La Case de l’oncle Tom/Ch XXI

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Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 312-332).


CHAPITRE XXI.

Topsy.


Un beau matin, miss Ophélia se livrait à ses occupations domestiques, lorsque la voix de Saint-Clair, qui l’appelait, se fit entendre au pied des escaliers.

« Descendez donc, cousine, j’ai quelque chose à vous montrer.

— Qu’y a-t-il ? demanda miss Ophélia, descendant, son ouvrage en main.

— J’ai fait une acquisition qui vous concerne, voyez ici ! » Et Saint-Clair poussa devant elle une petite négrillonne qui pouvait avoir huit à neuf ans.

Elle était des plus noires de sa race ; ses yeux ronds, brillants, inquiets, promenaient incessamment sur tout ce que contenait la chambre leurs étincelantes prunelles de jais. Sa bouche, entr’ouverte d’étonnement en présence des merveilles que renfermait le salon du nouveau maître, laissait apercevoir deux rangées de dents d’un éclatant émail. Ses cheveux laineux, divisés par tresses serrées en une multitude de petites queues droites, les plus drôles du monde, se hérissaient en tous sens. Il y avait dans sa physionomie un singulier mélange de sagacité et d’astuce, à demi voilé sous une solennelle expression de gravité dolente. Elle était à demi couverte d’un affreux et dégoûtant sarreau de toile à sac en guenilles, et se tenait droite, les mains modestement croisées devant elle. Tout l’ensemble répondait à l’idée qu’on se fait d’un lutin, d’un malin esprit. Comme l’avoua plus tard miss Ophélia, « cette petite mine sauvage et païenne lui avait tout d’abord fait peur ; » aussi, se tournant vers Saint-Clair :

« Au nom du ciel, dans quel but nous amenez-vous cette chose ?

— Pour vous l’offrir, cousine ; vous ferez son éducation ; vous la conduirez dans le droit chemin. Il m’a semblé que c’était un fort drôle de petit échantillon du genre burlesque — Holà ! Topsy ! — et Saint-Clair la siffla comme on siffle un chien, — régale-nous d’une petite chanson et de quelques cabrioles. »

Les yeux de jais étincelèrent d’une gaieté diabolique, et la petite chose lança dans l’air, d’une voix perçante, la plus étrange mélodie nègre qu’accompagnèrent les trépidations grotesques de son corps et de tous ses membres : elle tournait, virait, battait des mains, cognait ses genoux l’un contre l’autre à l’improviste, et tirait de son gosier ces bizarres sons gutturaux qui distinguent la musique primitive de sa race. Enfin, après deux prodigieuses culbutes, poussant, en façon de point d’orgue final, une note aiguë et prolongée, plus semblable au sifflet sauvage d’une machine à vapeur qu’à aucun autre son connu, elle retomba debout sur le tapis, les mains pieusement jointes, avec ce même air béat et solennel que démentaient les éclairs rusés, furtifs, obliques, échappés du coin de ses yeux.

Miss Ophélia, pétrifiée, gardait le silence.

Saint-Clair, en vrai vaurien, jouissait avec un malin plaisir de sa stupéfaction, et s’adressant à l’enfant :

« Topsy, lui dit-il, regarde ! c’est là ta nouvelle maîtresse ; je lui fais cadeau de toi. À présent, vois à te bien comporter.

— Oui, maître ! dit la petite sainte nitouche, toujours grave et solennelle, mais avec un nouveau scintillement de l’œil.

— Tu vas être sage, très-sage ; tu comprends, Topsy ?

— Oh ! oui, maître, répliqua Topsy, les mains toujours dévotement jointes, les yeux toujours miroitants.

— Or ça, Augustin, qu’est-ce que cela signifie ? dit miss Ophélia. La maison regorge déjà de ces petites pestes : on ne saurait marcher sans mettre le pied dessus. Ce matin, je me lève, un négrillon roule endormi de derrière ma porte ; une tête noire se dresse de dessous la table ; je heurte un troisième moricaud couché sur le paillasson. De tous côtés, sur les balcons, sur les balustrades, on voit grimacer quelque face de suie ; partout moricauds, moricaudes, négrillons, négrillonnes, dorment, rient, pleurent, cabriolent, se roulent à terre, et fourmillent sur le plancher de la cuisine. Au nom du ciel, pourquoi nous embarrasser d’une de plus ?

— Pour vous la donner à élever ; — ne vous l’ai-je pas dit ? — Vous la formerez. — Votre grand thème n’est-il pas l’éducation ? — Eh bien, cousine, je vous donne un sujet tout neuf, tout frais, pour vous exercer la main.

— À moi ? je n’en ai que faire ; j’ai de quoi m’exercer dans la maison, je vous assure.

— Vous voilà bien, vous autres parfaits chrétiens ! vous créez des sociétés de bienfaisance, vous envoyez quelque infortuné missionnaire user ses tristes jours au milieu de païens de cette espèce ; mais s’agit-il de recevoir chez soi, près de soi, l’un de ces infidèles, de se charger personnellement de sa conversion : nenni vraiment ! Arrivé là on trouve le néophyte désagréable et sale, l’œuvre trop ennuyeuse, et ainsi du reste.

