La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 1
I
UN DON FATAL
Il est un malheur que personne ne plaint, un danger que personne ne craint, un fléau que personne n’évite ; ce fléau, à dire vrai, n’est contagieux que d’une manière, par l’hérédité — et encore n’est-il que d’une succession bien incertaine, — n’importe, c’est un fléau, une fatalité qui vous poursuit toujours, à toute heure de votre vie, un obstacle à toute chose — non pas un obstacle que vous rencontrez — c’est bien plus. C’est un obstacle que vous portez avec vous, un bonheur ridicule, que les niais vous envient ; une faveur des dieux qui fait de vous un paria chez les hommes, ou — pour parler plus simplement — un don de la nature qui fait de vous un sot dans la société. Enfin ce malheur, ce danger, ce fléau, cet obstacle, ce ridicule, c’est… — Gageons que vous ne devinez pas — et cependant quand vous le saurez, vous direz : « C’est vrai. » Quand on vous aura démontré les inconvénients de cet avantage, vous direz : « Je ne l’envie plus. » Ce malheur donc, c’est le malheur d’être beau.
Remarquez bien ici la différence du genre. Nous disons :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Quelqu’un a dit quelque part : Quelle est la chose désagréable que tout le monde désire ? Ce quelqu’un s’est répondu à lui-même : « C’est la vieillesse. » Nous disons, nous : Quel est le fléau que chacun envie ? — et nous nous répondons à nous-mêmes : C’est la beauté. Mais par la beauté nous entendons la véritable beauté, la beauté parfaite, la beauté antique, la beauté funeste. Ce qu’on appelle un bel homme n’est pas un homme beau. Le premier échappe à la fatalité ; il a mille conditions de bonheur. D’abord, il est presque toujours bête et content de lui ; ensuite, on a créé des états exprès pour sa beauté. Être bel homme est un métier.
Le bel homme proprement dit peut être heureux — comme chasseur, avec un uniforme vert et un plumet sur la tête.
Il peut être heureux — comme maître d’armes, et trouver mille jouissances ineffables d’orgueil dans la noblesse de ses poses.
Il peut être heureux — comme coiffeur.
Il peut être heureux — comme tambour-major. Oh ! alors, il est fort heureux.
Il peut encore être heureux — comme général de l’Empire au théâtre de Franconi, et représenter le roi Joachim Murat avec délices.
Il peut être enfin heureux — comme modèle dans les ateliers les plus célèbres, prendre sa part des succès que nos grands maîtres lui doivent, et légitimer, pour ainsi dire, les dons qu’il a reçus de la nature en les consacrant aux beaux-arts.
Le bel homme peut supporter la vie, le bel homme peut rêver le bonheur.
Mais l’homme beau, l’homme Antinoüs, l’Amour grec, l’homme idéal, l’homme au front pur, aux lignes correctes, au profil antique, l’homme jeune et parfaitement beau, angéliquement beau, fatalement beau, doit traîner sur la terre une existence misérable, entre les pères prudents, les maris épouvantés qui le proscrivent, et, ce qui est bien plus terrible encore, les nobles et vieilles Anglaises qui courent après lui.
Car, c’est une vérité incontestable et malheureuse — un jeune homme très-beau n’est pas toujours séduisant, et il est toujours compromettant.
Peut-être, dans un pays moins civilisé que le nôtre, la beauté est-elle une puissance ; mais ici, mais à Paris, où les avantages sont de convention, une beauté réelle est inappréciée ; elle n’est pas en harmonie avec nos usages : c’est une splendeur qui fait trop d’effet, un avantage qui cause trop d’embarras ; les beaux hommes ont passé de mode avec les tableaux d’histoire.
Nos appartements n’admettent plus que des tableaux de chevalet.
Nos femmes ne rêvent plus que des amours de pages, et, de nos jours, la gentillesse a pris le pas sur la beauté.
Malheur donc à l’homme beau !
Or, il était une fois un jeune homme très-beau, qui était triste. Il n’était nullement fier de sa beauté, et, par malheur, il avait assez d’esprit pour en sentir tout le danger. Quoique bien jeune, il avait déjà beaucoup réfléchi. Il connaissait le monde ; il l’avait jugé avec sagesse, et il éprouvait ce qu’éprouve tout homme qui connaît le monde : un amer dégoût, un profond découragement. Dans l’âge mûr, cela s’appelle repos, retour au port, douce philosophie ; mais à vingt ans, lorsque la vie commence, savoir où l’on va, c’est affreux !
Qu’importe au voyageur qui touche au terme de la route, que des voleurs le dépouillent au moment d’arriver ? que lui importe ? son bagage était inutile, sa bourse était épuisée, son manteau était troué, ses provisions touchaient à leur fin. Cette perte est légère, il en rit. D’ailleurs on l’attend à sa demeure, et le voyage est terminé. Mais malheur à celui qu’on dépouille au milieu de la route, qui se voit sans secours, sans manteau, sans bâton, sans argent, obligé de poursuivre sa course ! Oh ! celui-là est triste ; il se décourage, il s’arrête, il oublie le but du voyage, et si la Providence ne vient pas à son aide, il se laissera mourir de faim dans un des fossés du chemin.
Il y a des jeunes gens de vingt ans qui ont la goutte, il y en a d’autres qui ont de l’expérience ; ceux-là sont les plus malheureux.
D’où venait donc à ce jeune homme cette élévation de la pensée, cette tristesse de l’esprit ? Tout cela lui venait de sa beauté. L’esprit venir de la beauté ! ah ! cela est nouveau ! — Pourtant cela est juste. Tout ce qui nous isole nous grandit, la beauté sublime est une supériorité comme une autre, et toute supériorité est un exil.
Je vous le dis, ce pauvre jeune homme se trouvait isolé parce qu’il était trop beau ; il se sentait triste parce qu’il était isolé ; et, par degrés, il devint un homme spirituel et distingué parce qu’il avait été triste et méconnu. La douleur est la culture de l’âme, c’est elle qui la fertilise ; un cœur arrosé de larmes est fécond. Un chagrin généreux est tout-puissant ; il donne au génie la patience, à la faiblesse le courage, à la jeunesse la raison ; il peut aussi donner, dans sa munificence, à un bel homme de l’esprit.