La Cathédrale (Huysmans)/XV

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Plon-Nourrit (p. 445-470).
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XV


Cette idée qui l’avait assailli si tenacement, pendant quelques minutes, parut s’effacer, et le lendemain, il ne lui resta que la surprise d’une sourde agitation que rien n’expliquait ; il haussait les épaules mais, sourdement, au fond de lui, surgissait quand même une vague crainte. Cette idée n’était-elle pas, en raison même de son absurdité, l’un de ces pressentiments que l’on éprouve parfois, sans les comprendre ; n’était-elle point aussi, à défaut d’un ordre clairement exprimé par une voix interne, un avis intérieur, un conseil direct et secret de s’observer, de ne pas considérer comme une simple partie de plaisir ce départ dans un cloître ?

Mais c’est impossible ! finit par se crier Durtal. Quand je suis allé à la Trappe pour y subir le grand lavage, je n’ai pas été harcelé par des appréhensions de ce genre ; quand j’y suis retourné plusieurs fois depuis, pour me réviser, je n’ai jamais eu la pensée que je pourrais m’interner sérieusement dans un monastère et maintenant qu’il s’agit d’un bref séjour dans un couvent de Bénédictins, voilà que je tremble, que je me cabre !

Ce désarroi est puéril ; hé, pas tant que cela, se dit-il, soudain. En me rendant à Notre-Dame de l’Atre, j’étais assuré de n’y pas permaner puisque je n’aurais pu supporter plus d’un mois le dur régime ; je n’avais donc rien à craindre, tandis que, dans une abbaye Bénédictine où la règle est plus complaisante, je ne suis pas certain de ne pouvoir m’y échouer.

Dès lors… eh bien mais, tant mieux ! car enfin il faudrait, une bonne fois, se délimiter, savoir ce qu’on a dans le ventre, s’assurer du plus ou moins de valeur de ses échéances, du plus ou moins d’énergie de ses aptitudes et de ses liens.

Il y a quelques mois, j’aspirais à l’existence conventuelle, cela est sûr, et aujourd’hui, je doute. J’ai des élans abortifs, des menées proditoires, des velléités qui ratent, des souhaits qui tournent court ; je veux et je ne veux pas. Il serait pourtant nécessaire de s’entendre ; mais à quoi cela sert-il de se faire le puisatier de son âme, car j’ai beau descendre dans la mienne, je n’y découvre que le vide obscur et que le froid ?

Je commence à croire qu’à force de scruter ces ténèbres, je deviens ainsi que l’enfant qui fixe avec des yeux ouverts dans la nuit, le noir ; je finis par me créer des fantômes, par me forger des paniques ; c’est bien le cas pour cette excursion à Solesmes, car rien, absolument rien, ne peut justifier mes transes.

Que tout cela est bête et ce qu’il serait plus simple de se laisser vivre et surtout de se laisser conduire !

J’y suis, fit-il, après réflexion ; la cause de ces brigues est claire ; c’est mon manque d’abandon, mon défaut de confiance envers Dieu et aussi mon peu d’amour qui m’ont mis dans un état pareil.

A la longue, ces malaises ont engendré la maladie dont je souffre, une anémie profonde d’âme, aggravée par la peur du malade qui, n’ignorant pas la nature de son affection, l’exagère.

Tel est mon bilan, depuis que je réside à Chartres.

Cette situation est-elle bien différente de celle que je connus à Paris ? oui, car cette phase que je traverse est absolument le contraire de celle que je vécus jadis ; à Paris, j’avais l’âme non pas aride et friable, mais molle et humide ; elle se saponifiait, on enfonçait dedans ; je me fondais en somme, dans un état de langueur plus pénible peut-être que cet état de sécheresse où je me racornis ; mais à y regarder de près, si les symptômes ont changé, le mal n’en persiste pas moins ; qu’il y ait langueur ou siccité, le résultat est identique.

Seulement, n’est-il pas étrange que cette anémie spirituelle se traduise maintenant par des signes contradictoires ? d’une part, en effet, j’éprouve une fatigue, une défection, un ennui de la prière qui me paraît inane et creuse, tant je la récite mal, une envie d’envoyer tout promener, de me taire, d’attendre un retour de ferveur que je n’espère point ; et, de l’autre, je sens, au même moment, un travail sourd et têtu, une touche invisible, un besoin de prier, un rappel incessant de Dieu me tenant en haleine. Il y a des instants aussi où, tout en croyant me rendre compte que je ne bouge pas, il me semble que je m’ébranle, que je vais être emporté à la dérive.

Oui, c’est presque cela. Dans cette condition d’esprit à la fois casanière et nomade, que je m’avise de lire une œuvre de haute mystique, sainte Térèse ou sainte Angèle, alors la touche si subtile se précise ; je perçois des élans qui m’ameutent ; je me figure que mon âme a recouvré la santé, qu’elle rajeunit, qu’elle respire ; et si je veux profiter de cette éclaircie pour me réunir et pour prier, tout s’arrête ; je me fuis et rien ne va. Quelle misère et quelle pitié !

