironie ? Mes biens sont francs & quittes, je ne dois rien, je vous en avertis : ne craignez pas de livrer votre main à l’homme que vous avez rendu sensible, nous ferons une excellente maison… je n’ai point de mon côté de ces questions qui respirent la défiance…

Mademoiselle Delomer, l’interrompant.

Ces questions sont plus sérieuses que vous ne pensez, que vous ne pouvez croire. (D’un ton pathétique & douloureux.) Elles sont fondées sur des causes aussi récentes que malheureuses.

M. Jullefort, paraissant extrêmement inquiet.

Qu’y a-t-il-donc Mademoiselle, & que voulez-vous me dire ?

Mademoiselle Delomer.

Ce que je suis chargée de vous apprendre : je vous ai préparé au dernier trait pour ne point vous accabler d’un seul mot.

M. Jullefort, à part.

Cela commence à me faire trembler… mais seroit-ce plutôt une feinte ?

Mademoiselle Delomer.

Ne vous êtes-vous point apperçu que mon pere était triste, était changé & dans une situation qui annonçait un extrême embarras ?

M. Jullefort, en pâlissant.

Effectivement… mais il est quelquefois comme cela… est-ce qu’il y aurait une cause particuliere ?

Mademoiselle Delomer.

La plus terrible. Il vient de recevoir dans l’instant la nouvelle d’une faillite épouvantable.

M. Jullefort.

Qui retombe sur lui ?

Mademoiselle Delomer.

Sur lui principalement. Ce sont les personnes sur qui roulait depuis vingt ans tout son commerce, qui lui enlevent tout.

M. Jullefort, à part.

Je suis perdu… (Haut.) Et cela est considérable ?

Mademoiselle Delomer.

De tout notre bien, vous dis-je ; notre ruine est entiere.

M. Jullefort, en jettant un cri.

Ah ! mon dieu, mon dieu ! que me dites-vous la. (Grand repos.) Ce sont de ces choses qui n’arrivent qu’à moi. (À part.) Que je suis malheureux ! (Après un intervalle, haut & vivement.) Mademoiselle, il faut lui conseiller de cacher quelque tems sa situation, précipiter votre mariage, doubler votre dot ; c’est un moyen sûr pour se reserver une table dans le naufrage. Le douaire des filles est une chose qui passe avant tous les créanciers, & qui leur donne un pied de nez… en faisant le douaire très-considérable…

Mademoiselle Delomer.

Mon pere ne suivra pas ce conseil, Monsieur : il aurait pû vous laisser ignorer son infortune & vous tromper : mais loin de lui ce vil artifice.

M. Jullefort, à part.

Ah ! je l’ai échappé belle. (Haut & d’un ton en colere. Mais comment s’est-il aussi aventuré ?… il a manqué de prudence. À son âge faire des sottises, des extravagances de cette force ! Ah cela n’est pas pardonnable.

Mademoiselle Delomer.

Il est des commerces sujets à de pareils revers, & on n’y prospere qu’à force d’avancer des fonds ; il était à la veille d’une rentrée considérable.

M. Jullefort.

D’une rentrée considérable ! Il faut les pendre ces coquins, ces misérables-là.

Mademoiselle Delomer.

Ils ne sont que malheureux comme nous.

M. Jullefort.

Point de grace, point de grace, en place de greve ces marauds-là… La fortune m’est bien cruelle… mais je suis furieux contre votre pere, il mérite les reproches les plus sanglans… au-lieu de garder son argent dans son coffre.

Mademoiselle Delomer.

Qui de nous sait lire dans l’avenir ?

M. Jullefort.

Mais, Mademoiselle, c’est que c’est une perte irréparable, vous ne sentez pas cela comme moi, vous êtes d’un tranquille !… J’avais déjà fait un sage emploi… voilà mes projets avortés. Je suis sûr que vous ne savez seulement pas que vous n’avez presque rien du côté de votre mere : ces deux maisons de campagne sont des acquêts depuis son décès. Il y a bien un petit douaire sur je ne sais quel terrain aux nouveaux Boulevards ; mais c’est si peu de chose !… votre pere est, en vérité… il est… non, vous avez beau dire, je ne lui pardonnerai de ma vie.

Mademoiselle Delomer, d’un ton ferme.

Gardez-vous de rien dire, Monsieur, qui puisse le blesser ; c’est prendre aussi trop vivement mes intérêts. Mon pere ne vous fait aucun tort, je crois ; il travaille actuellement au tableau de ses dettes, & nous entrevoyons avec plaisir que nos biens suffiront pour payer.

M. Jullefort.

Et votre dot, Mademoiselle, votre dot ?… c’est plutôt pour vous que je parle, que pour moi ; il vous faut toujours une dot dans tous les cas possibles… mais je n’y songeais pas : vous avez, au moins, des oncles, tantes, plusieurs parens enfin dont les successions réunies pourraient former… & réparer…

Mademoiselle Delomer.

Non, Monsieur, je n’ai personne, je n’attends rien de personne : mon pere était tout pour moi & ce n’est que sur lui que je répands des larmes.

M. Jullefort, à part.

Pas un seul héritage, quelle famille ! où allais-je me fourrer. (Haut.) Mademoiselle, je vous aime trop pour n’être pas touché de cet accident… cette maudite faillite… ne sentez-vous pas tout le malheur de deux personnes qui s’unissent pour la vie & dont l’une… mais comment ! vous êtes bien sûre qu’on ne remettrait pas à Monsieur votre pere une partie de ses fonds. Quatre-vingts pour cent par exemple… c’est l’usage.

Mademoiselle Delomer.

Monsieur, il rejetterait un tel projet ; il ne veut point de grace, il ne veut rien faire perdre à personne.

