La Case de l’oncle Tom/Ch XV

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Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 185-197).

CHAPITRE XV

Évangéline.


Étoile du matin, ta clarté oscillante
Ne pourrait se mêler aux profanes lueurs ;
Être si doux, si pur, si belle et charmante,
Rose, dans ta corolle enferment tes senteurs.


Le Mississipi ! quelle baguette enchantée a tout à coup changé les scènes si poétiquement décrites par Chateaubriand ! Ce fleuve majestueux qui, dans un silence magnifique, à travers toutes les pompes de la création, roulait ses ondes puissantes au milieu de solitudes sans bornes, a surgi, du pays des rêves, des visions, des merveilles, à une réalité à peine moins saisissante et moins splendide. Quelle autre rivière porterait à l’Océan les richesses d’une aussi vaste contrée ? — d’un pays qui, des tropiques au pôle, développe, sur une aussi large échelle, un aussi grand nombre de produits ? Ses eaux bourbeuses, gonflées, rapides, se précipitant sans relâche, sont comme l’emblème du flot impétueux d’affaires versé tout le long de son cours par une race plus énergique, plus véhémente qu’aucune de celles du vieux monde — Ah ! que le fleuve ne transporte plus désormais cette horrible cargaison d’opprimés en pleurs, pauvres ignorants, dont les gémissements, les amères et ardentes prières, en appellent à un Dieu inconnu, invisible, muet, mais qui viendra un jour « sauver tous les pauvres de la terre. »

L’oblique lumière du soleil couchant frémissait sur toute la vaste étendue du fleuve semblable à une mer ; les roseaux frissonnants, et les sombres et gigantesques cyprès, le front surchargé des guirlandes funèbres de noires mousses pendantes, s’empourpraient de ses rayons mourants, à mesure que le bateau à vapeur descendait lourdement la rivière. Empilées sur ses ponts, amarrées sur ses flancs, les énormes balles de coton, produits de plantations nombreuses, qu’il transportait au marché voisin, le faisaient ressembler, à distance, à un bloc carré et grisâtre. À bord s’agitait une foule bigarrée, parmi laquelle on eût cherché longtemps, avant de le découvrir, Tom, notre humble ami. Enfin, nous l’apercevons, retranché dans un petit recoin, au sommet de ballots entassés. Grâce en partie à la confiance inspirée pur les recommandations de M. Shelby, et plus encore à l’influence d’un caractère inoffensif et tranquille, Tom s’était peu à peu insinué assez avant dans la confiance même de Haley.

D’abord, le marchand l’avait attentivement surveillé de jour, et lui remettait ses fers chaque nuit ; mais la muette patience, la douce quiétude des manières de Tom, avaient désarmé peu à peu le rude maître, et le nègre jouissait maintenant d’une sorte de liberté sur parole ; il pouvait, dans le bateau, aller et venir à sa fantaisie.

Toujours calme, toujours bienveillant, prompt à prêter la main en toute occurrence aux ouvriers, aux matelots, il s’était fait aimer d’eux, et passait, en grande partie, son temps à les aider, d’aussi bon cœur qu’il avait travaillé naguère à la ferme du Kentucky. Lorsqu’il ne trouvait plus rien à faire, il grimpait sur le tillac, au plus haut de la pile des ballots, et blotti dans le recoin où nous l’avons trouvé, s’y recueillait, heureux d’épeler sa Bible.

À partir de près de quarante lieues au-dessus de la Nouvelle-Orléans, le fleuve, plus élevé que les contrées environnantes, roule le prodigieux volume de ses eaux entre des levées massives, d’environ vingt pieds de hauteur. De la galerie du pont d’un bateau à vapeur, comme du sommet d’une citadelle flottante, le voyageur domine toute une vaste étendue de pays. Tom voyait donc se développer devant lui, de plantations en plantations, le plan de sa future existence.

