La Catastrophe de la Martinique (Hess)/04

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Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 9-18).


À FORT-DE-FRANCE


IV

CENDRES ET TERREURS. — PEURS NOIRES. — PEURS BLANCHES. — PEURS BLEUES.


Zulima n’a point menti. À peine exagéré. Fort-de-France est triste. La ville semble sortir d’un rêve mauvais. Elle est dans la cendre. Elle pue le volcan. La cendre est partout. Sur les toits, sur le sol, dans l’air, sur les arbres, dans l’eau des ruisseaux, dans l’eau qu’on boit, dans le pain qu’on mange… partout.

À l’hôtel, je ne puis me baigner, l’eau coule noire dans le bassin ; une boue. Toute la cuisine a goût de cendres ; sur tous les meubles, sur les lits, dans les draps, c’est la cendre et toujours de la cendre.

On me montre des cailloux tombés du nuage, voici trois jours ; il y en a de gros comme le pouce, comme des œufs de pigeon.

Cendres et cailloux… Maintenant, je m’explique la terreur des gens vus à la Guadeloupe.

Et je m’explique aussi la peur des gens qui sont restés, avec qui je vis.


On s’habitue aux volcans, aux tremblements de terre, m’a dit un ami ; on acquiert, à ce voisinage, à cette menace constante, un tempérament nouveau et très spécial…

Je le crois.

Mais je crois aussi qu’il y faut du temps, et je crois surtout qu’il faut que le volcan s’éteigne, que la terre ne tremble plus.

Or, le volcan de la Montagne Pelée n’est pas éteint ; les fumées qu’il crache sont toujours vues de Fort-de-France, nous menacent toujours ; leur silhouette barre le ciel ; toujours nous pouvons nous demander si la mort que ces fumées portent dans leurs volutes magnifiques ne va point tomber sur nous.

Et la terre, sous nos pieds, nous ne la sentons point solide. Elle n’a pas tremblé ; mais elle frémit. Et ce frémissement agace, énerve, inquiète. Et lorsqu’on sait que, dans la dernière nuit de Saint-Pierre, il y eut frémissements semblables, on est effrayé.


Est-ce bien de l’effroi… bien de la peur ?…


On respire mal ; c’est une oppression chaude et pleine d’électricité… on en souffre à tous les cheveux…

Et c’est la peur physique de l’être qui se noie dans quelque chose qu’il ne voit pas, qu’il ne comprend pas, mais qu’il sent… C’est la peur du corps dont toutes les forces vitales se hérissent en révolte contre la menace mortelle qui les déprime, les pénètre…

Et c’est quelque, chose qui défie l’analyse, car, dans ce corps alourdi, l’esprit s’alourdit.

La tête est lourde, la poitrine est lourde, et les membres sont lourds. Les nerfs se plombent, et quand, aux chocs de cette force mystérieuse, qui broie des lueurs dans la nuit, ils vibrent douloureux, lourds, c’est une angoisse d’écrasement…

L’homme qui pense, l’homme qui raisonne l’inutilité de la bataille contre les invincibles forces, l’homme qui sait que la sagesse est d’attendre en se résignant à l’inéluctable, celui-là se résigne… et dort.

Mais je comprends ces foules d’animalité plus proche des origines, ces foules qui frémissent, qui tremblent, qui ont peur, la peur aveugle, sourde, folle, la peur… et qui fuient et qui pleurent et qui crient…

Dans les savanes africaines, aux mois des soleils ardents, quand les herbes brûlent, j’ai vu les botes fuir ainsi en bramant, en rugissant la même peur.


Le soir du 26, j’ai vu, j’ai entendu cette peur à Fort-de-France.

J’avais passé la journée à Saint-Pierre, j’avais vu couler les laves dans la rivière des Pères, j’avais vu fumer la Roxelane, j’avais vu la montagne couverte de vapeurs, le cratère en activité, j’avais senti les frémissements du sol, mes nerfs avaient vibré dans la tension de l’atmosphère… j’étais rentré le soir à Fort-de-France, attendant une poussée d’éruption plus violente, et ce qu’on verrait de la ville.

