On n’est pas des bœufs/La Côte Ouest d’Afrique

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LA CÔTE OUEST D’AFRIQUE


Il y a quelques jours, me trouvant occasionnellement assis à la table d’hôte d’une excellente auberge tourangelle, j’eus l’occasion de rectifier les idées que se faisaient mes voisins au sujet de la situation réelle du Gabon sur la côte d’Afrique.

Du coup, les yeux de tous les déjeuneurs convergèrent vers ma documentée personne. Un murmure flatteur bourdonna autour de mes oreilles vaniteuses. Et cependant, je mangeai mes salsifis sans manifester plus de fierté que si je n’avais rien dit.

Du Gabon, la conversation sauta à Madagascar.

Devant le désaccord des interlocuteurs sur la géographie de l’île, un arbitrage s’imposait : le mien. Hélas ! ce fut piteux.

Sur Madagascar, mes notions sont confuses, vagues et mal aérées.

Je n’essayai même pas de parler : un branlement de tête indiqua mon intégrale nullité en la matière.

— Comment se fait-il, insista un gros négociant en grains, que vous connaissiez si bien le Gabon et que vous ignoriez Madagascar aussi complètement ?

— Pardon, répondis-je d’un air fin et avec énormément d’à-propos, on peut être du dernier bien avec Anastasie et pas même connaître Alexandrine de vue.

— C’est vrai, concéda le trafiquant.

Le repas avait pris fin.

Je commandai qu’on me servît mon moka sur une table de la terrasse.

Je n’allumai point un excellent panatellas, ainsi que pourraient croire les lecteurs de Georges Ohnet, et les volutes bleues de la fumée ne bercèrent point mes souvenirs.

Et pourtant, je me souvins.

Je me rappelai les temps — oh ! que lointains, déjà ! — où j’étais un petit jeune homme d’apparence assez comme il faut, mais de fond un peu rosse, et paresseux ! — oh ! mon Dieu ! — paresseux à battre les records établis par les loirs les plus flemmards du globe !

Je servais, en qualité d’externe, au collège communal de ma brave petite cité natale, et j’étais censé faire mes devoirs et apprendre mes leçons à la maison.

Extrêmement intelligent, à cette époque, — quantum mutatus ! — j’arrivais à perpétrer vaguement cette tâche en des laps fulgurants, et le reste de mon temps, je l’employais à lire les romans du père Dumas et du père Hugo, pour lesquels je professais une insondable admiration.

La pièce où je travaillais donnait, par une porte vitrée, sur un corridor assez fréquenté des miens, de sorte que j’étais la proie d’un contrôle incessant et des plus gênants.

Mais moi, malin, j’avais imaginé un truc qui mettait en déroute le regard vigilant de mon père et la surveillance indiscrète de ma mère.

Un énorme atlas, destiné à couvrir mes lectures prohibées, était placé là, à ma portée, toujours prêt.

Dès que j’entendais sonner le pas d’un de mes ascendants, v’lan ! j’ouvrais l’atlas protecteur ! Je m’appuyais sur le coude gauche, et j’avais, tout de suite, l’air d’un bon petit garçon bien studieux qui pioche sa géographie. Or, cet atlas s’ouvrait inexorablement, invariablement et de lui-même, à la carte d’Afrique.

L’Afrique, toujours l’Afrique !

Ah ! je peux me vanter de l’avoir contemplée, la carte d’Afrique, et surtout la portion gauche de la carte d’Afrique, celle qui représente la côte Ouest.

Aussi, il arriva que, à la longue, et sans que ma volonté y fût pour rien, l’image de la côte Ouest de l’Afrique s’incrusta dans mon œil.

Cela se passa aussi machinalement, mais aussi sûrement qu’une opération de cliché photographique.

Pas le plus léger promontoire, pas la plus insignifiante baie, depuis le Maroc jusqu’au Cap, pas le plus menu repli de cette côte ne m’échappa.

En matière de géographie, je ne connaissais que la côte Ouest de l’Afrique, mais je la connaissais bien !

Et plus je lisais l’Homme qui rit, mieux je la connaissais, cette Afrique, cette darkest Africa, comme dit Stanley !

L’heure de mon bachot arrivait tout doucement.

Je triomphai des épreuves écrites, et me présentai, un peu inquiet, à l’oral.

Les questions sur l’histoire et la géographie, notamment, me jetaient de vives appréhensions.

En histoire, à part quelques tuyaux imprécis sur les Valois, ramassés dans les romans du père Dumas, je gémissais dans une ignorance crasse (du latin crassus, épais).

Je savais aussi, à cause de l’histoire classique du parapluie, que c’était Pépin le Bref qui était le père de Charlemagne, et non pas Louis-Philippe !

Il n’y avait pas là, avouez-le, de quoi me rassurer sur l’issue de mon examen.

Les faits confirmèrent mes pronostics. L’examinateur me demanda d’une voix douce : — Parlez-moi, monsieur, du traité d’Utrecht !

À la rigueur, j’aurais pu lui parler du velours d’Utrecht, mais le traité de ce nom m’était inconnu dans les grandes largeurs.

L’examinateur, devant mon mutisme, redoubla de douceur :

— Parlez-moi, monsieur, de l’entrevue du camp du Drap d’or.

Pas plus documenté, hélas ! sur ce riche tissu que sur l’Utrecht.

L’examinateur mit un petit zéro au bout de mon nom, dans la colonne Histoire, et passa à la géographie.

Une sueur froide inondait l’ivoire de mon front d’adolescent.

Et, tout à coup, il me sembla qu’un ange me murmurait d’ineffables paroles :

— Parlez-moi, monsieur, de la côte Ouest de l’Afrique.

Je me saisis d’une feuille de papier blanc et d’un crayon qui traînaient sur la table.

En dix secondes, je lui avais dessiné la côte Ouest.

Et me voilà parti dans ma description, avec l’aisance et la volubilité d’un vieux bonhomme qui montre le même panorama depuis vingt ans.

L’examinateur ouvrait des yeux démesurés.

Quand j’eus fini mon boniment, il me félicita d’une voix plus douce encore :

— Monsieur, vous avez été nul en histoire, mais vous êtes tellement supérieur en géographie que je me vois forcé de vous donner une note exceptionnelle, avec tous mes compliments.

Et voici comment je passai un examen aussi brillant que si je l’avais passé au tripoli.

C’est égal, si la porte de mon cabinet de travail avait été tourné à droite, au lieu de l’être à gauche, c’est la géographie de Madagascar que je saurais, aussi bien peut-être que le général Metzinger lui-même !

À quoi tiennent les choses, pourtant !