La Captivité de la duchesse de Berry

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La Captivité de la duchesse de Berry
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 649-680).
LA CAPTIVITÉ
DE
LA DUCHESSE DE BERRY
(EXTRAITS DU JOURNAL DU DOCTEUR P. MÉNIÈRE)[1]


I.

On sait en quelles circonstances, au mois de novembre 1832, à Nantes, où elle se tenait cachée depuis l’affaire du château de la Pénissière, la duchesse de Berry fut arrêtée, pour être quelques jours plus tard transférée dans la citadelle de Blaye, sous la surveillance du colonel Chousserie d’abord, et bientôt après du général Bugeaud, membre de la chambre des députés. L’état de santé de la princesse exigeait des soins assidus; cependant elle se refusait à recevoir le docteur Barthez, chirurgien de la garnison du fort; les journaux légitimistes la représentaient comme vouée à une mort certaine; on commençait d’autre part à parler de grossesse; l’obligation s’imposait au gouvernement de placer auprès de sa captive un médecin dont l’indépendance de caractère et la liberté de toute attache officielle fussent elles seules une réponse au reproche d’inhumanité, en même temps qu’une garantie que, s’il y avait grossesse, la constatation en serait faite authentiquement, dans la forme et avec la publicité que réclamait l’intérêt politique. Sur la désignation d’Orfila, doyen de la faculté de médecine, le docteur Prosper Ménière fut choisi pour cette tâche difficile. Arrivé à Blaye le 18 février 1833, il y était à peine installé que le général Bugeaud recevait de la princesse le billet suivant :


Général,

Pressée par les circonstances et par les mesures ordonnées par le gouvernement, quoique j’eusse les plus graves motifs pour tenir mon mariage secret, je crois devoir à moi-même, ainsi qu’à mes enfans, de déclarer m’être mariée secrètement pendant mon séjour en Italie.

MARIE-CAROLINE.


La princesse avait cru qu’il suffirait de cette déclaration pour qu’on lui rendît aussitôt sa liberté. Mais pour des raisons qu’il est aisé de comprendre, le gouvernement ne pouvait se contenter d’un aveu que l’on n’eût pas manqué de prétendre dicté par cette espèce de contrainte morale qu’exerce sur tout prisonnier le désir naturel de sortir de la prison. La duchesse de Berry ne devait quitter Blaye qu’après son accouchement.

Nous devons à l’obligeance de M. le docteur Emile Ménière communication du Journal que son père a régulièrement tenu depuis le mercredi 13 février, date de son départ de Paris, jusqu’au dimanche 21 juillet 1833, date de son départ de Palerme, où il avait accompagné la princesse. Il nous a paru que quelques extraits de ce Journal, rédigé par un homme d’esprit et de cœur, aussi compatissant à sa malade que scrupuleux sur son devoir, observateur minutieux à la fois et sagace, jetteraient une vive lumière sur des personnes et sur des faits dont nous n’avons pas besoin de signaler autrement l’importance dans l’histoire du XIXe siècle.


Jeudi, 28 février.

Depuis dix jours que je suis à Blaye, je n’ai pu obtenir, dans l’intérêt de la mission qui m’a été confiée, que deux choses, assez importantes, il est vrai, savoir : l’appui bienveillant du docteur Gintrac auprès de son altesse royale, et la promesse d’être reçu par la princesse lors de la première visite que lui fera son médecin. Ce matin encore, je n’étais pas sans inquiétude sur l’accomplissement de cette promesse; mais dès les premiers mots échangés avec mon cher confrère, qui nous est arrivé de bonne heure par le bateau à vapeur, j’ai vu qu’il me tiendrait parole. Le déjeuner terminé, le général nous a fait part de tous les rapports ayant trait à la santé de Madame, et, après un assez long entretien sur ce sujet, nous nous sommes dirigés, M. Gintrac et moi, vers le pavillon de la princesse... Nous avons été annoncés, mais M. Gintrac est entré seul dans l’appartement de son altesse royale. Après quelques minutes d’attente, mon confrère est revenu vers moi et il m’a fait entrer dans la chambre à coucher de Mme la duchesse de Berry.

La royale malade était au lit, très simplement vêtue; je me suis approché d’elle en la saluant respectueusement. M. Gintrac m’a présenté officiellement en disant mon nom et en rappelant quelques modestes titres dont le cher confrère avait eu connaissance par d’autres que par moi, assurément, ce qui m’a fait penser plus tard qu’on lui avait fourni des renseignemens sur mon compte.

Voici, autant que je puis me les rappeler, les propres paroles de la princesse :

— Monsieur Ménière, je suis bien aise de vous voir. On m’a parlé de vous d’une façon avantageuse; vous avez en M. Gintrac un bon répondant. Vous êtes élève de Dupuytren, de Récamier, deux hommes que j’aime et que j’estime; j’aurai donc volontiers recours à vos soins si cela devient nécessaire. La faculté de Paris est la première de l’Europe; me voilà très rassurée contre les maladies. Mais il y en a que vous ne guérissez pas, messieurs : l’ennui, le chagrin, la prison ne sont point de votre ressort, et toute votre science ne vaut pas la liberté.

— Espérons que Madame ne restera pas longtemps ici, dit M. Gintrac et qu’elle pourra bientôt revoir son pays, qui conviendrait mieux à sa santé que les bords de la Gironde.

— Je l’espère aussi, mais je crains bien que cette liberté si désirée ne me soit pas rendue promptement. Dites-moi, monsieur Ménière, avez-vous vu le choléra de Paris? Avez-vous soigné des cholériques? En avez-vous guéri?

J’ai répondu que j’avais assisté à tout ce qui avait été fait à l’Hôtel-Dieu au début de l’épidémie; que plus tard j’avais été chargé d’un service médical à l’hôpital de la Réserve, que j’avais soigné là et ailleurs un grand nombre de cholériques et que j’avais eu le bonheur d’en arracher quelques-uns à la mort...

Madame m’a demandé des détails que j’ai abrégés autant que possible. La conversation a pris dès son début une tournure aisée, et, après quelques causeries sans importance, j’ai cru devoir me retirer, afin de laisser M. Gintrac seul avec sa malade.

Le tête-à-tête n’a pas duré plus d’un quart d’heure; bientôt nous nous sommes trouvés réunis dans le cabinet du général. Là, il a été question de la santé de la princesse. M. Gintrac a des inquiétudes que je partage volontiers, autant du moins que peut me le permettre la simple entrevue dont je viens de parler. Il est certain que Mme la duchesse de Berry est pâle, maigre, qu’elle tousse souvent; le peu que j’ai vu ne me donne pas une haute opinion de sa santé actuelle. Donc, M. Gintrac craint que les divers accidens dont il a déjà été question n’amènent des incidens fâcheux; aussi désire-t-il que quelques médecins de Bordeaux soient appelés en consultation. Le cher confrère n’a pas eu de peine à faire adopter cet avis par le général. M. Bugeaud, s’il en était le maître, ouvrirait la citadelle à tout le monde, il ne saurait à son gré avoir assez de témoins de sa façon d’agir avec la princesse ; aussi saisit-il avec empressement l’occasion de la faire voir à des hommes très répandus, qui ne pourront manquer de dire ce qu’ils auront vu. Donc, la consultation a été arrêtée en principe, et pour arriver à l’exécution, M. Gintrac et moi, nous avons repris à trois heures le chemin du pavillon de la princesse.

Cette seconde entrevue a duré près d’une heure. J’ai pu remarquer que la princesse a beaucoup de vivacité d’esprit, qu’elle parle rapidement et facilement, que ses expressions, sans être absolument choisies, sont claires et nettes, qu’il y a dans son ton général de la bonhomie, de la gaîté, quelquefois même un certain sans-gêne qui est communicatif, engageant. Sa voix est aiguë quoique douce, sa physionomie est pleine de bienveillance; en somme, je me sens tout naturellement porté à des préventions favorables. Est-ce le résultat de ce prestige du rang élevé de Madame ? Est-ce toute autre influence dont je ne me rends pas compte? Peu importe. La suite éclaircira ces graves questions.

En quittant la princesse, nous avons trouvé dans le salon Mme d’Hautefort et M. de Brissac. Mon confrère m’a présenté officiellement à ces deux personnages. Mme la comtesse dit qu’elle m’avait entretenu hier, et qu’en ma qualité de médecin bien portant, je trouvais que le séjour de Blaye n’était pas malsain. La noble dame daigna me taquiner, ce qui ne me fit pas de peine. C’est un premier degré de familiarité qui mène à la confiance. M. le comte de Brissac dit tout simplement que la citadelle lui déplairait moins s’il n’avait eu le malheur d’y gagner des rhumatismes.

De retour chez le général, nous lui avons fait part du succès de notre démarche auprès de la princesse. Il en parait enchanté. Il recommande à M. Gintrac de choisir parmi ses confrères de Bordeaux les plus influens, les plus habiles, les plus répandus et en même temps, si cela est possible, les plus incrédules. J’ai découvert sous les larges lunettes de M. Gintrac un éclair de malice gasconne, un fin sourire piquant comme une aiguille; je crois que la recommandation de M. Bugeaud est tout à fait superflue. Les noms de MM. les docteurs Canilhac, Bourges et Grateloup sont à l’instant transmis par le télégraphe à M. le préfet de la Gironde, et nous allons voir arriver demain les gros bonnets de la faculté bordelaise.

Le dîner a été fort gai; tout le monde paraît content et moi je fais chorus. Quelques instans passés au salon ont été consacrés à une causerie pleine d’entrain, et qui doit tout son charme à deux hommes dont la présence dans le château est une bonne fortune pour nous. Le commandant Chardron, du 64e et le lieutenant de grenadiers M. de Saint-Arnaud ont l’heureux privilège de dérider les fronts les plus austères.

………..

Mme la duchesse de Berry est toujours au lit ; elle s’y tient presque assise, tourmentant sans cesse un gros oreiller qui lui sert d’appui. Elle porte un petit bonnet fort simple, sans rubans, sans dentelles, et, comme elle s’agite beaucoup en parlant, le susdit bonnet se trouve souvent tout de travers. La princesse tient toujours à la main un objet quelconque: livre, brochure ou couteau à papier; elle gesticule avec assez de grâce et donne beaucoup de mouvement à sa physionomie. Sa parole est vive, brusque, mais sans accent étranger; rien de ce côté n’indique son origine napolitaine. Tout ce que j’ai vu et entendu aujourd’hui annonce une complète absence de prétention au beau langage; le naturel se montre partout; je ne crois pas que jamais grande dame ait moins posé. Je m’attendais à voir de grands airs, à entendre quelques phrases à effet, à reconnaître dans une foule de petits riens la femme de sang royal, habituée à voir tout le monde à ses pieds; mon attente a été trompée: il est impossible de montrer plus de bonhomie, de franchise et de naturel.