L’abbé Gévresin m’a dirigé comment jusqu’ici ?

Il a surtout employé la méthode expectante, se bornant, moins à combattre les accidents qu’à lutter contre ma faiblesse générale, qu’à me réconforter. Il m’a prescrit les médications martiales de l’âme, m’ordonnant de communier lorsqu’il me voyait faiblir. Aujourd’hui, si je table juste, il change ses batteries de place. Ou il abandonne une tactique qui n’a pas réussi, ou bien, au contraire, il la perfectionne ; son traitement ayant, sans que je m’en sois douté, produit les effets qu’il désirait atteindre ; et dans l’un et l’autre cas, il veut, pour activer ou pour compléter la cure, m’envoyer dans un cloître.

Ce système paraît, au reste, faire partie de sa thérapeutique, car c’est ainsi qu’il s’y est pris lorsqu’il m’aidait à me convertir ; il m’a dépêché dans une station thermale d’âme, aux eaux énergiques, terribles ; maintenant, il ne juge plus nécessaire de m’infliger un pareil traitement et il m’engage à séjourner dans un lieu plus reposant, dans un air moins vif, est-ce cela ?

Il n’est pas jusqu’à sa manière de vous saisir à l’improviste et de vous asséner brusquement sa décision qui ne soit la même. Cette fois-ci, ce n’est point lui qui s’est chargé de réduire mes incertitudes en me notifiant mon départ pour Solesmes, mais c’est tout comme ! Car, enfin, il y a dans cette histoire quelque chose qui n’est pas clair. Pourquoi l’abbé Plomb a-t-il promis aux Bénéditins de m’amener avec lui ? Il a certainement agi sur la demande de l’abbé Gévresin. Il n’y avait nul motif autrement pour qu’il causât de moi avec les Pères. Je lui ai bien, il est vrai, parlé de mes ennuis, de mes vagues envies de retraite, de mon affection pour les monastères, mais je ne l’ai pas incité à marcher ainsi de l’avant, à précipiter aussi brusquement les choses !


Allons, me voici encore à imaginer des stratégies, à chercher midi à quatorze heures, à découvrir des intentions là où il n’y en a peut-être point. Et puis, quand même, il y en aurait ! Est-ce que ce n’est pas dans mon intérêt que ces braves amis complotent ?

Je n’ai qu’à les écouter et à leur obéir ; voyons, laissons cela et revenons à notre Bestiaire car le temps passe et je veux avoir terminé ce travail avant de décamper ; et, à l’affût devant la cathédrale, il examina le portail du Sud qui renfermait la zoologie mystique et les diableries.

Mais, il n’y aperçut pas les formes extravagantes qu’il rêvait. A Chartres, les vertus et les vices n’étaient pas annoncés par des animaux plus ou moins chimériques, mais bien par des figures humaines. En explorant avec soin, il dénicha, sur des piliers de la baie du milieu, des péchés incarnés en de minuscules groupes : la luxure notée par une femme qui caresse un jeune homme ; l’ivrognerie par un manant qui s’apprête à souffleter un évêque ; la discorde par un mari qui se querelle avec sa femme, tandis que gisent auprès d’eux une quenouille brisée et une bouteille vide.

En fait de bêtes infernales, tout au plus, en se décarcassant le col, discernait-il dans la baie de droite deux dragons, l’un exorcisé par un moine, l’autre bridé, avec une étole, par un Saint.

En fait de bêtes divines, il distinguait dans la série des Vertus des femmes qu’accotaient des animaux symboliques : la Docilité accompagnée par un bœuf ; la Chasteté par un phénix ; la Charité, par une brebis ; la Douceur par un agnel ; la Force par un lion ; la Tempérance par un chameau. Pourquoi le phénix signifie-t-il, ici, la Chasteté, car il n’est généralement pas chargé de cet emploi par les Volucraires du Moyen Age ?

Et un peu dépité par l’indigence de la faune chartraine, il se consola, en inspectant le porche du Sud ; il servait de pendant à celui du Nord et répétait avec une variante le sujet du portail Royal : la glorification du Christ mais alors dans ses fonctions de Juge suprême, et dans la personne de ses Saints.

Commencé à l’époque de Philippe-Auguste et aux frais du comte de Dreux et d’Alix de Bretagne, son épouse, ce porche qui n’avait été terminé que sous le règne de Philippe le Bel se divisait, ainsi que les deux autres, en trois parties : une baie médiane, racontant, sur son tympan en ogive, la scène du Jugement dernier — puis, une baie à gauche, consacrée aux Martyrs — enfin, une autre à droite, dédiée aux Confesseurs.

La baie centrale imitait la forme d’une barque, dressée debout, la poupe en bas et la proue en l’air ; ses flancs évasés apostaient, sur leurs cloisons, six Apôtres, de chaque côté, et le fond était occupé, au milieu, par une seule statue, celle du Christ.