Il voyait au loin les esclaves au travail ; il voyait s’aligner les longues rangées de cases, toujours à distance de la majestueuse demeure du maître et de ses parcs somptueux ; et à mesure que se déroulait le tableau mouvant, son pauvre cœur insensé, retournait à la ferme du Kentucky, avec ses vieux hêtres touffus ; — à la grande maison, avec ses frais et longs vestibules, et tout proche, à la petite case enfouie sous les roses et les bignonias : là, il revoyait les figures aimées de camarades d’enfance grandis avec lui ; il retrouvait sa vigilante femme hâtant les apprêts de leur repas du soir ; il entendait le joyeux rire des garçons à leurs jeux, et le doux gazouillis de la petite mignonne sur son genou. Puis, il tressaillait soudain ; tout avait disparu, et, glissant le long des deux bords, reparaissaient les interminables champs de canne à sucre, les cyprès, les plantations successives ; tandis que les craquements, les mugissements de la machine, venaient lui rappeler que c’en était fini, à tout jamais fini, de cette phase de sa vie.

En pareil cas, lecteur, vous écririez à votre femme, à vos enfants. Mais Tom ne savait pas écrire — la poste pour lui n’existait point ; jamais un signe, un mot ne franchirait l’abîme de la séparation.

Est-il donc étrange que des larmes vinssent mouiller les pages de sa Bible, alors que la tenant ouverte sur un ballot, suivant d’un doigt patient ligne après ligne, il cherchait à s’en retracer les divines promesses ? Tom avait appris tard ; c’était un lecteur peu expert, et il cheminait pesamment de verset en verset. Son livre de prédilection était heureusement de ceux qui ne perdent rien à être lus avec lenteur : au contraire, chaque mot, pareil à un lingot d’or, doit être pesé à part, afin que l’esprit se pénètre de son inestimable valeur. Ainsi faisait Tom, suivant du doigt chaque syllabe, et la prononçant à demi voix.

« Que-votre-cœur-ne-se-trouble-point. Il-y-a-plusieurs-demeures-dans-la-maison-de-mon-père. Je-m’en-vais-vous-préparer-le-lieu. »

Cicéron, lorsqu’il perdit sa fille unique et chérie, sentit une douleur égale à celle que Tom ressentait — pas plus grande, — car tous deux n’étaient que des hommes. Mais l’orateur romain ne connaissait pas ces sublimes paroles, empreintes d’espérance, et gages certains d’une réunion future. Les eût-il connues, il y a dix à parier contre un qu’il n’eût pas voulu y croire ; — il eut soulevé tout d’abord mille questions sur l’authenticité du texte, sur la fidélité des traducteurs. Pour le pauvre Tom, c’était juste ce qu’il lui fallait, des vérités si évidentes, si divines, que la possibilité d’un doute ne traversât jamais son humble cerveau. Ce devait être vrai ; sinon, comment eût-il trouvé la force de vivre ?

La Bible de Tom, dépourvue de renvois, de notes savantes, avait été enrichie par lui de certains points de reconnaissance, de certains signes de son invention, qui le guidaient plus sûrement que ne l’eussent pu faire les commentaires des érudits. Il avait eu pour coutume de se faire lire la Bible par les enfants de son maître, surtout par le jeune Georgie ; et pendant la lecture, il marquait à l’encre, d’un trait hardi ou d’un pâté, chaque phrase qui charmait son oreille, ou touchait plus profondément son cœur. Sa Bible, ainsi annotée du commencement jusqu’à la fin, avec une grande variété de style, lui permettait de relire ses passages favoris, sans épeler laborieusement les intervalles. Dans le saint livre, ouvert devant lui, chaque page lui retraçait quelques chers souvenirs du logis, ravivait quelques joies passées ; il y retrouvait tout ce qui lui restait en ce monde, et tout ce qu’il espérait et attendait dans l’autre.

Au nombre des passagers du bord était un jeune gentilhomme, riche et bien né, qui habitait la Nouvelle-Orléans et portait le nom de Saint-Clair. Il avait avec lui sa fille, âgée de cinq à six ans, dont une dame de ses parentes prenait soin.

Tom avait souvent entrevu l’enfant, car c’était une de ces petites créatures toujours en l’air, qui ne peuvent pas plus se fixer qu’un rayon de soleil ou une brise d’été de celles que l’on n’oublie pas lorsqu’une fois on les a vues.

