La Carrière amoureuse/15

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La Renaissance du Livre (p. 63-64).



XV

Je suis restée couchée trois jours, prostrée dans ma détresse. Le docteur, appelé en toute hâte, a tripoté mon poignet d’un air indécis, pour diagnostiquer finalement : « Surexcitation du système nerveux. Peut-être n’a-t-elle rien, peut-être couve-t-elle quelque chose : les symptômes sont vagues… Attendons. » Papa, toutes les deux minutes, s’approchait de moi, palpait mes joues brûlantes, d’une main délicates et timide. Hélas ! ce n’était pas la fièvre qui empourprait mes pommettes chaudes — mais la rougeur cuisante d’une humiliation terrible… Dire qu’il est parti sans un adieu, semant mon souvenir derrière lui, avec mépris, comme on jette l’écorce d’un fruit…

Quand je songe qu’il a cédé à la menace de Paul, aux craintes que lui inspirait mon père, ce Claudières peureux et menteur !…

Il est poltron et fourbe. Je ne sais ce que je déteste le plus, de sa fausseté ou de sa lâcheté…

Qu’il redoute papa, passe encore… Mais pourquoi cette cruauté superflue de m’abuser d’une promesse perfide ? Pourquoi m’avoir trompée sans raison ?… Sans raison ? Ah ! J’y pense… Comme Jean paraissait épris après le départ de Paul, l’autre jour ! Mes larmes, mon effroi, mon désordre, tout semblait le tenter, et cette sollicitation pressante avant que je le quitte… Le misérable : s’il m’a bouleversée ainsi en faisant luire à mes yeux un avenir de bonheur, c’était pour me garder une heure de plus docile et domptée ; pour assouvir son caprice — sans se soucier des conséquences ; et il avait déjà pris la résolution de partir le lendemain !… Je comprends tout, maintenant.

J’ai eu pitié de papa qui errait, ces jours-ci, dans la maison comme une âme en peine ; je l’ai renvoyé à Monte-Carlo, j’ai prétendu me sentir bien, très bien, tout à fait rétablie.

La vie recommence ainsi qu’auparavant. Je ne vois plus papa qu’aux heures des repas, et encore : souvent il dîne là-bas, pour avoir le le temps de se refaire d’une « culotte ».

Je reste accroupie sur un pouf, dans l’encoignure de ma chambre ; je ne sors plus. J’exècre Nice, à présent. Oh ! les grands palmiers noirs sous le crépuscule d’un ciel d’incendie ; les dentelures mauves des Alpes ; le bleu lumineux, les reflets argentés de la Méditerranée : j’ai pris toute cette beauté en horreur… La joie ensoleillée du ciel insulte à ma douleur. C’est cette nature resplendissante qui est cause de mon malheur.

C’est elle qui m’a rendue amoureuse, qui a fait circuler dans mes veines un sang plus chaud, plus vivace. C’est son atmosphère entêtante de parfums tièdes qui a développé ma sensualité ; enfin, c’est la grâce voluptueuse de son décor éblouissant qui m’a fait souhaiter… un acteur.

Terre d’amour, terre de mensonge, tel le stuc de tes faux marbres cache tes pierres de taille, le mirage de ton enchantement nous cache la turpitude des passions factices.

J’appelle ardemment les matins frileux de Paris, la laideur de ses faubourgs populeux, la boue, la poussière de ses rues. J’ai besoin de sa pluie grise, de son temps maussade pour chasser la folie que ce soleil a mise en moi.

Je comprends maintenant les femmes qui aiment pour vivre au lieu de vivre pour aimer : la dernière des filles entend mieux son rôle que moi puisqu’elle avilit l’amour et que l’amour n’est fait que pour ça.

J’ai un goût âcre dans la bouche, une désespérance infinie au cœur… Quelle leçon, quel châtiment reçoivent mes imprudences, ma légèreté quelque peu perverse !… Allons, Nicole, vas-tu faire des phrases pour manuel d’éducation à l’usage des jeunes filles ?… Non, je ne veux pas croire à une punition parce que les souillures de la réalité ont bavé sur mon rêve. Je suis mal tombée, voilà tout.

Moi, j’ai décidé de prendre le meilleur parti : la vie me devient intolérable à Nice. Ces souvenirs, cette piteuse aventure… Il faut que nous retournions ; Paris.

Je vais droit à la chambre de papa. Il rentre à l’instant et change de veston. Il m’examine :

— Comme ta robe est sale… tu t’es déchiré… Tu as donc été dans la campagne ?

— Oui. Non. Ça n’a aucun intérêt. Papa, je suis malheureuse ici : repartons pour Paris.

— Qu’est-ce qui te prend ? Tu es malade…

— Non, mais je le deviendrais si je restais à Nice.

— Tu plaisantes, fillette. Tes lubies brouillent mes projets. Je tiens, au contraire, à prolonger mon séjour. Nous resterons jusqu’à la fin de mai. Voici mes raisons ; je suis presque décavé ; je n’ai pas écrit une scène de la pièce que j’ai promise à Borderelle. Je compte travailler tranquillement ici, en jouant de temps à autre, raisonnablement, pour équilibrer mon budget. Tu comprends qu’un voyage maintenant me causerait des tracas inutiles… On est si bien, à Nice, ma petite Nicole, je fait toujours toutes tes volontés, mais, cette fois, je ne cèderai pas : nous demeurerons sur la Riviera jusqu’à la fin du printemps. Après tout, tu n’es pas à plaindre…