La Catastrophe de la Martinique (Hess)/28

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Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 163-170).


XXVIII

LES OBSERVATIONS DU DOCTEUR SAINT-MAURICE


Le Dr Saint-Maurice exerçait la médecine au Prêcheur. Sa famille habitait Saint-Pierre. Il l’a perdue. Quand le Prêcheur fut évacué, une première fois, il vint à Saint-Pierre dans la maison de son père. Bien qu’il ne fût pas un « spécialiste » des volcans, ce que le docteur vit, étudia, comprit, l’engagea à ne point demeurer dans la ville menacée et à la merci d’un phénomène plus violent que l’on pouvait attendre d’un moment à l’autre. Il quitta la ville. Et il voulait que son père en fît autant.

— « Il faut que je donne l’exemple ! » lui répondit le malheureux vieillard…

Le Dr Saint-Maurice est revenu en France en même temps que moi, à bord du Canada. Nous avons eu de longs entretiens sur la catastrophe… et tout ce qu’il m’a dit confirme ce que m’ont dit beaucoup d’autres témoins… que de longs avertissements avaient été donnés par la montagne.

Le Dr Saint-Maurice fait remonter ces avertissements aux premiers jours de mars. Il a nettement senti au Prêcheur des odeurs de soufre qui venaient de la Montagne Pelée.

Le 4 avril, ces odeurs qui avaient augmenté durant tout le mois de mars, prenaient une grande intensité et elles accompagnaient une première pluie de cendres, qui tombait sur le Prêcheur. Une petite pluie.

Le 18, il y en eut une plus forte, avec des détonations au sommet de la montagne, et des trépidations dans le sol du bourg.

On recueillit des cendres et on les envoya à Fort-de-France où elles furent analysées par M. Mirville. Et on prévenait le gouverneur qu’une éruption, laquelle s’annonçait grave, commençait.


Tandis que M. le Dr Saint-Maurice, abord du Canada, feuilletait son agenda de poche pour me donner exactement ces dates prémonitoires, M. Muller, l’ancien chef de cabinet de M. Mouttet ajoutait :

— « Oui, c’est une dépêche de M. Sully qui avisa le gouverneur. Et M. Mouttet parut très agacé. Bon, dit-il… un volcan par-dessus le marché, comme si nous n’avions pas eu assez des élections… Voilà un volcan qui ferait bien d’attendre. »

Cela n’empêcha point M. Mouttet de convoquer aussitôt les « personnalités scientifiques » de Fort-de-France, le chef du service de santé, des médecins, des artilleurs, etc., etc… et de leur demander avis, conseil… Leur conclusion à tous fut qu’il n’y avait qu’à attendre. »


Un autre passager qui assistait à la conversation, le Dr L’Herminier, dit aussi.

— « Les artilleurs surtout ne pouvaient, ne voulaient supposer que le volcan deviendrait un jour dangereux. » Un capitaine entre autres, M. de Kerraoul, qui possédait bien la topographie de la région et « s’entendait » en volcans… prétendait que jamais la Montagne Pelée n’inquiéterait personne. Quand l’usine Guérin fut détruite il dit : « C’est curieux… c’est contre toute théorie… mais c’est tout ce que le volcan pourra faire. » Puis, lorsque le 8 après-midi, j’appris la destruction de Saint-Pierre, et que je lui en fis part, il me répondit. « Ce n’est pas possible. C’est une mauvaise plaisanterie. « Ce n’est pas vrai… » Et maintenant qu’il sait que c’est vrai, il dit : « C’est inconcevable. C’est extraordinaire. »


Mais, revenons au Dr Saint-Maurice, et à ses observations :

« Toute la fin d’avril on sentit le soufre et il y eut de la cendre dans l’air.

« Je fus à Saint-Pierre au commencement de mai. La nuit du 2 au 3 me sembla particulièrement inquiétante. À 2 heures du matin, je suis allé sur le boulevard d’où l’on voyait bien le sommet de la montagne. On recevait des cendres. Il y avait une trépidation constante, et à des intervalles inégaux des détonations. De temps en temps, sur le flanc de la montagne, des éclairs en zigzag. Sur le cratère, c’était comme des feux follets ; des petites flammes se répétaient de plus en plus rapidement jusqu’à se confondre en leur durée et à faire une grande flamme qui persistait de une à deux minutes.