— Vous savez assez, Augustin, que ce n’est pas là mon point de vue. — Miss Ophélia, cela était clair, se radoucissait. — Il se peut qu’il y ait là une tâche vraiment chrétienne. » Elle jeta sur l’enfant un regard moins défavorable. Saint-Clair avait touché la corde sensible, car la conscience de miss Ophélia était toujours sur l’éveil. « Pourtant, ajouta-t-elle, je ne puis voir la nécessité d’acheter cette enfant, quand il y a certes dans votre maison de quoi employer tout mon temps, toute ma science et au delà.

— Eh bien donc, cousine, et Saint-Clair la prit à part, je vous demande tout d’abord pardon des fariboles que je viens de vous débiter ; vous êtes si parfaitement bonne qu’elles ne sauraient avoir de portée avec vous. Le fait est que l’objet en question appartenait aux propriétaires, mari et femme, d’une gargotte devant laquelle je passe tous les jours. J’étais las d’entendre l’enfant crier, et ses maîtres, un couple d’ivrognes, l’assommer de coups et d’injures. Elle a un certain air si comique, si vivace, qu’il m’a semblé qu’on pourrait en tirer parti ; je l’ai donc achetée, et je vous en fais cadeau. Essayez-vous-y, et donnez-lui une de vos bonnes éducations orthodoxes de la Nouvelle-Angleterre : nous verrons ce qui en résultera. Vous savez que je n’ai pas le don du professorat ; mais j’aimerais fort à vous voir à l’œuvre.

— Soit ! je ferai ce que je pourrai, dit miss Ophélia, et elle s’avança vers sa nouvelle propriété, comme on pourrait s’approcher d’une grosse araignée noire, en supposant qu’on n’eût pour l’insecte que de bénévoles intentions.

— Elle est à moitié nue et d’une affreuse malpropreté !

— Eh bien ! faites-la descendre, et que quelqu’un là-bas la récure et l’habille. »

Miss Ophélia emmena sa prise dans les régions de la cuisine.

« Je vois pas que maît’ Saint-Clair ait besoin d’aut’ négrillons ici ! » Ce fut la remarque de Dinah, qui considérait la nouvelle emplette d’un air peu amical : « Je veux toujours pas l’avoir à rouler sous mes pieds !

— Pouah ! dirent Jane et Rosa avec un suprême dégoût ; elle fera bien de se tenir à distance. Je vous demande un peu si maître n’a pas déjà plus qu’assez de cette engeance de nègres !

— Passez votre chemin ! Engeance vous-même, miss Rosa ! reprit Dinah, qui sentit l’allusion : vous croyez être blanche peut-être, vous n’êtes ni blanche ni noire, et j’aime mieux pour moi être, tout franc, l’un ou l’aut’. »

Personne, miss Ophélia le vit de reste, n’était disposé à laver et à habiller la nouvelle venue ; la bonne miss se chargea donc elle-même de la corvée, aidée de Jane, qui prêta son concours d’assez mauvaise grâce.

De délicates oreilles ne sauraient entendre les particularités de cette première toilette. Hélas ! en ce bas monde, nombre de créatures vivent et meurent dans un état dont les nerfs de leur prochain n’endureraient pas même la description. Miss Ophélia, pleine d’une force pratique, s’acquitta scrupuleusement des plus repoussantes opérations ; mais son air, il le faut avouer, n’avait rien de flatteur, et la tâche atteignait les dernières limites de son courage. Cependant, lorsqu’elle vit les épaules et le dos de la petite négresse sillonnés de cicatrices profondes, de bourrelets de chair, de callosités, marques ineffaçables du régime sous lequel la malheureuse avait grandi, son cœur s’émut de pitié.

« Voyez ! dit Jane montrant les marques rouges ou livides, voilà qui prouve quel démon ça fait ! elle nous en donnera du fil à retordre, j’en réponds ! Je hais ces négrillonnes ; elles sont si dégoûtantes ! Comment maître a-t-il pu se résoudre à acheter ça ! »

La négrillonne écoutait ces obligeants commentaires de l’air humble, soumis, dolent, rivé sur son visage, et son regard furtif épiait de côté les ornements qui pendaient aux oreilles de Jane. Quand elle fut enfin revêtue d’un costume décent et complet, quand sa tête fut rasée, miss Ophélia déclara, avec une nuance de satisfaction, que « la petite avait l’air plus chrétien ; » et, préoccupée déjà de ses plans d’éducation, elle s’assit, et commença l’interrogatoire.

« Quel âge avez-vous, Topsy ?

— Sais pas, maîtresse, dit l’image avec une grimace qui laissa voir toutes ses dents.

— Quoi ! vous ne savez pas votre âge ?…, jamais personne ne vous l’a dit ? — Qui était votre mère voyons ?

— Jamais eu de mère du tout, dit l’enfant, et elle répéta sa grimace.

— Vous n’avez point eu de mère ! Que voulez-vous dire ? Où êtes-vous née ?