À neuf heures, « ça y était ». La nuit devenait noire. Un nuage énorme, noir, opaque, noir, noir, s’avançait rapide, en volutes qu’on voyait bondir, moutonner, car elles avaient à leur noir des reflets d’un rouge très sombre ; et des éclairs aussi les piquaient de lueurs qui se succédaient montrant plus noire la menace qui planait. Ces éclairs éclataient dans la masse noire comme des bombes, un gros point rouge fulgurant hérissé de longs jets rouges à reflets très jaunes, de la fonte en fusion filetée d’or ; d’autres avaient la forme d’un pâté d’encre rouge à longues bavures ; il y avait aussi dans le noir des fentes longues très étroites, d’immenses coups de sabre dans la nue, vibration instantanée de rouge et de jaune, qui, à peine vue, muait en larges ondes frémissantes de lumière bleue, rentrant dans le noir aussi vite qu’elles en étaient sorties.

Et cela était d’une indicible beauté… Et cela pouvait être de la mort, de la mort tout de suite, pour tous, pour tout ce qui vivait à Fort-de-France…

Nuage et éclairs sur Fort-de-France, le 26 mai.

Un nuage comme celui-là, un nuage qui dès l’issue du cratère avait coulé très lourd sur les vallées de Saint-Pierre, avait tué quarante mille êtres… Celui qui roulait sur nos têtes à quelques centaines de mètres, plus léger, sans doute, pouvait ne pas tomber, mais qui le savait !… Les gens qui réfléchissent pensaient, beaucoup me l’ont dit, et je l’ai pensé moi-même, que cette nue toute noire était de même nature que la trombe destructive du 8, trombe de gaz lourds, projetée avec force par le volcan et portée par un courant aérien formé à l’appel d’une zone atmosphérique échauffée, et qu’à bout de projection, à bout de courant, ce nuage allait tomber, asphyxiant, foudroyant…


Il y a d’exquises jouissances d’agonie. Tous les hommes, je crois, ont la passion de l’inconnu, l’attirance du gouffre mystérieux où la remontée, c’est « pile ou face » ; une fortune jouée d’un coup, même un louis, s’il est le dernier tombant sur le tapis, donné au cours du sang dans la veine, dans l’artère, dans le cœur, volupté ; la vie comme enjeu, c’est angoisse délicieuse et de volupté suraiguë dans l’attente haletée de l’instant d’après…

Il y avait de cela sous le nuage à Fort-de-France…

J’avais retrouvé un vieil ami très cher. Un ami des jeunes années. Nous sortions de dîner, à point pour admirer la scène d’apocalypse dont le ciel — préférez-vous l’atmosphère — nous offrait le spectacle magnifique. Et nous nous sommes regardés, souriant : « Ça serait vraiment drôle… » — « Oui… » [1].


Mais ce qui ne fut pas drôle, c’est la panique… des autres. Une ruée de peur. Des meutes d’hommes. Des troupeaux de femmes. Des hystéries. Des cris : « Le feu, le feu du volcan est sur nous, nous sommes perdus. » Et sur le rivage, dlans le noir, c’était désolations, lamentations. Puis une saute de vent, violente et, très vite, comme il était venu, le nuage remontait vers le Nord, s’évanouissait, disparaissait ; des étoiles se rallumaient ; c’était de nouveau le calme, une lourdeur…

Mais l’inquiétude n’avait pas disparu. Des heures encore j’ai vu des groupes errer ; des malheureux affolés s’en allaient, ils ne savaient pas où, muets, se tenant par la main…

Et c’était un accablement de chaleur, de soif. Au kiosque de l’hôtel, sur la savane, on buvait, on discutait aussi. Et plus d’un cherchait, dans l’alcool, du sommeil pour la nuit. Tous avaient aux commissures des paupières, un pli… nouveau ; dans les yeux, lueur nouvelle ; dans la voix, timbre nouveau… Nerveux.

