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La Catastrophe de la Martinique (Hess)/35

La bibliothèque libre.
Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 202-214).


XXXV

CHEZ L’AMIRAL SERVAN


Une explication du phénomène.
Les idées de l’amiral sur l’avenir de la Martinique.
Un ordre du jour. L’armée et la population.


L’amiral Servan (ou plus exactement le contre-amiral, mais c’est plus court de dire l’amiral) commandait la station navale de l’Atlantique. Je l’avais rencontré et je lui avais été présenté à Port-au-Prince. Au moment de la catastrophe, il se trouvait à bord du Tage à la Nouvelle-Orléans. Revenu en toute hâte, il était arrivé à Fort-de-France-la veille du jour où m’y conduisit le Saint-Domingue.

Il n’avait donc pas vu la catastrophe. Mais il s’était fait communiquer les observations, les notes et les rapports des officiers du Jouffroy, du Suchet et il avait aussi, bien qu’ils ne fussent pas sous ses ordres, obtenu des renseignements des officiers et des ingénieurs du Pouyer-Quertier, le bateau-usine de la Compagnie française des télégraphes sous-marins. Il avait ainsi pu étudier le phénomène, en rechercher les causes et se faire à ce propos une opinion.

C’est cette opinion que je suis allé lui demander à bord du Tage, , soit dit en passant, je ne retrouvai pas le même commandant qu’à Port-au-Prince. M. Bary s’était, en effet, tué le mois passé. Et Fort-de-France (armée, marine et civils) en parlait encore beaucoup, malgré le volcan. Mais passons. Il s’agit, ici, du volcan, et seulement du volcan.

L’amiral Servan, lui, en sa qualité de vieux marin, pratique, à l’esprit de qui, toujours, des phénomènes, vus, une explication est nécessaire, avait immédiatement trouvé cette explication. C’est que, tandis qu’un astronome eût cherché cette explication dans les astres, un aéronaute dans les nuages, un ingénieur des mines, sous terre, lui, marin, l’avait devinée et cherchée dans la mer. Au fond. Et il l’avait trouvée.

— Mon avis sur l’éruption, m’a-t-il dit, c’est uniquement une question d’eau.

— D’eau ?

— Oui, d’eau, tous les phénomènes constatés s’expliquent par l’action de l’eau.

— Toutes les fumées.

— C’est pas des fumées, c’est de la vapeur d’eau. C’est de l’eau qui passe sur les boues chaudes qui donne les fumeroles du fond de la montagne. Quant aux « nuages » qui sortent du cratère en lançant des boues, des cailloux et des cendres, ils proviennent d’énormes quantités d’eau vaporisées au contact des couches profondes échauffées par le feu central.

— Et ces énormes quantités d’eau ?

— Sont dues à une fissure dans le fond de la mer.

« Et ce qui me prouve l’existence de cette fissure, indiscutablement, c’est la rupture du câble au large de Saint-Pierre et les phénomènes marins observés par les officiers du Pouyer-Quertier. L’action de l’eau dans la nature est énorme…

« Tenez, en Algérie… Voyez ce qui se passe dans la région des hauts plateaux, après les fortes sécheresses et quelques coups de sirocco, lorsque les pluies tombent… L’eau s’infiltre dans les couches terrestres échauffées se réduit en vapeurs qui remontent, secouent le sol… et en a un tremblement de terre… Vous suivez bien mon raisonnement. Vous saisissez bien les analogies…

— Oui, amiral.

— Eh bien ! la fissure qui s’est produite quelques jours avant l’éruption dans les grands fonds, ceux où les cartes marines portent « sans fond », une énorme quantité d’eau à pénétré dans les couches terrestres de haute température. Formation de vapeurs. Ces vapeurs ne peuvent remonter par le même chemin… Vous saisissez… Le poids de la mer (sic). Alors, comme elles ne peuvent pas rester là, comme il faut qu’elles sortent, elles cherchent ailleurs. Or, notez bien que nous sommes sous couches profondes dé la Martinique, où il y a eu six volcans, où il reste donc six cheminées souterraines plus ou moins bouchées. Quelle est la moins obstruée ? Celle de la Montage Pelée qui fuma en 1851. C’est donc cette cheminée que prend notre vapeur d’eau. Elle en fait sauter le bouchon. Et nous avons les boues de l’usine Guérin. Elle se charge de gaz lourds, de cendres, et nous avons la trombe qui tomba, roulant vers la ville de Saint-Pierre et la détruisant, :

« J’ai dessiné une carte théorique des volcans des Antilles qui explique cela. »


(Et l’amiral me fit voir une carte schématique fort amusante dont il m’envoya un calque, dont je lui suis fort reconnaissant, car il m’a donné l’occasion de joindre à mes articles de reporter un document d’officier général de l’armée de mer, document qui sera, je l’espère fort apprécié par les professionnels des volcans, si toutefois il en est qui fassent à mes notes de journaliste, l’honneur de les lire.)

