La Carrière amoureuse/13

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La Renaissance du Livre (p. 59-60).



XIII


Ce matin, en me réveillant, j’ai pensé : « C’est aujourd’hui que Jean me demande en mariage. »

À déjeuner, j’interroge papa :

— Que comptes-tu faire, cet après-midi ?

— Mais… un tour à Monte-Carlo, comme d’habitude. Viens-tu avec moi ?

— Écoute, papa : veux-tu me sacrifier ta journée ? J’ai envie que tu restes à la maison.

— Quelle idée ! voyons, ma petite Nicole, il faudra bientôt songer au retour… Profitons des derniers temps de notre séjour pour sortir un peu… Tu exiges que je m’enferme ici par ce beau soleil ?

— Tu m’enfermerais bien dans un salle de jeu.

— Mais, qu’est-ce que cette lubie ?… Depuis un mois, au moins, nous vivons chacun de notre côté : ce n’est pas ma faute, tu t’ennuies là où je m’amuse, et j’ai pour principe de te laisser libre… Je ne te force pas à m’accompagner et tu ne t’en plains guère, ce me semble ? Tu es toujours fourrée chez Mme Schlinder… Pourquoi diable ce caprice de me cloîtrer auprès de toi aujourd’hui ?…

— J’ai mal à la tête ; je me sens un peu souffrante…

— Allons donc ! tu as une mine superbe, tes yeux pétillent. Oh ! Nicole, tu me caches quelque chose !… Tu as un motif pour me faire rester, sans ça tu n’insisterais pas. Voyons : de quoi s’agit-il ?

Une superstition m’empêche de répondre… Je me rappelle une phrase que j’ai lue, précisément, dans l’article d’un ami de Jean, de l’écrivain Sinclair : « Il ne faut pas parler de son bonheur : cela porte malheur. »

J’ai peur d’attirer quelque contretemps, un événement fâcheux qui empêche Jean de venir, si je préviens papa… C’est idiot. Mais, allez donc raisonner la superstition !

Je dis simplement :

— Papa, nous devons recevoir une visite cet après-midi… Je ne peux te nommer le visiteur, ni t’apprendre le mobile de sa démarche : c’est une surprise. Sache seulement qu’il est question d’une chose très importante, très… dont j’ai grande envie. Dis, mon petit père, attends avec patience et sans m’en demander plus long, tu me feras tant de plaisir !

— Tu as besoin de moi, pour ça ?

J’éclate de rire. Il est comique, papa, à un point dont il ne se doute pas ! Je réplique :

— Oh ! oui. Il faut absolument que tu sois consulté.

Papa ne résiste plus : je me suis jetée à son cou, câline, et il est incapable de me refuser ce que je sollicite de cette façon. Il hausse les épaules, s’installe sur le canapé et se plonge mélancoliquement dans la lecture des journaux de Paris.

Je commence à partager mon temps entre la pendule, la fenêtre et la glace.

Voyons, il n’est que deux heures. Quand viendra Jean ? À cinq heures ? C’est bien tard, l’heure des visites… Trois heures ?… Ce serait un peu tôt… Il arrivera sans doute vers quatre heures.

Malgré cette supposition, je ne puis m’empêcher de regarder dans la rue, chaque fois qu’un roulement de voiture se fait entendre. Ou bien je surveille, au tournant de l’avenue de la Gare, les passants de haute taille, à démarche nonchalante.

Puis, je reviens à la cheminée, en face de la glace ; je refais une boucle trop frisée. J’ai mis une blouse de soie bleue, avec ma jupe bleu-marine. Mon cou s’élance, long et blanc, se dégageant du corsage échancré.

Bon. Je ne suis pas trop laide. Deux heures et quart… Mon Dieu, comment passer le temps ?

J’ouvre — pour la première fois — le vieux piano couvert d’une housse effilochée qui meuble l’angle du salon. C’est une casserole… les touches rendent un son fêlé de tympanon, il y a des dièzes qui ne marchent plus. Je renonce à jouer, après avoir exécuté les premières mesures d’une gavotte ancienne.

Je prends un livre. C’est l’admirable Jack, de Daudet. Mais, je lis des yeux… mon âme est ailleurs. Et puis, la tristesse amère qui se dégage de cette œuvre poignante n’est pas pour calmer mon énervement. Je revois le chapitre d’Indret, l’arrivée de Jack chez… On a sonné !