M. Jullefort.

Tant-pis, Mademoiselle : tout cela dérange furieusement, comme vous pouvez bien penser… &, tenez, d’ailleurs je doute fort que vous m’aimiez grandement… je ne sais pas épouser une jeune personne aussi intéressante que vous du consentement seul de son pere… j’aurais sans cesse à me reprocher de ne vous tenir que de sa main… je ne veux point vous rendre malheureuse, vous le seriez peut-être avec moi… le vrai parti en pareil cas serait…

Mademoiselle Delomer.

De vous retirer, Monsieur.

M. Jullefort.

Oui, oui, Mademoiselle, je vous obéis… je vais… je vous salue.


Scène VI.

Mademoiselle DELOMER.

Le voilà donc cet homme qui, à l’entendre, ne désirait que moi… comme il s’est ému à la nouvelle que je lui ai donnée !… il semblait que c’était son bien qu’on emportait. Du moins ce malheur a servi à l’éloigner… me voilà délivrée de cet homme… j’en ressens une joie secrette… mais l’état de mon pere me trouble & m’attendrit. Ce n’est que pour lui que je regrette cette fortune qui assurait le repos de ses dernieres années ; pour moi il me semble qu’avec Dominique je passerais ma vie dans la derniere médiocrité, sans jetter un seul soupir… oui, dans ce moment je serais heureuse si mon pere ne souffrait plus.


Scène VII.

Mademoiselle DELOMER, DOMINIQUE fils.
Dominique fils, traversant le Théâtre
& tenant un porte-feuille en main.

Dans ces momens, Mademoiselle, je ne m’occupe qu’à parer les coups les plus violents de la tempête : il reste quelquefois des ressources inespérées, & le temps amène toujours de singuliers changemens : peut-être que les affaires prendront un autre tour, ne désespérez pas ; tout n’est peut- être pas perdu & je vais chercher les moyens de remédier à ce qu’il y a de plus pressé… ce tems, hélas ! n’est pas celui de vous parler de moi.

Mademoiselle Delomer.

J’en veux moins à ce coup du sort, Dominique : il semble me rapprocher de vous ; nos destinées du moins seront à-peu-près égales. Que cet argent qui fait tout me paroit vil, lorsque les sentimens du cœur si chers, si précieux, sont sans valeur. J’ai entendu M. Jullefort.

Dominique fils, avec inquiétude.

Sa fortune va vous dédommager de celle que vous perdez…

Mademoiselle Delomer.

Vous vous trompez (En souriant.) il a pris la fuite en aprenant notre désastre.

Dominique fils, avec joie.

Il est heureux pour moi que cet homme n’ait jamais eu un cœur ni des yeux… je n’ai plus ce rival…

Mademoiselle Delomer.

Apprenez que vous n’en avez jamais eu… que vous n’en aurez jamais, que vous ne pouvez en avoir… Dominique, vous méritez cet aveu ; qu’il vous enhardisse à bien servir mon pere.

Dominique fils, lui baisant la main.

Que dira la faible voix de la reconnoissance, lorsque mon cœur palpite, & d’amour, & de surprise, & de joie… adieu, je cours… je vais… comment pourrai-je assez vous mériter ?

(Ils se séparent en se regardant avec tendresse.)
Fin du second Acte.

ACTE III.


(Le Théâtre représente une espece de Salle par bas ; Dominique pere en bonnet de laine & en veste rouge, conduit un petit baril sur une Brouette de Vinaigrier à une roue, laquelle est à bras. Il entre sur la scène en roulant sa Brouette : un Domestique veut s’y opposer.)

Scène premiere.

DOMINIQUE pere, UN DOMESTIQUE.
le Domestique.

Quoi ! vous voulez absolument, & malgré nous, entrer dans cette Salle basse.

Dominique pere, roulant sa Brouette & tout essoufflé.

Oui, je le veux ; j’ai mes raisons… rangez-vous…

le Domestique.

Qu’est-ce que cela veut dire ? on n’a jamais vu pareille chose ; & certainement vous êtes fou.

Dominique pere, posant sa Brouette.

Je ne suis point fou, je sais ce que je fais, & ce que je dois faire… cela m’impatiente, à la fin… attends que ton maître s’en plaigne. Quand mon fils te commande, as-tu coutume de faire tant de répliques ?

Le Domestique.

Oh ! si c’est par son ordre, à la bonne heure ; ma foi, on est allé l’avertir de tout ceci.

Dominique pere.

Mon fils ? & pourquoi ? je n’ai que faire de lui. (En frappant du pied.) Voyez donc un peu ces gens-là. C’est à Monsieur Delomer que je veux parler, non à d’autres… Il faut que je lui parle tout présentement…

Le Domestique.

Il est empêché pour des affaires de conséquence.

Dominique pere.

Il n’importe ; il faut absolument que je lui parle tout-à-l’heure… Il y va de la mort d’un homme.

Le Domestique.

Voilà Monsieur votre fils ; parlez-lui. (En s’en allant.) Le plaisant original !… Il a, par ma foi, la cervelle dérangée…


Scène II.

DOMINIQUE pere, DOMINIQUE fils.
Dominique fils.

Qu’est-ce donc, mon pere ? Qu’avez-vous donc ? Comme vous venez ici ! Eh mon Dieu ! que voulez-vous avec tout ce train ci ?

Dominique pere.

Mon ami ; je viens faire la demande.

Dominique fils.

Vous choisissez bien votre tems, & encore mieux le lieu.

Dominique pere.

Va, va, Dominique ; ne te mets en peine de rien ; laisse-moi faire seulement… tu verras, tu verras.

Dominique fils.

Quoi ! cet habit de travail, ce Baril, cette Brouette dans une Salle frottée !

Dominique pere, le contrefaisant.

