La Catastrophe de la Martinique (Hess)/30

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Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 173-180).


XXX

LES OBSERVATIONS DE M. ROZÉ


L’aspect des cadavres.
La mort par asphyxie est prouvée.
Une explication du phénomène destructeur.


M. Rozé, pharmacien de deuxième classe des troupes coloniales, avait été chargé, immédiatement après la catastrophe, de la direction sanitaire des missions de recherche et d’inhumation ou d’incinération des cadavres.

Il était, dès le 9, à Saint-Pierre. Il était, le 11, au Carbet. Il a donc vu les corps des victimes de la catastrophe à des dates utiles pour faire de bonnes observations.

En voici les plus typiques :

Tout d’abord, M. Rozé croit qu’un signe quelconque, soit la détonation dont parlent certains témoins, soit l’aspect d’une colonne éruptive ascensionnelle plus grosse, plus rouge, soit la vue de la trombe gazeuse qui, de certains quartiers aurait été aperçue et dont l’arrivée faisait fracas sur la pente de la montagne et dans les vallées des deux rivières, M. Rozé croit qu’un avertissement provenant de la perception d’un de ces phénomènes, peut-être de tous, a déterminé une panique à Saint-Pierre.

Et il admet qu’il a pu s’écouler une demi-minute entre la sensation d’une catastrophe imminente, qui mit en mouvement de fuite un certain nombre d’habitants, et la brusque mort qui les frappa tous instantanément. Il cite des faits. Dans la rue de l’hôpital, par exemple, tout le personnel d’un marchand de chevaux gisait, face à terre, de l’autre côté de la rue, devant la Banque coloniale.

À l’hôpital, un homme fut trouvé dans un bassin où il n’y avait plus d’eau. Malgré qu’il fut carbonisé, on le reconnut, c’était un infirmier nommé Alexandre. Cet infirmier était-il dans ce bassin parce qu’il avait voulu s’y mettre, sous l’eau, à l’abri des feux menaçants du volcan ? ou bien tout simplement parce qu’il voulait y prendre un bain ?

Dans la rue Saint-Jean-de-Dieu, où habitaient beaucoup de femmes, il y avait des groupes de cadavres serrés les uns contre les autres comme le seraient les moutons effrayés d’un troupeau. Des groupes y étaient enlacés. Une panique de femmes immobilisées dans la mort. Ce quartier était celui des prostituées. J’ai vu, à Fort-de-France, le soir du 26, lors de la troisième éruption et du nuage qui jetait des éclairs de feu sur la ville, combien les « doudoux » martiniquaises s’apeurent facilement, et fuient en bandes serrées, gémissant, hurlant, s’embrassant… Il a dû se passer quelque chose de semblable dans ce quartier où, probablement, toute la nuit, on avait veillé dans l’épouvante. Des lettres, portées le jour de la catastrophe au bateau qui part de Saint-Pierre à six heures du matin et reçues à Fort-de-France, prouvent qu’en d’autres quartiers, qu’en d’autres maisons que celles de la rue Saint-Jean-de-Dieu, beaucoup de femmes n’avaient pas dormi de la nuit et avaient eu peur. Elles devaient encore avoir peur à 7 h. 50. Il n’y a donc rien d’extraordinaire dans les « tas » en question. Cela ne prouve pas que les malheureuses aient senti s’approcher la mort…

Rue de l’Hôpital, 9 mai.

Un autre groupe vu par M. Rozé est… plus impressionnant. Deux corps, sur le seuil d’une maison. L’un tombé en avant, face contre terre ; entre ses jambes écartées, l’autre à genoux, le buste rejeté en arrière, la tête droite. Cette tête est scalpée, brûlée ; il n’y a plus d’yeux ; les lèvres sont informes, autour de quelque chose de noir qui est une langue en charbon… Et cependant, cela qui avait été un visage de femme, peut-être jolie, cela qui était devenu quelque chose d’indéfinissable et sans nom, cela figurait une expression d’épouvante horrible à voir.

Le fait typique du cheval et de la voiture observé par M. Muller, fait qui démontre la rapidité instantanée de la mort de tout ce qui vivait dans Saint-Pierre, M. Rozé l’a vu aussi.

