La Capucinière, ou le bijou enlevé à la course/02

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Chez les Marchands de Nouveautés (p. Pl.-24).


Chant 2 Pl. III.
Les Plaisirs de l’ancien régime, et de tous les âges, Illustration.
Les Plaisirs de l’ancien régime, et de tous les âges, Illustration.
Tandis qu’à terre, en le suivant des yeux,
Tous nos vauriens lui criaient : Bon voyage.




CHANT SECOND.


Que les couvens, dans ce siècle pervers,
Sont différens de ce qu’ils devraient être !
Ah ! si d’eux tous j’étais l’unique maître,
Sans balancer, au fin fond des enfers,
Dès aujourd’hui, je vous enverrais paître
Les animaux qui s’enferment dedans,
Pour s’engraisser et vivre à nos dépens.
Du vice impur, un cloître est le repaire.
Dans les couvens, que ne se fait-il pas ?
J’ai vu, j’ai vu des moines scélérats,
Au nom d’un Dieu qui ne les gène guère,
S’abandonner aux plus affreux excès…
Et l’on dira qu’il faut qu’on les révère !
C’est fort bien dit : mais moi qui les connais,
Je vous soutiens qu’il vaudrait mieux les craindre.

Confus, tremblans, aux pieds de Saint-François,
Nos champions étaient vraiment à peindre,

Quand père Albin, en assez fin matois,
Pour esquiver sa première boutade,
Prend la parole, et préludant trois fois,
Adresse au Saint cette capucinade,
Qui tint long-temps tous nos sots ébahis :

« Très-saint Patron, ne soyez pas surpris,
Si, dans ces lieux, un apparent désordre
Sur vos enfans semble donner à mordre ;
Nous connaissons vos rigoureuses lois ;
Au fond du cœur chacun de nous les porte :
Mais ne peut-on s’en écarter par fois ?
La chair est faible, à moins qu’elle soit morte ;
Et vous voyez, très-révérend Patron,
Qu’aucun de nous n’est près de rendre l’ame.
Sans compromettre et l’Ordre et votre Nom,
Sans trop manquer à la Religion,
Ne pouvons-nous caresser une femme,
Nous quereller, pourvu que le secret
Meure avec nous dans notre monastère ?
Le ciel doit-il nous en faire un forfait ?
Le mal n’est mal qu’à l’instant qu’on le sait,

Et c’est un bien s’il demeure un mystère.
J’entends par mal celui que nous faisons,
En nous livrant à ces jolis tendrons,
En nous battant, en faisant bonne chère ;
Car je sais trop que si, dans nos couvens,
On oubliait de dire son bréviaire,
De réciter en commun la prière,
De marmotter des mots vides de sens,
Aux pieds du Christ ou de Sainte-Marie,
Ce serait fait de la seconde vie.
Hélas ! je suis peut-être dans l’erreur.
Sur tout ceci, se tromper est facile ;
Mais vous pouvez devenir mon sauveur :
Très-saint Patron, faites que dans mon cœur,
La vérité se choisisse un asile. »
Il dit, et baise avec soumission,
Le saint orteil du révérend Patron.

À ce discours qui le faisait morfondre,
Le grand François ne sait trop que répondre ;
Il recueillit cependant ses esprits,
Toussa, cracha, s’essuya la moustache,

Et répondit : « In nomine Patris,
Tant de raison me confond et me fâche ;
Mais, mon cher frère, êtes-vous le Gardien ?
Avec lui seul je veux un entretien ;
Puis, je verrai ce que je dois vous dire.

Père Albin.

« Excusez-nous, très-révérend Patron :
Jusqu’à ce jour, sans songer à l’élire,
L’égalité régna dans la maison,
Aucun de nous n’est au-dessus des autres,
Et nous vivons comme les bons Apôtres,
Au jour le jour, et sans plus de façon.

Saint-François.