Oui, dans un Salle frottée ; voyez le grand mal !… Eh bien ! le frotteur recommencera… ce Baril te fait pitié, te fait hausser les épaules ; va, va, mon garçon ; c’est un petit supplément à mes paroles, qui ne nuira pas, je pense : on réussit toujours bien dans quelque affaire que ce soit, quand on n’arrive pas les mains vuides. Allons… allons. D’ailleurs, j’ai pour principe de ne jamais abandonner ma marchandise ; & cet accoutrement qui t’offense, c’est là mon habit d’honneur, entends-tu ? Je ne suis jamais plus hardi que comme cela.

Dominique fils.

Vous avez résolu de m’éprouver, mon pere ; mais j’ai peur que vous ne manquiez aux convenances reçues dans le monde.

Dominique pere.

Oh ! tu es amoureux… Je veux te guérir… je veux te guérir absolument… je le veux.

Dominique fils.

Écoutez-moi, de grace ; Monsieur Delomer n’est pas de bonne humeur aujourd’hui.

Dominique pere.

Oh ! son humeur changera.

Dominique fils.

Ah ! vous ne savez pas…

Dominique pere.

Eh bien ! quoi ! qu’est-ce que je ne sais pas ?

Dominique fils.

Qu’il ne m’est peut-être pas tout-à-fait défendu d’espérer.

Dominique pere.

Ah ! bon : j’écoute cela… tu ne m’as jamais menti ; tu t’es bien assuré d’avance que, s’il ne dépendait que de son choix, Mademoiselle Delomer te préférerait à celui qu’on lui destine… prends garde, au moins, prends garde…

Dominique fils.

Oh !… oui, oui, mon pere.

Dominique pere, se frottant les mains, & se promenant.

Tout est dit ; c’est-là le principal : allons, allons, mon garçon ; tout ira bien… je te l’ai dit tantôt ; tu l’auras, ma foi, tu l’auras…

Dominique fils, le suivant.

Voyez dans quel danger vous me mettez en exposant votre état aussi publiquement ; vous faites appercevoir d’avantage la disproportion qui se trouve entre vos fortunes : cela vous amuse, vous semble jovial, plaisant, singulier ; mais le monde rit ; il a ses préjugés, le monde est cruel, il ne pardonne pas au ridicule. N’avez-vous pas vu jusqu’à ce Domestique lever les épaules en s’en allant… te l’ai bien apperçu, moi.

Dominique pere.

Après ; qu’y a-t-il donc de si étonnant ! un valet ricanne… qu’est-ce que cela fait ?… Songe donc que l’homme doré, qui en a trente à sa suite, n’en impose pas à ton pere. Qu’a-t-il de plus que moi, si ce n’est l’embarras de ne pouvoir s’en passer ?

Dominique fils.

Mais enfin, quel est votre projet, quand Monsieur Delomer sera venu ? Je ne vous reconnais plus ; que lui voulez-vous ?

Dominique pere, toujours se promenant.

Que tu deviennes son gendre.

Dominique fils.

Vous précipitez trop… d’un mot vous m’allez perdre pour toujours. Il me croira de moitié… & dans quel tems venez-vous !

Dominique pere.

Parbleu ! fort à propos.

Dominique fils, fait un geste pour emmener la Brouette.

Mon pere, en grace ; je vais vous aider à ôter cela d’ici.

Dominique pere, s’arrêtant.

Eh ! non, non, non ; je te défends d’y toucher ; il faut qu’elle reste là… oui, là.

Dominique fils.

Sous la porte cochere seulement, ici à côté.

Dominique pere, s’opposant tout-à-fait.

Veux-tu bien laisser cela, te dis-je… mais voyez l’orgueil !… renier ma Brouette !…

Dominique fils.

Il va venir.

Dominique pere.

C’est ce que je demande.

Dominique fils.

Que j’ai de regret de vous avoir parlé !

Dominique pere.

Tu as bien peu de confiance en ton pere ! t’es-tu jamais repenti de l’avoir écouté ? (Presque en colere.) Mais pour qui me prends-tu donc ?

Dominique fils.

Tout autre que moi croirait que vous n’êtes pas sage en ce moment.

Dominique pere.

Nous verrons, nous verrons qui de nous deux l’est le moins.

Dominique fils.

Et Monsieur Delomer ne va savoir que penser… Je nierai tout, d’abord.

Dominique pere, en chantonnant.

Ah ! que de raisons !

Dominique fils.

Je l’apperçois : ne lui parlez de rien, je vous en conjure ; voyez comme il a l’air triste ! il n’est gueres dans une situation à se prêter à vos plaisanteries.


Scène III.

M. DELOMER, DOMINIQUE pere, DOMINIQUE fils.
M. Delomer.

C’est donc vous qui voulez me parler, cher papa ? Et qu’est-ce que vous me voulez donc avec tout cet attirail ?

Dominique pere.

Si vous m’avez estimé, Monsieur, je vous demande pour faveur une demie-heure d’audience : tout-à-l’heure je vous expliquerai les motifs de la liberté que j’ai prise, & vous ne la désapprouverez point.

Dominique fils, à l’oreille de son pere.

Parlez-lui de toute autre chose.

M. Delomer.

Dominique, j’aime à voir votre pere dans cet habit de travail. Il lui donne un air utile qui ne déplaît point à la vue ; son âge semble plus respectable, ses travaux entretiennent la sérénité de son ame… voilà l’état de l’homme… il est plus heureux, plus tranquille que moi. Oui, j’estime plus ce bonnet que ces têtes légères qui promenent partout le vuide de l’oisiveté. Chacun dit : il n’est rien de tel, que d’avoir un metier en main, & chacun court après les emplois les plus incertains. De-là naissent les malheurs, les vices & les crimes. Aussi l’honnête-homme devient de jour en jour plus rare. On appelle la fraude au défaut du travail ; les uns se font hardis frippons, les autres deviennent des intrigans adroits. Je suis trompé doublement en un seul jour ; vous me voyez le cœur serré de tristesse & de douleur.

