La Catastrophe de la Martinique (Hess)/06

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Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 21-38).


DANS LES RUINES


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Un des Hommes du Livre a dit :

« J’ai vu les montagnes et elles tremblaient ; j’ai vu les collines, et elles étaient toutes ébranlées ; j’ai jeté les yeux autour de moi et je n’ai point trouvé d’hommes, et tous les oiseaux même du ciel s’étaient retirés ; j’ai vu les campagnes les plus fertiles devenues un désert, et toutes les villes détruites devant la face du Seigneur… »

Saint-Pierre, 26 mai.

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Quand je suis revenu des Ruines ce verset de lamentation et de terreur remontait dans ma mémoire…


VI

LE BATEAU FUNÈBRE. À TERRE.
CE QUE L’ON VOIT


J’avais vu le volcan en passant près de la côte, à bord du Saint-Domingue. J’avais observé la terreur que la menace en jetait sur Fort-de-France. Je voulais le voir de plus près. Et je voulais surtout voir les ruines, aller sur ce qui avait été la ville prospère, la ville accueillante, où voici quatre ans, lors d’un précédent voyage aux Antilles, j’avais été choyé, fêté…

J’y suis allé avec ce qu’on appelait, à Fort-de-France, la mission Cappa, c’est-à-dire l’équipe de travailleurs qui, sous la direction de M. Cappa, architecte de la ville, avait mission d’enterrer et d’incinérer les cadavres… C’est le bateau-drague du port qui, chaque jour… quand le repos, quand le sommeil du volcan le permettait… transportait cette mission de Fort-de-France à Saint-Pierre.

Ce bateau avait toujours un chargement de barils de chaux, de bocaux d’acide phénique et de touques de kérosine. Il avait pris l’odeur d’une salle d’hôpital, d’un « amphithéâtre ». J’avais navigué à bord de toutes sortes de bateaux. Il me manquait celui des fossoyeurs.

Lugubre… penserez-vous ?

Mais non… Il portail aussi deux gendarmes et deux curés, qui nous racontaient des histoires… des histoires de volcan…

Et puis il avait cet inappréciable avantage, étant un bateau-drague, de ne pas aller bien vite, et, comme il passait très près de la côte lorsque nous avons longé les régions dévastées, j’ai pu bien voir. La limite sud de la zone détruite c’était dans le bourg du Carbet.

Saint-Pierre, 26 mai.


Il était joli, autrefois, ce bourg, qui dormait sur la plage étroite et longue, au pied des mornes bas, ravinés et fertiles. C’était un bourg de cultivateurs riches et de pêcheurs riches… Le feu et la mer n’y ont laissé que cendres et que ruines.

C’est d’abord des cocotiers roussis et des cannes roussies. Puis des cocotiers brûlés et des cannes brûlées.

Et des débris de cases, des éboulis de maisons. Dans un retour de ravin, l’église et les constructions qui l’entourent sont intactes… mais abandonnées. La cendre chaude en a chassé les hommes.

Et, à mesure que nous avançons vers le Nord, nous voyons plus profonde la destruction. Des arbres, il ne reste que les troncs fumés. Des champs de cannes, rien, rien que la terre ravagée. Et les cases sont en débris sur le sol. C’est un enchevêtrement de décombres. Tout le rivage en est plein, que le flot a ramenés, alignés, comme les algues mortes sur nos plages.

Le flanc des coteaux est raboté, hersé ; les hauts sont roussis, défeuillés, charbonneux.

Et c’est ensuite la cendre. Elle a coulé en tourbillons tombés avec la pluie. Elle donne l’illusion de coulées de laves.

Puis c’est des roches pelées, grises, livides. La falaise a des aspects de murs de fours à chaux.

Plus loin, c’est la campagne sous la gelée blanche. La cendre accrochée aux parois de la falaise et des mornes, dessine des arabesques d’inimaginable fantaisie. Toutes les combinaisons du gris et du blanc. Le blanc du caillou cuit, le gris de la cendre. Ce que tailleraient, modèleraient, dessineraient, peindraient des fous n’ayant que du gris, que du blanc pour traduire en couleur une crise.

Saint-Pierre, 26 mai.