Car on aurait tort de croire que les seuls Martiniquais noirs, mulâtres ou créoles cédaient à la panique et se livraient à des manifestations de crainte un peu exagérée…



La terreur est un mal qui frappe les hommes sans distinction de race, comme la petite vérole.

L’Anglo-Saxon placide y est sujet comme l’Espagnol nerveux comme l’Africain peureux. Une des histoires les plus gaies dans cet ordre de faits (si toutefois il est permis de parler gaieté en pareil deuil), est celle d’un Américain globe-trotter et reporter.

Cet homme intrépide, qui sans doute aura envoyé aux feuilles de son pays des relations exaltant son intrépidité à rechercher des impressions neuves tout près du volcan, avait pris logement dans l’hôtel où je suis descendu.

En arrivant, son premier soin avait été de demander « les caveaux de l’hôtel » pour y déposer sa valise de notes et pour s’y réfugier lui-même en cas de nouvelle éruption.

Il fut désappointé, navré d’apprendre qu’il n’y avait point de caveaux à l’hôtel. Mais il s’en consola, d’autant plus que le lendemain 20, la Providence le combla en lui envoyant les émotions et les grands spectacles qu’il était venu chercher.

À cinq heures, il est réveillé par les gens qui fuient devant le « feu de la montagne ».

Il s’habille, saisit son appareil photographique, et descend sur la savane. Il regarde. Il admire. Il photographie les groupes. Il cherche les jolies femmes peu vêtues pour en conserver les traits. Il est calme. Il prend des instantanés du nuage. Il est dans la joie. C’est si beau ! « Very beautiful ! » s’écrie-t-il… je ne donnerais pas mes « films » pour cinq mille dollars… Mais le phénomène s’aggrave subitement. L’odeur de soufre tombe. La cendre tombe. Les cailloux tombent. « Aoh !… » Et l’intrépide Anglo-Saxon montre qu’il court très vite en se précipitant comme un cerf du côté de la mer. Il file à l’extrémité du wharf. Il pose sur les planches son appareil, sa montre, son chapeau, sa veste, et pique une tête dans les flots… Il nageait bien. Une demi-heure après, il revient à terre… Son paquet avait naturellement disparu dans la bagarre.

Il rentre à l’hôtel, murmurant, cette fois, non plus « beautiful ! » mais « very bad, very bad », et prend le premier bateau en partance. Les émotions de ce pays étaient trop fortes pour ses nerfs, cependant solides puisqu’ils étaient des nerfs anglo-saxons.


D’autres Américains montrèrent également d’éclatante manière la supériorité des jambes anglo-saxonnes pour la course. Ils avaient projeté de faire l’ascension de la Montagne Pelée et d’aller contempler le « monstre face à face ». Pour les Américains qui se respectent, pour les Américains qui sont vraiment Américains, pareille entreprise est jeu d’enfant. Il n’est pas un des Américains venus à Fort-de-France qui n’ait bu sa coupe de Champagne au bord du cratère fumant, ou du moins qui ne le dise et sans doute l’imprime… Ces farceurs-là sont vraiment admirables… et bien humblement je m’incline devant leur supériorité : j’avoue bien piteusement que je n’ai point osé tenter cette ascension pourtant si anodine, si facile…

Bref, quelques Américains avaient projeté de la réaliser, cette ascension devenue classique et obligatoire. Ils étaient, pour ce, au Morne-Rouge. Ils y étaient allés en complet équipage. Breaks, chevaux, mules, guides et provisions. Ils dînaient, très calmes, heureux dans la beauté du soir, de la nuit naissante. Le volcan leur apparaissait comme une peinture américaine sur la toile de fond d’un décor américain, d’opéra américain.