— Jamais née, moi, » persista Topsy avec une autre contorsion diabolique. Pour peu que miss Ophélia eût été nerveuse, elle aurait pu se croire en possession de quelque noir gnome, sorti du pays des lutins. Mais Ophélia était positive, allait droit au but, et elle ajouta, avec quelque sévérité :

« Vous ne devez pas me répondre sur ce ton, enfant ; je ne plaisante pas avec vous. Dites-moi où vous êtes née, et qui étaient vos parents, père et mère ?

— Suis jamais été née, moi, répéta le petit être avec plus d’emphase, jamais eu ni père, ni mère, ni rien du tout. Un espéculateur m’a nourrie avec un tas d’autres, et vieille tante Soué prenait soin du tas. »

L’enfant était évidemment sincère.

« Seigneur, miss Phélie, dit Jane avec un ris moqueur, il y en a des masses de ceux-là ! les spéculateurs les achètent tout petits, à bon compte, et les élèvent pour le marché.

— Combien avez-vous passé de temps avec vos derniers maîtres ? reprit miss Ophélia.

— Sais pas, maîtresse.

— Est-ce un an ? plus ? moins ?

— Sais pas, maîtresse.

— Seigneur ! miss, ces engeances-là ne peuvent pas répondre ! ça ne connaît rien au monde, ni jour ni an, reprit Jane. Ils ne savent seulement pas leur âge, à eux-mêmes !

— N’avez-vous jamais entendu parler de Dieu, Topsy ? »

L’enfant prit l’air effaré, et répéta sa grimace usuelle.

« Savez-vous qui vous a faite ?

— Personne, bien sûr, » dit l’enfant avec un court éclat de rire.

L’idée parut la divertir beaucoup, car ses yeux ronds brillèrent tandis qu’elle ajoutait :

« Moi ai poussé, v’là tout ! je crois pas que personne m’a jamais faite.

— Savez-vous coudre ? demanda miss Ophélia, convaincue qu’il fallait descendre à des questions terre à terre et plus positives.

— Non, maîtresse ?

— Que savez-vous faire ? — que faisiez-vous chez vos anciens maîtres ?

— Je portais l’eau, je lavais les assiettes, je nettoyais les couteaux, et je servais le monde.

— Étaient-ils bons pour vous ?

— P’t-être bien qu’oui ! » et l’enfant examina sa maîtresse du coin de son œil rusé.

Enfin, lorsque en ayant assez de l’encourageant dialogue, miss Ophélia se leva, elle vit Saint-Clair appuyé sur le dos de sa chaise.

« Vous trouvez ici un sol vierge, cousine, semez-y vos propres idées. Vous n’aurez pas la peine d’en extirper beaucoup d’autres. »

Les principes de miss Ophélia étaient, en éducation comme en beaucoup de choses, fixes et bien définis. C’étaient ceux qui avaient cours, il y a environ un siècle, à la Nouvelle-Angleterre, et dont on retrouverait des traces, dans plusieurs coins reculés, loin du voisinage des chemins de fer. Ils se résument en peu de mots : apprendre aux enfants à faire attention à ce qu’on leur dit, leur enseigner leur catéchisme, leur montrer à coudre, à lire, et les fouetter s’ils mentent. Bien que les flots de lumières qui illuminent, de nos jours, le grand sujet de l’éducation jettent dans l’ombre ces vieux errements, on ne saurait nier que nos grands-pères et nos grand’-mères n’aient élevé, sous ce régime, des citoyens et citoyennes, passablement recommandables, comme plusieurs d’entre nous en peuvent témoigner. Quoi qu’il en soit, miss Ophélia n’en savait pas davantage ; elle se mit donc de tout cœur à sa petite païenne, résolue de déployer en sa faveur tout ce que pourraient le zèle et la vigilance.

L’enfant avait été présentée dans la maison comme la propriété de miss Ophélia ; celle-ci la savait mal vue à la cuisine, et choisit en conséquence, pour centre de ses opérations, sa propre chambre ; sacrifice qui sera peut-être apprécié par quelques-unes de nos lectrices. Au lieu, comme par le passé, de faire elle-même son lit, de balayer, en dépit des offres empressées de toutes les femmes de chambre du logis, d’épousseter à son plaisir, elle se condamna à enseigner à Topsy ces divers exercices. Ô malheureux jour ! celles qui ont entrepris pareille tâche peuvent seules en comprendre les misères.

Miss Ophélia, dès le premier matin, s’établit dans sa chambre, y confina Topsy, et commença avec solennité son cours d’enseignement.

Voilà donc Topsy lavée, récurée, tondue de toutes les petites queues, orgueil de son cœur, et revêtue d’une robe propre, d’un tablier bien empesé, debout révérencieusement devant miss Ophélia, avec une expression lugubre, tout à fait convenable pour un enterrement.

« À présent, Topsy, je vais vous montrer comment on fait un lit. Je suis vétilleuse pour tout ce qui concerne mon coucher. Il faut vous y prendre exactement comme moi.

— Oui, ma’am’, dit Topsy avec un profond soupir, et la face de plus en plus allongée.