Notre visite de ce soir était toute médicale; nous avions besoin d’examiner attentivement les moindres particularités de la santé de Madame ; aussi avons-nous procédé à un interrogatoire en forme. La peau est chaude ; il y a de la moiteur aux mains et au visage : le pouls est vif et trop fréquent, la toux revient sans cesse, tout indique une irritation de poitrine dont il s’agit de constater la nature et l’importance.

Comme renseignemens, nous savons que la princesse Marie-Clémentine, archiduchesse d’Autriche, mère de Mme la duchesse de Berry, est morte phtisique en 1801. Nous savons que son père, le roi des Deux-Siciles, a succombé à une affection pulmonaire en 1831; ces circonstances, comme on le voit, ne manquent pas de gravité.

Madame déclare qu’elle a toujours été sujette à s’enrhumer très facilement. La toux qui la tourmente aujourd’hui dure déjà depuis longtemps; aussi avons-nous dû explorer avec soin la poitrine. — Surtout, docteur, ne me frappez pas. Je ne veux pas être battue. J’en ai encore plein le clos des coups de poing de Laënnec, et j’ai sur le cœur ceux de Récamier. Écoutez tant que vous voudrez, mais pas de secousses.

C’est ce que je fis avec autant de légèreté que possible. Et comme je plaçais le doigt sur un point situé à gauche, vers le haut du dos :

— Vous y êtes, c’est là le point. Laënnec m’a répète souvent que c’était là mon côté faible.

Cette exploration terminée et nos notes bien prises, il a été question tout naturellement d’un chapitre beaucoup plus important, celui de la grossesse. Mme la duchesse de Berry nous a donné à cet égard tous les renseignemens utiles; cette question si délicate a été traitée avec une entière franchise.


Jeudi, 7 mars.

Rien de nouveau dans la matinée. A une heure, j’ai fait une visite à la princesse. Je la trouve non plus au lit, comme les jours précédens, mais levée, enveloppée d’une longue robe de chambre en flanelle blanche, et dans un mouvement perpétuel. Mme Hansler la suit de son lit à la cheminée, du secrétaire à la fenêtre; elle trotte assez lestement d’un coin à un autre de l’appartement, et la camériste, armée d’un bonnet, d’un fichu et de divers ustensiles de toilette, court après sa maîtresse en essayant d’ajuster quelques parties de son costume. Et comme je riais de cette petite scène d’intérieur, la princesse me dit avec gaîté :

— Je ne puis rester tranquille le matin, il me faut du mouvement; jamais on n’a pu m’habiller qu’au vol. J’ai bien dormi, je vous remercie de m’avoir délivré des : Qui vive? qui, souvent, me réveillent en sursaut. Mais je crains de dormir trop. Cela va m’engourdir et je deviendrai marmotte. Le canon d’hier m’a fait tressaillir. Pourquoi ne pas avertir les gens quand on doit faire un tel tapage? Je suis sûre que, dans la ville, tout le monde a cru que la citadelle était attaquée.

— Je ne sais trop ce que l’on a pensé en ville, mais j’ai dit, moi, en entendant ce salut de la Capricieuse, à l’officier général qui montait à bord, que l’on aurait dû prévenir son altesse royale, et que ces explosions formidables pouvaient avoir de graves inconvéniens ; M. Bugeaud en est convenu et il a regretté de ne pas y avoir songé en temps utile. Puis il a ajouté que votre altesse royale n’avait pas peur du canon, qu’elle n’était pas une femme ordinaire et qu’on lui ferait injure en doutant, à ce point, de sa fermeté. — Le fait est que le bruit du canon ne m’effraie pas. J’aime mieux un coup de canon qu’un coup de pistolet, un coup de sabre qu’un coup d’épingle. Mais, docteur, vous avez vu la Capricieuse; vous conviendrez sans peine que la marine royale aurait pu trouver quelque chose de mieux pour me conduire ici. On aura pensé que c’était assez bon pour moi et que, si nous devions faire naufrage, la perte serait encore assez grande. Nous avons failli périr; pendant deux jours la mer a été affreuse. Le capitaine Mollier, qui est un brave marin, un vieux loup de mer, m’a avoué qu’il a eu de sérieuses inquiétudes. Dans quel état nous étions, bon Dieu! Cette pauvre Stylite a passé trente-six heures entre une cuvette et quelque chose de pire; Mlle Lebeschu était morte; moi-même je n’en valais guère mieux. Nous avons été heureuses de trouver quelques matelots bien complaisans. En pareil cas, on n’y regarde pas de si près. A la mer connue à la mer!

……………..

Pendant notre entretien en camp volant, Mme Hansler était parvenue à coiffer la princesse, à compléter sa toilette, et Dieu sait les immenses difficultés de cette double opération tout à fait passive pour son altesse royale! Elle ne s’y refuse pas, mais elle ne s’y prête pas; aussi la femme de chambre a besoin de beaucoup d’adresse et d’une patience à toute épreuve pour arriver au but. Madame s’arrête à peine pour lire quelque article d’un journal; elle écrit debout et au crayon des notes sur un album, des réflexions, des dates: puis elle ouvre tous les tiroirs de son bureau, bouleverse des papiers, poursuit de son lorgnon quelque objet rebelle à ses recherches, et s’inquiète peu des efforts de Mme Hansler pour placer convenablement un bonnet, un fichu, pour serrer un cordon ou une ceinture. Cette petite scène d’intérieur m’a paru fort divertissante. Je suis enchanté de voir que Madame ne se gêne pas pour moi; au milieu de cette conversation à bâtons rompus, elle parle, jase, rit, plaisante; je lui trouve une humeur charmante. Nous avons beaucoup parlé de sa grossesse. Elle entre pleinement dans son rôle de femme enceinte; toutes ses actions sont en harmonie avec cette situation. Madame a remarqué que cette grossesse différait notablement des précédentes, ce qui s’explique assez bien par les conditions physiques et morales au milieu desquelles elle s’est trouvée depuis six mois. On sait que ces sortes de conversations sont inépuisables entre les. dames et les médecins; aussi avons-nous devisé sur ce sujet pendant plus d’une heure.

Je fais glace à la postérité de cet entretien par trop technique...


20 mars.

Ce matin, j’ai trouvé Mme la duchesse de Berry dans une grande agitation. Elle tenait en main un journal qui passe pour ministériel, et elle m’a lu un petit article dans lequel il est dit que le gouvernement est décidé à laisser la princesse à Blaye jusqu’à ses couches. On ajoute que ce fait accompli servira de réfutation aux calomnies des légitimistes et qu’il importe d’avoir un argument de ce genre à leur opposer. Cet article, qui est peut-être un simple ballon d’essai, a fortement irrité la princesse. Elle s’est écriée : « — Je ne conçois pas que l’on se serve de ce misérable prétexte pour me retenir ici au mépris de tous les droits. Ma déclaration de mariage clôt mon rôle politique. Que puis-je faire maintenant ? Qu’importe l’opinion des fous ou des imbéciles, comme messieurs tels et tels ? Puis-je les empêcher de parler et d’écrire ? Je demande seulement la faveur de vivre en repos à Palerme ou dans tout autre point du royaume des Deux-Siciles, sous la protection et la responsabilité de mon frère le roi de Naples. Refuserait-on cette garantie ? Mais je suis en puissance de mari, mon fils sera majeur au mois de septembre prochain, je n’ai plus rien à faire, et d’ailleurs, quand je pourrais agir, je ne le voudrais pas. Je suis lasse de cette vie agitée ; il me faut du repos, du soleil et de l’oubli. »

— Mais, Madame, le gouvernement a sans doute des raisons majeures pour désirer avoir en sa possession un acte authentique prouvant l’accouchement de votre altesse royale. Les registres de l’état civil en France sont tenus de façon à ne pas laisser de doutes dans les esprits les plus récalcitrans, car, à moins d’être fou, on ne peut arguer de faux contre une déclaration de naissance faite suivant les formes légales et reçue publiquement par les autorités compétentes.

— Croit-on que tout cela me fera dire ce que je veux taire ? On se trompe, je vous le jure, je ne dirai rien. Que m’importe à moi l’état civil de France ? Mon enfant n’est pas Français, il n’est pas destiné à exercer des droits civils ou politiques à Paris ; aussi n’ai-je pas à m’occuper de ce que l’on inscrira sur votre registre.

— Cependant, Madame, il faudra bien qu’il soit fait une déclaration quelconque, par vous ou par l’accoucheur qui vous donnera ses soins. Le silence, en pareil cas, est impossible ; il constituerait une suppression d’enfant qui pourrait avoir, plus tard, de graves conséquences.

— Docteur, je suis mariée ; un autre que moi aura à réparer ces torts, s’il y en a. Je n’entends rien à vos lois ; je ne suis plus Française, je veux vivre obscure et tranquille. Mais il me semble que je pourrais essayer une chose. Pourquoi le gouvernement ne m’a-t-il pas demandé une déclaration par laquelle je m’engagerais à me retirer dans un lieu déterminé sans plus me mêler en rien aux affaires et à la politique? On pourrait, je pense, s’en rapporter à moi. Je ne suis pas femme à manquer à ma parole.

— Madame veut-elle m’autoriser à transmettre cette proposition à qui de droit? Veut-elle que je l’envoie directement à M. d’Argout, ou que je charge le général de ce soin?

— Non pas, s’il vous plaît : avant huit jours, je la lirais dans le Moniteur et je n’en serais pas plus avancée. Et puis, le gouvernement aime bien mieux me voir mourir ici ; c’est son désir et son espoir. A la suite d’un acte de naissance, on inscrira un acte de décès, et tout sera fini pour moi. On s’obstine à me prêter une importance politique que je n’ai réellement pas; mais cela convient aux ministres; cela légitime ce qui a été fait contre moi et ce que l’on prépare encore. Et pourtant, faible femme que je suis, brisée de fatigue, accablée de douleurs et de chagrins, si on me donnait la liberté aujourd’hui, à cet instant même, je partirais, dussé-je aller seule et à pied jusqu’en Espagne, et mourir en y arrivant. Je suis bien mal ici, certes, mais quand bien même on me donnerait un palais pour prison, quand on m’y entourerait d’égards et de soins, je n’en sentirais pas moins la privation de la liberté. Une cage dorée n’en est pas moins une cage, et il n’y a si chétif oiseau qui ne la quitte pour aller au désert.