Toute sa petite personne était l’idéal de la beauté enfantine, sans ses formes joufflues et potelées ; c’était la grâce aérienne, onduleuse du monde fantastique des sylphes et des ondins. L’attrait de ce visage enchanteur résidait moins peut-être dans la régularité des traits, que dans la singulière gravité d’une expression rêveuse et tendre, qui faisait parfois tressaillir ceux qui la contemplaient, et dont l’impression pénétrante remuait, à leur insu, jusqu’aux natures vulgaires et matérielles. Il y avait, dans la pose de sa tête, dans le tour gracieux de son col et de son buste, une rare élégance, et les longs cheveux châtains, à reflets d’or, qui l’environnaient d’une auréole, la profondeur sérieuse de ses yeux, d’un bleu sombre, qu’ombrageaient de leurs franges ses longs cils bruns, tout semblait si fort l’isoler des autres enfants, que chacun se retournait, et la suivait longtemps du regard, tandis qu’à pas furtifs elle se glissait çà et là dans le bateau. Elle n’était pourtant ni grave ni triste ; une gaieté ingénue, se jouant sur ses traits, y passait et repassait comme l’ombre fugitive des feuilles d’été. On la rencontrait partout à la fois. Toujours en mouvement, ses lèvres rosés entr’ouvertes par un demi sourire, marchant comme sur le brouillard, se gazouillant sans cesse quelque chansonnette, elle semblait plongée en un rêve heureux. Si son père et sa parente, souvent à sa poursuite, parvenaient à la saisir, nuée printanière, elle fondait entre leurs mains.

En toutes ses folâtreries, jamais réprimande ou reproche n’arrivaient jusqu’à elle ; aussi n’était-il pas un recoin, dessus, dessous, partout le bateau, où ses petits pieds de fée ne l’eussent portée.

Toujours vêtue de blanc, elle filait, ombre légère, sans jamais attraper ni tache ni souillure ; et cette tête dorée, ces yeux d’un bleu de violettes, apparaissaient comme une céleste vision de tous côtés, et s’éclipsaient de même.

Le chauffeur, lorsqu’il relevait son front ruisselant, surprenait le regard ingénu que l’enfant plongeait, avec une timide surprise, au fond de la rugissante fournaise, et qu’elle arrêtait sur lui, avec terreur et compassion.

Le timonier, au cabestan sur le gaillard d’arrière, voyait l’image angélique poindre et s’évanouir derrière le carreau de vitre de sa cabine. Des vois rauques la bénissaient à toutes minutes, des sourires éclairaient à son aspect les plus renfrognés visages, et quand, intrépide, elle courait sur quelque rebord dangereux, des mains, raboteuses et noires de suie, se tendaient involontairement pour la soutenir et aplanir sa route.

Tom, doué de la nature sensitive et douce de sa race sympathique, si aisément captivée par tout ce qui est ingénu, enfantin, gracieux, surveillait la petite créature avec un intérêt croissant. C’était pour lui presque un être divin. Quand ce visage encadré d’or bruni, avec ses prunelles d’un bleu foncé, sortait à la dérobée de derrière quelque noir ballot, ou brillait au sommet d’une montagne de bagages, il croyait à demi voir un ange échappé des feuillets de son saint Évangile.

Mainte et mainte fois elle erra tristement autour du lieu où le troupeau de Haley, hommes et femmes, gisait enchaîné. Elle se glissait parmi eux, les regardait avec une douloureuse anxiété, soulevait de ses petites mains frêles leurs lourdes chaînes, puis s’éloignait en soupirant. Bientôt après elle accourait, chargée de sucre candi, de noix, d’oranges, qu’elle leur distribuait toute joyeuse ; puis elle disparaissait de nouveau.

Tom regarda longtemps la petite dame, avant de s’aventurer à courtiser ses bonnes grâces. Il avait à sa disposition une infinité d’arts et de ruses pour attirer le petit monde, et, il résolut de s’y prendre avec adresse. Il savait sculpter dans les noyaux de cerises de curieux petits paniers, il creusait de grotesques figures dans les noix d’hickory, et faisait d’admirables sauteurs en moelle de sureau. Pan lui-même n’était pas plus expert dans la fabrication de toutes sortes de flûtes et de sifflets. Ses poches regorgeaient de quantité de ces attrayantes amorces, préparées jadis pour les enfants de son maître, et qu’il produisait maintenant, une à une, avec économie et sagacité ; c’étaient des ouvertures à une plus ample connaissance, des appâts tendus à une future amitié.