Cette statue était, de même que celle d’Amiens, célèbre ; tous les guides vantaient la régularité de la physionomie, l’ordonnance calme des traits ; la vérité, c’est qu’elle était surtout fate et rigide, d’une beauté sans désennui ; ce qu’elle était inférieure à celle du Christ du XIIe siècle, du Dieu si expressif, si vivant, assis entre les bêtes du Tétramorphe, dans le tympan de la façade Royale !

Les Apôtre étaient mieux débrutis, moins mastoques peut-être que les Patriarches et les Prophètes installés auprès de sainte Anne, sous le porche Nord, mais leur saveur d’art était moindre. Ils étaient comme le Jésus qu’ils entouraient d’une venue honnête ; c’était de la sculpture probe, flegmatique, si l’on peut dire.

Ils tenaient, placides, les instruments de leur martyre, tels que des soldats, leur fusil, au port d’armes.

Sur la paroi de droite gîtaient saint Pierre arborant la croix sur laquelle il fut attaché, la tête en bas ; saint André, une croix latine et non les traverses en forme d’X sur lesquelles on le cloua ; puis saint Philippe, saint Thomas, saint Matthieu, saint Simon, armés tous, d’un glaive, bien que saint Philipppe ait été crucifié et lapidé, saint Thomas percé d’un coup de lance et saint Simon scié.

Sur la paroi de gauche habitaient : saint Paul, substitué à saint Matthias, le successeur de Judas ; il exhibait une épée ; puis saint Jean, son évangile ; Jacques le Majeur, un glaive ; Jacques le Mineur, une massue de foulon ; saint Barthélémy, le coutelas avec lequel on l’écorcha et saint Jude, un livre.

Huchés sur des colonnes torses, ils pressaient sous leurs pieds restés nus, en signe d’apostolat, les bourreaux de leurs supplices. Ils avaient des cheveux longs et diffus, des barbes bifides, taillées en fourche, hormis le saint Jean imberbe, et saint Paul qui, selon la tradition, était chauve ; et ils étaient, tous, vêtus de même, drapés dans des manteaux à plis ménagés en d’adroites ondes. Seul, Jacques le Majeur se dénonçait par une pannetière semée de coquillages, pareille à celle des pèlerins qui le visitaient à Compostelle, dans l’un des grands sanctuaires édifiés en son honneur, au Moyen Age.

Il était le Saint vénéré de l’Espagne, mais a-t-il jamais évangélisé ces contrées, ainsi que l’attestent saint Jérôme, saint Isidore et le Bréviaire de Tolède ? d’aucuns en doutent. En tout cas, au XIIIe siècle, son histoire, narrée par Durand de Mende, se résumait en ceci : envoyé dans ce pays pour convertir les idolâtres, il échoua dans cette mission et regagna Jérusalem où Hérode le fit décapiter. Son cadavre fut ensuite transporté en Espagne et ses reliques y opérèrent ces conversions qu’il n’avait pu effectuer de son vivant.

D’ailleurs, songea Durtal, nous sommes singulièrement peu renseignés sur les Apôtres. Presque tous n’apparaissent qu’à la cantonade dans les Evangiles et sauf quelques uns, comme saint Pierre, saint Jean, saint Paul, dont les silhouettes parfois se déterminent, les autres flottent à l’état d’ombres, passent en quelque sorte voilés dans ce halo de lumière qu’épand autour de lui le Christ ; et après sa mort, ils s’effument davantage encore et leur existence n’est plus délinéée que par de vagues légendes.

Tel saint Thomas, le trésor de Dieu, ainsi que le qualifie sainte Brigitte. Où est-il né ? on l’ignore ; quelles furent les circonstances et les motifs de sa vocation ? nul ne le sait. Dans quel pays prêcha-t-il la religion nouvelle ? les discussions commencent. Les uns le signalent chez les Mèdes, chez les Parthes, chez les Perses, dans l’Ethiopie, les autres, dans l’Indostan. On le spécifie, généralement, par une équerre et une règle, car l’on assure qu’il construisit une église à Méliapour ; ce pourquoi, il fut, au Moyen Age, le patron des architectes et des maçons.

Selon le Bréviaire romain, il fut tué à Calamine d’un coup de lance ; selon la Légende dorée, il fut trucidé à coups d’épées, dans une région mal définie et les Portugais prétendent que son corps leur appartient, à Goa, le chef-lieu de leurs possessions dans les Indes.

Au XIIIe siècle, ce Saint était le type têtu de la méfiance. Non content de n’avoir reconnu le Christ que lorsqu’il l’eut vu et enfoncé ses doigts dans les plaies, il se montra, si l’on en croit nos pères, aussi incrédule lorsqu’on lui apprit l’Assomption de la Vierge et Marie dut venir et lui jeter sa ceinture, pour le convaincre.