II.

Ce fut sur ces entrefaites, et comme il envoyait sur l’état de santé de la princesse « des rapports que l’on trouvait à Paris de plus en plus alarmans, » que le docteur Ménière fut appelé brusquement à venir donner des explications orales sur l’objet de sa mission. Elles étaient faciles, comme on va le voir par les extraits qui suivent et que nous reproduisons dans leur teneur authentique, depuis sa première visite à M. d’Argout jusqu’à son départ, de nouveau, pour son poste.


Paris, samedi, 30 mars.

Exact au rendez-vous, j’ai vu arriver presque aussitôt que moi MM. Orfîla et P. Auvity, et nous avons été introduits chez M. le ministre de l’intérieur. La conférence a été longue et vive. M. d’Argout a passé en revue la plupart de mes rapports, qu’il tenait en main; il les a analysés et comparés à ceux du général Bugeaud, et il a conclu en disant qu’il y avait une notable différence entre: eux. Il m’a prié de donner à ces messieurs, ainsi qu’à lui-même, les renseignemens les plus précis sur l’état de la poitrine de Mme la duchesse de Berry. Il a terminé en exprimant le désir que cette réunion eût pour résultat une explication catégorique sur ce point important.

J’ai dit au ministre que les symptômes de la phtisie n’étaient pas évidens, mais que, dans les circonstances présentes, on pouvait concevoir des craintes, lesquelles étaient suffisamment appuyées sur les antécédens de la princesse. Il ne faut pas oublier que la mère de Mme la duchesse de Berry est morte tuberculeuse, que la princesse elle-même a éprouvé souvent des affections catarrhales de la poitrine, et que les fatigues auxquelles elle a été exposée l’an dernier dans la Vendée ont dû altérer sa constitution débile. J’ai ajouté que ma mission auprès de son altesse royale m’imposait rigoureusement le devoir d’étudier et de décrire tous les signes annonçant une maladie dont les conséquences pouvaient être si graves et que je comprenais parfaitement l’immense responsabilité qui pesait sur moi. Si l’on me taxe d’exagération dans cette circonstance, j’ose dire qu’elle est toute naturelle dans ma position. Je sais la fâcheuse influence qu’exercent en pareil cas les passions tristes, la captivité, le défaut d’exercice, l’insomnie; je sais ce que peut le désespoir; par conséquent, je n’ai pas dû balancer à avertir le gouvernement du danger qui menaçait la princesse.

M. d’Argout, revenant avec opiniâtreté sur l’absence de signes de la maladie de poitrine et sur l’invraisemblance des suites déplorables que je fais pressentir, s’appuie sur les premiers rapports de MM. Orfila et P. Auvity pour combattre mon opinion, ou plutôt, dit-il, ma supposition.

Cette attaque m’a piqué un peu, je l’avoue, et voulant faire sentir à M. le ministre que je ne lui reconnais pas le droit d’avoir une opinion, ni même de faire une supposition en pareille matière, je me tourne du côté de MM. Orfila et P. Auvity, et je m’exprime en ces termes, que je retrouve mot à mot :

— Considérez, mes chers maîtres, qu’aujourd’hui la grossesse de son altesse royale est authentique, que j’ai entendu clairement les battemens du cœur de son enfant, que, par conséquent, nous avons à redouter des couches et leurs suites inévitables ; considérez que c’est précisément dans ces conditions que les maladies tuberculeuses se développent avec le plus de rapidité et acquièrent plus promptement un caractère grave chez les personnes prédisposées, et vous conviendrez que je n’ai pas sujet d’être fort tranquille sur l’issue de cette affaire. N’oubliez pas que la princesse s’obstine à compter sur sa prochaine mise en liberté et qu’elle ne peut manquer de recevoir une secousse affreuse quand elle verra toutes ses espérances renversées. Le chagrin ne peut-il pas hâter la marche d’une maladie de ce genre? Ne voit-on pas tous les jours la phtisie se développer au milieu de ces conditions si défavorables? Dites-moi si un médecin placé dans les conditions où je me suis trouvé n’a pas de trop bonnes raisons pour craindre les suites de cette grossesse? Suis-je donc trop prudent en agissant comme je l’ai fait? La fièvre qui revient chaque soir a-t-elle été constatée par moi seul? Tout le monde s’est-il trompé comme moi en entendant la toux nocturne, en voyant la maigreur croissante de la malade? Ces faits palpables, évidens, sont-ils une simple affaire d’imagination ou de complaisance? Les gardiens de nuit, qui sont témoins des accidens que je signale, sont-ils également coupables d’erreur? Et le général lui-même, qui ne se pique pas de médecine, a-t-il donc été le jouet d’une illusion quand il a vu comme moi la profonde altération du visage de Mme la duchesse de Berry?

J’ai mis tout naturellement dans cette plaidoirie une certaine chaleur qui n’a pas nui à son effet, et MM. Orfila et P. Auvity ont abondé dans mon sens. Il a été parfaitement établi que, dans des circonstances ordinaires, je n’aurais pas poussé les choses aussi loin, mais qu’à Blaye et quand il s’agissait de Mme la duchesse de Berry, j’avais été suffisamment autorisé à sonner l’alarme et à montrer le danger possible d’une telle situation.

M. le comte d’Argout a paru se rendre à nos raisons, il a compris la valeur des motifs qui me faisaient agir, et lorsque nous avons été sur le point de nous retirer, il m’a dit qu’il désirait avoir un nouvel entretien sur ce sujet, ce soir même, à neuf heures, chez M. le président du conseil des ministres.

A neuf heures, je suis arrivé chez M. le maréchal Soult et j’ai vu descendre de voiture M. Orfila, qui avait été convoqué pour cette séance extraordinaire. Un instant après, un huissier nous a introduits dans le cabinet du ministre et j’ai trouvé réunis sept ou huit personnages d’une mine assez peu rassurante.

M. le comte d’Argout nous pria de nous asseoir et je vis le doyen échanger des saluts avec la plupart de ces messieurs. M. le ministre de l’intérieur, s’adressant à moi, me dit :

— Monsieur Ménière, le conseil désire recevoir de vous les renseignemens les plus circonstanciés sur l’état de santé de Mme la duchesse de Berry. Je vous invite donc à nous raconter ce que vous savez à cet égard.

— Je ne sais, monsieur le comte, comment répondre à votre invitation. Je crains de dire trop ou trop peu. Si vous voulez avoir la bonté de m’adresser des questions, je m’efforcerai d’y répondre de mon mieux, et de cette manière, je ne craindrai pas d’abuser de la patience du conseil.

— Je crois vous mettre très à l’aise en vous priant de nous raconter l’histoire de votre séjour à Blaye, vos relations avec Mme la duchesse de Berry, vos observations sur sa santé, en un mot tout ce qui vous a paru digne d’être remarqué dans l’intérêt de la mission qui vous a été confiée.

Une telle latitude laissée à mon récit m’a causé un grand embarras, je l’avoue, et en me levant pour prendre la parole (je ne sais pas parler assis) j’ai éprouvé un léger battement de cœur avec un certain resserrement de gosier d’un assez mauvais augure pour mon début oratoire. Je voyais, rangés en cercle, des figures graves, des airs sévères; je me répétais tout bas que M. Thiers m’écoutait, que M. Guizot et M. le duc de Broglie avaient l’oreille ouverte à mon intention, enfin qu’il fallait, bon gré mal gré, faire mon petit discours en présence de ce très redoutable auditoire. Un regard de détresse jeté sur M. Orfila me prouva du moins que j’avais là, près de moi, un auditeur bienveillant; je me dis qu’il ne fallait pas me conduire comme un enfant et qu’après tout, ces maîtres de la parole auraient sans doute égard à mon inexpérience et aux difficultés de ma position.

Mon petit discours a duré une demi-heure, et lorsque j’ai cessé de parler, j’ai compris à un certain mouvement de tête de mon cher doyen qu’il n’était pas mécontent de moi. M. le président du conseil nous a invités à passer dans une pièce voisine; M. Orfila m’a dit que je m’étais bien tiré d’affaire et que, très probablement, cela tournerait bien.

Cinq minutes au plus se sont écoulées et j’ai vu tous les membres du conseil sortir du cabinet du président. M. d’Argout s’est approché de M. Orfila et de moi et nous a dit ces mots :

« Mme la duchesse de Berry accouchera à Blaye. »


Dimanche, 1er mars.

Voici une journée qui fera époque dans ma vie. J’ai hâte de recueillir tout ce qui m’est arrivé aujourd’hui de remarquable. Je me souviendrai longtemps du 31 mars.

Ce matin, de très bonne heure, plongé dans les délices d’un bain Vigier, je réfléchissais aux incidens de la veille, je me rappelais les figures des ministres qui m’écoutaient chez le maréchal Soult, lorsque j’entendis une voix s’écrier: On demande M. Ménière ! Je tire ma sonnette et bientôt je vois entrer dans mon cabinet un monsieur de noir tout habillé qui me salue très poliment, ferme la porte, s’approche et me dit presque à l’oreille : « Est-ce bien à M. le docteur Ménière que j’ai l’honneur de parler? — Oui, monsieur. — A M. le docteur Ménière arrivé de Blaye tout récemment? — Oui, monsieur. — Je suis chargé, monsieur, de vous inviter à venir au palais des Tuileries aujourd’hui même, à dix heures. Sa majesté désirant vous entretenir, vous vous présenterez, s’il vous plaît, au cabinet du roi. »

Le même personnage m’a remis un pli contenant une invitation signée par l’aide de camp de service. J’ai répondu que je m’empresserais de me rendre aux ordres de sa majesté, et le monsieur a disparu tout aussi discrètement qu’il était entré.

Je n’avais pas de temps à perdre. Je me hâtai de me préparer pour cette entrevue solennelle, et, à dix heures précises, un huissier m’annonçait chez le roi en même temps que M. le docteur P. Auvity, qui me servait en quelque sorte de parrain chez sa majesté, comme M. Orfila m’avait servi de patron chez M. le président du conseil des ministres...

