La Cagliostro se venge/2, V

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V

Mariage ?


Bien que quelques minutes se fusent écoulées lorsqu’il fut introduit dans le cabinet du juge d’instruction. Raoul discerna encore les traces de l’étonnement que causait sa visite à M. Rousselain. Se pouvait-il que, de lui-même, M. d’Averny s’offrît aux périls qui le menaçaient ? Le juge n’en revenait pas.

Raoul lui tendit la main. Interloqué, M. Rousselain la lui serra.

— C’est ce qu’on appelle, dit Raoul en riant, la main forcée.

Et comme l’autre souriait, il plaisanta :

— C’est un peu d’ailleurs la dominante de notre aventure. On veut vous forcer la main une fois encore contre Félicien Charles. Aujourd’hui on veut en outre vous la forcer contre moi.

— Contre vous ? articula M. Rousselain.

— Dame ! J’ai entendu dire que maître Goussot avait en poche un mandat qui me concernait.

— Une convocation tout au plus.

— C’est encore trop, monsieur le juge d’instruction. Avec moi, il vous suffit de me téléphoner : « Cher monsieur. J’ai besoin de vos lumières. » Et j’accours. Donc, me voici. Et alors, en quoi puis-je vous servir ?

M. Rousselain reprenait son aplomb, amusé par ce diable d’homme qui, en quelques mots, rétablissait sa situation de collaborateur. Résultat : M. Rousselain congédia son greffier en le priant de passer à la police judiciaire pour qu’on lui envoyât sans retard la personne qu’il venait de demander. Puis il répliqua, d’un ton allègre :

— En quoi vous pouvez me servir ? Mon Dieu, en me disant ce que vous savez.

— Je vous le dirai en partie aujourd’hui, et surtout samedi ou dimanche. D’ici là, qu’on me laisse travailler à ma guise.

— Voilà, bientôt deux mois que vous travaillez à votre guise, monsieur d’Averny, que vous manipulez les événements, que vous faites emprisonner Félicien, ensuite vous le remplacez par Thomas Le Bouc… Cela ne vous suffit pas ?

— Non, accordez-moi trois jours de plus.

— Nous allons voir cela. Parlons d’abord de Félicien Charles, Hier matin, l’inspecteur Goussot, que j’avais chargé de vous convoquer, ne vous trouvant pas au Clair-Logis, pensa qu’il pouvait profiter de votre absence pour faire faire chez Félicien Charles une nouvelle perquisition, et il découvrit, dans une cachette, adroitement pratiquée, deux objets, un couteau et la lame d’une scie, Or, nous avons pu établir que ce couteau…

— Excusez-moi de vous interrompre, monsieur le juge, dit Raoul, mais je ne suis pas venu pour défendre Félicien Charles.

— Pour défendre qui, alors ?

— Moi. Oui, moi, à qui vous semblez faire certains reproches. Ce sont ces reproches, lesquels forment au fond un véritable réquisitoire, que je voudrais connaître. Est-ce que je me trompe ?

M. Rousselain se divertissait.

— Toujours fantaisiste, monsieur d’Averny. Ce n’est plus moi qui dirige notre conversation. C’est vous… Bref, sur quoi dois-je vous renseigner ?

— Sur ce que vous me reprochez.

— Soit, dit nettement M. Rousselain. Eh bien, voici : toutes les péripéties de cette aventure, tous les développements de mon instruction, toutes les déclarations et toutes les réticences de Thomas Le Bouc me donnent l’impression — le mot n’est pas juste — me donnent la conviction que, dans une certaine mesure qu’il m’est impossible de préciser, vous êtes mêlé directement à cette affaire. Et je me permets de vous poser à mon tour la question : est-ce que je me trompe ?

— Et je vous réponds avec la même franchise : non, vous ne vous trompez pas. Mais c’est pour vous que je travaille.

— En me contrecarrant ?

— Exemple ?

— C’est vous qui avez fait arrêter Thomas Le Bouc et qui lui avez dicté ses réponses, n’est-ce pas ?

— Je l’avoue.

— Pourquoi ?

— Je voulais délivrer Félicien.

— Dans quelle intention ?

— Pour connaître son rôle dans l’affaire, ce que la justice était incapable d’établir.

— Vous le connaissez ?

— Je le connaîtrai samedi ou dimanche, à condition que vous me laissiez libre d’agir.

— Je ne puis vous le promettre tant que vous intervenez dans un sens contraire à mes décisions.

— Vous avez un autre exemple à me donner ?

— Il date d’hier.

— Lequel ?

— Nous avons tout lieu de croire que la demoiselle Faustine, placée par vous comme infirmière à la clinique, et qui a soigné Simon Lorient, était la maîtresse dudit Simon Lorient. Est-ce vrai ?