Aisément effarouchée, en dépit de l’intérêt curieux qu’elle apportait à toutes choses, la petite s’apprivoisait peu : l’oiseau perchait sur quelque malle ou ballot dans le voisinage de Tom, épiant les mignonnes merveilles de sa façon, que l’enfant n’acceptait qu’avec une timidité rougissante et grave, à mesure qu’il les lui offrait ; cependant, à la longue, la familiarité arriva.

« Quel est le nom de la petite mamoiselle dit Tom, quand il crut pouvoir hasarder la question.

— Évangéline Saint-Clair, répondit la petite, quoique papa, quoique tout le monde m’appelle Éva. — Et vous, comment vous nomme-t-on ?

— Mon nom est Tom. — Mais j’étais toujours l’oncle Tom pour les petits enfants, là-haut, bien loin, dans le Kentucky.

— Alors, pour moi aussi vous serez l’oncle Tom, parce que, voyez-vous, je vous aime bien. Où allez-vous comme cela, oncle Tom ?

— Je n’en sais rien, mamoiselle Éva.

— Rien ! dit la petite.

— Non ; on va me vendre à quelqu’un. Je sais pas à qui.

— Papa peut vous acheter, dit vivement Éva ; et alors vous aurez du bon temps. Je vais le lui demander tout de suite.

— Grand merci ! ma petite dame, dit Tom. »

Le bateau s’arrêtait pour faire du bois : Éva, entendant la voix de son père, rebondit vers lui, et Tom s’empressa d’aller offrir ses services, et se mêler aux autres travailleurs.

Éva et son père, debout près de la galerie, regardaient le bateau s’éloigner du débarcadère : la roue avait déjà fait deux ou trois tours, lorsque, par un subit tressaillement du navire, la petite fille perdit l’équilibre et tomba dans l’eau. Son père, sachant à peine ce qu’il faisait, s’élançait après elle ; quelqu’un le retint par derrière : une aide plus efficace arrivait au secours de l’enfant.

Au moment de la chute, Tom se trouvait juste au-dessous, sur le pont inférieur. Il vit Éva frapper l’eau, disparaître, et il la suivit en moins d’une seconde. Avec sa large poitrine et ses bras robustes, ce n’était qu’un jeu pour lui de se maintenir à flot, jusqu’à ce que l’enfant reparût à la surface. Il la saisit alors, et, nageant le long des flancs du bateau, la présenta toute ruisselante au millier de mains tendues à la fois, comme celle d’un seul homme, pour la recevoir. Son père l’emporta évanouie dans la chambre des dames, où, comme d’habitude en pareil cas, il y eut grand tumulte, et assaut de zèle et de bonne volonté, n’aboutissant qu’à fatiguer la malade et à retarder son retour à la vie.




Le lendemain, au déclin du jour, par une accablante chaleur, le bateau arriva en vue de la Nouvelle-Orléans. Ce ne fut plus de tous côtés qu’agitation, que préparatifs : chacun réunissait en bloc ses paquets avant de gagner le rivage, et les gens de service s’empressaient de tout parer, tout nettoyer, tout fourbir, afin de faire une triomphale entrée.

Sur l’arrière-pont, notre ami Tom, assis, les bras croisés, tournait de temps à autre un regard anxieux vers un groupe arrêté de l’autre côté du bateau.

Là se trouvait la blanche Évangéline, un peu plus pâle que la veille, mais sans autre trace de l’accident qui lui était arrivé. Un jeune homme, d’une taille élégante, d’une tournure distinguée, debout près d’elle, appuyait négligemment son coude sur une balle de coton, et tenait un grand portefeuille ouvert. Il suffisait d’un coup d’œil pour reconnaître le père d’Éva : c’était le même port de tête noble et gracieux, les mêmes beaux yeux bleus, la même teinte de cheveux bruns dorés ; mais la physionomie était tout autre. Ces grands yeux clairs, de même forme et de même couleur que ceux d’Éva, n’avaient rien de sa laverie mystérieuse et profonde ; tout y était vif, audacieux, brillant et d’un éclat mondain. La bouche, finement dessinée, avait une expression orgueilleuse et quelque peu sardonique. Tous les gestes, tous les mouvements de ces membres souples et gracieux décelaient des habitudes d’aisance et de supériorité. Le gentilhomme, avec une insouciante bonne humeur, et une expression moitié railleuse, moitié méprisante, prêtait l’oreille aux amplifications de Haley, qui vantait de son mieux, et avec grande volubilité, l’article marchandé.