Saint Barthélémy s’efface, encore plus obscur, dans l’ombre amoncelée des âges. Il était le mieux élevé des Apôtres, dit la sœur Emmerich, car les autres, Pierre et André surtout, avaient conservé de leurs basses origines des mines sans apprêt et des dehors brusques.

S’appelle-t-il Barthélémy ? On le pense. Les Synoptiques le comptent au nombre des Apôtres et saint Jean l’omet ; par contre, il désigne à sa place un homme du nom de Nathanaël dont les trois autres Evangiles ne parlent point.

Y a-t-il dès lors identité entre ces deux Apôtres ? cela paraît à peu près sûr et saint Bernard présume que ce Barthélémy ou ce Nathanaël était l’époux des noces de Cana.

Quelle fut son existence ? il aurait parcouru l’Arabie, la Perse, l’Abyssinie, aurait baptisé les Ibères, les peuplades du Caucase et ainsi que saint Thomas, les Indes, mais aucun document authentique ne le prouve. Suivant les uns, il aurait été décollé ; d’après les autres, il aurait été écorché vif, puis crucifié à Albane, près de la frontière de l’Arménie.

Cette dernière opinion qu’adopta le Bréviaire romain a prévalu ; aussi fut-il choisi pour patron, par les bouchers qui écorchent les bêtes, par les mégissiers, les peaussiers, les cordonniers, les relieurs qui travaillent le cuir, voire même par les tailleurs, car les Primitifs le peignent excorié d’une moitié du corps et tenant sa peau sur son bras comme un habit.

Plus étrange et plus confus encore est saint Jude. Il s’appelait également Thaddée et Lebbée et était fils de Cléophas et de Marie, sœur de la Vierge ; il fut, dit-on, marié et il eut des enfants.

Les Evangiles le citent à peine mais insistent pour qu’on ne le confonde pas avec Judas — ce qui eut lieu, du reste — et, à cause même de sa similitude de nom avec le traître, pendant le Moyen Age, les chrétiens le renient et les sorciers l’implorent.

Il se tait dans les Livres Saints, ne sort de son mutisme que pour poser pendant la réunion de la Cène une question au Christ sur la prédestination et Jésus répond à côté ou pour mieux dire ne lui répond pas. Il est aussi l’auteur d’une Epître canonique dans laquelle il semble s’être inspiré de la IIe Missive de saint Pierre et, selon saint Augustin, ce fut lui qui inséra le dogme de la Résurrection de la chair dans le Credo.

Il est associé à saint Simon, dans les légendes ; suivant le Bréviaire, il aurait évangélisé la Mésopotamie et subi avec son compagnon le martyre en Perse ; de leur côté, les Bollandistes narrent qu’il fut l’Apôtre de l’Arabie et de l’Idumée, tandis que le Ménologe grec raconte qu’il fut, en Arménie, tué par les infidèles à coups de flèches.

En somme tous ces renseignements vacillent et l’iconographie ajoute à ce désarroi, en assignant à Jude les attributs les plus divers ; tantôt, en effet, il tient une palme comme à Amiens ou un livre comme à Chartres ; tantôt, il porte une croix, une équerre, un bateau, un bâton, une hache, une scie, une hallebarde.

Enfin, malgré le déplorable renom que lui vaut son homonyme Judas, les lapidaires du Moyen Age le qualifient d’homme de charité et d’ardeur et le symbolisent dans les feux d’or et de pourpre de la chrysoprase, emblème des bonnes œuvres.

Tout cela est très peu cohérent, se dit Durtal ; ce qui me paraît bizarre aussi, c’est que ce saint si chichement invoqué par nos pères qui ne lui dédièrent pendant longtemps aucun autel, possède deux de ses effigies à Chartres, en admettant que le Verlaine du portail royal le représente, ce qui devient dès lors bien improbable.

Ce que je voudrais savoir maintenant, reprit-il, c’est pourquoi les historiens de la cathédrale proclament en chœur que la scène du Jugement dernier sculptée sur le tympan de la porte est la plus extraordinaire de ce genre qui soit en France ; rien n’est plus faux, car elle est très vulgaire, très inférieure, en tout cas, à beaucoup d’autres.

La partie démoniaque y est, en effet, moins tumultueuse, plus indolente, moins dense que dans les basiliques de la même époque. Sans doute, à Chartres, ces démons à mâchoires de loups et à oreilles d’ânes refoulant des évêques et des rois, des laïques et des moines vers une gueule de dragon qui crache des flammes ; ces diables à barbiches de chèvres et à bouches échancrées en croissants qui s’emparent de pécheurs épars sur les cordons des voussures, sont expertement agencés, disposés autour du sujet principal, en d’habiles grappes ; mais ce vignoble satanique manque d’ampleur et ses fruits sont fades ; ces prédateurs sont trop peu féroces ; ils ont presque l’air d’être en goguette et déguisés, et les damnés sont calmes.