« Et ce fut ensuite les fumées ; la montagne en demeura couverte…

« Mais beaucoup de gens ne voulaient rien entendre, rien voir, rien comprendre. Même après la destruction de l’usine Guérin, les avis rassurants de la mairie firent supposer à plus d’un que la lave prendrait toujours la vallée de la Rivière-Blanche. On ne songeait pas que les vallées de la Rivière des Pères et de la Roxelane s’amorcent aussi au flanc de la Montagne Pelée. Moi j’y songeais… je l’ai dit… et j’ai quitté Saint-Pierre. Il n’y a aucun courage à vouloir lutter contre un volcan. C’est folie !

« Combien furent des fous ! Hélas !

« Et quelle douleur fut la mienne… quand le surlendemain de la catastrophe j’ai parcouru les ruines fumantes qui étaient le tombeau de mes concitoyens, de mes amis, de mes parents !…

« Le maire de Fort-de-France, M. Sévère, m’avait chargé d’aller étudier les meilleures conditions d’inhumation ou d’incinération des cadavres. C’est ainsi que je suis allé plusieurs fois à Saint-Pierre… »

En causant avec le Dr Saint-Maurice qui, lorsqu’il parlait de cadavres parlait des corps de ses parents… j’avais la conscience de tout ce que ces entretiens offraient de cruel… et quels douloureux souvenirs ils ravivaient dans le cœur du malheureux homme… mais il avait vu. Il avait bien vu. Il était un de ceux dont le témoignage fait foi, fera foi… Il a parlé. Et voici telle quelle la page de mon carnet j’ai noté :


« Tous les cadavres étaient encore en place quand je suis allé à Saint-Pierre le 10 ; on n’en avait encore touché aucun. Il y en avait… au juger… environ trois mille dans les rues. On ne voyait que très rarement, exceptionnellement ceux des maisons. Ils étaient recouverts par les décombres.

« Ceux qu’on voyait dans la rue offraient à peu près tous, passez-moi le mot médical, la même « habitude extérieure ». Noirs de carbonisation, et aussi d’une espèce d’enduit qui les piquetait de noir aux places du corps épargnées par la flamme. Nus. Scalpés. Les membres fléchis. Quelques-uns avaient les intestins dehors, et aussi, chez beaucoup, hernie des muscles de la cuisse. La rigidité des organes, pas chez tous. Il m’a semblé aussi que les signes de l’asphyxie, la langue dehors, etc., ne se remarquaient pas nettement chez tous, à cause du feu, peut-être, qui vint après. Beaucoup de cadavres avaient les extrémités rognées ; plus de mains, plus de pieds ; le feu.

« L’attitude de tous les cadavres montre que les habitants de Saint-Pierre ont été surpris par la mort, qu’ils ont été tués instantanément… »


Mais le Dr Saint-Maurice se recueille un instant, recherche en son souvenir et ajoute :

« On pourrait croire cependant que la nature veut toujours infirmer nos jugements, nous rendre pénible la recherche de la vérité, et nous défendre les affirmations générales, car à côté de faits innombrables d’où nous pouvons dégager une loi unique, absolue, la loi qui plaît à notre esprit avide de causes simples, claires, de la cause unique, elle met le fait qui dément les autres, tous les autres, et suffit à plonger notre esprit dans le trouble…

« La loi générale qui ressort de l’observation de deux mille neuf cents et quelques cadavres sur les trois mille qu’on a vus, c’est l’asphyxie ou la sidération, peut-être les deux à la fois, donnant la mort foudroyante, et l’action du feu après. C’est la mort sans lutte… Eh bien, voici contre cette quasi-unanimité de faits ce que j’ai vu.