— Voyez, Topsy, voilà le drap ; ceci est l’ourlet : là est l’envers, ici l’endroit ; vous le rappellerez-vous bien ?

— Oui, ma’am’, et Topsy soupira de nouveau.

— Bon ; maintenant le drap de dessous doit être tourné très-uni par-dessus le traversin, — de cette façon ; — et remployé au pied sous le matelas, bien égal, bien lisse comme je fais : — vous voyez ?

— Oui, ma’am’, dit Topsy, avec une grande attention.

— Mais quant au drap de dessus, il doit être rabaissé et remployé dessous, bien ferme et bien droit ; ainsi — l’ourlet le plus étroit aux pieds.

— Oui, ma’am’, » répliqua Topsy, toujours sur le même diapason.

Nous ajouterons, ce que n’avait pas vu miss Ophélia : tandis que la bonne dame, le dos tourné, était dans le feu de la démonstration, sa jeune disciple avait lestement escamoté et fourré dans ses manches une paire de gants, un ruban ; puis elle avait pieusement recroisé ses mains devant elle.

« Maintenant, Topsy, voyons comment vous vous y prenez, » dit miss Ophélia qui défit les draps, et s’assit pour regarder opérer son élève.

Avec la même gravité solennelle et non sans adresse, Topsy exécuta toute la manœuvre, à la complète satisfaction de miss Ophélia. Elle mit les draps, effaça chaque ride, et le sérieux qu’elle apportait à remplir ses fonctions édifia grandement l’institutrice. Par malheur, un petit bout de ruban échappé du bord de la manche, juste au moment où Topsy terminait la besogne, attira l’attention de miss Ophélia. Elle fondit dessus : « Qu’est cela ? s’écria-t-elle. Vous, mauvaise petite fille, méchant petit être, vous avez volé ce ruban ! »

Le corps du délit fut tiré de la propre manche de Topsy, sans qu’elle parût le moins du monde déconcertée : elle le considéra, d’un air de surprise, avec la plus candide innocence.

« Seigneur ! hé, mais ! c’est-i-pas la ceinture à miss Phélie ? Comment qu’elle s’a fourrée dans ma manche ?

— Topsy, vilaine enfant, n’allez pas me faire un mensonge ; vous avez volé ce ruban ?

— Oh ! maîtresse, jamais, pour sûr ; moi, l’avoir seulement pas vu, jusqu’à cette bénie minute.

— Topsy, ne savez-vous pas que c’est très-mal de mentir ?

— Moi, jamais mentir, jamais, miss Phélie, dit Topsy avec une vertueuse gravité. C’est vérité toute pure que je dis, et rien autre.

— Topsy, je serai obligée de vous fouetter, si vous mentez ; songez-y !

— Seigneur, maîtresse, quand je serai été fouettée tout le long du jour, dit Topsy, commençant à pleurnicher, je pourrai rien dire autre. J’avais pas vu ça du tout : ça aura attrapé mon bras ! Miss Phélia l’avoir laissé sur le lit, ça s’être pris dans les draps et fourré dans ma manche ! »

Miss Ophélia fut tellement indignée de tant d’effronterie qu’elle saisit l’enfant par les épaules, et la secoua.

« Ne me répétez pas cela ! ne me le répétez pas ! »

L’énergique secousse fit tomber les gants de l’autre manche.

« Là, voyez ! me direz-vous encore que vous n’avez pas pris le ruban ? »

Pour le coup, Topsy avoua le vol des gants, mais persista à nier l’autre larcin.

« Allons, Topsy, reprit miss Ophélia, si vous confessez tout, vous ne serez pas fouettée cette fois. » Ainsi adjurée, Topsy avoua le double crime, et, du ton le plus lamentable, protesta de son repentir.

« Voyons ! dites une bonne fois la vérité. Je sais que vous avez dû prendre autre chose depuis que vous êtes dans la maison, car je ne vous ai que trop laissé courir hier tout le jour. Si vous avez confisqué quoi que ce soit, confessez-le, et, je vous le promets, on ne vous fouettera pas.

— Eh là ! maîtresse, moi avoir pris ces belles choses rouges qui sont autour du cou de miss Éva.

— Volé ! vilaine enfant ! Et qu’avez-vous pris encore ?

— Les affaires qui pendent aux oreilles de miss Rosa… les rouges.

— Apportez tout cela, ici, à l’instant même.

— Eh là ! peux pas, maîtresse, — moi l’avoir grillé !

— Grillé ! — quel conte ! — Que cela se retrouve sur l’heure, entendez-vous ? ou je vous fouette. »

Avec de bruyantes protestations, des larmes, des gémissements, Topsy déclara qu’elle ne pouvait pas. Tout était grillé ! brûlé !

« Et pourquoi avoir tout brûlé ? demanda miss Ophélia.

— Parce que moi est mauvaise. — C’est com’ça ! — moi est très, très-mauvaise, — peux pas m’en empêcher. »

Par hasard, juste à ce moment, Éva entra innocemment dans la chambre, ayant au cou l’identique collier de corail en litige.