Lorsque tout à coup, changement à vue. La montagne gronde et fume… d’ailleurs comme à l’ordinaire. Car il est très rare qu’elle « se repose » plus d’une heure ou deux. Mais les Américains voient les nuages de feu sur eux… et filent, abandonnant chevaux, voitures, tout… Dans la nuit, sans savoir où, sans s’inquiéter du chemin, sautant à travers les haies, dégringolant les ravins, franchissant les précipices, grimpant les côtes, ils vont, courent, bondissent… Ils sentent à leurs chausses le feu du volcan et, le feu au derrière, cela fait courir bêtes et gens.

Ils coururent ainsi toute la nuit. Au jour, ils tombèrent exténués sur un chemin. Le premier nègre qu’ils rencontrèrent, ils le couvrirent de promesses de dollars pour qu’il les mît sur la route de Fort-deFrance.

Je ne serais pas étonné de lire dans leurs journaux un récit différent de leur ascension du volcan. Mais le vrai, c’est le mien. Je sais en effet quelqu’un en qui j’ai toute confiance, et qui, cette nuit-là, demeura au Morne-Rouge… pour voir.


Des Français aussi montrèrent de beaux exemples d’affolement. Un jeune fonctionnaire demeurera célèbre à la Martinique. Lors de la panique du 20, on le vit sortir de l’hôtel nu-tête, en caleçon. Il brandissait un énorme revolver de cavalerie et criait : « Place, place… nous allons mourir… sauvons-nous… qu’on me fasse place, sinon je tue ! »

Le malheureux garçon avait été tellement éprouvé par la peur qu’il ne vivait plus qu’avec l’idée de se tuer si « le feu du ciel » venait à tomber sur Fort-de-France. Il me demanda comment il fallait faire pour se tuer du coup. « À la tempe, monsieur, n’est-ce pas, à la tempe ?… » « Eh !… mon cher monsieur, encore ne faut-il pas trembler, car alors on se manque. Tel ce pauvre F… qui, le mois dernier, dans un accès de lièvre, tira mal, se brûla les deux yeux et ne mourut qu’après une agonie de quinze jours. » « — Alors le cœur… » « — Il y faut également une main ferme… et je crois bien que vous trembleriez, monsieur.

« — Alors, il faudrait se laisser brûler comme cela… sans rien faire…

« — Je le crois.

« — Ah ! monsieur, on voit bien que vous n’avez pas vu les martyrs qu’on débarquait ici… brûlés… brûlés… Mais vous ne savez pas ce que c’est… Mon Dieu ! Mon Dieu !… »

Et le malheureux s’en alla dans la nuit, avec des gestes et des « mon Dieu ! » de fou.

Je vous assure que la conversation fut exactement telle.

L’homme était un de ces êtres d’élite à qui leur savoir et leur impassibilité, joints à un décret ministériel, donnent le droit de juger les faiblesses des autres hommes, et de les condamner.

  1. Ce même ami que la foule en panique avait séparé de moi, revenant au kiosque, dans la soirée nous dit un curieux effet de la peur sur les femmes, ou, pour parler plus exactement, sur certaines femmes. « J’étais à l’extrémité de La Savane, nous dit-il, entre le carénage et le fort… Pas d’électricité… Vous savez que la population croit que la lumière électrique attire le volcan… Donc pas de lumière. De l’ombre. Une femme jeune qui fuyait me tombe dans les bras « Sauvez-moi, Monsieur ! Je n’en puis plus… » Nous étions près d’un banc. Je la fais asseoir. J’essaie de lui donner du courage par quelques paroles… Il lui fallait… Je ne sais encore si je rêve… Mais ce fut effroyablement fou… »

    Un des personnages effrayés qui buvait près de nous lança l’anathème sur mon ami : « Vous êtes un débauché et un impie… Monsieur… lui cria-t-il, c’est les gens comme vous qui font tomber la colère du Seigneur sur les autres, sur les innocents… »