La Catastrophe de la Martinique (Hess)/26

La bibliothèque libre.
Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 149-153).


CHEZ LES SAVANTS


XXVI

UN GARDIEN DES RÈGLEMENTS SANITAIRES


Le docteur Lidin chef de service de santé.
Protestations sur toute la ligne


Un homme qui n’est vraiment pas content non plus, mais là… point du tout… de l’action gouvernementale et administrative à la Martinique durant le mois que l’on a baptisé déjà « mois volcanique », c’est le Dr Lidin, le directeur des services de santé.

M. Lidin ne fait pas de politique. Non. Ça ne le regarde pas. Il est officier en service ; par conséquent en dehors et au-dessus de toutes ces histoires qui mettent l’assiette au beurre, tantôt sur la table de M. X…, tantôt sur celle de M. Y… ; de tout cela, il se moque autant que de la première molaire qu’il cassa dans la bouche de ses troupiers… Mais, que diable ! il est un blanc… et ça ne va pas du tout pour les blancs à la Martinique… pas du tout… Et depuis le volcan, c’est pis encore…

La trinité de couleur qui pèse sur la Martinique, le gouverneur Lhuerre, un homme de couleur ; le maire de Fort-de-France, Sévère, un homme de couleur ; le sénateur Knight, un homme de couleur…

M. Lidin ne dit pas nègres… il dit gens de couleur… Ce trio foncé, affirme-t-il, a été au-dessous de sa tâche.

Le directeur du service de santé ne se permettrait point de juger les maîtres de la Martinique pour des actes dont l’appréciation ne serait pas de sa compétence. Mais, de la santé publique, il me dit que ces messieurs se moquent absolument… et que les règlements sanitaires ne les inquiètent pas plus que s’il n’y en avait point.


— Cependant, monsieur, c’est dans les périodes où tout le monde perd la tête, que les chefs, vraiment clignes de ce nom, doivent savoir montrer qu’ils ont gardé la leur. »


Et M. Lidin me cite d’inconcevables oublis des règlements :


« Ainsi, quand le Dr Assas arriva, portant la mission ministérielle, croyez-vous qu’on attendit que le navire fût arraisonné, eût reçu la libre pratique pour communiquer ? Pas du tout… Avec un sans-gêne… de couleur… bien qu’il fût blanc, l’aide de camp du gouverneur prit la chaloupe réservée au médecin arraisonneur (il paraît que c’est l’unique du port) et s’en fut bonnement à bord du Dr Assas… sans prévenir la santé… et il en ramena M. Maurice Bloch et la mission ministérielle… sans s’inquiéter de la santé.

« Voilà ce qu’on fait ici des règlements… monsieur.

« Les règlements on ne les observe que si cela peut servir à brimer un ennemi… Oh ! alors, on n’oublie rien. Et à la moindre infraction, la magistrature marche.

« Mais cela ne me regarde pas… ce qui me regarde, c’est la santé publique. Or, voulez-vous une autre preuve du sans-gêne avec quoi ces messieurs la traitent, cette pauvre santé publique ?

« Regardez aux coins de rue l’affiche que la mairie vient de faire placarder. Vous y verrez qu’on vend, au profit des sinistrés, de la morue gâtée, de la farine avariée et du riz fermenté… N’est-ce pas un comble, au moment où les négociants se plaignent de ne plus avoir de stocks, où les détaillants ne savent à quelle maison s’approvisionner, n’est-ce pas un comble de mettre en vente des vivres avariés, pourris, dangereux, mais qu’on pourra acheter pour presque rien !

« Je sais qu’on dira que c’est pour nourrir les bestiaux, pour faire de l’engrais. La bonne plaisanterie !… On s’arrangera pour la faire manger aux blancs, cette pourriture… et on dira que c’est encore trop bon pour eux…

« En nul pays civilisé, dans nul pays ayant des règlements d’hygiène publique, il n’est permis de mettre dans le commerce des vivres pourris… Il faut pour cela se trouver ici dans un pays commandé par les trois hommes… que vous savez… »

Le docteur Lidin se plaint aussi que dans la destruction des cadavres de Saint-Pierre on ait procédé « à la nègre » ; une épidémie venant sous peu compléter le malheur de l’île en frappant les gens épargnés par le volcan, cela ne bétonnerait pas. Il a dû insister pour que l’on prît un arrêté réglementant d’une manière civilisée, européenne, les « fouilles » à Saint-Pierre…

Bref, le docteur Lidin n’est pas content. Comme tous les blancs, d’ailleurs !…

Voici, à titre documentaire, le texte de l’arrêté relatif aux fouilles :


Le Gouverneur p. i. de la Martinique,

Vu le procès-verbal de la commission médicale qui s’est rendue à Saint-Pierre le 16 mai ;

Considérant que dans l’état actuel le stationnement prolongé des personnes dans la ville constituerait pour elles un grave danger, à cause de l’infection des cadavres, des menaces du volcan, du peu de solidité des murailles restées debout ;

Arrête :

Article premier. Les fouilles sont, d’une façon générale, interdites sur le territoire de Saint-Pierre.

Art. 2. Les autorisations spéciales pourront être données par la commission des fouilles pour rechercher des valeurs, papiers d’affaires, renfermés dans des coffres-forts.

Art. 3. Ces autorisations seront données aux gérants des consulats, aux établissements d’intérêt général, aux industriels, commerçants qui pourront établir l’existence de coffres-forts.

Art. 4. Le local seul où se trouvent les coffres devra être fouillé, afin d’éviter la mise à découvert des cadavres en voie de décomposition.

Art. 5. Aucune demande pour la simple recherche des corps ne sera admise.

Art. 6. Les fouilles autorisées seront pratiquées aux frais et risques des intéressés, et sous une surveillance réglementée par l’Administration. Art. 7. Les hommes composant les équipes auront un vêtement de rechange. Les vêtements qui auront servi pendant le travail seront lavés et désinfectés dans une solution antiseptique de bichlorure de mercure, avant le retour à Fort-de-France.

Art. 8. Les cadavres qui pourraient être trouvés au cours des fouilles seront brûlés ou enfouis.

Dans le cas où les personnes voudraient transporter ces corps hors de Saint-Pierre, cette translation ne pourra s’effectuer que dans les conditions prévues par les règlements sur la matière, etc… etc…



Un arrêté antérieur avait réglementé les conditions « civiles » des fouilles.

Cet arrêté nommait une Commission « chargée d’examiner les demandes de fouilles adressées à l’Administration et de donner son avis sur les droits des pétitionnaires et sur l’autorisation à accorder par le chef de la colonie.


Cette Commission, disait l’arrêté, s’assurera que les ruines où les fouilles doivent avoir lieu sont réellement celles visées dans les demandes… Les recherches auront lieu sous la surveillance d’un agent de la force publique… La Commission devra recueillir les valeurs trouvées et en faire le dépôt dans un caveau spécial, etc… etc…


Si le docteur Lidin se plaignait que l’arrêté d’hygiène des fouilles eut été pris tardivement, et ne fut pas observé, j’ai entendu plusieurs personnes émettre des plaintes semblables à propos de l’arrêté sur la « sécurité » ou si l’on préfère, la « sincérité » des fouilles.