La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 6

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Michel Lévy frères (p. 69-75).


VI

PRÉOCCUPATIONS


Tancrède rentra chez lui à moitié consolé de ses malheurs. Les distractions ont cela d’agréable, si elles ne chassent pas le chagrin, elles le vieillissent, du moins ; les événements même indifférents, que l’on met entre la mauvaise nouvelle du matin et le soir, la reculent presque d’une année ; alors c’est un vieil ennui dont on ne daigne plus souffrir. Notre imagination ressemble à nos domestiques, qui, pour nous apaiser quand nous leur montrons une chose cassée, nous répondent avec sang-froid. « Oh ! il y a déjà bien longtemps ! » C’est absurde, et pourtant cela nous console aussitôt.

Tancrède avait oublié madame Lennoix, son fils et tous les chemins de fer imaginables, préoccupé qu’il était de l’Opéra, de M. de Balzac, de sa canne, et puis de sa nouvelle conquête.

— Ce n’est pas toujours un malheur d’être beau, se disait-il, puisque… car enfin… cette femme ne me connaît pas, et si… eh bien ! c’est sur ma bonne mine.

Il se coucha et s’endormit. Au milieu de la nuit, il s’éveilla. Il était agité ; il ne pouvait s’expliquer ce qui le tourmentait. Il pensait, il pensait, il pensait vite et malgré lui.

À cette jolie femme qui voulait l’aimer ?

Non, ce n’était pas un rêve d’amour.

À madame Lennoix qui voulait l’épouser ?

Non, ce n’était pas non plus un cauchemar.

Il pensait, vous le dirai-je ?… à la canne de M. de Balzac.

Madame Lennoix, c’était un danger passé.

La jeune coquette, c’était une aventure dont le dénouement était prévu : il n’y avait là ni mystère ni merveilleux ; mais cette canne, cette énorme canne, cette monstrueuse canne, que de mystères elle devait renfermer ! elle pouvait même renfermer !

Quelle raison avait engagé M. de Balzac à se charger de cette massue ? Pourquoi la porter toujours avec lui ? Par élégance, par infirmité, par manie, par nécessité ? Cachait-elle un parapluie, une épée, un poignard, une carabine, un lit de fer ?

Mais par élégance on ne se donne pas un ridicule pareil, on en choisit de plus séduisants. — Par nécessité ? — je ne sache pas que M. de Balzac soit boiteux, ni malade ; d’ailleurs un malade qui peut badiner avec cette canne-là me semble peu digne de pitié. Cela n’est point naturel, cela cache un grand, un beau, un inconcevable mystère. Un homme d’esprit ne se donne pas un ridicule gratuitement. J’aurai le mot de cette énigme ; je m’attache à M. de Balzac, dussé-je aller chez lui le questionner, l’ennuyer, le tourmenter ; je saurai pourquoi il se condamne à traîner avec lui partout cette grosse vilaine canne qui le vieillit, qui le gêne, et qui ne me paraît bonne à rien.

Enfin, la preuve que cette canne couvre un mystère, c’est qu’elle me préoccupe ; car, au fait, qu’est-ce que cela me fait, à moi ?

Ainsi se parlait Tancrède. Ce raisonnement, qui paraît d’abord une niaiserie, ne manquait pas cependant de justesse. Quand une chose nous est de sa nature très-indifférente et qu’elle nous préoccupe singulièrement, c’est un indice que nous devons nous en inquiéter. Notre instinct nous inspire, nous avertit, notre intelligence flaire ce que notre raison ne voit pas, car l’instinct c’est le nez de l’esprit… Mille pardons de cette absurdité, malheureusement elle exprime ma pensée.

Après une heure de semblables réflexions, Tancrède se rendormit.

Le matin, en s’éveillant, il se demanda ce qu’il avait à faire : rien, absolument rien. Il n’avait aucun protecteur à aller éprouver, aucune lettre de recommandation dont il espérât quelque bon résultat. C’était le fier désœuvrement du désespoir ; et comme il n’avait aucun reproche à se faire, que toutes ses démarches avaient échoué sans qu’il y eût de sa faute, Tancrède se mit à savourer ce qu’il appelait sa liberté. En effet, cet état sera la liberté tant que dureront les mille écus de sa mère.

Pauvre mère ! elle avait dit : « Il ne faut pas qu’il arrive sans argent à Paris ; » et alors elle s’était mise à l’œuvre, et elle était parvenue à composer mille écus — elle avait trouvé ce que les alchimistes cherchent depuis tant d’années : le secret de faire de l’or.

Que de petits diamants, que de boucles d’oreilles, d’étuis, de dés en or, de bracelets, d’anneaux, de ciseaux même il a fallu rechercher, rassembler, et puis faire peser, pour arriver à composer une si grosse somme avec deux mille francs pour tout revenu !

Cette bonne madame Dorimont, que de petits et cruels sacrifices il lui a fallu faire pour parvenir à ce trésor ! que d’hésitations et peut-être de regrets !

— Quoi ! cette chaîne aussi ?

J’y tenais, elle me venait de… mais elle est bien lourde, elle y passera. Cette épingle, c’est mon oncle qui me l’a donnée… je n’ai plus que cela de lui… Ce bracelet est redevenu à la mode, il était joli, c’est dommage ; ce collier, comme il m’allait bien ! si j’avais une fille, je le lui donnerais… Ces boucles d’oreilles, elles ont toujours été trop pesantes ; ce cachet ? pauvre Édouard… Cette bague ? cher Alfred ! …

Et la bague et le cachet vont rejoindre le reste, avec un soupir, une larme, et puis un vieux juif emporte tout cela sous sa redingote bien sale. Il emporte votre passé, vos souvenirs, l’histoire de votre vie, divisée en bracelets, en agrafes, en chaînes, en anneaux. Et pour un si grand sacrifice, vous gardez, vous, un peu d’argent ; joyeuse, vous le donnez à votre fils qui ne sait pas ce qu’il vous coûte, qui le prend comme si cela lui était dû, et qui, presque toujours, s’en va le perdre dans une maison de jeu à Paris.

Et vous avez fait alors ce qu’il y a de plus pénible sur la terre, plus amer qu’un désenchantement, plus poignant qu’une humiliation, plus révoltant qu’une injustice, plus accablant qu’un regret ; vous avez fait un sacrifice inutile !

Oh ! connaissez-vous rien de plus déchirant que cette pensée : je pouvais ne pas faire ce qui m’a tant coûté ?

Un sacrifice inutile ! comme mademoiselle de Sombreuil : boire du sang pour sauver son père, et voir son père monter à l’échafaud. Sentir toute sa vie le sang d’un autre, le sang qu’on a bu, courir dans vos veines, et n’avoir point sauvé celui qu’on voulait sauver ! Avoir fait un effort sublime de courage, avoir vaincu le dégoût, l’horreur… pour rien !… Oh ! cela fait frémir ! Un grand sacrifice inutile… inutile !… c’est presque un remords.

Heureusement madame Dorimont ne connut point ce supplice. Son fils était un bon sujet, et lorsqu’il avait accepté les mille écus héroïques improvisés par sa mère, il s’était bien promis de les lui rendre avec usure.

Avec mille écus et une chambre louée cent francs par mois, on vit bien quinze jours à Paris ; et quinze jours, c’est un bel avenir à vingt ans.