« Point de Gardien ! le cas est punissable :
J’en suis fâché ; vous manquez à la loi,
Et là-dessus je suis inéxorable.
Point de Gardien ! mais voyons donc pourquoi
Vous trouvez bon de changer ainsi l’ordre ?
C’est sur cela que l’on pourrait bien mordre.
Mangez, buvez, battez-vous, ce n’est rien ;

Ayez chacun deux, trois, quatre donzelles,
Au fond ce sont de pures bagatelles,
Et dans le ciel nous nous en moquons bien.
Mais un couvent sans un père Gardien !
Oh, c’est trop fort ! Vous irez aux galères,
Ou tout au moins dans quelques séminaires.
Point de Gardien ! je n’en puis revenir…
Allons, allons, il faudra vous punir,
Et je m’en charge ; entendez-vous, chers pères ?

Père Jean.

« Quoi ! se peut-il ! eh quoi ! très-saint patron,
Vous permettez de caresser des filles,
D’être emporté, gourmand et biberon ;
Vous tolérez cent autres peccadilles :
Mais pour savoir nous passer d’un Gardien,
Vous nous voulez punir du séminaire !
Souffrez au moins…

Saint-François.

Souffrez au moins…Non, je ne souffre rien.
Me croyez-vous encore de la terre ?
Du Paradis je suis un habitant ;

Et certes là nous pensons autrement
Que lorsqu’ici nous jouons notre rôle.
J’ai, comme vous, aimé le cotillon ;
Dans mon printemps j’étais un bon luron,
Je préférais faire la rocambole
A l’abstinence, à ce jeûne fatal,
Qui m’a sitôt conduit en l’autre monde.
Mais, dans les bras d’une petite blonde,
Ayant gagné je ne sais trop quel mal,
Je fis le vœu d’être un saint personnage ;
(Voyez à quoi tient notre sainteté !)
Et je le fus, soit dit sans vanité.
Mais à présent, ah ! combien j’en enrage !
Que je maudis mon imbécilité !
J’aurais pu vivre au moins quelques années,
Je n’ai joui que de quelques journées !
Je fus un sot ; il n’en faut plus parler.
Le Paradis devrait m’en consoler,
Me direz-vous. Vraiment, belle fadaise !
Que fait-on là ? L’on admire Jésus,
On bâille, on dort, on s’ennuie à son aise ;
Mais l’on se dit : Nous sommes les élus.

Et puis d’ailleurs, sans mainte simagrée,
On peut fort bien s’en ménager l’entrée.
En Paradis, j’ai trouvé des pendus,
Des huguenots, des juifs, des philosophes,
Que sais-je, moi ? J’en fus scandalisé.
— Quoi ! dis-je alors, de semblables étoffes
Sont en ces lieux ? Que j’étais insensé !
Qu’ont-ils donc fait pour échapper au diable ?
— En trépassant, ils se sont confessés,
Répond Jésus, du ton le plus affable.
— Et puis ? — Rien autre. — Eh quoi ! C’en est assez ?
— Oui, sûrement ; tout dépend de la grâce.

Vous le voyez, la chose saute aux yeux,
En Paradis, vous pourrez avoir place,
Sans, comme moi, vous rendre malheureux
Par continence, ou par coups de cilice.
Dans ce bas monde, il faut que l’on jouisse,
Pour que dans l’autre on se trouve un peu mieux.
Mais, au mépris des lois, des ordonnances,
Vivre cloîtrés, sans un père gardien,
C’est renverser l’ordre et les convenances ;

C’est me manquer : car, vous le savez bien,
J’ai fait ces lois, je les aime et j’y tien.

Père Ignace.

« Permettez-nous, je le demande en grâce,
Permettez-nous, très-révérend Patron,
Si ce n’est pas vous montrer trop d’audace,
D’oser vous faire une observation.
Notre maison est à peine achevée ;
On y travaille encore en mille endroits,
Et le soleil, depuis notre arrivée,
Sur l’horison n’a paru que trois fois.
Vous conviendrez que pour choisir un maître,
Premièrement, il faut se bien connaître.
Or, en trois jours cela ne se peut pas ;
Or, ce serait une grande injustice
De nous punir pour un semblable cas ;
Or, Saint-François a trop d’horreur du vice
Pour la commettre ; or, il excusera
Ce qu’en effet…

Saint-François.