Au quartier Monsieur, une épave sur la plage. Et c’est là que commence la vraiment belle dévastation. Nettement, on voit qu’une rafale de feu a passé là, tordant des squelettes d’arbres calcinés, sur un sol desséché, cuit et recuit. Mais la rafale était peu élevée. Sur les mornes, plus hauts, qui ont de cent trente à cent cinquante mètres, les champs de cannes restent verts. Cela fait un contraste brutal. En haut, la vie. En bas, la mort.

Sur plusieurs points, j’ai pu repérer ainsi la hauteur du phénomène de destruction. De cent vingt à cent quarante mètres.

Puis, c’est le quartier de l’Anse.

Au milieu des ruines brûlées, une maison a ses quatre murs et son toit. Elle chante un solo de folie dans un décor d’arbres sans feuilles et tordus par le feu…

La tornade de flammes semble avoir travaillé pour une fabrique de « bois courbés ». C’est une poursuite hallucinante que cette vision déroulée à la marche du bateau, que cette vision d’arbres calcinés en des poses d’agonie. Les cadavres d’hommes, c’est effroyable. Mais la mort les a couchés. La mort laisse debout les cadavres d’arbres. Et c’est peut-être encore plus effroyable. La mort de ce qui vivait peu, il semblerait que c’est davantage la mort…

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Elle a tout frappé ici, la mort. À la pointe sud de Saint-Pierre, en flanc du morne, à mi-côte, sur une avancée qui dominait la rade, les marins avaient élevé une grande et belle statue à la « Bonne Mère », à la protectrice du navigateur. Le socle de la statue est seul resté debout. La vierge de pierre a été projetée à vingt mètres. Mais elle ne s’est pas brisée dans cette chute. Elle est tombée entière, face contre terre. Un des matelots du bateau fossoyeur me dit que c’est pour pleurer en ne regardant pas la destruction qu’elle n’a point su empêcher.

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Et c’est la ville… Ce qui fut une ville…

Des mots, des mots pour dire cela…

Non… Je ne trouve pas…

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Il me semble, quand ma mémoire devant mes yeux en évoque le spectacle, il me semble que je redeviens stupide, comme je le fus quand le bateau a stoppé, quand une pirogue m’a débarqué sur la plage.

Autrefois, j’ai reçu d’un sauvage un coup d’assommoir sur la tête, violent au point que, un instant je n’avais pas songé à me défendre… Quelque chose de pareil à Saint-Pierre dans la ruine immense, dans la ruine… sans nom.

Ça sentait mauvais. Des odeurs âcres, une fétidité, et puis autre chose que je ne sais : la cendre mouillée, le roussi, la pourriture ; cela prenait à la gorge. Un abrutissement de griserie montait au cerveau. Et de l’hébétement. De la stupidité. Pas autre chose.

Je me produisais l’effet d’un abruti. Je regardais et je ne savais pas si je voyais. J’essayais d’observer, de noter et je ne savais pas si je pensais. Pas une ligne ne me venait à l’esprit pour mon carnet. Et je n’avais pas l’idée d’un mouvement pour armer mon appareil photographique.

Les physiciens nous disent que lorsqu’il y a trop d’ondes sonores, trop d’ondes lumineuses, nos oreilles n’entendent plus, nos yeux ne voient plus. Se produirait-il quelque chose de semblable pour notre cerveau quand trop d’impressions et trop violentes le frappent à la fois ?

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C’est un des fossoyeurs qui m’a sorti de cet hébétement. Nous suivions la plage couverte de débris, il y avait des poudres avec des clous qui pointaient en l’air…

« Prenez garde, m’a-t-il dit, vous allez marcher dessus… vous enferrer… et vous savez dans ce pays, quand un homme se blesse de la sorte, il attrape le tétanos beaucoup plus facilement qu’une pension… »

Et ce petit détail de ne pas marcher sur des clous pour ne pas attraper le tétanos m’a rendu mes jambes et mes yeux.