Le roi, en frac noir, était assis près d’une table au fond de son cabinet. Je le vis se lever et venir à nous avec une sorte d’empressement. Il dit : « Bonjour, docteur (à M. Auvity), » et à moi : « Bonjour, monsieur Ménière. Je suis bien aise de vous voir. J’ai à vous parler de bien des choses. Asseyons-nous, messieurs. »

En disant cela, le roi s’est assis sur un grand canapé, près de la fenêtre qui donne sur le jardin des Tuileries. Il m’a fait signe de m’asseoir près de lui, et, comme j’hésitais par respect, sa majesté m’a dit de nouveau :

— Asseyez-vous, je vous prie, nous causerons plus facilement. M. Auvity s’est emparé d’une chaise, et, ainsi placés tous trois en triangle, le roi s’est exprimé ainsi :

— Je vous remercie, monsieur le docteur, de la manière dont vous avez rempli la mission délicate qui vous avait été confiée auprès de Mme la duchesse de Berry. Je sais que ma nièce a eu beaucoup à se louer de vos soins, que vous avez contribué très activement à lui rendre une partie du calme dont elle a tant besoin dans sa position. Continuez d’agir comme vous l’avez fait, la reine et moi nous vous en serons bien reconnaissans.

Vous voyez la princesse tous les jours, souvent même plusieurs fois par jour et, dans ces longues entrevues, vous avez de fréquentes occasions de l’entendre se plaindre de moi.

Je ne pus retenir un geste, qui semblait une protestation contre ces paroles, et le roi poursuivit :

— Oh! cela est tout simple : elle attribue au gouvernement et surtout à moi son séjour à Blaye et toutes les fâcheuses conséquences qui en résultent pour elle. C’est précisément à cause de cela que j’ai désiré vous voir et vous entretenir. J’ai à cœur de vous fournir des élémens de conversation avec Mme la duchesse de Berry, de vous mettre à même de répondre convenablement aux principaux reproches qu’elle pourra articuler contre moi.

Il y eut ici un petit moment de repos, et j’en profitai pour dire :

— Que votre majesté me permette de lui faire observer que ma mission auprès de Mme la duchesse de Berry est absolument médicale, qu’il ne m’en a pas été proposé et que je me sentais bien incapable d’en remplir une autre.

« — Sans doute, docteur, sans doute, et vous n’aurez point à sortir de vos attributions. Les ressources de la médecine ne se bornent pas à la pharmacie ; je veux vous fournir des moyens de porter un calme salutaire dans l’esprit de votre malade. Il est très nécessaire que vous possédiez des agens moraux capables d’apaiser une irritation trop vive, et votre science, qui doit toujours consoler quand elle ne guérit pas, sait employer avec un grand succès le langage de la raison, de la persuasion pour remédier aux troubles des intelligences passionnées. Je connais le caractère de Mme la duchesse de Berry; il est vif, impétueux, son jugement est trop prompt pour qu’il ne soit pas souvent erroné. Sa triste position doit l’aigrir. Elle ne voit que ce qui la touche; elle accuse de ses maux actuels ceux qui n’y peuvent rien, et, dans ses agitations, dans ses colères, elle accepte comme vraies des idées entièrement fausses. Je pense qu’il importe beaucoup de combattre cette disposition d’esprit et de lui faire connaître la vérité. Personne plus que vous n’est à même de la tranquilliser, de détruire des préventions injustes et de lui faire comprendre la véritable situation des choses. Écoutez-moi donc ; votre sagacité médicale comprendra facilement le parti que vous pouvez tirer de mes paroles pour le soulagement physique et moral de Mme la duchesse de Berry.

(Il m’a semblé qu’en s’exprimant ainsi le roi prenait un air soucieux. Son front s’est plissé, ses lèvres m’ont paru serrées et sa voix est devenue un peu plus sourde que précédemment.)

— Ma nièce, qui n’est pas bête, sait beaucoup de choses, mais elle ne se fait pas encore une idée de ce qu’est un roi constitutionnel. Elle n’a jamais eu l’occasion de l’apprendre; il sera donc très utile de lui expliquer les nécessités qui dominent cette royauté nouvelle. Ce qu’on appelait autrefois la raison d’état, ce qui a occasionné des actes si amèrement reprochés aux puissances d’alors, est devenu de nos jours bien plus impérieux, bien plus irrésistible; aussi un ministère qui veut conserver à la fois et sa majorité et sa popularité et qui, de plus, se sent très responsable, dicte des lois au chef de l’état, arrache son consentement à des mesures qu’il réprouve, et fait prévaloir, sous prétexte d’intérêt général, des décisions que le public appelle tyranniques.

Mme la duchesse de Berry vous dira qu’il est affreux à un oncle de laisser arrêter sa nièce, de la retenir en prison, de permettre qu’on publie des faits qui la flétrissent dans l’opinion, en un mot que j’aurais dû, par respect pour le lien de famille, la soustraire à l’action des autorités nantaises.

Répondez-lui, monsieur, et ce sera la vérité, que le roi a complètement ignoré l’infamie de Deutz, que l’arrestation de Nantes, qui en était la conséquence, n’a été soumise au cabinet que quand elle a été consommée, et qu’alors le conseil des ministres a décidé à l’unanimité qu’il fallait laisser son cours à la justice. J’ai eu la main forcée, j’ai dû céder à des résolutions mûrement arrêtées, il a fallu résister aux prières de la reine, faire taire la voix du sang, l’intérêt de la parenté, et tout cela parce qu’un ministre l’a voulu.

Aucune considération personnelle n’a pu entrer en balance avec cette impérieuse nécessité de ruiner un grand parti politique, de rendre la duchesse de Berry désormais impossible, et j’ai dû laisser faire ce que je ne pouvais empêcher. Dites-lui bien que la reine a prié, supplié, que la tante s’est montrée une véritable mère dans cette triste circonstance. Si le malheur n’a pas enlevé à ma nièce tout sentiment de justice, si elle ne veut pas méconnaître complètement le caractère de la reine, elle devra comprendre tout ce qu’il y a de douloureux pour son cœur maternel dans cette triste circonstance.

La vérité m’oblige à noter ici que le roi, en prononçant ces dernières phrases, m’a paru très ému. Sa voix altérée indiquait la profondeur du sentiment qui l’agitait ; je me suis senti vivement impressionné par cette révélation intime des douleurs de cette royale famille.


Être heureux comme un roi ! dit le peuple hébété…


il y a longtemps que je ne suis plus peuple, du moins sous ce rapport, et je n’ai pas oublié ce qu’a dit M. de Chateaubriand sur toutes les larmes que contiennent les yeux des puissans de la terre.

Mon émotion ne m’a pas empêché de remarquer la merveilleuse facilité de débit de sa majesté ; sa parole est à la fois simple et ferme, nette et distinguée. Le mot propre ne se fait jamais attendre, et peu d’hommes s’expriment aussi bien. Le roi a continué en ces termes :

— Si Mme la duchesse de Berry m’accusait personnellement de n’avoir suivi à son égard que les seules inspirations de mon intérêt, vous pourriez lui rappeler que des personnes qui possèdent sa confiance lui ont dit, de ma part, quels dangers elle courait en restant dans la Vendée et combien il lui importait de ne pas s’exposer à être prise en flagrant délit de guerre civile. Je l’ai fait prévenir, à diverses reprises, des périls de sa situation; je l’ai avertie de la possibilité d’une arrestation et des fâcheuses conséquences qui pouvaient en résulter pour elle. Elle ne doit pas avoir oublié les démarches faites dans ce but à la sollicitation de la reine, et certes il ne lui est rien arrivé qui n’ait été prévu[2].

Par quelle fatalité s’est-elle obstinée à rester en France lorsqu’il lui était si facile de partir et de déjouer les efforts de la police qui la poursuivait? Les événemens ont trop prouvé qu’elle était retenue à Nantes ou aux environs de cette ville par un motif tout-puissant sur son esprit, et c’est là un malheur irréparable. Mais ici encore ai-je pu atténuer en rien les inconvéniens de cette particularité mystérieuse? L’arrestation faite sans que j’en sois prévenu, la captivité décidée en conseil et la citadelle de Blaye choisie, nonobstant tout ce que j’ai pu dire ou faire, le reste n’a été qu’une conséquence rigoureuse, inévitable des premiers fait accomplis. Le ministère n’a voulu perdre aucun des avantages que lui accordait la déclaration du 22 février, et une pièce de cette importance a été nécessairement déposée aux archives de la chambre des pairs. Ai-je pu l’empêcher? Ma volonté suffisait-elle pour effacer un pareil écrit, pour empêcher sa publication, dès lors qu’il s’agissait d’un changement aussi grave dans la position de la mère du duc de Bordeaux? Des faits de ce genre ont une telle valeur q.ie leur insertion au Moniteur est indispensable ; c’est de l’histoire, c’est un acte civil qui appartient à la société tout entière, et dans le temps où nous vivons, ces sortes de choses ne peuvent rester secrètes.

Certes, nous avons été profondément affligés de voir divulguer un mystère qui compromettait si gravement notre nièce. Les intérêts politiques, si impérieux qu’on les suppose, n’effacent pas en nous tout sentiment humain, et il y aurait une criante injustice à accuser la reine d’oublier ses devoirs de famille. Mais le gouvernement est là qui ne ressent aucune de ces émotions intimes qualifiées de vaines faiblesses. Les hommes qui le composent ont tous individuellement de la pitié, de l’indulgence pour la fragilité humaine, mais réunis en conseil, délibérant sur les affaires publiques, ils subordonnent tout aux exigences de l’état; les mesures les plus rigoureuses sont adoptées sans peine, sans scrupule, dès qu’il s’agit de l’intérêt général. Ma nièce s’est trouvée soumise à cette fatalité, rien n’a pu la soustraire à cette volonté inexorable. Enfin vous savez ce que le conseil des ministres a décidé hier au soir à son égard.