« Toutes les vertus morales et chrétiennes, reliées en maroquin noir, édition complète, dit Saint-Clair lorsque Haley s’arrêta. Voyons à présent, mon honnête débitant, voyons, comme on dirait dans le Kentucky, quel est le dommage ? Combien me faut-il payer cet exemplaire de toutes les vertus ? De combien voulez-vous me duper ? Dites-le hardiment.

— Eh ! reprit Haley, en demandant treize cents dollars, je ne ferais que rentrer dans mes frais ; parole d’honneur !

— Le pauvre homme, en vérité ! Et le noble chaland attacha sur Haley son regard pénétrant et moqueur. Mais vous me le laisserez à ce prix, par pure considération pour moi, n’est-ce pas ?

— La jeune demoiselle que voilà en a l’air si engoué, ce qui est du reste bien naturel !

— Oh ! certainement : c’est un appel direct à votre bienveillance, mon loyal ami. Eh bien, par charité chrétienne, que rabattrez-vous, pour obliger la jeune demoiselle qui en est si fort engouée ?

— Tenez, dit le marchand, regardez seulement l’article : voyez-moi un peu ces membres ! une poitrine large ! — c’est fort comme un cheval. — Examinez-moi cette tête ! ces hauts fronts-là font toujours des nègres calculateurs, qu’on peut mettre à tout. J’en ai fait plus d’une fois l’expérience. Maintenant, un noir de cette taille et de cette carrure monte toujours très-haut, rien que pour le coffre, fut-il, d’ailleurs, stupide : et ce n’est pas le cas de celui-ci : nous avons les facultés à additionner en outre. Je puis vous le prouver, monsieur, ce gaillard-là en a de rares ; et qui font naturellement hausser son prix. Savez-vous qu’il régissait toute la ferme de son maître ! Une capacité prodigieuse pour les affaires, monsieur !

— Fâcheux, très-fâcheux ! il en sait trop long, dit le jeune homme, le même sourire railleur se jouant autour de sa bouche. Cela ne le poussera pas au marché. Vos drôles si habiles sont sujets à prendre la fuite, à dérober les chevaux : ils ont le diable au corps. — Allons, deux cents dollars de moins, à raison de ses mérites.

— Je ne dis pas pour tout autre ; mais celui-ci vous a un caractère ! J’ai là les certificats et attestations de son maître, qui prouvent que c’est un de vos vrais dévots ; — la plus humble, la plus pieuse, la plus fervente créature qui se puisse voir. — Ils en faisaient leur prédicateur, là-bas, d’où il vient.

— Et je pourrai l’employer en guise d’aumônier, ajouta sèchement le jeune homme. Excellente idée ! la religion est parmi les articles rares au logis.

— Monsieur plaisante !

— Qu’en savez-vous ? — Ne venez-vous pas de me le garantir comme prédicateur breveté ? — A-t-il son diplôme de quelque synode ou concile ? — Allons, passez-moi vos papiers. »

Si certains scintillements de l’œil de la pratique n’eussent convaincu le marchand que toutes ces plaisanteries finiraient par être escomptées en bons écus, il eût perdu patience. Quoi qu’il en fût, il posa son gras portefeuille sur un ballot, et se mit à en étudier le contenu, tandis que le jeune homme, toujours debout, le considérait d’un air goguenard.

« Achetez-le donc, papa ! qu’importe ce qu’il coûte, murmura doucement Éva, se hissant sur un colis pour atteindre l’oreille de son père. Vous avez assez d’argent, bien sûr, et je veux l’avoir.

— Pourquoi, Minette ? En veux-tu faire un hochet ? un cheval de bois ? un pantin ? quoi ?

— Je veux le rendre bien content.

— Une raison originale, pour le coup ! »

Ici le marchand tendit un certificat, signé par M. Shelby, que le jeune homme saisit du bout de ses doigts aristocratiques et parcourut avec insouciance.