« Éva ! où avez-vous donc retrouvé votre collier ? s’écria miss Ophélia.

— Retrouvé ? Eh, je l’ai eu tout le jour.

— Mais le portiez-vous hier ?

— Oui, vraiment, tante, et, ce qu’il y a de plus drôle, c’est que je l’ai gardé toute la nuit : j’avais oublié de l’ôter en me couchant. »

Miss Ophélia eut l’air d’autant plus désorienté que Rosa entra, portant sur sa tête, en équilibre, une corbeille de linge fraîchement repassé, et les deux pendeloques de corail se balançaient à ses oreilles.

« Non, je ne sais plus que faire de cette enfant ! dit miss Ophélia d’un air désespéré. Pourquoi, — le ciel ait pitié de nous ! — pourquoi m’avoir dit que vous aviez volé tout cela, Topsy ?

— Maîtresse a dit il fallait que je confisque, et j’avais rien autre à confisquer, dit Topsy se frottant les yeux.

Confesser, et non confisquer : mais je ne vous disais point de confesser ce que vous n’aviez pas fait, reprit miss Ophélia. C’est mentir d’une autre façon, mais c’est toujours mentir !

— Seigneur, moi pas savoir, dit Topsy d’un air ingénu.

— Bah ! est-ce qu’il y a un grain de vérité dans cette engeance ! s’écria Rosa, lançant à Topsy un regard d’indignation. Si j’étais tant seulement maître Saint-Clair, je vous la fouetterais jusqu’au sang ! oui, pour sûr, et elle l’aurait bien gagné.

— Non, non, Rosa, dit Éva de cet air d’autorité que l’enfant savait prendre parfois. « Ne parlez pas ainsi ; je ne puis pas le souffrir.

— Là ! le Soigneur nous assiste ! reprit Rosa ; vous êtes par trop bonne aussi, miss Éva ; vous n’entendez rien à mener les nègres. Il n’y a d’autres moyens que de les rouer de coups ; c’est moi qui vous le dis.

— Rosa ! paix, encore une fois ; pas un mot de plus ! » Les yeux de l’enfant étincelèrent, et ses joues devinrent pourpres.

À l’instant Rosa fut matée ; elle sortit de la chambre en murmurant à demi-voix :

« Miss Éva est du sang des saint-Clair, ça se voit. C’est qu’elle peut parler juste comme son papa. »

Éva demeura immobile, les yeux attachés sur Topsy.

Là se trouvaient face à face deux êtres qui représentaient les points extrêmes de l’échelle sociale. L’enfant, belle, blanche, aristocratique, avec sa tête dorée, son front intelligent, élevé, ses mouvements nobles et gracieux ; et l’autre petite créature, noire, vivace, souple, rampante, et cependant subtile. Elles étaient là, types vivants de leurs races : l’une, Saxonne, née d’une succession de siècles de culture, de domination, de supériorité physique et morale : l’autre, Africaine, produit d’une longue série d’opprobres, d’oppression, de servitude, de travail et de vice.

Quelques douteuses idées de ce genre roulaient peut-être vaguement dans l’esprit d’Éva. Mais les pensées enfantines ne sont encore que des instincts mal définis. On sentait poindre au fond de cette noble nature nombre de réflexions latentes, d’élans en germes, d’obscures perceptions que l’enfant ne pouvait formuler. Lorsque miss Ophélia s’étendit, au large et au long, sur les crimes de Topsy, l’angélique figure d’Éva se couvrit d’un nuage de tristesse, et elle dit doucement :

« Pauvre Topsy, qu’avais-tu besoin de voler !… Maintenant l’on aura bien soin de toi. — Sais-tu, Topsy, j’aimerais mieux te donner tout ce que j’ai que de te le voir prendre ? »

C’étaient les premiers mots affectueux que l’enfant eût entendus de sa vie. Le ton doux, l’air amical, touchèrent étrangement ce cœur inculte et grossier ; quelque chose d’humide scintilla dans l’œil rond et perçant, mais le ricanement court et glacé reparut presque aussitôt. L’oreille qui ne s’est ouverte qu’à l’injure se refuse à comprendre quelque chose d’aussi divin que la bonté. Topsy trouva les paroles d’Éva bizarres, inexplicables ; — elle n’y crut pas.

Mais que faire de la petite négresse ? C’était une véritable énigme pour miss Ophélia ; ses règles d’éducation devenaient inapplicables. Pour se donner le temps d’y réfléchir, et dans la vague espérance qu’au fond d’un cabinet noir se trouve toujours quelque vertu cachée, elle y mit Topsy en prison, en attendant que ses idées à elle se fussent un peu éclaircies.

« Je ne sais, en vérité, dit-elle à Saint-Clair, comment venir à bout de l’enfant, sans la fouetter.

— Fouettez-la, si le cœur vous en dit ; vous avez plein pouvoir ; agissez à votre guise.

— On a fouetté les enfants de tous temps, reprit miss Ophélia. Je n’ai jamais ouï parler d’éducation sans un peu de fouet, plus ou moins.