Il est autrement exaspéré le festival diabolique de Dijon ! et Durtal se rappelait la Notre-Dame de cette ville, ce spécimen si étrange du gothique du XIIIe siècle, du style bourguignon, en France. Cette église était d’une simplicité presque enfantine ; elle haussait au-dessus de ses trois porches, un mur droit creusé de deux étages d’arcatures formant galeries et surmontés de figures grotesques. A droite de la façade, se dressait une tourelle coiffée d’un bonnet pointu ; puis, à côté, sur le toit, se découpait la ferraille en claire-voie d’un jacquemart muni de trois poupées frappant les heures ; en arrière, au-dessus du transept, sortait une petite tour flanquée à sa base de quatre clochetons vitrés et c’était tout.

Ce monument minuscule si on le compare à de grandes cathédrales, était marqué de l’étampe flamande ; il en avait le côté paysan et bonhomme, et la foi gaie ; c’était un sanctuaire sans façon, bien peuple ; l’on avait dû s’y entretenir avec la Vierge noire encore debout sur un autel, de ses petites affaires, l’on avait dû y vivre, y prier à la bonne flanquette, ainsi que chez soi, sans gêne.

Mais il ne fallait pas se fier à l’aspect bénin et réjoui de cet édifice, car les rangées de grotesques courant au-dessus du porche et au-dessus des arcatures, démentaient la sécurité joviale des alentours.

Ils étaient là, réparés, il est vrai, ou refaits, grimaçant en des lignes serrées, jaillissant de la pierre en un pêle-mêle de religieuses démentes et de moines fous, de terriens ahuris et de villageoises cocasses, de coquebins tordus par un rire nerveux et de diables hilares ; et, au milieu de cette horde de réprouvés hurlant hors des murs, surgissait, entre deux démons qui la tourmentaient, une figure réelle de femme, s’élançant de la frise, tentant de se ruer sur vous. Les yeux dilatés, hagards, les mains jointes, elle vous supplie, terrifiée, désigne le lieu saint et vous crie d’entrer ; et l’on s’arrête, interdit, devant ce visage décomposé par la peur, crispé par l’angoisse, qui se débat dans cette meute de monstres, dans ces visions irritées de larves. Farouche et charitable, à la fois, elle menace et elle implore ; et cette image d’une éternelle excommuniée, chassée du temple et réléguée à jamais sur son seuil, vous hante comme un souvenir de douleur, comme un cauchemar d’effroi.

Non, à coup sûr, il n’existe, dans la ménagerie satanique de la Beauce, aucune statue dont l’art soit aussi incisif et aussi formel. A un autre point de vue, au point de vue de l’ensemble du tableau et de l’envergure du sujet, le pèsement des âmes de Notre-Dame de Chartres est aussi très au-dessous de la psychostasie de la cathédrale de Bourges.

Je crois bien d’ailleurs que celle-là est la plus extraordinaire de toutes, se dit Durtal. Ni les scènes similaires de Reims et de Paris avec leurs troupes de pécheurs enveloppés dans une chaîne que tirent des démons, ni les épisodes analogues d’Amiens n’ont cet empan.

A Bourges, de même que dans toutes les œuvres semblables du Moyen Age, les trépassés s’échappent de leurs tombes et, au bandeau supérieur, sous un Christ que conjurent la Vierge et saint Jean, saint Michel les pèse ; à sa gauche, les démons entraînent les uns et, à sa droite, les anges emmènent les autres.

La Résurrection des morts, telle que l’imagier du Berry la sculpta, est à faire hennir la bruyante pudeur des catholiques, car les figures sont nues et certaines réticences consenties d’habitude cependant pour le corps féminin, sont omises. Hommes, femmes, soulèvent la pierre du sépulcre, enjambent le rebord des bières, bondissent, culbutent, les uns par-dessus les autres ; ceux-ci, joignant, extasiés, les mains et priant, les yeux au ciel ; ceux-là, inquiets, regardant de tous les côtés ; d’autres, braillant d’épouvante et tendant les bras ; d’autres encore, prenant des poses éplorées, se frappant la poitrine, geignant pour leur défense ; d’autres enfin, éblouis par ce passage de l’ombre à la lumière, secouant leurs membres gourds, cherchent à se mouvoir.

Le tohu-bohu de ces êtres subitement réveillés, jetés, tels que des hiboux en plein jour, tremblant de peur et de joie, dès qu’ils se reconnaissent et comprennent que l’heure du Jugement est venue, est exprimé avec une autorité, une verve, une acuité d’observation qui laissent loin derrière elles les minimes remarques et le modique entrain du sculpteur de la Beauce.