— Oui

— Or, dans la journée, Goussot s’est rendu à la clinique pour l’interroger. Envolée ! Dès midi, elle avait reçu un coup de téléphone de M. d’Averny. Goussot a couru à la pension où elle vivait. Envolée ! À midi et demi, elle avait rejoint une automobile. La vôtre, sans doute ?

— La mienne.

À ce moment, quelqu’un frappa à la porte du cabinet de M. Rousselain qui répondit :

— Entrez.

Quelqu’un entra, un garçon vigoureux, taillé en hercule.

— Vous m’avez demandé, monsieur le juge d’instruction ?

— Oui, pour un renseignement. Mais d’abord que je vous présente : « Mauléon, commissaire de la police judiciaire. » Vous connaissez le commissaire Mauléon, monsieur d’Averny ?

— De nom, certes. Le commissaire Mauléon fut l’ennemi acharné du fameux Arsène Lupin, dans l’affaire des Bons de la Défense[1].

— Et vous, Mauléon, reprit M. Rousselain, vous connaissez M. d’Averny ?

Mauléon se taisait, comme interdit, les yeux attachés à Raoul. À la fin, il sauta sur place et balbutia :

— Mais oui… mais oui… crebleu de crebleu, mais c’est…

Le juge d’instruction l’arrêta, lui prit le bras et l’entraina à l’écart. Ils eurent une ou deux minutes de conversation animée, puis M. Rousselain lui ouvrit la porte en disant :

— Restez là, dans le couloir, Mauléon. Et appelez donc quelques camarades pour vous tenir compagnie. En tout cas, le silence là-dessus ! N’en soufflez pas mot, hein ?

Il revint, et se mit à marcher vivement, le ventre bondissant sur ses jambes courtes et sa figure débonnaire toute crispée.

Raoul le regardait, en ruminant :

— Ça y est. Je suis identifié. Au fond, malgré son peu de souci de toute réclame, ça lui ferait rudement plaisir de coffrer Lupin… Quelle gloire ! Mais osera-t-il prendre ça sur lui-même ? Tout est là. S’il peut agir et mettre sa signature au bas d’un mandat, personne au monde ne peut le lui interdire… Personne au monde !

M. Rousselain se rassit brusquement, frappa la table de son coupe-papier, et, d’une voix rauque, où frémissait une grande émotion :

— Et en échange, que proposez-vous ?

— En échange de quoi ?

— Pas de phrases, je vous en prie. Vous savez fort bien à quoi vous en tenir.

Raoul savait en effet fort bien ce que signifiait cet échange, et en quoi consistait le marché et lorsque M. Rousselain eut répété sa question, il riposta carrément :

— Ce que je propose ? Le nom de la personne ou des personnes qui ont scié les deux poteaux qui soutenaient les marches, provoquant ainsi le meurtre d’Élisabeth Gaverel, et le nom de celui qui a frappé, c’est-à-dire tué Simon Lorient.

— Voici une plume et du papier. Écrivez ces noms.

— Dans trois jours.

— Pourquoi ce délai ?

— Parce qu’il se passera alors un événement qui me permettra d’être fixé dans un sens ou dans l’autre.

— Vous hésitez donc entre deux coupables ?

— Oui.

— Lesquels ? Je ne vous donne pas le droit de vous taire. Lesquels ?

— Le coupable est, ou bien Félicien Charles… ou bien…

— Ou bien ?

— Ou bien le couple Jérôme et Rolande.

— Oh ! soupira M. Rousselain, haletant. Que dites-vous-là ? Et de quel événement parlez-vous ?

— Du mariage qui doit avoir lieu samedi matin.

— Mais ce mariage n’a aucun rapport…

— Si. J’estime que ce mariage est impossible, si c’est Félicien le coupable.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il aime Rolande comme un fou. Il n’acceptera jamais qu’une femme pour qui il aurait été deux fois criminel, et qu’il a déjà enlevée, appartienne à un autre… un autre même qu’il aurait déjà frappé… Rappelez-vous la nuit du drame… Et puis, il n’y a pas que l’amour.

— Quoi encore ?

— L’argent. Rolande doit hériter, dans un avenir prochain, d’une grosse fortune que lui laisse un cousin — en réalité son père, Et il le sait.

— Et s’il accepte ce mariage ?

— En ce cas, c’est que je me trompe sur lui. Et les coupables sont ceux qui bénéficient des meurtres accomplis. C’est Rolande et c’est Jérôme.

— Et Faustine ? Quel est son rôle ?

