La Catastrophe de la Martinique (Hess)/16

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Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 95-105).


XVI

DEUX LÉGENDES


Le prisonnier miraculé et les deux artilleurs.


Voici une histoire extraordinaire, celle du prisonnier Auguste Sybaris… Mais je ne suppose pas que M. Clerc la croie vraie, car M. Clerc n’est pas… un Américain.

M. Clerc a vu ledit Auguste au Morne-Rouge chez le curé.

Le 8, Auguste, qui, paraît-il, avait eu ce qu’on appelle en Corse un accident (son couteau mis par hasard dans le ventre d’un ennemi) était enfermé dans la prison de Saint-Pierre. On lui avait donné pour logement un cachot souterrain.

Jusque-là, rien que de très normal… Mais voici qui le devient moins.

Le 12, cinq personnes du Morne-Rouge, dont un conseiller municipal, se promenaient au milieu des ruines de Saint-Pierre. Il ne semble point que ce fût pour y méditer, mais plutôt pour se dévouer à quelque sauvetage de coffre. Quelle que fût leur intention, il parait que ces cinq électeurs passaient près des éboulis de la prison.

De dessous les amas de ruines, ils entendent sortir des cris humains. Ils s’approchent, interrogent.

On leur répond : « C’est moi. »

— « Qui, vous ? »

— « Un pauvre prisonnier oublié dans son cachot et qui meurt de faim, qui meurt de soif, et qui est lout brûlé ! Par pitié, sauvez-le ! »

Tout ça en créole. Mais si, pour être tout à fait nature, je le répétais ainsi, vous ne comprendriez point.

Les cinq promeneurs n’hésitent point. Ils se dévouent. Ils marchent à la voix. Ils dégringolent les ruines. Ils passent par ce qui fut le chemin de ronde. Ils arrivent devant une porte cadenassée comme le sont les portes de geôle… ils la font sauter ; ils avaient providentiellement quelques-uns des outils nécessaires pour ces sortes d’opérations… Encore une porte, mais simplement fermée au verrou. Ils tirent le verrou et, dans son caveau, ils trouvent notre Auguste, mourant de faim, mourant de soif et, qui plus est, affreusement brûlé à la tête, aux mains, aux genoux, aux pieds… Ça n’empêche pas cet homme énergique de les suivre jusqu’au Morne-Rouge, à pied, par des chemins durs. Là, Auguste est recueilli par le curé, que stupéfie ce miracle. Toutefois, le bon prêtre se remet vite ; c’est une vue secrète de la Providence que, dans cette ville de quarante mille victimes, où tant de justes ont péri, l’unique survivant soit un pécheur… Et le pécheur se repent. L’épreuve l’a ramené dans le sentier. Et, au curé qui lui donne un bon lit et du bon vin, il raconte le prodige.

Le 8, au matin, il méditait en son cachot.

Il se disait que, tout compte pesé, il vaut mieux, beaucoup mieux faire le bien que le mal, parce que le mal vous mène en prison… lorsque, tout à coup, fracas diabolique… la fin du monde. Et en même temps des flammes d’enfer envahissent son cachot. Il est brûlé aux pieds. Il saute jusqu’au plafond. Là d’autres flammes qui lui brûlent la tête. Et il retombe, se tordant, sautant, sans pouvoir échapper à ces maudites flammes qui le mordent comme des sangsues brûlantes. Elles disparaissent enfin. Puis c’est le noir et le silence. Les heures passent et personne ne vient. Le malheureux Auguste calcule qu’un jour s’écoule… Rien… Rien que le silence… Et on ne lui apporte pas sa ration… Et il frémit… Il ne comprend pas ce qu’il y a… ce que signifie ce silence de cimetière… Peut-être est-il devenu fou… Et il frémit davantage. Mais on ne lui apporte toujours pas à manger, à boire… Heureusement que le matin on lui avait donné un gros pain et une grosse cruche d’eau. Il l’économise. Quand il a tout bu, des averses de pluie inondent son cachot et il se désaltère… un peu.

Il écoute, anxieux. Il entend des pas, des voix. Il appelle au secours. Et il distingue que des gens se sauvent effrayés, criant au revenant, au zombi !

Et il attend sa délivrance jusqu’au 12 ! Dieu a eu pitié de lui puisqu’il l’a sauvé de l’universelle destruction et qu’il l’a ensuite conduit dans cette bonne maison d’un bon prêtre du Seigneur…

Et cette histoire a collé !