Et, dans le compartiment au-dessus, le pèsement des âmes se déroule, magnifique, avec le saint Michel, aux ailes déployées, tenant une lourde balance et caressant, en souriant, un enfant qui croise les mains, tandis qu’un diable à tête de bouc et à rictus de faune, armé d’une fourche, le guette, prêt à s’en emparer si l’archange le quitte ; et, derrière ce démon qui s’attarde, commence le lamentable défilé des ouailles. Ici, ce n’est plus la courtoisie infernale gardée à Chartres, les vagues égards d’un esprit du Mal, poussant doucement devant lui une moniale, mais bien la brutalité, dans toute son horreur, l’ignoble violence ; le côté parfois comique de ce genre de rixes n’est plus. A Bourges, les servants du Très-Bas travaillent pour de bon et cognent ; ici, un diable, au mufle de fauve, dont le ventre bedonnant est une trogne, frappe le crâne d’un malheureux qui se débat, en grinçant des dents, et lui mord les jambes avec sa queue dont l’extrémité s’ouvre en mâchoire de serpent ; là, un autre bourreau hirsute et cornu, arrache à un damné une oreille avec un croc ; là encore, un autre monstre à la face camuse, aux tétines en pendeloques, au bas ventre occupé par un masque d’homme, aux ailes soudées à la chute des reins, empoigne à pleins bras un religieux et le précipite, la tête la première, dans un chaudron qui bout sur une gueule renversée de dragon dont deux valets de Satan attisent, avec des soufflets, les flammes.

Et, dans ce coquemar, deux figures, symboles, l’une, de la médisance, l’autre, de la luxure, une figure de moine et une figure de femme, se tordent et pleurent, car d’énormes crapauds dévorent, au premier, la langue, sucent, à la seconde, le sein.

De l’autre côté du saint Michel, la scène change ; un ange souriant et joufflu charge sur les épaules d’un de ses compagnons et lutine un bambin qui brandit, joyeux, une branche ; puis, derrière lui, lentement s’avance une théorie de Saints, une femme, un roi, un cénobite, conduits par saint Pierre vers un porche précédant un édicule où le vieil Abraham, assis, tend sur ses genoux un tablier plein de petites têtes qui jubilent, d’âmes sauves.

Et Durtal constatait, en se remémorant la figure du saint Michel et de ces anges, qu’ils étaient les frères de la sainte Anne, du saint Joseph, de l’ange du portail Royal de Reims. C’était, en effet, le même modèle étrange, le même visage jeune et vieillot, au nez en cornet et au menton pointu, plus grassouillet cependant, moins anguleux peut-être qu’à Reims.

Cet air de famille, cette ressemblance permettaient de croire que les mêmes imagiers ou que leurs élèves avaient travaillé aux sculptures des deux cathédrales et pas à Chartres où aucun type analogue n’apparaissait, alors que pourtant certaines similitudes d’autres statues du porche Nord avec quelques uns des personnages, d’un autre genre, de la façade de Reims, étaient frappantes.

Toutes les suppositions sont possibles et aucune n’a la chance d’être certifiée juste, car nous ne découvrons aucun renseignement sur les maîtrises des imagiers de ce temps, se dit Durtal qui se dirigea vers la baie latérale de gauche du porche chartrain, vouée aux Martyrs.

Là, dans l’ébrasement de la porte, vivaient, côte à côte, saint Vincent d’Espagne, diacre ; saint Denys, évêque ; saint Piat, prêtre ; et saint Georges, guerrier ; victimes, tous les quatre, de la studieuse cruauté des mécréants.

Saint Vincent, dans sa longue robe, penchait sur l’épaule une tête contrite. Celui-là, pensa Durtal, il a été supplicié d’une façon toute culinaire, car si j’écoute la Légende de Voragine, on lui ratissa si furieusement le corps avec des peignes acérés d’airain que ses boyaux sortirent ; puis, après ce hors-d’œuvre de souffrances, les cuisiniers le rôtirent sur un gril, le lardèrent de clous, l’arrosèrent avec la sauce de son sang. Lui, demeurait immobile, pendant qu’il se dorait et priait. Quand il eut expiré, Dacien, son persécuteur, ordonna de transférer son cadavre dans un champ pour qu’il fût dépecé par les bêtes, mais un corbeau vint veiller auprès de lui et chassa, à coups de bec, un loup ; alors, on lui attacha une meule de moulin autour du col et on le précipita dans la mer, mais il aborda près de pieuses femmes qui l’ensevelirent.

Saint Denys, premier évêque de Paris, offert en pâture à des lions qui s’éloignèrent, puis décollé à Montmartre, avec saint Eleuthère et saint Rustique. L’imagier ne l’avait pas représenté, tenant, ainsi que d’habitude, sa tête, mais il l’avait dressé, entier, debout, crossé et mîtré ; et il n’était pas humble et dolent, tel que son voisin, le diacre d’Espagne, mais droit, impérieux, levant la main, plus peut-être pour faire une recommandation aux fidèles que pour les bénir et Durtal rêvait devant cet écrivain dont le livre, si court, occupait une place si importante dans la série des œuvres mystiques ; celui-là, en admettant que le volume fût de lui, avait plus que tout autre et, le premier, parmi les auteurs contemplatifs, franchi les limites du ciel et rapporté quelques détails sur ce qui s’y passe, aux hommes. La question des préséances angéliques datait de lui, car il avait révélé l’organisation des milices, observé un ordre, une hiérarchie qu’imite l’humanité et que parodie l’enfer. Il avait été une sorte de courrier entre le firmament et la terre ; il avait été l’explorateur du Patrimoine divin comme plus tard sainte Catherine de Gênes fut l’exploratrice des domaines du Purgatoire.