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J’ai regardé. J’ai vu. Et je sais maintenant ce qu’est l’épouvante et ce qu’est l’horreur…

Et qui voudra savoir, dans le réel ce que disent les grands mots que l’on trouvait durs, barbares, magniloquents, ces mots un peu mystérieux dans leur éloignement d’irréel, ces mots de cataclysme et de catastrophe… qu’il aille méditer sur le tas de choses broyées, informes, puantes qu’est devenu le paysage autrefois si joli de Saint-Pierre la ville riante…

Qu’il aille… qu’il aille, comme moi, là-bas… Et si les ennuis qui viennent des hommes lui paraissent lourds… après… il n’aura qu’à se rappeler Saint-Pierre et combien peu, devant le moindre frisson de la Terre, compte l’Homme…

Depuis vingt ans que je parcours le Globe, me trouvant toujours à l’heure dite, en bonne place, aux théâtres sur quoi la brute humaine cherche la Gloire j’ai vu belles guerres, et de la destruction…

Les mois d’avant Saint-Pierre, cet hiver, à Saint-Domingue, en Haïti, je venais d’admirer quels efforts, quelle patience, quelle volonté, quelle ruse, quel acharnement, quel génie et quelle cruauté mettent les hommes dans leurs œuvres de haine, quand, pour quelques sous, quelques orgueils, à l’assaut d’un pouvoir éphémère ils se ruent… dans la casse glorieuse.

Le volcan martiniquais montrait mieux… la destruction d’un pays… une besogne magnifique… imaginez quelles statues à l’artilleur qui vous foutrait ainsi, d’un coup, par terre, une ville, dix villages, et quarante mille hommes… Et nous maudissons la montagne Pelée…

Et moi-même, à mes lèvres, tandis que j’errais au milieu des ruines je sentais monter l’anathème contre la montagne de la Mort.

Cependant elle a travaillé sans colère dans la sérénité fatale du Devenir, où la matière inanimée, sourde aux angoisses de la matière animée, bout, s’agite, éclate, fuse et se tasse, équilibrée pour l’universel mouvement, loi suprême de la Chose et de l’Être…

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Et jamais personne ne pourra dire, et jamais personne ne pourra imaginer les résultats de ce « travail »… ce que je voyais…

Dans les musées, vous savez ces reproductions de villes, en carton-pâte, en bois peint… Rêvez qu’un éléphant les piétine, qu’on les flambe ensuite, et qu’enfin on les arrose de boues, de cendres… et vous aurez ce que je voyais à Saint-Pierre…

Seulement, là, ce qui était détruit, éclaté, broyé, incendié, c’était une ville de trois mille maisons, couvrant quatre-vingts hectares, avec cent-trois rues d’un développement de plus de vingt kilomètres… Une ville où près de quarante mille habitants se trouvaient quand elle a sombré dans le désastre.

D’autres ont dit de ce désastre que c’était « comme si un marteau pilon gigantesque avait travaillé la ville » et n’en avait laissé que des ruines.

Ces ruines… De loin, on croyait voir des lignes de murs bas, comme en ont les villes du Sud-Algérien ; et la cendre leur donnait l’aspect des huttes sahariennes au pied des dunes. On pouvait avoir l’illusion de quelque chose qui était encore une ville.

De près, ce n’était plus rien que des débris. Des pierres en tas, dans les rues, dans l’intérieur de ce qui avait été des maisons. Des tas de pierres partout. Une pluie de moellons et de plâtras. Ailleurs, la pierre, rien que la pierre… avec des lignes de murs crevassés, de murs très bas, deux mètres, trois au plus… Les pans qui restent debout, dans le quartier du Mouillage, ce ne sont, pour ainsi dire, que ceux qui sont parallèles au rivage ; dans le quartier de la Roxelane, c’est, au contraire, ceux qui se trouvent dans l’axe de la vallée…

Mais ce qui, beaucoup mieux que des phrases, vous permettra d’essayer de vous imaginer la destruction, c’est les photographies. J’en ai rapporté beaucoup. J’en publie quelques-unes. Voyez-les, Considérez-les : un paysage de pierres broyées.

Et, broyées, pour certains quartiers, c’est un mot insuffisant. Les hauts du quartier du Fort ont été plus que broyés : pulvérisés, volatilisés ; des maisons, des gens, rien ne reste… La place a été nettoyée, rasée… Il n’y avait plus rien. Et cela dès la première grande éruption, celle du 8. Au Mouillage, il y avait encore beaucoup de murs debout après le 8. C’est l’éruption du 20 qui a parachevé l’œuvre de la première…

Place Bertin, 26 mai.