« J’ai vu, au seuil d’une maison, un cadavre d’homme. Le buste émergeait des décombres. La tête était relevée en arrière. Les mains étaient appuyées des paumes contre le sol, crispées, les bras roidis. Une attitude de lutte contre l’écrasement…

« J’ai vu, tombée sur le dos, une femme, nue, mais très peu carbonisée, à peine léchée, noircie par la flamme. Elle ne présentait aucun signe d’asphyxie. Elle avait une main sur la poitrine à la place du cœur, les doigts relevant le sein, crochant la chair… L’autre main était fléchie sur le bras qui semblait défendre le visage. Une attitude de lutte contre la flamme.

« J’ai vu un cadavre d’homme en chemise. La chemise était intacte, pas brûlée, seulement salie, maculée de boue, de cendres, mais de tissu entier. Sous la chemise, dans la chemise l’homme était brûlé, carbonisé… J’ai vu cela…

« J’ai vu un cadavre de femme… J’ai vu un cadavre d’homme qui avaient des bottines fines et intactes… C’est même à ce détail des bottines fines que nous avons reconnu le cadavre pour celui d’un de nos amis, devant la maison de qui nous étions. Il avait l’orgueil de se toujours bien chausser…

« Ces bottines donc étaient intactes. On les a retirées. Elles amenaient la plante des pieds… cuite.

« J’ai vu des cadavres complètement carbonisés à côté de planches minces intactes.

« À l’intendance où les gros bâtiments avaient disparu… sur le sol j’ai vu quelques morceaux de planches.

« Dans un magasin broyé, brûlé, j’ai vu un paquet de lunettes toutes neuves…

« Dans la maison Caminade, à côté de colonnes de fer qui avaient été fondues il y avait deux grands livres sans dommage…

Le docteur Saint-Maurice m’a aussi conté l’horreur des cadavres qui venaient par morceaux quand on les voulait mettre en tas pour les incinérer : « les travailleurs les réunissaient par pelletées ». N’insistons pas sur ce tableau. C’est un genre de reportage qui ne me convient pas. Et cependant je les ai vus… moi aussi… les morceaux lugubres.… J’en ai vu que l’explosion avait séparés, les projetant qui par têtes, qui par rachis, qui par membres… très loin les uns des autres… sur la Savane, au pied des arbres écartelés…

Cadavre rue Victor-Hugo.

Que je note un détail oublié dans le récit de ma promenade aux ruines. Tous les débris de bois, tous les morceaux d’arbres étaient moisis d’une espèce d’amadou rouge, d’un vermillon clair et du plus tragique effet. Dans le blanc, dans le gris et dans le noir des ruines, c’était comme une rosée, comme une pluie de sang… J’en avais ramené des morceaux. Je les avais emballés dans une petite caisse avec des cailloux et de la cendre du volcan. Dans le désarroi du départ, à Fort-de-France, la petite caisse a disparu. Si ces lignes tombent sous les yeux de celui qui a « sauvé » la dite petite caisse… je lui serais bien obligé de m’en renvoyer… au moins la moitié. Cette moisissure rouge des arbres n’existait pas au lendemain de la catastrophe car elle n’a pas frappé le docteur Saint-Maurice.

Un autre détail qu’il m’a dit pour terminer son entretien. On n’a retrouvé qu’un seul cadavre de chat dans les rues de Saint-Pierre.

Et ceci encore : Sur la place du Mouillage, là où il y avait de grosses dalles, le docteur a vu une couche mesurant à peu près 3 mètres carrés, d’une matière dont il ignore la nature. C’était quelque chose de dur. La consistance et l’aspect d’un gâteau de soufre fondu. De couleur gris-jaunâtre. Masse fendillée et soulevée, boursouflée par endroits, un orifice au sommet de chaque boursouflure… Le Dr Saint-Maurice en fit casser un morceau à la pioche et le rapporta à la mairie de Fort-de-France pour que M. Sévère l’envoyât au laboratoire de l’hôpital, en fin d’analyse. On le porta au gouvernement. Et je crois que M. Lhuerre s’en est fait un presse-papier.