Moins intéressant était Piat, prêtre de Tournai, qu’un proconsul romain décapita. Dans cette assemblée de Saints célèbres, il était un peu le parent de province pauvre, le Saint d’un diocèse. Il figurait là parce que la cathédrale possédait ses reliques, car ses historiens racontent que l’illation de ses restes à Chartres eut lieu au IXe siècle. Saint Georges l’accotait, vêtu en chevalier du temps de saint Louis, tête nue, bardé de fer, armé d’une lance et d’un bouclier, en sentinelle sur un socle où était décrite la torture de la roue qu’il endura.

Cette statue avait pour pendant de l’autre côté de la porte Théodore d’Héraclée, habillé d’une cotte de maille et d’un surcot et muni, lui aussi, d’un écu et d’une lance.

Près de ce Saint que l’on fit cuire jadis, dans la ville d’Amasée, à petit feu, siégeaient saint Etienne, saint Clément et saint Laurent.

Et le tympan développait, au-dessus de la double haie de ces martyrs, l’histoire de saint Etienne disputant contre les docteurs et lapidé par les Juifs ; et, partout, sur des piliers carrés, sous la voûte du porche, des pierres s’excisaient en des figurines tourmentées de Justes : saint Léger, saint Laurent, saint Thomas de Cantorbéry, saint Bacche, saint Quentin, d’autres encore ; et c’était un défilé de Bienheureux qu’on éborgnait, qu’on calcinait, qu’on tailladait, qu’on fouettait à tour de bras, qu’on étêtait ; mais le tout était dans un pitoyable état. En les ébranchant encore de plusieurs membres, le vent et la rage des sans-culottes avaient complété le supplice de ces Saints.

La baie de droite, consacrée aux Confesseurs, s’ouvrait en une cosse immense debout, alignant sur sa paroi écartée de gauche, saint Nicolas, archevêque de Myre, haussant une main gantée, foulant aux pieds le cruel hôtelier qui occit les enfants dont la mort devint le sujet de tant de complaintes ; puis saint Ambroise, docteur de l’Eglise, archevêque de Milan, coiffé d’une mître singulière, en forme d’éteignoir ; saint Léon, pape, le vainqueur d’Attila, enfin saint Laumer, l’une des gloires du pays de Chartres.

Celui-là était un peu, ainsi que le saint Piat de la baie de gauche, un inconnu fourvoyé dans les rangs illustres de ces Saints. Très vénéré autrefois dans la Beauce, il avait mené, de son vivant, une existence qui pouvait se condenser en trois lignes : après avoir gardé, pendant son enfance, les troupeaux, il avait été cellerier de la cathédrale, anachorète et enfin moine et abbé du monastère de Corbion, dans les forêts de l’Orne.

La paroi évasée de droite logeait saint Martin, évêque de Tours, saint Jérôme, doteur de l’Eglise, saint Grégoire, pape et docteur, et saint Avit.

Ce qui est curieux, pensa Durtal, c’est le parallélisme de cette porte. D’un côté, à droite, saint Nicolas, le grand thaumaturge de l’Orient ; de l’autre, à gauche, saint Martin, le grand thaumaturge de l’Occident.

Puis, en pendant, deux docteurs de l’Eglise, saint Ambroise et saint Jérôme ; le premier, souvent redondant et enflé dans une prose médiocre, mais ingénieux et charmant dans ses hymnes ; le second, ayant vraiment, dans la Vulgate, créé la langue de l’Eglise, aéré, désinfecté ce latin du Paganisme qui empestait la luxure, puait un affreux mélange de vieux bouc et de rose ; en vis-à-vis encore, deux papes, saint Léon et saint Grégoire, puis deux abbés de cloîtres, saint Laumer et saint Avit qui avait été, lui aussi, supérieur d’une abbaye fondée dans les bois du Perche.

Ces deux statues avaient été ajoutées, après coup, car elles décelaient, par leur tournure et par leur costume, une époque plus tardive que le XIIIe siècle ; mais alors, avaient-elles été substituées à d’autres qui portraituraient les mêmes moines ou différents Saints ?

Et le tympan exprimait, à son tour, l’idée de parallélisme voulu par le maître de l’œuvre. Lui aussi était dédié aux deux thaumaturges, à la réplique miraculeuse du Nord au Midi ; il relatait les épisodes de la vie de saint Nicolas et de saint Martin ; saint Nicolas dotant les filles d’un gentilhomme qui s’apprêtait, mourant de faim, à les trafiquer, puis le sépulcre de cet archevêque sécrétant une huile souveraine, pour guérir les maladies ; saint Martin offrant la moitié de son manteau à un indigent et voyant ensuite le Christ revêtu de ce manteau.