Dominique fils, à voix basse.

Auriez-vous reçu encore d’autres nouvelles ? Je passerai dans votre cabinet : mon pere ne vous veut rien d’assez pressé, & nous avons affaire.

M. Delomer.

Je ne dois pas me méfier de votre pere. Est-ce que vous ne lui avez point fait part…

Dominique fils.

Moi, Monsieur ! divulguer vos secrets sans votre aveu !

M. Delomer.

Je vous en estime davantage : vous auriez pu cependant les lui révéler sans m’offenser… je puis parler devant lui du nouveau coup qui vient de me frapper ; il ne m’est pas moins cruel que l’autre. (Élevant la voix.) Hélas ! je vous ai annoncé ce matin le mariage de ma fille avec Monsieur Jullefort : j’avais cet établissement à cœur. Eh bien ! cet homme qui me semblait vraiment épris de sa personne, & desirer sincerement mon alliance ; cet homme est un cœur interessé, vil, une ame de boue, comme il y en a tant. (À Dominique fils.) Dominique ; il nous délaisse ; il s’est retiré avec une froideur insultante, & je viens de recevoir une lettre où il a la lâcheté de me faire des reproches… Ah ce trait m’a percé le cœur.

Dominique pere, riant.

Vous ne vous serez pas accordés sur la dot… Oh ! je devine cela… Par ma foi, ces épouseurs-là sont à la mode. Ils vous marchandent impitoyablement une fille à son propre pere. Vous avez bien fait de tenir bon. Croyez que vous ne perdez rien ; car ces sortes de gens-la sont toujours de mauvais maris. Pour moi, j’en ai un à vous proposer, qui certainement vaudra mieux que ce Monsieur Jullefort. (À son fils.) Oh ! tu as beau me faire des mines… je parlerai, je parlerai.

Dominique fils, en s’en allant brusquement.

Est-il possible !… Adieu, mon pere…


Scène IV.

M. DELOMER, DOMINIQUE pere.
Dominique pere, s’approchant de l’oreille de M. Delomer.

Oui, Monsieur ; c’est moi qui viens vous offrir un parti pour Mademoiselle ; m’entendez-vous Cette chere enfant est si aimable, si bonne !…

M. Delomer, regardant Dominique pere.

Vous, pere Dominique ! voilà qui est neuf. Qui peut, s’il vous plait, vous avoir chargé ?…

Dominique pere.

Je parle au nom d’un jeune-homme dont la famille & les mœurs vous sont bien connues.

M. Delomer.

Bon !

Dominique pere.

Oh ! pour ce jeune-homme-là, il aime la Demoiselle, il l’aime sincerement ; le respect est le fondement de cet amour, car il le rend timide & muet ; je parle ici pour lui, il la prendrait pauvre comme riche, j’en réponds : eh bien ! n’est-ce pas là de la tendresse ?

M. Delomer.

Achevez, dites ; quel est-il, ce jeune homme ?

Dominique, pere, avec fermeté.

C’est mon fils.

M. Delomer.

Votre fils ?

Dominique pere, hardiment.

Oui, Monsieur, mon fils…

M. Delomer.

Certes, je ne m’y attendais pas… comment ! lui à qui je m’ouvre tout entier, il aurait pu former de secrettes prétentions ! il vous aurait chargé !…

Dominique pere.

Il ne m’a chargé de rien. C’est moi qui veux cela…. Avez-vous pris garde comme il s’est enfui, quand il a vu que je voulais vous parler ?… Loin d’avoir nourri le moindre espoir, il sèche secrettement de chagrin, tantôt demandant à voyager & tantôt ne le voulant plus : il est nuit & jour dans l’état le plus tourmentant ; & moi je n’ai appris qu’aujourd’hui le supplice de ce pauvre garçon : car vous m’auriez vu plutôt ; tenez, si ce matin je ne lui eusse serré le bouton, il se serait laissé mourir de consomption sans que nous sçussions pourquoi.

M. Delomer.

Vous me surprenez étonnamment, je n’aurais jamais soupçonné…

Dominique pere.

Je me suis dit, puisqu’il l’aime si fort, il ne peut que la rendre heureuse & être heureux lui-même ; Vous connaissez son cœur, son esprit, ses talens, il suit le même état que le vôtre, il est estimable, vous l’estimez, pourquoi n’aurait-il pas la préférence ?

M. Delomer.

Bon pere Dominique, y pensez-vous ? Je vous pardonne… vous êtes pere… mais.

Dominique pere.

Monsieur, il n’y a pas la moindre tache dans notre famille, nous allons tous la tête levée. Vous auriez tort de vous scandaliser de ma demande : allez, sous cet habit grossier, je sais ce que c’est que le monde, il est des préjugés que l’on sacrifie sans peine, pour peu que l’on raisonne. J’ai vu les grands, j’ai vu les petits ; ma foi, tout bien considéré, tout est de niveau. Ce qui en fait la différence ne vaut pas la peine d’être compté : mon fils a du savoir, de la figure, de l’honnêteté, des mœurs, de l’amour pour l’ordre & le travail, & qui sait jusqu’où ce garçon-là doit monter… c’est un grain de moutarde qui peut lever bien haut.

M. Delomer.

Vous avez raison, & je ne songeais pas qu’à commencer dès ce jour, je ne dois pas trouver un si grand intervalle entre lui & moi : (En soupirant.) ah quel jour, quel jour !… mais dites-moi la vérité, est-ce de son consentement que vous me déclarez ses sentimens, vous n’êtes pas fait pour vous avilir jusqu’au mensonge ?