Voyez, voyez les photographies, elles sont éloquentes, elles sont explicites, plus que mes mots et mes descriptions.

Quelques notes, quelques détails cependant, crayonnés sur mon carnet :

Du silence enveloppe ce paysage de pierre cassée, un silence effarant. Rien… rien… Seuls, deux tas de houille, qui brûlent depuis le 8, par leur feu, disent la vie en ces ruines…

… Des milliers de poutrelles et de longues tiges de fer ont été projetées, tordues, sur la plage. Dessous, je vois, dans un magma de boues cendrées, des lambeaux d’étoffe salie : c’était une robe de percale fleurie… Une femme…

Plus loin, un paquet de papiers, de registres enfumés. De la canne, je fouille. Une étude d’avoué fut jetée là. Je ramasse une lettre de 1849… et quelques photographies tachées, roussies. De l’innocence, de la grâce, de la beauté. Trois portraits de bébés qui ne demandaient qu’à vivre. Deux portraits de belles jeunes filles… qui vivaient. Une femme : la mère…

Dans un tas voisin, des milliers de pipes en terre. Un dépôt… Il y en a d’intactes. J’en ai pris une. Sous des pierres, non loin de ce qui avait été la riche maison de commerce du sénateur Knight, maison où restait seul debout le pavé de maçonnerie contenant le coffre-fort et le caveau ; sous des décombres qui sentaient la mort, en cherchant, en écartant la cendre, j’ai trouvé de l’argenterie fondue… J’en ai conservé une cuiller, prise dans la fusion d’une pince à sucre…

Les cadavres… Il n’en reste plus dans le centre. Tout cela est sous la pierre. La deuxième éruption leur a fait un vaste tombeau…

Le premier que je rencontre, c’est sur la Grande-Savane, près du pont de pierre de la Roxelane… Et ce n’est qu’un demi-cadavre : un tronc noirci, sans jambes, n’ayant plus qu’un bras ; pour tête, quelque chose d’informe. Les fossoyeurs le recouvrent de quelques pelletées de terre et de cendre.

Sur le pont de pierre, je recherche la plaque de marbre où, sous le règne de Louis XIV et le généralat du comte d’Ennery, un Danton, le frère Cléophas Danton, avait gravé son nom d’agent-voyer… Elle n’y est plus.

La Savane, 26 mai.

Sous des troncs d’arbres séculaires, arrachés, cassés comme fétus de paille, je vois la ferraille d’une voiture d’enfant… Où, le bébé qu’on y promenait ?…

… Et c’est de la désolation, de l’épouvante, à mesure qu’on va plus avant dans l’exploration lugubre ; les ruines silencieuses, les ruines mortes, se peuplent de leurs morts, de leurs victimes… On les entend…, on les voit…

Et ce n’est pas une illusion partout… Aux Trois-Ponts, j’en ai vu… Ils pourrissaient…

Là, aux Trois-Ponts, la limite de hauteur de la trombe gazeuse du 8 est bien marquée sur le flanc des mornes du Parnasse. Le bas est rasé. Le haut, un cinquième, au jugé, est respecté. Cela donne environ 120 mètres de hauteur pour la trombe.

Au Jardin botanique, dans la vallée qui mène aux mornes du Trou-Vaillant, et de l’habitation Saint-James, la vie reprend… Au milieu des troncs brûlés, quelques jets verts… Le réveil de la nature dans la mort…

Plus loin, en plein foyer de destruction, sur la pente pleine de cendres, au-dessus d’un collège, nous avons également vu reparaître la vie. Du linceul gris sortaient quelques petites pousses vertes, et une fleur blanche. Nous l’avons baptisée « perce-cendres ». Et cela nous a fait… quelque chose. Et je vous affirme bien sincèrement que ce n’est pas « de la littérature ».

Les singularités du ravage… Il y en a toujours. Et cela est utile, ne serait-ce que pour ennuyer les gens qui, aux phénomènes si compliqués de la nature veulent toujours une explication très simple, unique… Dans ce collège, où repoussait la petite fleur blanche, tout était broyé… Restait debout un portique de gymnastique, trois poutrettes minces de bois…

À l’hôpital, au milieu des ruines, la cuve à désinfection n’a pas été brisée.