Ainsi, monsieur, vous pourrez dire à Mme la duchesse de Berry que sa destinée actuelle n’a pas dépendu de moi, que je gémis, comme parent, sur les ennuis qu’on lui impose, mais que je n’ai pu lui éviter. Vous lui direz que le roi n’est pas libre de faire ce qui lui conviendrait le mieux, que la raison d’état, invoquée par It s ministres responsables, est une loi à laquelle je me soumets, quoiqu’à regret, et que les liens de famille doivent céder à des considérations d’ordre supérieur. Vous lui direz encore que, par le temps qui court, quand l’émeute est dans la rue, quand des assassins à gages se relaient pour me tuer, quand la guerre civile est à peine assoupie dans la Vendée et que la presse la plus ardente enflamme toutes les passions populaires, la position d’un roi constitutionnel est à peine tenable, et qu’en vérité, je serais parfois tenté de quitter la partie et de mettre la clé sous la porte.

La phrase est textuelle, je la rapporte comme je l’ai entendue, dans toute son énergique crudité.

Le roi s’est tu. Il m’a paru douloureusement affecté, et après un instant de silence, il a poursuivi en ces termes :

— A chacun son lot. Ma nièce supporte difficilement le malheur qui l’accable; je la plains de tout mon cœur et je désire que vous lui veniez en aide. J’espère que sa santé s’améliorera par vos bons soins et que vous contribuerez à tranquilliser son esprit malade. La reine aurait voulu vous voir, monsieur le docteur, pour vous recommander Mme la duchesse de Berry, mais vous comprendrez le sentiment de pudeur qui la retient. La position de notre nièce est de nature à froisser tous ses instincts de femme et de parente, elle n’a pas eu le courage de surmonter l’embarras que lui causerait cette entrevue, et vous voudrez bien l’excuser.

J’ai cru devoir dire en ce moment que Mme la duchesse de Berry avait déclaré qu’elle était mariée, et que tout dans sa conduite, dans ses paroles, depuis que j’avais l’honneur d’être admis auprès d’elle, m’avait paru en harmonie complète avec sa déclaration.

Le roi m’a dit alors avec beaucoup de vivacité :

— Ce que vous me dites là me fait le plus grand plaisir; j’en ferai part à la reine, qui n’en sera pas moins heureuse que moi. Partez donc, docteur, retournez à Blaye, achevez ce que vous avez si bien commencé. Mme la duchesse de Berry ne pouvait mieux faire que vous donner sa confiance, vous êtes très digne de l’inspirer, et je compte sur vous pour lui rappeler en temps convenable les choses que je viens de vous dire.

— Permettez-moi, Sire, ai-je dit alors, de vous faire observer de nouveau que mon rôle de médecin ne comporte pas autant d’intimité et que l’occasion de traiter ces graves questions pourra bien ne pas se présenter. Je serais heureux de remplir les désirs de votre majesté, mais je crains que Mme la duchesse de Berry ne soit pas pour moi aussi bienveillante à mon retour que par le passé. La décision prise hier soir par le conseil des ministres lui prouvera que je n’ai pas plaidé sa cause comme elle l’eût voulu, et cette circonstance, si fâcheuse pour elle, pourra bien me faire perdre tout mon crédit.

— Rassurez-vous, docteur ; votre malade a besoin de vous, elle saura que votre plaidoirie en sa faveur n’a pas triomphé des desseins arrêtés des ministres, parce qu’il y avait parti-pris de la part de ces messieurs, et elle vous pardonnera cette défaite. J’ai les mêmes droits que vous, sous ce rapport, à son indulgence, j’ai échoué comme vous, et cependant elle ne cessera pas de me garder rancune. Votre position auprès d’elle est excellente. Vous êtes sa ressource la plus assurée contre la souffrance et, bien plus encore, contre l’ennui, la plus grande souffrance des captifs. Vous trouverez mille occasions de soutenir ma cause. La mesure prise contre elle va l’exaspérer, elle m’attribuera ce surcroît de rigueur, et dans sa colère, les accusations les plus injustes vont pleuvoir sur ma tête. Je compte donc sur vous, et personne ne sera plus à même de me défendre efficacement.

— Je serai heureux, Sire, d’obéir aux ordres de votre majesté. Envoyé par le gouvernement, je comprends l’étendue de mes devoirs, et je saurai, je l’espère, les concilier avec ceux que m’impose mon titre de médecin. C’est là mon but, je ferai tout pour l’atteindre.

Nous avons pris congé de sa majesté; il était onze heures et un un quart. L’entrevue avait duré cinq quarts d’heure; on peut croire que ce temps ne m’a pas paru long.


III.


Blaye, vendredi, 26 avril.

Ce matin, j’ai trouvé Madame de fort bonne humour; dès mon entrée dans le salon, je l’entendais rire aux éclats avec sa femme de chambre, et en arrivant auprès du lit de la princesse, elle m’a dit en me présentant Bewis[3] emmaillotté :

— Voici un nouveau-né qui s’est passé de vos charmantes constatations. Comment trouvez-vous mon poupon, docteur? N’est-ce pas qu’il ressemble à Mme Hansler? Avez-vous une nourrice à nous donner? Que va dire le gouvernement? Et mon père Deneux qui n’était pas là! Courez vite au télégraphe et faites prendre les armes à la garnison.

Tout cela était dit fort gaîment et je me suis empressé de donner la réplique à la nouvelle accouchée. M. Deneux est arrivé, et avant qu’il eût eu le temps de s’armer de ses lunettes pour examiner cet intrus, Madame et sa camériste ont fort bien joué leur rôle;. Nos plaisanteries sur ce sujet ont eu un résultat singulier. Voici ce qui s’est passé. Tout en parlant de nourrices, de biberons et de langes, j’ai dit à la princesse :

— Mais Madame a-t-elle pensé à une layette? veut-elle qu’on lui en envoie une de Paris ou que l’on en fasse composer une à Bordeaux?

— Grand merci, docteur ! j’en ai une.

— Madame l’a-t-elle ici?

— Non, elle est à Bordeaux. Elle m’a été envoyée par des amis. Je ne voudrais pas devoir au gouvernement de Louis-Philippe les vêtemens de mon enfant. Ce sont là des choses trop intimes. J’aurais sans cesse ces objets sous les yeux, je ne veux pas recevoir de vos amis un pareil cadeau. J’ai encore un certain nombre de petites affaires qui ont servi à mes, enfans et que je serai enchantée de retrouver. Ce qui m’embarrasse, c’est de faire venir tout cela ici.

— Mais c’est fort simple. Que Madame fasse mettre ces choses à l’adresse du général, et la caisse viendra ici tout droit.

— Oh ! très bien! Le général comprendra mes motifs. Mais puisque nous traitons ce chapitre, je vous avoue que je n’ai pas de barcelonnette. Demandez-en une très simple, petite, commode, pouvant se poser partout. Priez qu’on me la garnisse en vert, c’est plus doux aux yeux des enfans.

On voit que, si le gouvernement ne fournit pas les langes, il se chargera au moins du berceau. Nous avons beaucoup jasé sur ces matières importantes. M. Deneux, qui se sentait sur son terrain, a déployé une variété de connaissances pratiques qui font l’admiration de Mme Hansler.

Dans l’après-midi, nous étions occupés de choses non moins intéressantes. Madame se montrait fort gaie et nous avions tous le cœur en joie, lorsque le commandant de place est venu faire son inspection dans les appartemens de la princesse. C’est une visite domiciliaire dont je ne comprends pas trop l’utilité, et cette cérémonie, qui se renouvelle tous les mois, a fait froncer les sourcils de la captive. Le susdit commandant est un gros petit homme à visage sévère, vieux soldat qui a fait la guerre d’Italie et qui affecte de parler le patois napolitain comme un vrai lazzarone.

Notre gaîté s’était enfuie et je cherchais à la ramener au milieu de nous, mais la princesse resta pensive, et bientôt elle s’est écriée :

— Je vous assure qu’il a le mauvais œil, il me porte malheur, et je suis convaincue que c’est un jettatore.


Lundi, 6 mai.

Qui nous délivrera des constatations?

C’est le vœu de tout le monde ici ; chacun se plaint de ce cauchemar, chacun souffre de cette sorte d’obsession qui semble plus forte à mesure que la crise approche de son terme. Ce matin encore, M. Deneux, stylé par je ne sais qui, a entrepris de démontrer à Mme la duchesse de Berry que cette cérémonie était indispensable, et qu’après tout elle n’avait aucun des gros inconvéniens qu’on lui reproche. Cette thèse était un peu scabreuse, et le cher maître, en la soutenant mordicus, a passablement irrité son adversaire, qui ne lui a pas épargné les argumens et les invectives. J’étais spectateur de ce combat, tour à tour interpellé par les parties adverses et gardant une superbe neutralité.

J’ai fini par abonder dans le sens de M. Deneux. J’ai dit à Madame qu’un refus de se prêter aux vues de l’autorité pourrait bien avoir quelque influence sur sa mise en liberté, et qu’il me semblait très prudent de ne fournir au ministère aucun prétexte pour prolonger une détention déjà si longue.

— Allons, c’est bien ; liguez-vous tous contre moi, prenez le parti de mes persécuteurs, accablez-moi et contribuez de toute votre puissance à pousser au désespoir une pauvre femme mourante! Ne sentez-vous pas que cette espèce d’inquisition m’est odieuse? Ne voyez-vous pas que c’est un véritable attentat contre ma liberté ? J’en ferais bon marché, je vous l’assure, si je n’y voyais pas quelque chose de pis encore dans un pays comme la France. Une femme ne sera pas libre d’échapper à des mesures vexatoires, puériles, et j’aurai à subir des tortures morales sous prétexte de recherches absurdes et inutiles! Non, non, jamais je ne me soumettrai volontairement à ces infamies de la police, et, dussé-je mourir dans cette abominable prison, je résisterai à ces hommes qui ne savent rien respecter.

Dans la journée, j’ai revu la princesse, qui n’a pas quitté son lit. Je l’ai trouvée entourée de journaux, de cartes, de papiers de toute espèce: elle lit, écrit, prend des notes, fait des extraits, jase tout en travaillant, rejase avec Mme Hansler et déploie une activité remarquable. Sa faible vue a besoin du secours d’un lorgnon, ou même de lunettes ; ses yeux sont gros et saillans, et le gauche est affecté d’un strabisme divergent. Madame est à la fois myope et strabique, ses paupières sont presque toujours injectées et malades, et souvent j’ai dû lui prescrire quelques remèdes capables d’adoucir cette infirmité.