Dominique pere.

Il s’agirait de sa vie, que je ne mentirais pas : vous ne connaissez donc point le pere Dominique ! la démarche que je fais n’est point de son aveu. Il est aussi loin d’en attendre le succès que je suis, moi, plein de confiance.

M. Delomer.

Vous pourriez cependant vous abuser.

Dominique pere, avec une certaine assurance.

Non, Monsieur, je ne m’abuse point.

M. Delomer.

Mais vous êtes singulier !

Dominique pere.

Mais je suis vrai. Point de détours avec moi, vous pensez peut-être que ce sont de ces tendresses de dot, comme en a Monsieur Jullefort.

M. Delomer.
.

Ne prononcez pas le nom de cet homme-là, il m’anime trop le sang.

Dominique pere.

C’est seulement pour vous faire entendre que, si j’eusse soupçonné dans mon fils la moindre idée d’intérêt, je ne m’en serais pas mêlé. J’ai descendu dans son cœur, je l’ai trouvé tout rempli de cette flâme que vous & moi avons sentie à son âge ; je me souviens de mon jeune tems… l’objet est digne, & j’en suis d’une joie inexprimable. Dites deux mots & voilà deux heureux, que dis-je ? en voilà quatre.

M. Delomer.

Vous croyez donc que ma file y consentirait sans peine ? Vous l’aurait-il fait entrevoir ? Parlez : il faut que je sache tout.

Dominique pere.

Mais je crois, entre nous soit dit, que mon fils jeune, aimable, poli, assez bien tourné, doit lui revenir mieux que ce Monsieur Julle… ah ! pardonnez ; je ne l’ai pas nommé !

M. Delomer.

Encore un mot… votre fils vous a-t-il paru tout-à-l’heure avoir aussi fortement envie de l’épouser que lorsqu’il vous en a fait ce matin le premier aveu ?

Dominique pere.

Vous penseriez que du matin au soir mon fils serait capable… mais je vous dirais…

M. Delomer.

Dans de certaines circonstances il ne faut qu’une heure pour produire de grands changemens… je l’ai éprouvé.

Dominique pere.

J’aurais seulement voulu que vous l’eussiez écouté un instant avant que d’entrer : la moindre de ses expressions, quand il parle d’elle, vous aurait touché, & vous en aurait plus appris que tout ce que je pourrais vous dire.

M. Delomer.

Cela me fait beaucoup de peine.

Dominique pere.

Beaucoup de peine !

M. Delomer.

Je ne puis lui donner mon consentement.

Dominique pere, fierement.

Et pourquoi, s’il vous plaît ? La raison ?… à tout il y a une raison.

M. Delomer.

Je vais vous la dire. Ne croyez pas que ce soit une fausse idée de mésalliance qui me domine : quand il y en aurait une, son mérite applanirait cette difficulté : il est vrai que je me suis senti choqué au premier mot, je vous l’avoue ; j’ai eu cette faiblesse : & c’en est une des plus grandes ; car, en refléchissant bien, je ne dois voir en vous que mon égal, votre état ne différe du mien que par un extérieur moins brillant : dans le fond & vu du côté réel, c’est, du plus au moins, toujours vendre pour gagner.

Dominique pere.

Toujours vendre pour gagner, c’est bien dit cela.

M. Delomer.

Votre fils est un jeune homme qui sûrement d’ici à quelques années trouvera un excellent parti, pour peu qu’il se répande dans le monde ; de mon côté je veux le recommander à ce qu’il y a de mieux.

Dominique pere.

Tenez, recommandez le seulement à Mademoiselle votre fille : voilà tout ce que nous vous demandons.

M. Delomer.

Ma fille n’est plus à marier, dès demain elle entrera au Couvent ; l’avenir seul m’apprendra si elle doit un jour en sortir.

Dominique pere.

Vous auriez la cruauté de la mettre sous la grille, quand on vous dit qu’elle a un amant !… Savez-vous bien que je serais un homme à vous dire des choses dures ? n’êtes-vous pas son pere, comme je le suis de mon fils ? & ce cœur, ce cœur qui nous bat pour un enfant, ne le sentez-vous pas tressaillir pour son bonheur ?… Cloîtrer une si aimable fille, à son âge !… ah ! prenez garde…

M. Delomer.

Vous ne savez point quelles sont mes raisons : sa nécessité contraint la meilleure volonté. Puisqu’il faut vous le dire, je ne suis pas assez riche pour établir ma fille, je ne peux lui rien donner, rien ; c’est la plus exacte vérité, & voilà la vraie cause de cette rupture dont je viens de vous faire part ; vous vous étonnez, vous ouvrez de grands yeux ; mais cela est ainsi.

Dominique pere, avec une joie concentrée.

Vous n’avez rien à lui donner ! Bon, bon… tant-mieux, tant-mieux.

M. Delomer.

Une banqueroute, après vingt ans de travaux me remet au même point d’où je suis parti.

Dominique pere.

Bon, bon.

M. Delomer.

Je ne la refuserais pas à un homme assez riche par lui-même pour commencer une maison ; mais ne pouvant aider aucunement votre fils qui n’a rien, vous pensez bien qu’il est inutile d’y songer. Je ne souffrirai pas qu’il l’épouse pour vivre dans le malaise… non, non, jamais… il y a trop d’amertumes à boire dans cette gêne étroite ; & sans un peu d’abondance l’amour lui-même se détruit & fait place à la discorde.

Dominique pere.

C’est-à-dire que si mon fils étoit riche de combien seulement ? Voyons.

M. Delomer.

Oh ! s’il avait seulement dix-mille écus pour commencer… vous riez !

Dominique pere.

Oui, je ris, dix-mille écus ! Achevez.