Puis l’amiral toujours en sa qualité d’homme pratique, ajouta :

« Mais, ce n’est pas le tout. La catastrophe est un fait accompli. On a paré au présent. On a enterré les morts. On a sauvé les survivants. On les nourrit. Il s’agit maintenant de parer à l’avenir. La Martinique a perdu sa métropole commerciale. Il faut lui en donner une autre. Il faut que l’on fasse surgir des flots sur un rivage meilleur une Jérusalem nouvelle ! Oui Monsieur, sur un rivage meilleur. Et c’est ici que j’interviens avec mes idées, mes idées de marin hydrographe.

« Voyons une carte marine. Là, regardez cette côte Ouest de la Martinique, où était Saint-Pierre… impossible, de grandes hauteurs de terres et de grands fonds de mer… Là, voyez, sans fond, une secousse nouvelle. Eh ! eh ! la montagne fume, la montagne est en travail… cela n’est pas une hypothèse invraisemblable… ça peut arriver… et alors, tout file au fond… pas de sécurité pour la Jérusalem nouvelle de ce côté.

— Mais, Fort-de-France ?

— Mauvais, monsieur, mauvais, très mauvais, très dangereux dans la saison des cyclones, les navires n’y sont pas en sûreté, ils doivent prendre le large…

— Et la saison des cyclones dure, amiral ?

— La moitié de l’année, monsieur.

Et, malgré moi, je murmurai « charmante rade et supérieurement choisie pour y dépenser des millions à fin d’en faire un « solide » point d’appui pour nos flottes. »

— Vous dites… reprit l’amiral.

— Rien…

— Donc, vous me suivez, rien à faire à l’ouest de l’île… pas plus au Lamentin qu’à Fort-de-France… toute la rade est militaire… et vouloir dans le même abri, et vous venez de voir quel abri… un port de commerce et un port de guerre… non… un port de commerce, c’est un port de commerce, et un port de guerre, c’est un port de guerre.

— Oui.

L’amiral Servan et son état-major sur la Savane.

— N’est-ce pas, c’est évident. Alors, il faut aller chercher à l’Est, du côté où la Martinique est bien assise sur les fonds marins, du côté où elle ne risque pas de verser dans la mer « sans fonds » à la première nouvelle secousse du volcan. Et l’on ne cherchera pas longtemps. Il n’y a qu’un seul endroit possible. Celui que j’ai déjà indiqué aux reporters américains, car j’en ai déjà reçu quelques-uns. Vous, vous êtes le premier journaliste français que je vois ici, mais d’Amérique, il m’en est arrivé déjà une cinquantaine, ils ont trouvé mes idées et ma carte des volcans très bien. Il y en a même un qui m’a dit que ce bout de papier valait bien 1.000 dollars… Mais, revenons à notre port à créer à notre Jérusalem nouvelle. Nous l’édifierons dans la baie de Caravelle. Et la ville occupera l’isthme qui va du fond de cette baie au bourg actuel de la Trinité. Je sais bien que l’accès en est difficile. Mais on draguera, on bâtira, on éclairera, on fera une digue… ça ne dépassera pas 3.000.000… un rien… Puis, en se servant comme amorce des chemins de fer d’usines qui existent déjà, on réunira sans frais excessifs, on reliera la nouvelle ville à Fort-de-France. Et ce sera très bien, les commerçants à l’Est, les militaires à l’Ouest.

Ah ! monsieur, plus j’y pense, plus je vois, plus je crois, plus je sens qu’il est de notre devoir, de votre devoir de journaliste, de mon devoir de vieux marin, de la faire sortir des cendres dont le volcan a couvert la Martinique, cette Jérusalem nouvelle… »

L’amiral n’est pas seulement un homme ingénieux, un homme pratique, c’est aussi un homme éloquent.

Maintenant, si quelqu’un, d’aventure était sceptique et tenté de croire que je prête un peu trop d’éloquence à ce brave marin, dont j’ai fidèlement rendu la conversation… biblique, voici pour convaincre ce quelqu’un de ma sincérité, la lettre que j’ai reçue de l’amiral, au moment de mon départ :


Croiseur Tage, le 1er juin 1902. Fort-de-France.


Monsieur,

Les innombrables occupations et préoccupations du moment, ne nous ont pas permis de nous revoir. J’ai cependant pensé à vous et je vous remets le calque de la carte que vous m’aviez demandé.