J’ai demandé à M. Rozé ce qu’il pensait de l’histoire de Vaillant et de celle du prisonnier.

« Pas possible, me répond-il. Et pour Vaillant, j’ai quelque chose de plus que des raisonnements. Le quartier de la rue du Petit-Versailles, où l’artilleur prétend avoir laissé des survivants, où il y aurait eu, dans une maison presque intacte, une famille de huit personnes… ce quartier, j’étais avec ceux, qui l’ont exploré minutieusement. Il n’y avait rien, rien qui ressemblât aux descriptions de Vaillant… rien. »

M. Rozé n’a pas vu de cadavres ayant le ventre éclaté.

Ils étaient tous scalpés, sans barbe, sans chaussures et dépouillés de leurs vêtements. On les voyait complètement nus… tous… Quelle force et quel genre d’action du cataclysme pour produire instantanément ce résultat ? La force fut inimaginable dans tout le quartier du Fort, qui recouvrait la colline située entre la rivière des Pères et la rivière Roxelane. La partie supérieure de cette colline a été rasée, nettoyée. Il n’y reste rien, pas un cadavre, pas un objet quelconque, et les maisons sont devenues de la poussière mélangée aux cendres.

Comme tout phénomène qui se respecte, celui de Saint-Pierre eut cependant ses « contradictions ». Ainsi, alors que tous les autres cadavres étaient nus et que tous les observateurs les ont vus tels, M. Rozé a vu un corps de femme sur le torse de qui restait un corsage de mousseline. Près de la mairie, trois cadavres avaient, soudées à la plante des pieds, les semelles de leurs souliers, semelles relativement bien conservées.

Tous les cadavres offraient la même couleur noire uniforme.

Notons que cela était vu le 9. Les jours suivants, si d’autres observateurs ont bien vu, cette teinte noire uniforme notée par M. Rozé et par M. Fernand Clerc aurait disparu.

Chez la plus grande partie des cadavres vus le 9 par M. Rozé, la carbonisation avait été assez avancée pour détruire les mains. Les avant-bras, c’étaient des moignons noirs d’où sortaient deux pointes plus claires, les extrémités du radius et du cubitus. Le 9, M. Rozé n’a pas vu de ventres éclatés avec les intestins saillants, rougeâtres, tuméfiés, boursouflés, comme l’ont noté d’autres témoins. Et cette observation de M. Rozé concorde avec celle de M. Clerc, qui me disait que les cadavres n’avaient pas eu le ventre ouvert, sauf ceux qui avaient été projetés contre des obstacles et déchirés, ainsi que cela eût lieu place Bertin, dans les débris d’arbres.

Cela permettrait de supposer que c’est la formation de gaz putrides intestinaux qui a fait éclater les parois abdominales carbonisées, amincies, et fait les ventres ouverts, vers le 11. Sous certains amas de décombres les cadavres étaient peu brûlés.

Des cadavres d’hommes étaient en érection. Les seins des femmes pointaient. Toutes les jambes étaient écartées. Quelquefois, on ne voyait que des moitiés de corps. (Le 26, j’ai trouvé la moitié d’un homme sur la Savane.)

Essayez de vous représenter l’horreur de cet immense charnier aux premiers jours, quand le voyait M. Rozé, quand le voyaient les autres personnes qui m’ont communiqué leurs observations quand on n’avait encore inhumé ni brûlé aucun corps !…

Et les odeurs !…

Le 9, c’était une odeur âcre, complexe, indéfinissable, du volcan et de la rôtisserie, ateliers des poudres et cuisine graillonneuse, une odeur qui vous piquait la gorge. Il n’y avait pas encore de relents de putréfaction. Il est vrai que plus tard…

Le 11, M. Rozé alla au Carbet, à la petite anse. Près de la côte, il y avait une maison brûlée. Beaucoup de cadavres. Ils étaient légèrement rôtis. Ils avaient les yeux bouffis, la langue hors de la bouche.

Un chien n’était pas brûlé du tout, même pas roussi. Sa langue pendait. Et il y avait, à côté de lui une flaque de sang noir.