— À merveille, répliqua Saint-Clair, faites pour le mieux. Seulement je me permettrai une légère observation : j’ai vu battre cette enfant avec un fourgon à tisonner le feu ; je l’ai vu terrasser avec la pelle, les pincettes, tout ce qui tombait sous la main ! Elle me paraît tellement familiarisée avec ce procédé d’éducation, que votre fouet devra être terriblement énergique pour la stimuler tant soit peu.

— Que faire alors ? que faire ? demanda miss Ophélia.

— Vous soulevez là une grave question, cousine, et je souhaite que vous arriviez à la résoudre. Que faire, en effet, d’un être humain gouverné seulement par le bâton, — si le bâton fait défaut ? — et chez nous cet état de choses est des plus ordinaires.

— Le fait est que je suis à bout ! Jamais je ne vis enfant pareil !

— Les enfants, et même les hommes et les femmes de cette espèce, sont loin d’être rares ici. Comment les gouverner ? dit Saint-Clair.

— C’est plus que je ne puis dire ! soupira miss Ophélia.

— Je n’en sais pas plus que vous. Les cruautés horribles, les atrocités qui, de temps à autre, se font jour dans les gazettes, — les incidents du genre de celui de Prue, par exemple, — d’où viennent-ils ? — Ce n’est la plupart du temps qu’un endurcissement progressif des deux parts. — Le propriétaire devient cruel à proportion que l’esclave devient insensible. Le fouet et les injures sont comme l’opium, il faut doubler la dose quand la sensibilité s’émousse. Devenu propriétaire d’assez bonne heure, j’ai compris la situation, et j’ai résolu de ne jamais commencer, parce que je ne savais pas où je m’arrêterais : — tout au moins ai-je voulu protéger ma propre moralité. Il en résulte que mes serviteurs se conduisent en enfants gâtés ; ce qui me semble meilleur pour eux et pour moi que de nous abrutir de compagnie. Vous en avez dit long, cousine, sur nos responsabilités en fait d’éducation. J’éprouve vraiment le besoin de voir vos essais sur une enfant, qui n’est que l’échantillon de milliers d’autres parmi nous.

— C’est votre système qui produit de pareils enfants, dit miss Ophélia.

— Je le sais ; mais ils sont là ! — ils existent… qu’en faire ?

— Allons ! je ne vous remercierai toujours pas de l’expérience ; mais comme il semble qu’il y ait là un devoir à remplir, je vais persévérer et faire de mon mieux, » dit miss Ophélia. En effet, elle travailla, avec un redoublement de zèle et d’énergie, sur son nouveau sujet. Elle institua des heures régulières d’études, et entreprit de lui enseigner à lire et à coudre.

La petite fille se montra alerte dans le premier art. Elle apprit ses lettres comme par magie, et fut bientôt en état de lire des phrases simples ; mais la couture alla moins bien. Aussi souple qu’un chat, aussi leste qu’un singe, toute assiduité lui devenait insupportable. En conséquence, elle cassait ses aiguilles, les jetait par la fenêtre à la dérobée, ou les faisait filer par quelques fentes ; elle emmêlait et salissait son fil, ou d’un geste adroit et léger lançait au loin les bobines. Ses mouvements étaient aussi prestes que ceux d’un jongleur de profession, et elle maîtrisait l’expression de ses traits avec non moins de puissance. Bien que miss Ophélia ne pût croire qu’une telle multiplicité d’accidents entrât dans l’ordre naturel des choses, il lui aurait fallu une vigilance de tous les moments pour prendre son élève en flagrant délit.

Topsy fut bientôt célèbre dans tout l’hôtel. Ses facultés pour toute espèce de bouffonneries, de grimaces, d’imitations burlesques, — ses talents pour danser, cabrioler, grimper, chanter, siffler, reproduire les sons qui frappaient son oreille, semblaient inépuisables. Aux heures de récréations, elle entraînait après elle tous les enfants, qui la suivaient émerveillés et bouche béante, — sans excepter Éva, fascinée par les diableries de Topsy, comme une tourterelle charmée aux regards d’un serpent. Miss Ophélia, inquiète de la voir rechercher autant la société de son élève, en appela à Saint-Clair.

« Baste ! laissez l’enfant tranquille, dit-il, Topsy lui fera du bien.

— Mais une petite fille si dépravée ! — n’avez-vous pas peur qu’elle ne lui enseigne quelques méchancetés ?

— Éva ne les pourrait apprendre. Topsy, à la rigueur, peut être dangereuse pour d’autres ; non pour Éva. Le mal glisse sur son esprit, comme roule la goutte de rosée sur une feuille de chou, — sans y entrer.

— Ne soyez pas trop confiant, reprenait miss Ophélia, je vous assure que jamais je ne laisserais mes enfants, si j’en avais, jouer avec Topsy.