Aidez-nous dans la tâche entreprise, aidez au relèvement matériel et moral de ce malheureux pays.

Je vous ai fait part de mes vues profondément réfléchies.

Aidez-nous à faire surgir la Jérusalem nouvelle.

Il y aura des difficultés. La campagne de découragement définitif est déjà commencée.

Dans les cœurs d’acier, le deuil et le souvenir se gravent, l’énergie répare.

Dans les cœurs de cire, les impressions se fondent.

Les marins du Vengeur chantaient la Marseillaise, en sombrant. Ils voulaient affirmer que rien de ce qui est ou de ce qui fut la France, ne doit abdiquer l’œuvre d’éternel renouvellement.

Avec mes souhaits de bonne traversée, veillez, etc…

Servan.


Voici qui est fait, amiral ; j’ai exposé vos « vues profondément réfléchies ». J’adresse aux « cœurs d’acier » votre appel pour « faire surgir la Jérusalem nouvelle ».


Puisque je cite des documents d’amiral, celui-ci encore :


DIVISION NAVALE DE L’ATLANTIQUE


Ordre du jour.


Le contre-amiral, commandant en chef la division navale de l’Atlantique,

Porte à l’ordre du jour de la division navale le témoignage de satisfaction qu’il est heureux d’adresser aux commandants, officiers, officiers-mariniers et marins du Suchet, de la défense fixe de Fort-de-France et du Jouffroy, pour leur belle conduite au cours des opérations de sauvetage, d’évacuation et de ravitaillement auxquelles du 8 jusqu’au 22 mai ils ont participé à la suite de la catastrophe de Saint-Pierre.

Les ordres télégraphiques du Ministre et du contre-amiral commandant en chef : « Portez secours par tous moyens possibles », ne pouvaient être ni mieux compris ni mieux exécutés.

D’un bout à l’autre de la Martinique, unie à la Marine par tant de souvenirs et de sympathies réciproques ; — dans toute cette colonie si chère à la France, plus aimée que jamais, qui vient d’être décimée par le plus foudroyant et le plus inconcevable désastre, il n’y a qu’une voix pour reconnaître et célébrer ce que tous les marins français présents à Fort-de-France ont spontanément fait pendant ces inoubliables journées.

Sous l’énergique direction du commandant Le Bris, du Suchet, à côté de leurs frères de l’armée, de citoyens d’élite dont le nom est sur toutes les lèvres, à côté du croiseur danois Valkyrien, avec le vapeur Pouyer-Quertier, ils ont, par leur audacieuse initiative, leur tenace dévouement, leur infatigable ardeur soutenue par leur incommensurable pitié pour les malheureux, prouvé une fois de plus combien ils portent haut dans leurs cœurs le sentiment du devoir, de tous les devoirs.

Une fois de plus ils ont montré combien, quelles que soient les épreuves, la Nation peut compter sur eux, — combien ils sont dignes de son amour et de sa confiance, — à quel point ils sont pénétrés des mâles et fondamentales vertus militaires.

Le contre-amiral, commandant en chef, prie MM. les commandants du Suchet, de la défense fixe et du Jouffroy de lui adresser, à la date du 5 juin, dans la forme réglementaire, les états de propositions définitives qu’ils croiront devoir établir en faveur des officiers, officiers-mariniers et marins qui se sont particulièrement distingués. Les conseils d’avancement seront réunis en session extraordinaire, avant la date précitée. Copie du présent ordre du jour sera épinglée sur les procès-verbaux.

À bord du Tage, Fort-de-France, le 26 mai 1902.
Le contre-amiral, commandant en chef
la division navale de l’Atlantique.
Signé : Servan.


Nota. — Le présent ordre sera lu devant les équipages assemblés et affiché dans les batteries pendant 24 heures.



L’armée eut-elle aussi des ordres du jour de félicitations. Voici une note de l’Opinion qui les résumait :


Dans la catastrophe qui s’est abattue sur nous, tous ont fait leur devoir. Nous nous sommes appliqués ici à signaler les dévouements portés à notre connaissance, et à exprimer, au nom du pays, noire admiration pour tous ces cœurs vaillants. Mais c’est avec une patriotique satisfaction que nous enregistrons les noms des militaires qui se sont plus particulièrement distingués. L’armée nous a, en effet, donné son concours tout entier, depuis son chef, le sympathique colonel Dain, qui s’est prodigué, jusqu’aux modestes pioupious qui, sac au dos, ont gardé nos magasins et fait la patrouille de nos rues.