— Je l’ignore, confessa Raoul, mais je sais que Faustine ne vit que pour venger son amant, Simon Lorient. Or, si elle tourne autour du trio Félicien, Rolande, Jérôme, c’est que son instinct de femme l’a poussée vers eux, Félicien, Rolande, Jérôme… Ne cherchons pas plus loin. Oh ! je ne vous dis pas que tout cela soit encore clair ! Non, il y a des choses inexplicables, et qui ne s’expliqueront qu’au fur et à mesure des événements. Mais, en tout cas, il n’y a que moi qui puisse achever de débrouiller la situation. Si la justice s’en mêle, tout est perdu.

— Pourquoi ? La piste que vous nous indiquez…

— Cette piste ne peut vous conduire à aucune certitude. La vérité est là, dans mon cerveau, où sont réunis tous les éléments du problème. Sans moi, vous continuerez de bafouiller, comme vous le faites depuis deux mois.

M. Rousselain hésitait. Raoul s’approcha de lui, et d’un ton amical.

— Ne réfléchissez pas trop, monsieur le juge d’instruction ; il y a certaines décisions dont on doit connaître, avant de les prendre, toutes les conséquences.

M. Rousselain se rebiffa :

— Un juge d’instruction est maître absolu de ses décisions, monsieur.

— Oui, mais il arrive qu’avant de les prendre, il doit avertir qu’il va les prendre.

— Avertir qui ?

Raoul ne répondit pas. M. Rousselain était fort agité. Il avait repris sa petite promenade sautillante. Évidemment, il n’osait pas trop s’engager seul sur la route que sa conscience lui désignait.

À la fin, cependant, l’allure coléreuse, en frappant du pied, il alla vers la porte et l’ouvrit. Raoul put voir le commissaire Mauléon qui devisait avec une demi-douzaine de camarades.

M. Rousselain fut rassuré. La surveillance était bien faite… Il sortit.

Raoul d’Averny resta seul.

Un moment Raoul entre-bâilla la porte. Mauléon s’avança vivement. Raoul lui fit, de la main, un petit signe affable et referma la porte au nez du commissaire.

Dix minutes s’écoulèrent. Pas davantage. L’avis des supérieurs, ou plutôt du supérieur, très haut placé, que M. Rousselain venait de consulter, avait dû être péremptoire, car il rentra dans son cabinet avec une mine renfrognée qui ne lui était pas habituelle. Et il commença :

— Conclusion…

— Conclusion : rien à faire jusqu’à samedi, dit Raoul en riant.

— Cependant, Félicien Charles est plus que suspect.

— Je me charge de lui. S’il essaie d’agir, je vous le livre, pieds et poings liés. Si vous n’avez pas reçu de moi un coup de téléphone avant onze heures du matin, samedi, c’est que le mariage a lieu. En ce cas…

— En ce cas ?…

— Venez faire le lendemain, vers neuf heures et demie, un petit tour au Clair Logis, Ce sera dimanche, jour de congé. Nous causerons. Et si vous voulez accepter à déjeuner…

M. Rousselain haussa les épaules et bougonna :

— J’amènerai Goussot et ses hommes.

— Comme vous voudrez, Mais c’est tout à fait inutile, dit Raoul en riant. Je ne livre jamais la marchandise que bien empaquetée et bien ficelée. Ah ! j’oubliais. Ayez l’obligeance de me donner quelques lignes pour Goussot afin qu’il suspende momentanément toute opération au Vésinet. Il faut que tout soit bien calme là-bas durant cette fin de semaine.

Dominé, M. Rousselain prit une feuille de papier.

— Pas la peine, dit Raoul. Je me suis permis d’écrire la lettre. Vous n’avez qu’à signer… Oui le papier qui est là.

Cette fois, la mauvaise humeur de M. Rousselain s’évanouit. Il rit de bon cœur. Mais au lieu de signer, il préféra donner un coup de téléphone à Goussot. Ensuite, il accompagna jusqu’au bout du couloir Raoul d’Averny qui passa devant Mauléon et le groupe des policiers, avec un petit balancement harmonieux du torse sur les jambes et d’aimables inclinaisons de tête.

Le jeudi et le vendredi, Raoul et Félicien ne franchirent pas l’enceinte que formait le mur, surmonté d’une grille, du Clair-Logis. On eût dit que tout ce qui se passai au dehors n’avait aucun intérêt pour eux, et que la vie des autres pouvait se poursuivre sans qu’ils fussent contraints d’y participer, ni même d’en avoir connaissance.

Ils se virent souvent, mais uniquement pour les besoins de l’installation et de la décoration. Pas une allusion aux incidents de la veille ni du lendemain. Perquisition, charges nouvelles, étreinte si menaçante de la police, liberté soudaine des mouvements, mariage de Rolande et de Jérôme… tout cela ne comptait plus.

Et réellement, Raoul n’y songeait guère. Les faits, dans leur brutalité ou dans leur mystère, avaient perdu pour lui toute signification. Dans son esprit, le problème se posait uniquement au point de vue psychologique, et s’il tentait de le résoudre entièrement, c’est que le caractère des trois acteurs du drame lui demeurait en partie inconnu.