M. Delomer.

Je le préférerais au plus riche négociant de Paris ; car je ne vous le cèle pas, il m’est agréable en tout point ; & si je ne me trouvais réduit… mais le commerce, mon cher Dominique, est semblable à une mer tantôt calme & tout à-coup orageuse. Les mêmes vents qui font vôler votre vaisseau, l’engloutissent. J’ai fait naufrage sous un ciel qui paraissait serein. C’est à vous de faire entendre raison à votre fils ; il a l’esprit juste, il sentira, de lui-même, combien le sort est contraire à ses vœux.

Dominique pere.

Me donnez-vous votre parole que, s’il n’y avait point d’autres obstacles, votre fille serait à lui ?

M. Delomer.

Oh ! de bon cœur… puisse-t-il acquérir tout le bien que je lui souhaite ; mais, s’il faut vous le dire, pour un homme de probité cela devient plus difficile que jamais.

Dominique pere, regardant son baril.

Allons, mon baril, allons, parle pour moi… Vil argent ! c’est donc à toi & non au mérite personnel qu’il faut devoir le bonheur de mon fils ! J’ai bien fait d’y penser : (Reprenant la main à M. Delomer.) touchez là, c’est une affaire faite.

M. Delomer.

Vous perdez l’esprit !

Dominique pere.

Voyez, voyez seulement ce qui est là dessus ma brouette.

M. Delomer.

Eh bien, quelle folie !

Dominique pere, le prend par la main, & le conduit au baril.

Écoutez bien : là-dedans sont trois mille-sept-cent soixante & dix huit louis d’or en rouleaux bien comptés & six sacs de douze-cents livres : il n’y a rien de plus ni de moins : voulez-vous voir ? j’en suis le maître.

M. Delomer.

Quel langage ! Vous m’étourdissez.

Dominique pere.

Rien n’est plus juste, il faut voir quand on doute. (Il tire un petit maillet de sa poche & défonce le baril ; il fait sonner des sacs & défait un rouleau.) Tenez, voyez, palpez.

M. Delomer, jettant un cri.

Est-il possible ? mais c’est de l’or.

Dominique pere.

C’est-là mon porte-feuille à moi ; il est sûr celui là… point de fausse monnoie… tout en espèces sonnantes.

M. Delomer.

En vérité, je ne sais que dire : comment ! c’est à vous ?… mais d’où vient tout cela ?

Dominique pere.

De m’être toujours levé de grand matin… voilà quarante-cinq ans que je suis à-peu près vêtu comme vous voyez, & depuis quarante-cinq ans le labeur de chaque Soleil a amené successivement une petite portion de cette masse. Tandis que vous autres dépensiez chaque jour, j’amassais chaque jour, j’économisais ; depuis que je me connais, je me suis amusé de la fantaisie de me bâtir une grosse somme, non par avarice au moins ; mais pour pouvoir assurer le bien-être de ma vieillesse & de ceux qui viendraient après moi. Je n’ai point connu les privations de la lésinerie. J’ai été frugal & laborieux, voilà tout mon secret : je ne puis dire moi-même comment cette masse s’est formée : mais, à force de suivre mon idée, j’ai eu toutes sortes de petits avantages qui sont venus accumuler mon petit trésor. Jamais l’amour d’un plus grand gain ne m’a fait hazarder ce que la fortune m’avait une fois envoyé, j’ai bien tenu ce que je tenais ; & le diable, par conséquent, n’a pu me l’emporter : il est vrai qu’ensuite l’ambition d’élever mon fils n’a pas laissé que de m’aiguillonner. À mesure qu’il grandissait, l’amour paternel a fait des miracles, ou plutôt Dieu a béni mon projet, puisque, sans cet argent, que j’ai lieu de chérir, mon fils, mon cher fils devenait malheureux.

M. Delomer.

Je ne puis en revenir : & votre dessein est en m’apportant cette somme ?…

Dominique pere.

De faire son établissement d’accord entre vous trois… ce n’est plus là mon affaire ; tout est à vous, partagez… j’ai un marais de trois arpens au fauxbourg Saint-Victor, joint à une petite maisonnette : c’est tout ce qu’il me faut pour ma subsistance & mon plaisir, je ne veux rien de plus…

M. Delomer.

Quoi ! vous abandonneriez ?…

Dominique pere.

Faites-les venir, vous dis-je : voilà le plus grand plaisir de ma vie. Demain je pourrais mourir & je serais privé de ce spectacle délicieux… (Avec sentiment.) Mon fils ! la jouissance de ton héritage ne sera point attristée par mon deuil.

M. Delomer.

Je suis hors de moi… la surprise, l’admiration… je n’ai pas la force de parler, la joie… je vais vous les faire venir.


Scène V.

DOMINIQUE pere, appuyé sur son baril, & remettant les rouleaux & les sacs.

Métal pernicieux ! tu as fait assez de mal dans le monde, fais y du bien une seule fois. Je t’ai enchaîné pour un moment d’éclat : voici le moment tant desiré ; sors, va fonder la paix & la sûreté d’une maison où habiteront l’amour & la vertu. J’irai quelquefois me réjouir du bon emploi qu’on va faire de toi : le pere, la fille, mon fils… ils sont tous d’honnêtes gens.


Scène VI.

DOMINIQUE pere ; M. DELOMER,
accourant avec transport.
M. Delomer.

Ils vont venir, quel va être leur étonnement & leur joie !… mais est-il possible que vous ayez eu la constance d’amasser en silence une aussi forte somme, sans être tenté d’en faire usage pour vous ?

Dominique pere.

Je jouissais en songeant que j’amassais pour mon fils : prenez bien garde, il n’y a pas là une seule obole qui n’ait été acquise d’après les loix les plus sévéres de l’exacte probité. Tout est à moi bien légitimement… allez, cet argent profitera.