En s’éloignant de la côte, on notait la décroissance d’intensité du phénomène. Des arbres étaient entiers, les feuilles à peine roussies. On trouvait des cadavres encore vêtus et sans brûlures. Ils avaient la langue dehors et des taches de sang noir à côté d’eux. Dans une maison où se trouvaient quatre victimes, saisies par la mort dans leurs occupations du moment, et dont les attitudes ne marquaient aucune angoisse, il y avait quatre êtres vivants, chiens et chats. Une chienne était légèrement brûlée aux tétines. Elle regardait, les yeux atones. Elle ne bougeait pas. Quand on la prit, elle ne fit pas de mouvement, elle n’aboya point. Un petit chien japonais était intact. Également deux petits chats que les disciplinaires de corvée emportèrent et qui vivent maintenant à la caserne. Dans une autre maison, un vieillard était mort en son fauteuil, à table devant un bol de café.

Ainsi, à la limite d’action du phénomène, les gens sont morts asphyxiés, non brûlés. Et morts instantanément, tout comme ceux qui ont été trouvés mutilés, broyés, brûlés, carbonisés dans les foyers d’action maxima de la trombe asphyxiante et explosive.

M. Rozé croit que Saint-Pierre fut détruit par un torrent d’hydrocarbures qui descendit de la montagne avec une vitesse d’avalanche décuplée par la force de projection du volcan, torrent qui asphyxia les gens, puis, explosant, les brûla.

Cela est bien d’accord avec les observations caractéristiques des officiers du Pouyer-Quertier, de M. Raybaud, de M. Clerc, etc.

M. Rozé m’en cite une nouvelle, due à M. Thierry, inspecteur des cultures secondaires au Morne-Rouge. Avec l’instituteur de ce bourg, M. Tierry a vu « sauter la calotte du volcan, puis, par sept ouvertures nouvelles, dévaler des torrents de fumées noirâtres qui couvrirent presque instantanément Saint-Pierre, où elles éclatèrent ».

Quelle fut la cause de l’explosion ?… M. Rozé pense à des étincelles électriques provenant du contact excessivement rapide entre les cendres, les vapeurs, les gaz chauds et les nuages et l’air de l’atmosphère ; à une batterie d’effets successifs tellement rapprochés que l’action complète en parut instantanée.

Car ce qui nous semble un éclair fulgurant dans le plus court espace de temps que nous puissions apprécier, voire imaginer, et que nous disons instantané, peu fort bien être une suite d’éclairs se produisant les uns après les autres et les uns par les autres. N’oublions point qu’il n’y a pas de limite concevable à la division du temps, pas plus qu’à celle de l’espace… que c’est l’infini en tout cas et dans tous les sens. D’ailleurs, sans qu’on soit obligé d’aller jusque-là pour expliquer la suite de décharges électriques, M. Thierry, me dit M. Rozé, a entendu nettement des coups successifs lorsque la fumée fut sur Saint-Pierre.

« Quelques personnes, ajouta M. Rozé, disent que les nuages du volcan sont des nuages de vapeur d’eau, et que l’on ne conçoit pas les hydrocarbures sortant du volcan. Il est cependant facile d’expliquer la formation et d’hydrogène sulfuré et d’hydrocarbures. Ces gaz peuvent tout naturellement se former par l’action de l’hydrogène des vapeurs d’eau, pour le premier cas sur les soufres du volcan, pour le second sur le carbone du sol.

« Ces flots de gaz chargés d’une électricité donnée mis en contact avec les gaz de l’atmosphère chargés d’une électricité différente, peuvent produire une étincelle. Cette étincelle décompose les deux groupes de gaz. L’hydrogène des gaz volcaniques est mis en liberté. L’oxygène de l’air aussi. D’où, après l’asphyxie, l’explosion et l’incendie. En même temps, cette électrolyse double a produit une raréfaction gazeuse qui motive un violent appel d’air, expliquant certains phénomènes de trombe, d’arrachement, etc., lesquels phénomènes sont d’ailleurs aussi explicables par une explosion et par une électrocution. »