Depuis deux mois, il avait assisté à presque toute la vie de Félicien, et il lui était impossible de deviner ses actes cachés puisqu’il ignorait ses pensées et ses instincts profonds. Et que savait-il de l’âme réelle de Rolande et de Jérôme, tous deux personnages lointains, qui se perdaient dans la brume comme des fantômes ?

Raoul avait parlé à M. Rousselain avec cette certitude qu’il affectait toujours dans les moments d’indécision, et M. Rousselain avait subi le poids de cette certitude comme tous ceux qu’il inclinait sous son autorité. Mais au fond, il ne pouvait guère affirmer qu’une chose, et par une argumentation logique mêlée de beaucoup d’intuition, c’est que le mariage de Jérôme et de Rolande était en lui-même un dénouement auquel Félicien, Jérôme et Rolande donneraient sa note explicative.

Or, jusqu’à la dernière minute, Félicien y parut indifférent. Certes, sa tentative d’enlèvement lui fermait la porte des Clématites et ne lui permettait de se rendre ni à la mairie ni à l’église, mais, le samedi matin, pas un muscle de son visage ne se contracta quand l’heure de la signature à la mairie arriva, et nulle émotion ne l’ébranla lorsque les cloches de l’église sonnèrent. Pourtant, tout était fini. Rolande lui échappait. Elle portait le nom d’un autre. Son doigt s’ornait de l’anneau nuptial.

Était-ce dissimulation chez Félicien ? Maîtrise absolue sur ses nerfs ? Refoulement de tout son amour ? Raoul, qui le surveillait passionnément, ne recueillit pas un seul indice. Le jeune homme vaquait à ses occupations et travaillait à ses plans de décoration, avec la même sérénité que si rien de grave ne bouleversait son existence.

Tout l’après-midi s’écoula de la sorte, dans la paix d’un beau jour de septembre, où quelques feuilles mortes se détachaient et tombaient en silence.

Et toute la journée, et tout le soir, Raoul poursuivait son monologue intérieur.

« Tu ne souffres donc pas ? Tu ne penses donc pas à ce qui va avoir lieu tout à l’heure ? Comment ! la femme que tu aimes va appartenir à un autre et tu acceptes cela ? Alors, pour quelle raison l’as-tu enlevée ? »

L’ombre vint. Dès que la nuit se fut épaissie — une nuit noire, chaude, lourde de mystère — Raoul sortit furtivement du Clair Logis par l’issue du garage, fit le tour de la propriété et se posta dans l’obscurité près de la barrière. Des idées tumultueuses envahissaient son cerveau. Il se représentait Félicien à Caen chez Georges Dugrival, agenouillé devant le coffre et empochant les bijoux de l’écrin bleu. Il évoquait le duel du jeune homme avec Jérôme Helmas sous les yeux de Rolande qui balbutiait : « Il va le tuer. » Et il se rappelait aussi la conduite énigmatique de Faustine. Qu’était-elle devenue Faustine ? Car enfin, il manquait au drame qui se jouait un de ses quatre personnages, Faustine était-elle femme à renoncer au rôle qu’elle tenait dans les ténèbres ?

Quelque part, les dix coups d’une horloge tintaient. Raoul savait, par les domestiques, que l’oncle de Rolande, Philippe Gaverel, était revenu du Midi pour le mariage, ainsi que son fils et sa belle-fille. Et Félicien devait le savoir également. Le dîner de famille était terminé. Personne ne restait aux Clématites que les deux époux. Est-ce que Félicien se résignait ? N’allait-il pas intervenir, frapper l’ennemi, supprimer le maître de Rolande ?

Quinze minutes encore, et puis la demie sonna…

Raoul, caché derrière un arbre de l’avenue, entendit craquer le galet de l’allée. Des pas lents avançaient, avec précaution. La barrière fut poussée doucement, puis refermée.

Quelqu’un avança. C’était bien la silhouette de Félicien Charles.

Quand il eut un peu dépassé l’arbre. Raoul surgit de telle façon que Félicien ne pût le voir, sauta sur lui, le ceintura et le renversa.

Le combat ne fut pas long. Assailli à l’improviste, Félicien ne put opposer de résistance. Un voile d’étoffe lui entoura la tête. Des cordes le lièrent solidement.

Raoul le prit dans ses bras, le porta jusqu’au Clair-Logis, l’attacha par d’autres cordes à une colonne du vestibule, l’enveloppa d’un rideau qui l’immobilisa davantage encore, et le laissa là, inerte, absolument incapable de faire un seul geste.

Et il s’en alla, libre d’agir, lui…

— Et d’un, sur les quatre ! se disait-il.

  1. Victor, de la brigade mondaine.