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Au morne de l’Orange, encore des morts…

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Et c’est une odeur de morts qui m’a poursuivi partout sur les ruines…

L’odeur de quarante mille morts !…

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… Nous avions passé près du théâtre… Je n’en ai pas contemplé sans un certain émoi les ruines encendrées. Nos amis de Saint-Pierre se proposaient d’y faire une grande cérémonie, en l’honneur de Schœlcher.

La Roxelane, 26 mai.

Par suite de je ne sais quelle idée baroque, pour élever un monument au grand émancipateur, ils n’avaient trouvé place meilleure que le foyer du théâtre. L’image du philosophe devait présider les repos des foules amusées par les pitres… on trouvait cela très bien… passons…

L’inauguration devait avoir lieu en mai. On m’avait écrit d’y aller. L’invitation m’avait couru après de Paris à Saint-Domingue. Reçue plus tôt… et je ne sais si le 8 mai ne m’aurait pas trouvé à Saint-Pierre. Je devais y être. J’aurais dû y être. Voilà pourquoi des feuilles trop pressées publièrent un instant que je figurais parmi les victimes… Ce n’était pas mon heure.

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Pendant le retour, à bord de la Drague, nous avons mangé… Les deux curés qui faisaient partie de la mission avaient dans leur sacoche du vin Mariani… Oui nous avons mangé… Le chef d’une des équipes de fossoyeurs plaisantait le curé qui avait besoin d’un tonique… Il disait que, lui, « d’avoir travaillé, ça l’avait suffisamment creusé ! »

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J’ai revu les ruines. Et il m’a semblé que, loin de s’atténuer, l’impression d’horreur qui m’y avait glacé la première fois devenait chaque fois plus profonde…

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Et encore de mon carnet je transcris quelques notes.

… Il y a dans les vallées proches du volcan, dans celles qui n’ont pas reçu la trombe de feu mais où la cendre est tombée recouvrant l’herbe, le feuillage, où les rivières sont taries, dans ces vallées que l’homme a désertées, il y a les animaux qui agonisent de faim, de soif… Le paysage de la désolation vibre à la plainte des bœufs sans maîtres, des bœufs à qui la servitude a fait perdre l’instinct qui pousse les fauves loin des terres de la mort… Et c’est lugubre…

… La montagne Pelée, aux arêtes ; aux crêtes, aux plateaux qui n’ont point reçu les coulées engluantes de boues et de laves, mais où le roc est cassé par les frémissements, brûlé par les flambées du volcan, montre des jeux de formes à affoler la plus folle des imaginations… Mais lorsque j’ai cherché une comparaison qui permit d’avoir une idée de la configuration des pentes et des coteaux de la montagne décharnée, j’ai trouvé ceci : les aspects imprévus que prenait la poussière de mon sablier d’écolier, quand j’en faisais tas et pâtés sur la pente de mon pupitre. Cette poussière dure de sable dur avait des arêtes, des plateaux et des pentes comme ne peuvent en donner les jeux d’aucune autre matière.

L’éruption du 26 mai, photographiée des ruines.

C’était l’aspect de la montagne crevassée par les hoquets du volcan.

… L’aspect dans la forme.

… L’aspect dans les couleurs. J’y renonce.

… Une toutefois. Les pentes au-dessus du Prêcheur, dans les vals et sur les crêtes où n’avait point passé le feu, mais où avaient plu des nues de cailloux et de cendres, et de vapeurs lourdes, chaudes, c’était un paysage soufré. Une lividité jaune. Les feuillages pendaient lourds. Les champs herbeux semblaient de lourds et vieux tapis. Les cocotiers et les palmiers étaient effilochés en lourdeurs. Les maisons vides, aux noires fenêtres, des trous mortuaires, paraissaient faiblir, fléchir, vaciller, tomber sous des forces lourdes. Et tout cela était d’un sale jaune de vieux soufre vert de grisé. Un paysage lunaire, disait un savant près de moi quand je regardais cela. Un paysage d’enfer a riposté l’homme de barre, un nègre qui voyait plus juste que le savant…

… Et aussi partout des blocs énormes. Dans ses convulsions, le volcan jette des blocs de pierres qui pèsent plusieurs tonnes. Et il les jette aussi loin que des poussières, à des kilomètres.