Ce qu’en effet…Or, or, et cœtera.
Voilà des or, qui ne me plaisent guère.

Vit-on jamais un pareil orateur ?
Vous vous croyez apparemment en chaire,
Pour ennuyer ainsi votre auditeur.
C’en est assez, votre défense est bonne,
Relevez-vous ; Saint-François vous pardonne ;
Mais dans trois jour, souvenez-vous-en bien,
Que l’un de vous soit le père gardien,
Ou je me fâche, et de la belle sorte. »
Il dit et va pour enfiler la porte.

Soudain Églé, qui, jusqu’à ce moment,
En paraissant rêver profondément,
Avait gardé le plus triste silence,
Vers notre Saint, légèrement s’élance.

« — Homme de Dieu, lui dit-elle en pleurant,
Ayez pitié d’une fille séduite :
J’étais heureuse au fond de mon couvent ;
Ce débauché m’en fit prendre la fuite,
Ajouta-t-elle, en montrant père Albin ;
Depuis ce temps, je n’ai que du chagrin.
Hélas ! grand Saint ! à quoi suis-je réduite !

Quoi ! c’est Églé que l’on outrage ainsi ?
A dix-sept ans elle verse des larmes ;
A dix-sept ans elle est à la merci
De qui, grand Dieu ! d’un pareil sans-souci,
Qui la méprise et dédaigne ses charmes !
Ah ! c’est affreux, je n’y survivrai pas !
Oui, le cruel impunément m’outrage.
En le voyant, je m’étais dit tout bas :
Voilà celui qui, mieux qu’un jeune page,
T’enlevera ce bijou si vanté,
Que rarement on conserve à ton âge.
Réjouis-toi ; ce jour tant souhaité
Va luire enfin ; adieu ton pucelage.
Adieu !… Non, non ; il n’a pas seulement,
Depuis trois jours qu’il se dit mon amant,
Que je l’invoque et le presse et l’excite,
Daigné lui faire une seule visite.
Il est de glace… — Et vous êtes de feu,
Répond le Saint, en se prenant à rire.
Vraiment, je plains un si cruel martyre ;
Mais Calmez-vous, il finira sous peu.
Si père Albin vous outragea, ma belle,

Peut-être a-t-il bien moins de torts que vous.
Je le saurai : jusqu’alors filez doux.
Il est affreux d’être long-temps pucelle,
Je le sens bien ; mais vous l’avez voulu.
L’amour est juste ; il punit les coupables.
Vos doux forfaits sont pourtant excusables :
Toujours l’ennui marche avec la Vertu ;
Et quoiqu’on aime assez cette déesse,
On hait par trop son triste cavalier,
Pour se complaire à la suivre sans cesse.
Rien n’est cruel comme de s’ennuyer.

Je disais donc que je puis vous absoudre ;
Mais il faudra pour cela vous résoudre
A conserver, jusqu’à demain matin,
Ce doux bijou qui cause votre peine :
Il est utile à mon pieux dessein.
Vous, mes gaillards, ajouta notre Saint,
Si vous voulez qu’en ces lieux je revienne
Vous apporter ma bénédiction,
Et faire en tout prospérer la maison,
Veillez sur elle, et de son pucelage

Assurez-vous qu’on ne tâtera pas.
Adieu ; demain, j’en dirai davantage. »

Il dit et fait deux ou trois entrechats ;
Attrape ainsi le bout de son nuage,
Et s’élançant dans ce bel équipage,
Touche bientôt à la voûte des cieux,
Tandis qu’à terre, en le suivant des yeux,
Tous nos vauriens lui criaient : Bon voyage.