Madame écrit beaucoup. Elle a la singulière habitude de tacher d’encre ses doigts et ses mains, puis ses manches et ses robes, de sorte qu’il y a en permanence, sur le bureau, un flacon de sel d’oseille destiné à faire disparaître ces macules perpétuelles. En outre, la princesse dessine souvent à la plume ; elle préfère la plume au crayon, parce que les ligues sont plus visibles ; mais, pour jouir de ce bénéfice, elle a besoin de beaucoup d’encre, et de là un gribouillage général envahissant à la fois le papier, la camisole, les draps et même le visage. Mme Hansler est devenue fort experte dans l’art d’effacer ces traces noires, et déjà, plusieurs fois, j’ai dû renouveler la provision d’oxalate de potasse.

………………


À l’issue du dîner, un planton du pavillon a remis au général un pli venant de Mme la duchesse de Berry. M. Bugeaud a bien voulu me donner communication de cette dépêche, qui contient une pièce assez importante. La princesse déclare qu’elle est disposée à se prêter aux diverses parties du programme de consultation si cinq ministres, au moins, veulent signer une promesse de la mettre en liberté aussitôt après ses couches. Elle s’engage en outre adonner avis des premiers indices d’un accouchement prochain, et dans le cas où l’enfantement aurait lieu d’une manière subite, de permettre l’entrée de sa chambre aux témoins désignés. Enfin, elle promet de répondre affirmativement aux deux questions suivantes :

1o Êtes-vous madame la duchesse de Berry ?

2o Cet enfant est-il né de vous ?

Cet écrit, par la princesse, porte que, dans tous les cas, la présence de M. Dubois ne sera pas exigée. Ce post-scriptum, qui est de la main de la royale malade, indique un refus absolu de recevoir le vénérable maître.

M. le gouverneur, qui sait parfaitement que le ministre n’est pas disposé à prendre un engagement avec la captive, se trouve fort embarrassé ; il m’envoie demander à la princesse si cet ultimatum est bien son dernier mot sur ce point capital. La réponse a été très explicite.

— Dites au général que je ne changerai pas un iota à cette résolution suprême. Je veux que l’on me garantisse ma liberté; j’ai besoin de savoir sur quoi et sur qui compter. Il faut que la majorité du ministère s’engage formellement à me laisser partir; ce ne sera qu’à ce prix que je consentirai à répondre aux questions ordinaires et extraordinaires dont on me menace. Priez le général de faire transmettre ma demande par le télégraphe. Je tiens à savoir promptement à quoi m’en tenir sur les projets futurs de ces messieurs.


Mardi, 7 mai.

Aujourd’hui encore, beaucoup d’affaires, et des plus scabreuses. Procédons par ordre, afin de ne rien oublier. Quatre ou cinq fois au moins, dans la matinée, je suis allé du général à la princesse, de la princesse au général, porteur de paroles, de notes écrites, de réclamations, de corrections ou de rectifications, véritable courrier, secrétaire d’ambassade; l’enfantement de ces interminables protocoles m’a causé un grand travail de tête et de jambes,

Le gouverneur, qui connaît par expérience les variations de sa prisonnière, ne s’est pas trop hâté d’expédier la dépêche d’hier soir, et il a bien fait, car nous avons employé la plus grande partie de cette journée à en discuter le sens et la portée. M. Gintrac, qui est arrivé de bonne heure, nous a été d’un grand secours dans cette circonstance ; il a contribué de la manière la plus active à inspirer à la princesse des résolutions en rapport avec ses véritables intérêts.

Ce matin, de très bonne heure, le gouverneur m’avait dicté une pièce conçue en ces termes :

« M. le général Bugeaud ayant reçu deux fois du ministre la déclaration qu’il n’était pas prudent de prendre l’engagement positif de mettre la princesse en liberté après ses couches, à cause des événemens extraordinaires qui pourraient survenir d’ici à deux mois, ne peut se décider à toucher encore cette question qu’aux conditions suivantes :

« 1° Mme la duchesse de Berry s’engagera pax écrit à prévenir lors de l’apparition des premières douleurs;

« 2° Elle consentira à ce que les autorités déléguées pour la constatation entrent dans son appartement pour le visiter et reconnaître l’identité de son altesse royale ;

« 3° Elle déclarera également par écrit que l’enfant qui vient de naître lui appartient. « De son côté, le général remettra à Madame une copie, certifiée par lui, de l’engagement pris par les ministres d« la mettre en liberté après ses couches dès qu’elle le réclamera. »

J’ai remis cette pièce à la princesse, et bientôt sont survenus tous les embarras dont j’ai parlé plus haut. J’en abrège le récit, qui est d’ailleurs assez peu intéressant; je me borne à dire que sur nos représentations énergiques et réitérées, les deux puissances contractantes ont mutuellement renoncé à se rien demander par écrit. La princesse a fini par déclarer qu’elle acceptait la parole du général comme garantie des bonnes intentions ministérielles. C’est un premier pas dans cette voie de conciliation.

En somme, le général a été invité par la princesse à charger le télégraphe de transmettre sa demande au président du conseil des ministres. A peine le gouverneur était-il sorti du pavillon pour expédier ce message que la princesse m’a supplié de courir après lui et de lui dire qu’elle exigeait absolument que l’on fit mention de son refus d’admettre M. Dubois sous quelque prétexte que ce fût. Le gouverneur, très contrarié de cette obstination féminine, est revenu chez son altesse royale et a supplié Madame de recevoir le célèbre chirurgien, ne fût-ce que pendant une minute. Il a fait valoir le grand âge de M. Dubois, sa douceur, sa bienveillance, mais tout a été inutile, et Madame a déclaré qu’elle ne céderait qu’à la force. Le général a fini par dire : « Eh bien! s’il n’y a plus que cet obstacle, nous nous passerons de M. Dubois. » La princesse a paru attacher une grande importance à ces paroles ; elle les a répétées et a dit qu’elle en prenait acte.

La dépêche télégraphique est partie à cinq heures. Nous verrons ce qu’il en résultera.

………………….

Il est question, je ne sais à propos de quoi, de la naissance du duc de Bordeaux. Mme la duchesse de Berry, que M. Deneux semble toujours interpeller sur ce chapitre, nous dit fort gaîment :

— Nous commencions tous à nous endormir ; je me réveille pressée par je ne sais quel besoin, je me lève aussitôt et dans le même instant il me prend une violente douleur qui me permet à peine de remonter sur mon lit, et j’accouche en criant comme une brûlée. Une femme de chambre essaie en vain d’allumer une bougie, elle se lamente et dit : « Quel malheur ! Pourvu que ce ne soit pas une fille! » Je lui réponds : C’est un garçon, J’ai tâté! M. Deneux accourt à moitié vêtu. Mme de Gontaut, n’ayant sur elle qu’une simple chemise de batiste, s’élance dans ce costume transparent et appelle à grands cris les gardes nationaux de service. Le roi Louis XVIII se mit dans une colère affreuse, et il y avait de quoi, car, dans la circonstance, il y eût bien mieux valu que j’accouchasse en plein jour, au beau milieu du jardin des Tuileries.


Vendredi, 10 mai.

………………..

Dans la nuit de jeudi à vendredi, Mme la duchesse de Berry avait éprouvé une légère incommodité. Cette nuit, vers deux heures et demie, le même accident s’est reproduit, et la princesse, qui s’était levée, a ressenti tout à coup une violente douleur qui lui a permis à grand’peine de regagner son lit en appelant Mme Hansler. Elle a dit à sa femme de chambre :

— Appelez ces messieurs, je vais accoucher. Surtout que M. Dubois n’entre pas chez moi de force.

Mme Hansler, à demi vêtue, a ouvert aussitôt la porte du salon en criant :

— Dépêchez-vous, messieurs. Monsieur Deneux, Madame va accoucher, Madame demande que M. Dubois n’entre pas de force dans sa chambre.

Réveillé aussitôt, je saute hors du lit, et tout en passant un pantalon, je cours à la porte du corridor, je frappe avec force et je crie aux gardes de prévenir le général. Je rentre dans le salon, où je trouve M. Deneux se débattant contre un pantalon rebelle; je lui prête quelque secours et nous entrons ensemble dans l’appartement de la princesse.

M. Deneux ne peut parvenir à compléter son costume. Il essaie, mais en vain, de serrer sa ceinture, le vêtement indispensable retombe toujours sur ses jarrets tremblans, et le cher maître, dans son trouble profond, répète à chaque tentative nouvelle : « J’en demande bien pardon à Madame ! »

La princesse rit un peu de la bizarre figure de son fidèle, puis elle nous dit :

— Je viens d’éprouver une vive douleur, j’ai cru que c’était une indigestion. Je vais accoucher bientôt, j’en suis certaine.

M. Deneux, à peu près culotté, découvre la princesse, et nous constatons en effet que la chose est imminente. Le cher maître engage Madame à retenir ses douleurs, à ne faire aucun effort, et il agit lui-même conformément à ces recommandations.

Quelques minutes s’étaient écoulées, et, pendant ce temps, le général, le commandant de place et quelques officiers de service étaient entrés dans le salon. M. Dubois, qui est arrivé presque en même temps que ces messieurs, pénètre dans la chambre de la princesse et se place derrière un paravent qui masque en partie la porte de communication existant entre la chambre et le salon. Mme la duchesse de Berry n’a pas vu ce mouvement du célèbre chirurgien ; je me tenais devant elle de manière à l’empêcher de savoir ce qui se passait dans la direction du salon.

Une douleur nouvelle se déclare, mais elle est peu vive. Des messagers ont été expédiés aux remparts, à la porte Dauphine, et bientôt nous entendons retentir trois coups de canon (signal convenu pour avertir les témoins qui sont dans la ville). La princesse, qui, dans ce moment même, était en proie à une douleur aiguë, manifeste une grande surprise de cette explosion formidable; elle me demande en criant ce que cela signifie. Je le lui dis aussitôt en ajoutant : « Calmez-vous, Madame, et, d’ailleurs, vous devez y être habituée : l’enfant d’une altesse royale ne peut naître sans que l’on tire le canon en son honneur! »

M. Deneux s’oppose toujours à l’accouchement; nous supplions la princesse de se modérer autant que possible; elle demande avec inquiétude si ce retard ne peut pas nuire à son enfant, s’il ne va pas être étouffé. On la rassure. Il se faisait un peu de bruit dans le salon; Madame paraît s’en tourmenter et elle me dit avec beaucoup de vivacité :

— Je vous en prie, monsieur Ménière, dites au général de ne pas faire entrer M. Dubois; tout ira bien, nous n’aurons pas besoin de lui.