C’est des gaz asphyxiants qui ont coulé sur Saint-Pierre, des gaz qui ont ensuite éclaté, qui ont causé une raréfaction d’atmosphère, puis un incendie… Tout ce qui respirait, tout, absolument tout, tout ce qui vivait dans Saint-Pierre a été tué du coup… Il n’y a point de caveau qui ait pu abriter un être quelconque, rat, chien, chat, homme, car dans tous les caveaux l’air pénétrait… C’est d’une évidence éclatante… Eh bien ! ça n’empêche pas la blague d’Auguste Sybaris d’être prise au sérieux par des tas de gens sérieux. Ce bon curé du Morne-Rouge écrit au procureur général pour lui demander la grâce de ce délicieux fumiste d’Auguste. (Notez que tout ayant été anéanti aux différents greffes de Saint-Pierre, un farceur a beau jeu de dire qu’il était en prison, etc…)

Et tout le monde s’intéresse à Auguste. On le choie, on le dorlotte. Il devient le héros et l’animal curieux tout à la fois. On le montre aux reporters américains qui pleurent d’attendrissement en écoutant sa joyeuse histoire… Comme ça fera bien dans leurs journaux !… Et ils le photographient de face, de profil, assis, debout, couché, en buste, en demi-buste.

La joyeuse histoire du joyeux Auguste est un succulent canard à faire goûter aux Américains. Qu’ils la gardent. Qu’ils la passent même à Barnum.

Et ne nous attardons pas plus longtemps à en discuter les invraisemblances, les impossibilités criantes. Auguste Sybarris me produit tout simplement l’effet d’un pillard qui, surpris par l’incendie en travaillant prématurément à quelque crochetage de coffre-fort, a voulu expliquer ses brûlures en se payant la tête de ses contemporains et dont l’imagination nègre a forgé de toutes pièces l’extraordinaire histoire qu’on vient de lire et qui m’a été contée par M. Clerc… et beaucoup d’autres…

Le Morne-Rouge



L’imagination des blancs ne l’a d’ailleurs cédé en rien à celle des nègres.

On ferait un gros volume en publiant toutes les bourdes qui m’ont été répétées… Mais elles n’ont qu’un seul intérêt, celui de prouver que la crédulité humaine est sans limites. Je les tairai donc. Il en est une cependant qui a fait trop de bruit et a été gobée par trop de gens… officiels, pour que je n’en touche pas quelques mots. C’est la mirifique aventure de deux soldats — vous savez ceux qu’en style de caserne on appelle des pratiques — c’est l’héroïque odyssée de deux canonniers, les citoyens Vaillant et Tribut.

Ces deux canonniers étaient de service au camp de Colson. Du camp on avait vu le matin l’éruption dans le ciel, au dessus de la montagne, mais on ne savait rien. C’est le secrétaire de la mairie de Fond-Saint-Denis qui, passant à cheval assez lard, annonça que Saint-Pierre était détruit.

On avait défendu aux hommes de sortir du camp. Désireux sans doute de voir le spectacle de près, Vaillant et Tribut avaient depuis longtemps forcé la consigne. Ils étaient en bordée.

À trois heures, sur ordre téléphonique de Fort-de-France, le chef du camp envoya un brigadier et un conducteur à cheval, pour qu’ils renseignassent sur la situation de Saint-Pierre, dont on était sans nouvelles exactes au chef-lieu. Les deux cavaliers arrivèrent par les hauteurs en vue des ruines brûlantes de Saint-Pierre, mais ils ne purent en approcher à moins de 400 mètres. La chaleur était trop grande, et il y avait des cendres. Ils rebroussèrent chemin. Ils n’avaient rencontré personne à l’aller. Au retour, assez loin de Saint-Pierre, ils trouvèrent sur la route Vaillant, Tribut, et un marin blessé. Ils les ramenèrent au poste du 30e kilomètre où ils couchèrent. Et ils rentrèrent le lendemain matin au camp.

Voilà le rapport d’un sous-officier du camp. Cela est certain.

Voici maintenant ce qui est incertain :

Vaillant, qu’on se préparait à fourrer au bloc, protesta énergiquement en affirmant qu’il avait été conduit à Saint-Pierre par un devoir d’humanité, qu’il avait exploré les ruines, qu’il y avait trouvé des gens blessés qui vivaient encore, notamment une famille de blancs, huit personnes avec une vieille négresse ; il leur avait donné à boire le contenu de son bidon et celui de Tribut, et il leur avait promis de revenir les chercher… C’était un devoir qu’il accomplirait coûte que coûte…

Il y avait encore beaucoup d’autres personnes vivantes en ville, car il avait entendu beaucoup de cris… Mais il n’avait pas poursuivi longtemps ses investigations. Il avait hâte de chercher des secours, et d’en ramener.

Comme au camp de Colson l’histoire ne prenait pas du tout, il insista pour être autorisé à descendre à Fort-de-France, afin de raconter au commandant de l’artillerie et au gouverneur ce qu’il avait vu.

Il descendit à Fort-de-France et fut conduit chez le gouverneur, où se trouvait alors le commandant du Suchet, qui, lui, pour avoir débarqué sur la place Bertin avec le procureur de la République, et vu, de là, toute la ville détruite et en feu, disait sa conviction que pas un vivant ne restait à Saint-Pierre.