Je me précipite dans l’entrée, malgré moi, le cœur battant. La cuisinière parlemente avec quelqu’un.

Je questionne, la voix angoissée : « Qu’est-ce que c’est Maria ? — C’est mon huile qu’on apporte, mademoiselle », répond placidement la fille.

Et le garçon épicier suit la bonne dans sa cuisine, après avoir regardé d’un air effaré cette jeune fille tout émue qui le considère avec des yeux farouches.

Cette fausse alerte m’exaspère. J’appelle Pinotto : « Tiens-toi dans l’antichambre. Tout à l’heure, un monsieur viendra : tu le feras entrer directement au salon. » Le groom dit : « Oui, m’zelle ! » en enfonçant son index droit dans sa narine gauche. J’envie le calme inaltérable que reflètent la figure de ce gosse, le visage de la bonne, et celui du garçon épicier. Dire qu’il y a des gens qui n’attendent rien, aujourd’hui !

Je retourne à la fenêtre. Papa, par-dessus son journal, suit mes allées et venues d’un air intrigué. Il se divertit de mon impatience à laquelle il doit attribuer une cause futile ; il hoche la tête, sourit moqueusement, et semble penser : « La jeunesse est une belle chose ! »

Je m’étends par terre, en sphinx : c’est encore la posture qui me délasse le mieux. Et je rêve…

Je repasse mentalement ces trois derniers mois, depuis que j’ai fait la connaissance de Jean. Je me rappelle le premier jour où sans savoir qui il était, je fus séduite, attirée par son visage étrange, pas beau certes, mais pire…, son teint d’ambre olivâtre, ses yeux changeants, son sourire sardonique. Puis, ce que j’éprouvai, lorsque Paul me l’eut nommé, m’apprenant ainsi que cet inconnu, je le connaissais déjà par ouï-dire, imbue des idées fausses puisées dans ses romans et des racontars infâmes qui circulent dans le monde où vit papa… Je refais la promenade à Mont-Boron ; il me semble goûter la douceur anxieuse du baiser imprévu et sentir de nouveau l’odeur résineuse des pinèdes et le parfum des eucalyptus. Je me revois chez lui, frémissante, affolée, honteuse, et délicieusement meurtrie… Ces souvenirs m’enfièvrent ; je crispe les orteils, je me tords sur le tapis ; et je me relève d’un effort de jarrets, pour secouer mon égarement dangereux. Je regarde du côté de papa : il médite la dernière page de l’Écho.

Les tintements de la pendule me réveillent tout à fait ; un… deux… trois… quatre… Il est quatre heures… Enfin ! Maintenant, trépidante, je fais la panthère captive, marchant de long en large, tel un fauve derrière les barreaux de sa cage. Papa finit par me dire :

— Ne tourne donc pas comme ça, Nicole, tu me donnes le mal de mer. Qu’est-ce que tu as, bon sang ?

Cinq heures, cinq heures et demie. Je m’énerve tellement que j’en ai les yeux cernés et les joues pâlies.

Papa m’interpelle gaiement, sans soupçonner l’ironie de sa phrase :

— Eh bien ! Si c’est un amoureux que tu attends, je crois qu’il est en train de te poser un lapin ?

— Zut !

Je suis plus polie d’habitude, mais papa me paraît agaçant à cette minute !…

À six heures, un coup de sonnette ; je me raidis, les joues trop chaudes et les mains glacées C’est lui…

Et Pinotto, obéissant à mes ordres, fait entrer… Hubertin !

Oh ! que ces contretemps du hasard semblent combinés par quelque influence maléficieuse !

Papa s’exclame :

— Enfin ! vous voilà, vous. Ben ! vous pouvez vous vanter de préoccuper l’esprit de ma fille. Elle vous attendait avec une impatience !… Il faut l’avoir vue pour s’en faire une idée.

Le journaliste ouvre de grands yeux. Il nous regarde tour à tour d’un air de stupéfaction indicible. Il doit penser : « Comment, elle m’attendait ?… Elle savait donc que je viendrais ? » Il n’y comprend rien. Mais cet homme est la discrétion même. D’une nature indifférente et personnelle, Max ne s’occupe jamais des affaires des autres, à moins que l’intérêt professionnel ne l’y incite.

Intuitif, il devine à ma rougeur qu’il est