M. Delomer.

Mais si ce fils si cher était venu à mourir, vous n’aviez que lui ! quels chagrins alors ! Entre les mains de qui cet or aurait-il passé ? que d’épargnes inutiles & perdues !

Dominique pere.

Oh ! j’y avais songé.

M. Delomer.

Qu’auriez-vous fait ?

Dominique pere.

Quand je me suis dit à l’âge de vingt ans, il faut que je m’assûre pour moi & pour les miens une somme quelconque, afin de parer aux besoins de la vie, parce que l’argent sous ce point de vue est aussi nécessaire qu’une roue l’est à ma brouette, je ne songeais pas à mon enfant, puisque je n’étais pas encore marié ; mais dès ce tems-là j’avais un projet en tête.

M. Delomer.

Et quel était-il, votre projet ?

Dominique pere.

Chacun peut faire quelque chose d’élevé dans quelque état qu’il soit, il ne faut que vouloir ; les uns mettent leur ambition à bâtir, les autres à se mettre en charge, ceux-ci à envoyer leurs biens sur mer : phantôme que tout cela, rien n’approche du plaisir que j’imaginais. C’était une action dont l’idée m’a toujours plû & qui me réjouit encore, quand j’y songe ; la voici : supposons que je n’aie point d’enfant, je n’ai point d’héritier ; par conséquent ; j’ai là une somme bien ronde, bien complette & qui ne doit rien à personne : personne, après mon décès, ne compte dessus ; on ignore absolument ce que j’ai. J’écoute par le monde toutes les histoires que l’on y débite, je m’informe, je suis sur le qui vive, j’apprends secrettement qu’un honnête-homme, chef de famille, est tombé dans l’infortune, ou par un revers subit, ou par une persécution cruelle ; il va perdre son crédit ou sa liberté ; personne n’est assez riche, ou n’a la volonté de le secourir aussi promptement que le cas l’exige, il va être ruiné, il est perdu sans ressource… que sais-je ! j’arrive un beau matin à sa porte, je frappe, je demande à lui parler en secret, on m’introduit : j’entre tout comme je suis vêtu à présent, là, avec mon petit baril & mon tablier : il me regarde fort étonné… je lui dis tout bas à l’oreille en montrant ce baril du doigt ; honnête-homme infortuné, voilà qui est à vous, prenez, n’en dites mot à personne… tous les Dimanches je viendrai à midi manger votre soupe, adieu : & je disparais.

M. Delomer, se jette à son cou avec transport.

Mon cher ami ! que je vous serre dans mes bras.


Scène VII. & derniere.

M. DELOMER, DOMINIQUE pere,
Mademoiselle DELOMER & DOMINIQUE fils.
Mademoiselle Delomer, à Dominique.

Votre pere & le mien qui se tiennent embrassés !

Dominique fils.

Serais-je assez heureux… je tremble d’approcher.

Mademoiselle Delomer.

Ah ! je crains encore plus que vous.

M. Delomer.

Avancez, ma fille.

Dominique pere.

Dominique, approche donc.

Dominique fils, à M. Delomer.

Monsieur, épargnez-moi : l’état où vous me voyez est au-dessus de mes forces, puisque vous savez tout, décidez de ma vie.

M. Delomer.

Et vous, ma fille, que dites-vous ?

Mademoiselle Delomer, timidement.

J’attendrai vos ordres, mon pere, & me ferai un devoir de les remplir.

M. Delomer.

Mais il me semble que vous vous entendez parfaitement, & qu’il n’est pas besoin d’expliquer plus au long ce qui est entre vous.

Dominique pere.

Elle a rougi, son cœur a parlé. La belle enfant ! qu’elle m’enchante !

(Mademoiselle Delomer se trouble & veut se retirer.)
M. Delomer.

Restez, ma fille, restez… je connais vos sentimens, je les approuve ; il ne tient plus qu’à vous de lui donner votre main, j’y consens.

Dominique pere, à son fils.

Entends-tu ? m’en croiras-tu une autre fois ? Quand je te l’ai dit ; va, va, les peres en savent toujours plus que les enfans.

Dominique fils, à M. Delomer, prenant la main de Mademoiselle Delomer.

Ah ! je crains de m’être trompé… vous me l’accordez… dites, repétez-le ; mais non ; il me suffit, votre promesse m’est donnée… la surprise & le plaisir m’ôtent la voix.

M. Delomer.

Ma fille, est-ce de bon cœur que tu acceptes Dominique pour ton époux ?

Mademoiselle Delomer.

C’est lui que j’aimais, je me plais à l’avouer. Ce n’est pas la richesse, qui rend si heureux, & quand on s’aime bien, il est facile d’être content avec peu.

Dominique pere.

Voilà qui est parlé. (À Mademoiselle Delomer.) Je ne vous répugne donc pas, Mademoiselle : vous aimerez donc aussi un beau-pere bâti comme je le suis ?

Mademoiselle Delomer.

J’ai appris de bonne-heure à chérir la probité sous quelque vêtement qu’elle paraisse, & vous vous êtes montré avec tous un si digne homme, & avec lui un si bon pere, qu’il serait difficile de ne pas vous chérir.

Dominique pere, les prenant par la main & les conduisant à la Brouette.

Connaissez le pere Vinaigrier : voyez son trésor il est pour vous : voilà la secrette épargne de tout ce que le fortune lui a procuré depuis sa jeunesse. S’il avait davantage, il vous le donnerait. (Il étale l’or & l’argent.)

Dominique fils.

Quoi ! mon pere, ceci serait à vous ?

Dominique pere.

Oui, mon ami, à moi. Ton saisissement, tes grands yeux ouverts, ton air exalté me causent plus de joie dans ce moment que les mines du Pérou n’en ont jamais fait éprouver à tous les Potentats du monde.