— Eux, à la bonne heure ; mais pour ma fille, c’est sans danger. Si Éva avait pu être gâtée, il y a des siècles qu’elle le serait. »

Topsy, tout d’abord souffre-douleur, objet des dédains et du mépris des principaux domestiques, les força vite à changer de note. On s’aperçut bientôt que le moindre outrage fait à la petite négresse était constamment expié par un accident fortuit. — Une paire de boucles d’oreilles ou autres colifichets favoris disparaissaient soudain ; un précieux chiffon de toilette se trouvait taché ou perdu ; le coupable bronchait contre un chaudron d’eau bouillante, ou recevait un déluge d’eau sale sur son habit de gala. Une enquête avait-elle lieu : il ne se trouvait point de délinquant. Topsy, plus d’une fois citée à la barre des domestiques, devant tout un aréopage, soutint l’examen avec sa gravité habituelle, et fit plein étalage de la plus édifiante innocence. Personne qui doutât de sa culpabilité ; personne qui pût arriver à une preuve, et miss Ophélia était trop juste pour punir sur des présomptions.

Les malices prenaient aussi singulièrement bien leur temps, et l’agresseur savait se mettre à l’abri. Les vengeances sur Rosa et sur Jane, les deux femmes de chambre, avaient lieu juste lorsqu’elles se trouvaient (ce qui n’était pas rare) en pleine disgrâce avec leur maîtresse, et lorsque nulle plainte de leur part n’aurait eu chance d’éveiller la sympathie. Bref, Topsy sut parfaitement faire comprendre à chacun qu’il était plus sain de respecter son repos, et, en conséquence, on la laissa tranquille.

Elle était d’une rare adresse, et apportait aux travaux manuels autant d’énergie que d’activité. Elle apprenait avec beaucoup de promptitude ce qu’on lui enseignait ; peu de leçons la mirent si parfaitement au fait de tout ce qui concernait la chambre de miss Ophélia, que la plus minutieuse exigence n’aurait pu la trouver en défaut. Jamais doigts humains n’auraient su étendre, aplanir mieux les draps, ajuster les oreillers plus méthodiquement, balayer, épousseter, ranger avec plus de perfection que ceux de Topsy, lorsqu’elle le voulait bien ; — mais elle ne voulait pas toujours. — Si miss Ophélia, après trois ou quatre jours de scrupuleuse surveillance, se figurait pouvoir s’en fier à Topsy, et vaquer à d’autres soins, Topsy tenait, pendant une heure ou deux, dans la chambre, un vrai carnaval. Au lieu de faire le lit, elle le défaisait, enlevait les taies d’oreillers, et roulait dedans sa tête laineuse, jusqu’à ce qu’elle se fût fait une grotesque perruque de plumes. Elle grimpait comme un chat le long des colonnettes qui soutenaient le baldaquin ; et, arrivée en haut, se suspendait la tête en bas ; elle faisait le moulinet avec les draps, qu’elle traînait par tout l’appartement : elle habillait le traversin de la toilette de nuit de sa maîtresse, pour lui faire ensuite jouer toutes sortes de pantomimes — chantant, sifflant, et se régalant elle-même devant le miroir des plus comiques grimaces. Bref, elle faisait le diable à quatre, ou, selon l’expression de miss Ophélia, « elle évoquait Caïn. »

Une fois, la maîtresse, par une négligence inouïe chez elle, ayant oublié sa clef sur un tiroir, trouva son élève affublée d’un magnifique turban rouge, fait de son plus beau châle de crêpe de Chine, que Topsy avait tortillé autour de sa tête, tandis qu’elle déclamait pompeusement devant la glace.

« Topsy, s’écriait la pauvre miss à bout de patience, comment pouvez-vous agir de la sorte ?

— Je sais pas, maîtresse, — c’est p’t-être parce que je suis si méchante !

— Je ne sais plus que faire de vous, Topsy !

— Seigneur ! maîtresse, — faut me fouetter. Vieille maîtresse me fouettait toujours. — Moi pas savoir travailler sans être battue.

— Mais, Topsy, je n’ai pas la moindre envie de vous frapper ; vous pouvez bien faire si vous voulez ! Pourquoi ne le voulez-vous pas !

— Eh, là, maîtresse, je suis toujours été fouettée ; — p’t-être bien que c’est bon pour moi ! »

Miss Ophélia essaya de la recette. Topsy faisait invariablement le plus horrible vacarme, criant, gémissant, hurlant, suppliant ; puis, perchée un quart d’heure après sur quelque saillie de balcon, entourée d’un cercle admiratif de petits moricauds, elle exprimait hautement son mépris de toute l’affaire.

« Seigneur ! miss Phélie, fouetter ! — tuerait pas seulement un moustique avec sa fouaillerie ! — Fallait voir vieux maître ! — I faisait voler la chair tout partout, lui ! c’est ça fouetter ! Maître savait s’y prend’ ! »

Topsy tirait grand orgueil de ses sottises et crimes, qu’elle considérait comme une distinction toute particulière.