— Calmez-vous, Madame, M. Bugeaud vous entend parfaitement, vos vœux seront remplis, soyez-en sûre.

Je me tenais toujours devant la princesse, de façon à lui dérober la présence des personnes qui se trouvaient à l’extrémité de la chambre.

Cependant nous avions gagné ainsi plus d’un quart d’heure, mais l’événement touchait à son terme, et M. Deneux me fit constater en même temps que lui les diverses phases de ce drame mystérieux. Madame recevait nos soins avec une bienveillance parfaite et bientôt les vagissemens du nouveau-né se firent entendre, et comme ses cris étaient assez forts, Mme la duchesse de Berry s’écria :

— O mon Dieu, il crie bien fort! serait-ce un garçon?

Un coup d’œil m’avait appris que l’enfant était une fille. Je laissai M. Deneux donner cette bonne nouvelle à sa royale cliente, et Madame reprit avec exaltation :

— Je vous l’avais bien dit, messieurs les savans. Eh bien! me croirez-vous une autre fois?

Il était alors trois heures vingt minutes du matin. M. Deneux donna les soins nécessaires à l’enfant et le remit aux mains de Mme Hansler. Dix minutes plus tard, la princesse était complètement sortie de cette crise violente, et nous avions la satisfaction de ne plus rien redouter de ce côté.

J’entrai alors dans le salon pour donner avis au général de la situation favorable de la mère et de l’enfant. M. Bugeaud me dit avec une émotion qui me frappa :

— Docteur, si vous le jugez convenable, faites savoir à Mme la duchesse de Berry que j’ai reçu une dépêche ministérielle qui lui fera plaisir.

Je rentrai aussitôt dans la chambre de l’accouchée et je m’acquittai de cette agréable commission avec tous les ménagemens convenables. Madame en parut enchantée.

Un instant après, elle témoigna le désir de voir Mme d’Hautefort. Le valet de chambre alla prévenir la comtesse, qui arriva au bout de quelques minutes.

Au milieu du mouvement que nécessite la circonstance où nous nous trouvons, la princesse ayant aperçu dans le salon, dont la porte est ouverte, un pan de l’habit brodé du général, me dit avec beaucoup de naturel :

— C’est M. Bugeaud que je viens de voir. Dites-lui d’entrer, si cela peut lui être agréable.

J’allai aussitôt prévenir le gouverneur, qui entra dans l’appartement et s’approcha avec discrétion du lit de la princesse. Mme la duchesse de Berry lui tendit la main et lui dit en propres termes :

— Général, vous le voyez, j’ai appelé aussitôt que j’ai senti la première douleur. J’espère que tout ira bien.

Le général lui en donna l’assurance et, tirant de sa poche la dépêche télégraphique arrivée hier soir, à la nuit tombante, il lui en lut une partie, ce dont Madame le remercia vivement.

Au moment où le gouverneur se retirait en saluant la princesse, son altesse royale lui dit avec beaucoup d’abandon :

— Général, vous aviez deux filles, en voici une troisième.

M, Bugeaud revint alors auprès du lit de la princesse, l’engagea à se calmer et à prendre bien soin de sa santé.

Pendant cette entrevue, qui ne dura que quelques minutes, M. Deneux et moi, nous nous occupions du nouveau-né, qui nous parut vivace. Mme la duchesse de Berry suivait nos mouvemens, et elle s’écria :

— C’est une fille! Il sera bien content, lui, qui désirait tant une fille ! J’avais beau lui dire que j’en étais sûre, il était aussi incrédule que ces messieurs de la faculté. Sur ce chapitre-là, je prétends en remontrer à tous les docteurs.

Tout cela fut dit gaîment, avec un entrain remarquable; il y avait même de l’exaltation, comme cela se rencontre souvent eu pareil cas. Les paroles de la princesse, dans cette circonstance critique, se rapportaient toutes à ce personnage inconnu, à ce mari dont le souvenir paraissait la préoccuper uniquement.

Sur ces entrefaites, tous les témoins étaient arrivés et l’on avait terminé les préparatifs de la cérémonie future. J’en donnai avis à la princesse, qui répondit :

— Tout est prêt ; faites entrer ces messieurs.

Mme d’Hautefort, assise dans un fauteuil, se tenait au pied du lit de la princesse ; l’enfant nouveau-né, bien emmaillotté, reposait sur un grand oreiller placé au milieu du lit de sa mère. Mme Hansler était à la tête du lit ; M. Deneux et moi, nous nous tenions debout près de Madame, et M. Dubois avait conservé sa place derrière le paravent.

Le général, averti par moi, entra aussitôt dans la chambre. Il était suivi du président du tribunal de Blaye, du sous-préfet, du juge de paix et de plusieurs autres personnages. Ces messieurs, après avoir salué son altesse royale, se rangèrent en demi-cercle à une certaine distance du lit de la princesse, et alors le président du tribunal, faisant quelques pas en avant, salua profondément Madame et lui dit :

« Est-ce bien à Mme la duchesse de Berry que j’ai l’honneur de parler ? — Oui, monsieur, répondit la princesse. — Madame est-elle bien Marie-Caroline, princesse royale des Deux-Siciles, duchesse de Berry ? — Oui, monsieur, c’est bien moi, répondit encore la princesse. — L’enfant que je vois là, placé sur votre lit, est-il né de vous, est-il bien le vôtre ? — Oui, monsieur. — Quel est son sexe ? — C’est une fille. D’ailleurs, monsieur, j’ai chargé le docteur Deneux de faire la déclaration de naissance. »

Ce dialogue terminé, tous les témoins saluèrent de nouveau la princesse et se retirèrent dans le salon. Madame leur rendit leur salut et nous dit qu’elle était satisfaite des procédés polis de ces messieurs. Un instant après, j’étais dans le salon, au milieu de ces témoins, qui se félicitaient entre eux de la manière dont l’affaire s’était accomplie. Les deux camps étaient également satisfaits.

Quelques instans plus tard, la princesse dit à M. Deneux :

— Quand on fera la déclaration de naissance, vous nommerez le père de mon enfant. Je désire que son nom soit inscrit sur le procès-verbal.

En disant cela, Mme la duchesse de Berry a pris sous son traversin un papier plié et elle l’a remis à son accoucheur. Le cher maître le déplia aussitôt, le lut et témoigna par un mouvement de tête et de bras la vive satisfaction que lui causait cette lecture. M. Deneux se plaça devant le bureau de la princesse pour faire une copie de ce document précieux. Mme d’Hautefort, qui assistait à cette succession de petites scènes d’intérieur, m’a paru très étonnée de ce dernier fait. Tout en elle indiquait la surprise, l’émotion, la curiosité. Il m’est impossible de croire que la dame d’honneur fût dans le secret de cette révélation si intéressante.

J’allai faire part de ce grave incident au général Bugeaud, qui m’a paru fort enchanté de la tournure que prenait cette affaire :

— Tout marche à merveille ; les difficultés de la position s’aplanissent d’elles-mêmes, les déclarations précédentes vont se trouver confirmées de la manière la plus complète, et si M. d’Argout n’est pas pleinement satisfait, il faudra vraiment qu’il soit bien difficile à contenter.

Toutes ces petites particularités se succédaient rapidement. Un peu avant quatre heures, tous les témoins étant rassemblés dans le salon, M. Deneux lut à haute et intelligible voix la déclaration suivante :

« Je déclare que son altesse royale Marie-Caroline, Madame, épouse en légitime mariage du comte Hector Lucchesi-Palli, des princes de Campo-Franco, gentilhomme de la chambre du roi des Deux-Siciles, domicilié à Palerme (Sicile), ledit comte absent,

« Est accouchée, le 10 mai 1833, à trois heures vingt minutes du matin, d’un enfant du sexe féminin. Les prénoms de l’enfant sont Anne-Marie-Rosalie.

« Signé : Docteur DENEUX. »


Le procès-verbal de constatation a été rédigé séance tenante par l’un des témoins. La pièce, lue par mon cher confrère, a été insérée textuellement dans l’acte en question et, la rédaction terminée, le tout a été lu, relu, collationné avec la plus scrupuleuse attention, et l’on a procédé à la signature de ce document historique. Le général gouverneur a signé le premier, puis sont venus le président du tribunal, le sous-préfet de l’arrondissement, le procureur du roi, le commandant de la garde nationale de Blaye, un des adjoints au maire, et enfin M. Dubois, M. Deneux et moi.


Mardi, 14 mai.

Chaque matin, la femme de chambre exécute, sous la haute surveillance de l’accoucheur de Madame, une revue générale de la petite fille et le cher maître formule ses prescriptions à propos d’une foule de particularités hygiéniques ou autres. Au milieu de ce travail, Mme Hansler me fait remarquer la forme charmante des pieds de l’enfant.

— Cela ne m’étonne pas, dis-je. Mlle Anna a de qui tenir. La petitesse des pieds et des mains est un signe de bonne race : les Orientaux, grands connaisseurs en généalogie, font le plus grand cas de ces caractères physiques d’une illustre origine.

— Vous avez raison, docteur, et, si je ne me trompe, lord Byron, qui était de bonne souche, a parlé quelque part de cette manière de penser des Turcs et surtout des Arabes. Beaucoup de grands hommes ont tiré vanité de la forme de leurs mains et de leurs pieds, témoin votre cher Bonaparte. C’est pour cela que tant de gens se mettent à la torture pour se faire un beau pied. Pour moi, j’ai toujours redouté les chaussures étroites : j’ai remarqué que cela rend méchant. Une femme gênée dans ses souliers de bal ne pourra jamais se montrer aimable. Elle est susceptible, maussade, trop rouge ou trop pâle, suivant ses nerfs, et cette rage d’avoir un petit pied lui fait perdre tous ses avantages. Mes pieds et mes mains m’ont causé bien des inquiétudes en Vendée. Souvent déguisée en petit garçon, les chaussures seules ne pouvaient m’aller, et il fallait m’en donner dont la forme ne convenait pas au reste du costume. Je ne pouvais pas porter de gants; aussi j’étais obligée de me noircir les mains avec de la terre pour masquer leur blancheur. Souvent aussi je me couvrais la tête avec un bonnet ou avec un chapeau à larges bords. Mon langage aussi était un obstacle à la perfection de mon déguisement, et, dans bien des cas, il fallait beaucoup de soin pour me dispenser de prendre part à la conversation. Un jour, j’étais assise en croupe derrière un gros paysan, à qui l’on m’avait confiée et bien recommandée, vous pouvez le croire. Il se retournait à chaque instant pour me regarder et finit par me dire qu’il était sûr que j’étais Henri V. Je ne lui dis pas non, et il aura gardé cette opinion. En entrant à Nantes, j’étais habillée en paysanne, bien fatiguée d’une longue course pendant laquelle j’avais souvent porté mes souliers dans ma main ; je marchais tout doucement le long des grands ponts, lorsque je me trouvai tout à coup nez à nez avec un peloton de grenadiers commandé par un ex-officier de la garde royale que je reconnus parfaitement. Ce lieutenant me regarda avec beaucoup d’attention. Je me crus prise; il passa outre et moi aussi. J’en fus quitte pour la peur, et c’est le cas de dire que j’étais dans mes petits souliers.