M. Delomer.

Sachez qu’il a là près de cent-mille livres.

Dominique pere.

Eh ! mais vraiment, c’est tout comme je vous l’ai dit.

Dominique fils, à M. Delomer.

Alors, Monsieur, allons, nous allons mettre de l’ordre à tout… (Vivement.) N’est-il pas vrai, mon pere ? Il ne faut point perdre de tems… Cette somme…

M. Delomer.

Dois-je le souffrir ? Non, non.

Dominique pere, à son fils.

J’attendais ce mouvement de ton ame, & tu ne m’as point trompé : oui, il faut réparer cette faillite malheureuse. Quel plus noble emploi peut-on faire de cette somme ?… Mes enfants, semez avec cet argent, semez sans crainte, & la moisson sera bénie du Ciel.

Mademoiselle Delomer, lui saute au cou.

Ah ! que je vous embrasse comme un pere.

M. Delomer.

C’est bien, c’est bien ma fille. Honore & respecte toujours en lui cette grandeur d’ame & cette bonté qui me surpassent & que du moins j’admire.

(Ils s’embrassent tour-à-tour.)
Dominique fils, à son pere.

Mon pere ! quoi vous aviez tout cet argent à votre disposition, & vous avez traîné la brouette, & vous m’en faisiez un secret ?

Dominique pere.

C’est à ce secret que nous devons tous notre bonheur. Un seul confident aurait pu tout gâter. Il m’aurait peut-être détourné de mon genre de vie : on se laisse séduire à la fin ; &, d’une fantaisie à une autre, tout cet argent se serait envolé de façon que sans en avoir été ni plus gras, ni plus content, je ne me trouverais pas au but où je suis aujourd’hui… À l’égard de la confidence que j’aurais pu te faire, c’était encore une autre question… heureux l’homme que son pere élève sans nulle autre perspective de ressource que lui-même ! il en vaut bien mieux ; & tous ces mauvais sujets, tous ces enfans de famille, mangeurs de soupe apprêtée, n’ont que de la suffisance & font mauvaise nourriture du bien de leurs parens, dont ils n’aiment trop souvent que l’héritage : l’aspect d’une fortune assurée les rend fainéans, paresseux & conséquemment libertins. Il faut qu’un jeune-homme sente de bonne heure l’inquiétude du besoin réel & la nécessité du travail, sans quoi, ordinairement il ne sait rien faire d’utile. Si le malheur eût voulu que tu te fusses gâté au point d’être un vaurien comme j’en vois tant, oh ! je ne te le cache pas ; tout ceci aurait été pour un autre, afin d’être mis à bon usage.

Dominique fils.

Vous auriez bien fait, mon pere… Mais que ce fruit de vos épargnes vient à propos ! il ne pouvait m’être plus précieux que dans ce moment (Regardant Mademoiselle Delomer.) où tout se réunit pour combler ma félicité.

Dominique pere, se rassasiant du plaisir de les voir.

Les chers enfans ! Je passerai ma vie avec eux. (À Monsieur Delomer.) Ne vous y trompez pas : vous êtes l’homme chez qui j’irai tous les Dimanches manger la soupe, vous en face, & mes deux enfans à mes côtés, afin qu’en me reculant un peu, je vous voye tous trois, là, à mon aise… gardons nous de faire trop de bruit ; que rien de ceci ne transpire. (À son fils.) Allons, Dominique, mene la brouette de ton pere ; voyons cela. Il faut aller vuider le tout dans la caisse. Ma bru ira faire écarter les domestiques, en ordonnant de faire servir le souper : car il est l’heure, je pense. (Il regarde à une grosse montre d’argent qu’il tire de son gousset.)

M. Delomer.

Dès ce soir nous passerons contrat… Voulez-vous mon Notaire ou le vôtre ?

Dominique pere.

Un Notaire ! Moi ! Et pourquoi faire ?… Quand la bonne foi n’est point dans les paroles elle ne se couche point dans les écrits… Au reste, faites selon que la mode l’exige, puisqu’à chaque bibus il faut employer deux de ces Messieurs. (Appercevant Mademoiselle Delomer qui aide à Dominique.) Eh ! voyez, voyez, je vous prie, qu’ils sont bien ainsi attelés ensemble !… (Il rit.) Allons, allons, mes bons amis, je vous laisse faire, je ne m’en mêle pas : courage, voyons si cela roulera… (La brouette n’allant pas bien, Monsieur Delomer met la main à l’œuvre.) Et vous aussi, vous tirez à mon baril ; bon, bon, cela. (Il rit.) Ah ! les mal-adroits !… Eh bien !… vaille que vaille… (À son fils.) Tu ne te plains donc plus de ma brouette ?

Dominique fils.

Oh ! non, mon pere, non… je ne savais pas quel vinaigre était dedans…

Dominique pere.

Ma foi, c’est du meilleur que je puisse donner… Cela fait revenir de bien loin, n’est-il pas vrai ? & on peut le mettre à toutes sauces. (La brouette sort : Dominique pere, arrêtant Monsieur Delomer.) Vos domestiques !… Ces drôles-là, ils vont être bien étonnés de me voir à table, avec mon bonnet ; je ne le quitte pas au moins… ils ouvriront de grands yeux… tant-mieux, tant-mieux ; cela sera plaisant… Ils ne voulaient pas que je misse là la brouette ; n’ai je pas bien fait d’entrer malgré eux ?… Oh ! j’en rirai longtems.

M. Delomer.

Venez, mon cher ami, venez : cette maison-ci désormais sera plus la vôtre, qu’elle n’est la mienne.

Fin du troisieme et dernier Acte.
  1. Dans le Sémiramis de M. de Voltaire.