« Seigneur ! vous aut’ neg’s, disait-elle à quelques-uns de ses auditeurs, vous savez p’t-être pas que vous êtes des pécheurs ? Eh bien, vous l’êtes ; — tout le monde est des pécheurs, les blancs tout de même, — miss Phélie l’a dit. Je crois, les nèg’s être les plus gros ! Mais, Seigneur ! c’est rien à côté de moi. Je suis si méchante, si méchante, si méchante, que personne peut rien faire de moi, rien du tout. Je faisais fièrement enrager vieille maîtresse, allez ! Fallait voir comme elle jurait après moi ! — Ah ! ah ! je suis pour sûr la plus méchante des méchantes créatures du monde ! »

Là-dessus Topsy faisait la cabriole, montait d’un cran plus haut sur son perchoir, et se rengorgeait, glorieuse de tant de distinction.

Tous les dimanches miss Ophélia, avec une fervente gravité, faisait réciter à Topsy son catéchisme. L’enfant avait la mémoire des mots, et répétait avec une facilité qui encourageait l’institutrice.

« Quel bien voulez-vous que cela lui fasse ? demanda Saint-Clair.

— Mais le catéchisme a toujours été bon aux enfants ; c’est ce qu’ils apprennent, vous le savez bien, répondit miss Ophélia.

— Qu’ils le comprennent ou non ? insista Saint-Clair.

— Oh ! ils ne le comprennent jamais tout d’abord ; mais, à mesure qu’ils grandissent, cela leur revient.

— Le mien ne m’est pas encore revenu, et, pourtant, je le reconnais hautement, cousine, vous me l’aviez appris à fond quand j’étais petit.

— Ah ! vous étudiez à merveille, Augustin ; vous étiez un enfant de grande espérance.

— Les ai-je démenties, cousine ?

— Je voudrais, Augustin, que vous fussiez aussi bon, maintenant, que vous étiez excellent alors.

— Moi aussi, cousine. Ainsi donc, courage, et continuez de catéchiser Topsy à cœur joie ; nous verrons ce qui en adviendra. »

L’objet du colloque, resté debout, les mains pieusement croisées comme une petite statue de bronze, poursuivit alors d’une voix claire, sur un signe de miss Ophélia :

« Nos premiers parents, abandonnés à leur propre volonté, tombèrent de l’état où Dieu les avait créés… »

Les yeux de Topsy scintillèrent de curiosité.

« Qu’y a-t-il, Topsy ? dit miss Ophélia.

— Si vous plaît, maîtresse, c’est-il pas l’État du Kintuck[1] ?

— Comment, Topsy, quel État ?

— C’t état d’où ils sont été tombés ! — Maît’ disait com’ ça que nous étions venus du Kintuck ? »

Saint-Clair partit d’un éclat de rire.

« Si vous ne lui donnez des explications, elle s’en fera, dit-il ; je vois poindre là toute une théorie d’émigration.

— De grâce, Augustin, taisez-vous. Comment puis-je arriver à quelque résultat, si vous raillez sans cesse ?

— Eh bien, d’honneur, je ne troublerai plus vos exercices. » Et Saint-Clair, prenant les journaux, s’assit au salon jusqu’à ce que Topsy eût fini de réciter. Elle répétait fort bien ; seulement de temps à autre elle transposait, de la façon la plus comique, quelques mots importants, et persistait dans l’erreur, quoique fréquemment redressée. En dépit de toutes ses promesses d’être sage et muet, Saint-Clair, qui prenait un malin plaisir à ces méprises, appelait à lui Topsy lorsqu’il voulait se divertir un peu, et, bravant les remontrances de miss Ophélia, lui faisait redire les passages scabreux.

« Comment voulez-vous que je fasse quelque chose de l’enfant, si vous vous y prenez de la sorte, Augustin ! s’écriait la cousine.

— Là, c’est très-mal, — je n’y reviendrai plus ; mais c’est si amusant d’entendre la drôle de petite image trébucher sur ces grands mots !

— Vous la fortifiez dans ses fautes.

— Qu’importe ! pour elle, un mot vaut l’autre.

— Vous désirez que je l’élève bien : vous devriez alors vous rappeler que c’est une créature raisonnable, et user sagement de votre influence sur elle.

— Oh ! tragique ! Oui, cousine, je devrais ! — Mais, comme le dit Topsy d’elle-même, — je suis si méchant ! »

L’éducation de la petite négresse se continua sur ces errements pendant une ou deux années. La persécution journalière de miss Ophélia était devenue pour elle une sorte de mal chronique, auquel Topsy se faisait, ainsi que d’autres s’habituent à la migraine ou à la névralgie. Saint-Clair s’amusait de l’enfant comme d’une perruche ou d’un chien d’arrêt, et lorsque les sottises de Topsy l’avaient fait tomber en disgrâce, elle savait fort bien se réfugier derrière la chaise du maître, qui, de façon ou d’autre, faisait sa paix. Elle tirait aussi de lui, de temps en temps, de petites pièces de menue monnaie, bien vite échangées contre des noix et du sucre candi, qu’elle distribuait ensuite avec une insouciante libéralité à tous les négrillons de la maison ; car, pour rendre justice à Topsy, elle était généreuse et d’un bon naturel. Ses rancunes, ses malices, pouvaient, à vrai dire, passer pour de la défense personnelle.


  1. Kentucky.