M. Muller, qui assistait à la scène, me l’a contée.

Vaillant insistait. Il avait déjà convaincu d’autres personnes. Il obtint de retourner à Saint-Pierre. Il y retourna à bord d’un vapeur qui emmenait M. Lyautier. Quand le vapeur, après plusieurs heures de séjour au rivage, siffla l’heure du retour, Vaillant revint avec une vieille négresse blessée, brûlée. Il l’embarqua triomphalement, disant : « Vous voyez bien que je ne suis pas un menteur. Je l’ai enfin retrouvée, la maison des huit malheureux… Mais on ne m’a pas laissé revenir assez tôt… Ils étaient morts. Ne vivait plus que cette pauvre vieille. Elle se rappelle bien que je lui ai donné à boire. — « N’est-ce pas que je vous ai donné à boire ? » ajoutait-il en parlant à la malheureuse, qui, brûlée grièvement, hébétée, ahurie, faisait de la tête des signes de détresse pouvant passer pour un oui. Elle mourut en arrivant à l’hôpital, où on l’avait transportée dès son débarquement à Fort-de-France.


Et voilà sur quoi repose la légende des survivants de Saint-Pierre, dont les cris de détresse auraient été entendus par l’artilleur Vaillant le jour du désastre. Avoir trouvé, deux jours après, dans les ruines, cette vieille négresse brûlée, qui remuait la tête et mourut sans avoir, aux questions qu’on lui posait, pu répondre autre chose que des monosyllabes effarés, cela ne peut être admis comme une preuve que Vaillant disait vrai.

La vieille femme n’était pas dans Saint-Pierre au moment du cataclysme. Le docteur Lherminier, qui a étudié toute cette histoire et en pense ce qu’en pensent tous les gens doués de sens critique, à savoir que c’est une supercherie, m’a dit que la vieille négresse était une folle de l’asile de Saint-Pierre. L’asile possédait, près du Litté, une succursale de campagne où l’on internait les pensionnaires les plus calmes. Dans le désarroi de l’éruption, bien que le feu n’eût pas atteint cette succursale du Litté, ceux qui l’habitaient s’enfuirent. Ainsi, la pauvre vieille se trouva libre. Dirigée par je ne sais quelle impulsion, elle revint à Saint-Pierre, s’y brûla en errant dans les ruines, où Vaillant la trouva et la ramena.

Voilà la vérité.

Et il importe de la dire, car il serait odieux de laisser se propager cette absurde légende des survivants implorant du secours et n’en recevant pas.

Des gens dévoués, des médecins, des soldats, des gendarmes, des fonctionnaires, de simples citoyens ont parcouru les ruines de Saint-Pierre aussitôt que les cendres de l’incendie en décroissance permirent d’y arriver sans qu’on mourût. La ville a été anxieusement explorée dans tous les sens, et l’on n’y a pas retrouvé trace de vivants… pas plus à la prison du miraculé Auguste que dans les rues vaguement indiquées par Vaillant pour contenir la maison de ses huit blessés.

D’ailleurs, ainsi que je le dirai souvent, tout prouve que toute vie fut instantanément supprimée dans Saint-Pierre au moment de la catastrophe. De dire qu’un être quelconque y a survécu, cela est aussi absurde que si l’on disait que les lois de la pesanteur ont été modifiées par décret ministériel.

On peut reprocher beaucoup de choses à l’Administration, et, toutes les fois que j’en ai l’occasion, je la prends… Mais, franchement, lui reprocher d’avoir laissé mourir sans secours les survivants de Saint-Pierre, et cela sur la foi de ces deux sinistres blagueurs, les canonniers Tribut et Vaillant, c’est trop !

De pouvoir dire qu’on n’a pas voulu voir le danger avant le 8… pour cause d’élections… cela suffit !

Le roman inventé par ces deux carottiers pour justifier leur bordée vaut celui du prisonnier Auguste.

Pour croire ces personnages, et en faire les héros d’articles sensationnels, il faut être journaliste américain… et encore… de ceux qui plantèrent leur canne sur les bords du cratère pour y repérer leurs mesures…



Ne plaisantons pas trop les journaux américains ; les nôtres ne sont hélas ! pas non plus hors de tout reproche… En avons-nous publié… des fantaisies… dans les grands et dans les petits journaux… Cueilli dans un journal de Bordeaux le jour de notre arrivée, cette note sur


« … un marsouin qui a échappé au désastre.

C’est le soldat Jeannin, du 4e régiment. Il était en garnison à Saint-Pierre, au flanc même de la montagne, avec une poignée d’hommes, dix-sept, tous des braves, qui montaient la garde tour à tour sur le mont redoutable.

Seul, il a survécu.

La veille de la première éruption il avait accompli sa besogne accoutumée, il était monté, les armes à la main, sur la montagne. Aucun signe n’avait retenu son attention. La Montagne-Pelée n’était pas effrayante. « On s’y promenait, dit le soldat, comme sur les collines de chez nous. »

Le lendemain elle était en feu et semait autour d’elle la misère et la mort. »


Est-ce beau ces soldats qui montent sur la montagne les armes à la main… Brave soldat Jeannin… va !