Ces souvenirs, qui arrivaient en foule, me tenaient fort attentif; j’aurais bien voulu que Mme la duchesse de Berry ne s’arrêtât pas en si beau chemin. Le hasard, qui est pour moi le dieu inconnu des anciens, me vint en aide et, à l’instant où Mme Hansler, après avoir emmaillotté l’enfant, le replaçait dans son berceau, je lui dis :

— Allons, bel oiseau rose, vous voilà dans votre nid de soie. Tâchez d’être gentille et ne vous plaignez pas de votre cachette, car votre chère mère n’en a pas toujours eu une semblable à sa disposition.

— C’est vrai! s’écria Madame; il s’en fallait bien que je fusse aussi à mon aise dans la cachette de Nantes que mademoiselle l’est dans la sienne! Grand Dieu! quand j’y pense, je puis à peine le croire. Quatre personnes dans une pareille niche, et quelles personnes encore! M. de Mesnard est grand comme vous, docteur, et cette pauvre Stylite de Kersabiec est presque aussi grande que M. de Mesnard. Puis M. Guibourt, qui n’est ni mince ni petit, et enfin moi, votre servante, qui n’étais pas bien grosse alors... enfin!.. Nous n’aurions pas été si pressés dans ce trou si je n’avais pas dû y cacher, avant tout, une petite presse portative qui tenait encore assez de place. Je ne voulais pas qu’elle tombât entre les mains des gendarmes.

— Madame voulait la liberté de la presse! Absolument comme le gouvernement de juillet. Que ne le disiez-vous plus tôt!

— Ce que c’est que le mauvais exemple ! Mes deux calembours ont entraîné le vôtre, qui ne vaut guère mieux que les miens. Comment ai-je le courage de plaisanter de tout ceci? Je vous assure qu’il n’y avait pas le moindre mot pour rire pendant dix-sept heures. Nous y étions véritablement au supplice. On ne sait pas combien le temps est long dans de pareilles circonstances! La tête s’égare en tristes réflexions, le courage faiblit, le moral s’altère...

— Sans compter le physique, ajoutai-je, qui doit souffrir d’une manière presque insupportable, car enfin...

— Oui, oui, je vous comprends; et notez que nous étions en train de deviser quand la maison fut envahie. Il fallut bien en passer par là. Nécessité n’a pas de loi et le respect des convenances dut être mis de côté. Et voyez la Providence! On fait ressource de tout en pareil cas. Pendant la nuit, les gendarmes qui gardaient la chambre eurent froid, ils allumèrent dans la cheminée un feu qui ne réchauffait pas qu’eux, car bientôt la plaque de fonte formant la porte de ma cachette devint brûlante et nous incommoda beaucoup. La chaleur, entretenue par une masse de vieux journaux, devenait insupportable. Ces messieurs écartaient les ardoises qui recouvrent cette partie du toit, et nous cherchions par là un peu d’air frais dont nous avions le plus grand besoin. Enfin, la plaque devint presque rouge; ma robe, en contact avec elle, était déjà brûlée en plusieurs endroits, et nous fûmes heureux de pouvoir prévenir cet incendie avec nos mouchoirs imbibés de pipi. La situation était vraiment horrible, et il fallait bannir toute cérémonie. A la guerre comme à la guerre!


III.

La mise en liberté ne suivit pas l’événement d’aussi près que la princesse l’avait espéré. Des contretemps survinrent. Elle avait fait demander un bateau à vapeur pour la transporter de Blaye à Palerme : on ne put disposer que d’une frégate: « Pourvu que nos ministres, s’écria-t-elle, n’aillent pas m’envoyer la Gloire : c’est la vieille Duchesse-de-Berry débaptisée aux glorieuses. J’ai assez de guignon pour tomber sur celle-là. Convenez que ce serait taquinant. » Il y avait aussi des précautions à prendre. Ce fut encore une affaire, et une affaire délicate que le choix des dames d’honneur et des gentilshommes qui accompagneraient la princesse à Palerme. Enfin elle quitta Blaye le samedi 8 juin 1833. Voici le récit de son embarquement.


Samedi, 8 juin.

Voici un nouveau chapitre de cette histoire. Mme la duchesse de Berry hors de ces murailles, à l’abri des prescriptions du ministre de l’intérieur, ne relevant plus directement de M. le général Bugeaud, va probablement se montrer sous un jour nouveau, prendre de nouvelles allures, et très probablement aussi ses rapports avec tout son entourage vont subir des changemens notables. Voyons, examinons, tenons-nous sur nos gardes. On oublie bien vite ceux dont on n’a plus besoin. Je suis bien décidé à me tenir à l’écart, à laisser la princesse venir jusqu’à moi si cela lui convient; moi aussi je lui rends sa liberté et, tout en restant à sa disposition, le cas échéant, j’attendrai que l’on m’appelle.

Je me suis levé avec le jour, j’ai voulu parcourir encore une fois cette citadelle que je sais par cœur, dire un dernier adieu à une foule de lieux, de choses et de gens parmi lesquels je vis depuis près de quatre mois ; cette visite générale m’a prouvé que je laissais ici des amis dont le souvenir me sera cher. Il y a, parmi nos officiers du 64e plusieurs hommes que je ne quitterai pas sans regret; les charmantes perspectives d’un voyage en Italie ne m’empêchent pas de sentir l’amertume de cette séparation.

Un dernier déjeuner nous a réunis à la table du général Bugeaud, et tout s’est fort bien passé entre les nombreux convives. La clôture définitive de notre grande affaire a rapproché des individus qui ne sympathisaient guère; on a porté des santés réciproques et réconciliantes, on a échangé des poignées de main, enfin, tout le monde a paru content.

Je n’ai vu qu’un instant Mme la duchesse de Berry, qui m’a paru encore plus soucieuse qu’hier. Mlle Lebeschu pleurait tout de bon, Mme Hansler avait les yeux fort rouges; Mme d’Hautefort, qui se dispose à nous accompagner jusqu’au vaisseau, pousse des hélas! dont je ne comprends pas la cause. M. de Mesnard, parfaitement calme, dirige les dernières dispositions du départ. Quant à M. Deneux, perdu dans l’arrangement de ses bagages, il s’abandonne aux soins de son domestique, qui, fort heureusement, va voyager avec nous.

Enfin, à neuf heures trois quarts, Mme la duchesse de Berry, appuyée sur le bras du général Bugeaud, sort de l’enceinte réservée du pavillon qu’elle occupait. Sa suite forme cortège dans la grande rue qui va de la palissade à la porte Dauphine. La princesse franchit le pont-levis d’un pas incertain et presque chancelant. Voici l’ordre dans lequel nous marchons.

A la suite de son altesse royale, conduite par M. le gouverneur et à huit ou dix pas de distance, vient la nourrice, portant entre ses bras la petite Anna. Un peu après et de façon à laisser ces deux groupes en évidence, Mme d’Hautefort s’avance appuyée sur le bras de M. le comte de Mesnard. L’aide de camp du gouverneur, M. de Saint-Arnaud et moi, nous suivons ce troisième groupe en conservant à peu près les mêmes distances. M. Deneux nous suit, donnant le bras à Mlle Lebeschu, puis vient le commissaire civil, M. Ollivier-Dufresne, soutenant Mme Hansler. Les domestiques, chargés de sacs de nuit et de portemanteaux, ferment la marche, et tout le cortège va lentement.

Après avoir franchi le pont-levis, Mme la duchesse de Berry arrive à l’avant-poste, où se trouve un groupe composé de Mme Bugeaud et de ses deux filles, d’une sœur du général et de quelques autres dames. La princesse s’arrête, quitte le bras du gouverneur et s’approchant des dames, elle embrasse à plusieurs reprises les deux jeunes filles, prend la main de leur mère et lui dit avec une bienveillance marquée :

— Je suis bien fâchée, madame, de vous enlever votre mari, j’espère que ce ne sera pas pour longtemps et qu’il vous reviendra bientôt sain et sauf, pour ne plus vous quitter.

Mme Bugeaud et les autres personnes qui l’accompagnent saluent son altesse royale et lui souhaitent un bon voyage. Cette petite scène a été tout à la fois vive et douce. Les femmes des officiers de la garnison, ainsi que celles dont les maris appartiennent aux autorités de la ville, avaient pris place sur les côtés des glacis qui bordent ce chemin fortifié, et la princesse, dans ce court trajet, a été saluée par une foule nombreuse et choisie. Elle a répondu à ces politesses avec un embarras assez marqué. Enfin, Madame a franchi cette dernière porte, et elle s’est trouvée alors entre deux lignes de soldats du 64e qui s’étendaient de ce point jusqu’au lieu de l’embarquement. Derrière ces deux cordons de troupes, la foule se pressait compacte. Je n’ai pas entendu un seul cri, un seul mot, rien qui pût sembler une insulte au malheur, un encouragement à la femme faible, un défi de l’esprit de parti au nom de l’héroïne abattue. J’ai vu beaucoup d’hommes se découvrir, saluer profondément et partout se décelait le sentiment d’une pitié douce et bienveillante.


  1. Ce Journal, formant doux volumes, doit paraître prochainement chez l’éditeur Calmann Lévy.
  2. Aujourd’hui, 8 avril 1851, M. le duc Pasquier, ancien chancelier de France et président de la chambre des pairs, m’a dit que lui-même, d’après les ordres du roi Louis-Philippe, avait fait écrire à Mme la duchesse de Berry pour l’avertir de la possibilité d’une arrestation prochaine et pour l’engager à quitter la France le plus tôt possible. — P. M.
  3. Le petit chien de la duchesse de Berry.