« La main et le style d’un gentilhomme, dit-il ; mais, tout compté, j’ai mes scrupules sur l’article religion, et la malice éclata de nouveau dans son grand œil bleu. Le pays est presque ruiné en religiosité blanche : nous avons, pour la veille des élections, un débordement de pieux politiques ; tant de pieuses gens se poussent dans toutes les dignités de l’Église et de l’État, qu’on ne sait, en vérité, à qui se fier. J’ignore d’ailleurs quel est au juste le cours de la religion, à l’heure qu’il est. Je n’ai de longtemps consulté les journaux pour voir comment elle est cotée. À combien de centaines de dollars évaluez-vous l’article religion ?

— Vous aimez à rire, à ce que je vois, reprit le marchand, mais au fond il y a du bon sens dans votre dire. Moi aussi je connais des religions de différents calibres ; et je sais qu’il y a du déchet parfois. Vous avez vos assemblées de cagots ; vos dévots qui s’égosillent à chanter, et qui, blancs ou noirs, sonnent creux. — Mais cette piété-ci est de bon aloi. Je l’ai observée, chez des nègres comme chez des blancs ; ça vous rend les gens doux, tranquilles, fermes, honnêtes : pour rien au monde ils ne se laisseraient tenter à faire ce qu’ils se figurent être mal. D’ailleurs, vous avez vu dans la lettre ce que l’ancien maître de Tom dit de lui.

— Allons, reprit d’un ton sérieux le jeune homme, feuilletant ses billets de banque, si vous me certifiez que c’est une piété sans tarre, et qui sera inscrite à mon débit, dans le grand livre de là-haut, comme à moi appartenant, j’en ferai la folie. Combien avez-vous dit ?

— Le dernier point dépasse ma garantie, répliqua le marchand. Je crois qu’à la bourse de là-haut chacun joue pour son compte.

— Il serait dur cependant qu’un brave homme se ruinât en religion, et ne pût trafiquer de l’article, là où il est en hausse. Et le jeune homme qui, tout en parlant, avait fait un rouleau des billets, les tendit au marchand. Tenez ! comptez vos dollars, vieux madré.

— Ça va ! dit Haley la face rayonnante ; et, sortant de sa poche un vieil encrier de corne, il écrivit la quittance qu’il remit à Saint-Clair.

— Je serais curieux de savoir, dit ce dernier tout en parcourant le papier, ce que je pourrais valoir, moi, si j’étais convenablement détaillé et inventorié : — tant pour la forme de la tête ; — le front haut, tant, — et les bras, et les mains, et les jambes ! — et en outre, l’éducation, la science, les talents, la probité, la religion ! — Eh là ! ce dernier article n’enflerait guère le mémoire. Mais viens, Éva, poursuivait-il ; et prenant l’enfant par la main, il la conduisit de l’autre côté du bateau ; là, passant négligemment le doigt sous le menton du noir, il dit d’un air de bonhomie : Lève les yeux, Tom, et vois comment tu goûtes ton nouveau maître. »

Tom le regarda. On ne pouvait contempler cette figure gaie, jeune, ouverte, charmante, sans un sentiment de plaisir, et les larmes jailliront presque des yeux du brave nègre lorsqu’il dit du plus profond de son cœur : « Dieu vous bénisse, maître ! »

— Amen ! En tout cas tu as encore plus de chances d’être exaucé que moi. Comment t’appelles-tu ?… Tom ? Sais-tu conduire, Tom ?

— J’ai toujours eu soin des chevaux ; — maître Shelby en élevait des quantités.

— Eh bien, je pense que je ferai de toi un cocher, à condition que tu ne te griseras qu’une fois la semaine, à moins d’urgence. »

Tom eut l’air surpris, un peu blessé, et répondit : « Je ne bois jamais, maître.

— Vieille histoire ! connue, Tom. Enfin, nous verrons. Peste ! tu compteras comme une acquisition capitale, si cela est vrai. Allons, ne te chagrine pas, mon garçon, poursuivit-il d’un air de bonne humeur, en remarquant la figure allongée de Tom ; je ne doute pas que tu ne fasses de ton mieux.

— C’est sûr et certain, maître.

— Et vous aurez du bon temps, dit Éva. Papa est très-bon pour tous ; seulement il aime à se moquer de tout le monde.

— Papa te rend grâces de l’éloge, » dit en riant Saint-Clair, comme il tournait sur le talon, et s’éloignait avec l’enfant.