On nous cite spécialement :

Le capitaine Evanno, de l’artillerie coloniale, qui a sauvé l’encaisse de la Banque, remarquablement aidé par le sergent Bœuf et le soldat David ;

Le lieutenant Roussel, qui, au Carbet, a enfoui plus de 250 cadavres, et, au milieu des tourmentes successives qui se sont abattues sur ce malheureux bourg, a rassuré la population, et l’a animée de son courage ; Le lieutenant Lemaire, qui, sous la direction technique du pharmacien Rozé, a présidé à l’enfouissement des cadavres par les disciplinaires, au Carbet, le 10 mai ;

Le lieutenant Teissier qui s’est distingué, dans la journée même du 8 mai, en allant ramasser des blessés au Carbet ;

Le brigadier d’artillerie Fress, qui a ravitaillé le Fonds-Saint-Denis et sauvé des pires dangers la famille Albéric Godissard, au Morne-Rouge ;

Les canonniers Vaillant et Tribut qui, le lendemain de la catastrophe, c’est-à-dire le 9 mai, sont partis de Colson, ont traversé en entier Saint-Pierre encore brûlant, et ramené un blessé.

Toutes nos félicitations à ces braves.


Le journal qui représentait la majorité radicale socialiste des électeurs de la Martinique, l’organe des gens de couleur, des nègres imprimait ainsi de beaux compliments à l’armée…

Peut-être sera-t-on curieux de lire, non ce qu’imprimait l’armée, puisqu’elle n’imprimait rien, mais ce qu’elle disait par la bouche de ses officiers.

J’ai tort d’écrire ses officiers, car je n’ai pas entendu tous ses officiers. Mais j’en ai entendu beaucoup, soit qu’ils parlassent dans les groupes où je me trouvais, ou bien… à côté.

Voici résumé ce qu’ils disaient :


« C’est honteux de nous faire travailler pour ces sales nègres, pour ces cochons, qui, eux, depuis qu’ils sont sinistrés, ne veulent plus travailler et se reposent. Les soldats blancs ne sont pas faits pour être les serviteurs de ces gens-là, et les corvées qu’on leur impose en font les serviteurs. On leur fait débarquer les vivres des sinistrés, comme si ces sinistrés ne pouvaient pas les débarquer eux-mêmes, mais ça fatiguerait ces messieurs. »

Et j’ai noté des phrases :

Un marin disait : « Heureusement que le commandant de la marine a dit qu’il ne voulait plus éreinter ses hommes à ces corvées. Résultat, les nègres ont laissé abîmer par la pluie plusieurs tonnes de denrées. »

Le commandant du Suchet, M. Le Bris et son état-major.

Un artilleur disait : « Maintenant, il faut payer double tous ces fainéants quand on a besoin d’un homme de peine. La mairie nourrit ses électeurs. »

Un autre qui, avant d’être officier avait été enfant de troupe, un Breton, disait : « C’est honteux de voir le pain qu’on donne à ces nègres ; de la première qualité ; du pain blanc comme des milliers et des milliers de Bretons n’en ont jamais mangé et n’en mangeront jamais, comme on n’en donne jamais à un soldat ; monsieur, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, je savais qu’il y avait du pain comme ça, mais je n’en avais jamais mangé… Et tous ces nègres en ont, pour rien, sans qu’ils travaillent… N’est-ce pas honteux. »

Cette tirade-là, je la garantis absolument exacte, non seulement de fond, mais de forme. C’est le même officier qui me disait, en montrant la bibliothèque Schœlcher : « Voilà, voilà monsieur le grand bandit, celui dont on devrait envoyer les bustes et les statues au bagne, car c’est à lui qu’on doit de voir ici le nègre dominer le blanc… c’est lui qui l’a voulu.

Lorsqu’ensuite j’eus dit à cet officier que, pendant un long temps, j’avais travaillé avec le maître… et que les idées du grand émancipateur c’était simplement de vouloir la justice pour tous… que de défendre au blanc d’opprimer le noir ce n’était du tout livrer le blanc à l’oppression du noir… il a cru que je plaisantais. Il ne voulait pas croire.

L’armée, à la Martinique, a la haine du noir. Elle est encore sous le coup des événements du François. Elle n’a point pardonné aux noirs la disgrâce de M. Kahn. Et elle se laisse aveugler par le préjugé de couleur. Un officier blanc n’admet pas qu’un noir puisse être un citoyen…

Je dis tous les officiers avec qui j’ai causé, ou que j’ai entendu parler. Peut-être y en a-t-il d’autres chez qui les passions de race, de caste et de classe n’ont pas obscurci la raison. Mais de ceux-là, je n’en connais point.