Le reste du porche était aisément négligeable ; l’on retrouvait, dans les voussures et sur les piliers des baies, la troupe des Confesseurs, les neuf chœurs des Anges, la parabole des Vierges sages et des Vierges folles, le double des vingt-quatre Vieillards du portail Royal, les Prophètes de l’Ancien Testament, les Vertus et les Vices, les Vierges chrétiennes, de petites statuettes d’Apôtres, le tout plus ou moins endommagé, plus ou moins visible.

Avec ses 783 statues et figurines, ce portail du Midi cité par les guides comme le plus attrayant de tous, était, au contraire, le moins attirant des trois, pour les artistes, car si l’on exceptait les glorieuses effigies de saint Théodore et de saint Georges, les panégyriques de ses autres habitants étaient ternes, très inférieurs, au point de vue de l’art, aux sculptures de la façade du XIIe siècle et même du portique du Nord, ce mémorial des deux Livres, dont la statuaire était plus barbare mais moins docile et moins froide.

Et Durtal reprenait : l’ensemble extérieur de la cathédrale de Chartres peut se résumer en trois mots : Latrie, Hyperdulie, Dulie. Latrie, culte de Notre Seigneur, au porche Royal ; Hyperdulie, culte de la sainte Vierge au porche du Septentrion ; Dulie, culte des Saints, au porche du Sud.

Car, en somme, bien que le Rédempteur soit magnifié sur ce portail du Sud, en sa qualité de Juge suprême, il semble céder quand même un peu sa place aux Saints ; et, cela se comprend, puisqu’il est là, quasiment en double emploi, et que son véritable palais, son véritable trône est dans le tympan triomphal du portique d’honneur, du portail Royal.

Et avant de s’éloigner de cette façade, jetant un dernier coup d’œil sur ces haies d’élus, Durtal s’arrêtait devant saint Clément et saint Grégoire.

Saint Clément dont la mort extraordinaire fait presque oublier une vie tout entière adonnée à herser les âmes ; et Durtal se rappelait le récit de Voragine. Après avoir été exilé, sous le règne de Trajan, en Chersonèse, Clément est jeté, avec une ancre au cou, dans la mer, tandis que l’assemblée des chrétiens agenouillés sur le rivage, demande au ciel de conserver son corps ; et la mer recule de trois milles, et les fidèles gagnent à pied sec une chapelle que les Anges viennent d’édifier sous les vagues et dans laquelle le cadavre du Saint repose, sur un tombeau ; et, durant plusieurs siècles, la mer se retire ainsi, pendant une semaine, chaque année, afin de permettre aux pèlerins de visiter ses reliques.

Saint Grégoire, le premier moine Bénédictin, nommé pape, le maître de la liturgie, le créateur du plain-chant. Il fut, à la fois, éperdu de justice, fou de charité, passionné d’art, cet admirable pape, à l’esprit si compréhensif, si large, qu’il considérait ainsi qu’une tentation démoniaque, le désir que les cagots, que les pharisiens de son temps, manifestaient de ne point lire la littérature profane, parce que, disait-il, celle-là nous aide à comprendre l’autre.

Sacré, contre son gré, pontife, il traîne une vie torturée par l’angoisse, pleure le repos quitté du cloître et n’en lutte pas moins avec une incroyable énergie contre les assauts des Barbares, les hérésies de l’Afrique, les intrigues de Byzance, la simonie des siens.

Il surgit au fond des âges, dans un sabbat de schismes qui vocifèrent et on l’aperçoit aussi, au milieu de ces tourmentes, abritant contre la rapacité des riches les pauvres qu’il nourrit de sa main et dont il baise les pieds chaque jour ; et, dans cette existence surmenée, sans un moment de détente, il parvient à restaurer la discipline monastique, à semer partout où il le peut le germe Bénédictin, à sauver le monde qui s’égare par la vigie des cloîtres.

S’il ne fut pas martyrisé comme saint Clément, il mourut cependant pour le Christ d’épuisement et de fatigue, ayant vécu dans la continuelle souffrance d’un corps miné par les maladies, débilité par les macérations volontaires et par les jeûnes.

C’est sans doute pour cela que la face de sa statue est si pensive et si triste, se dit Durtal ; et pourtant, elle écoute la colombe, symbole de l’inspiration, qui lui chuchote à l’oreille, lui dicte, d’après une ancienne légende, les mélodies de l’antiphone, et lui souffle certainement aussi ses dialogues, ses homélies, ses commentaires sur le livre de Job, son pastoral, toutes ses œuvres dont le retentissement fut immense au Moyen Age.

Et, en retournant vers son logis, Durtal, songeant encore au défilé de ces Justes, se fit tout à coup cette réflexion : il manque à Chartres le portrait d’un Saint dont l’assistance fut jadis plus que celle de tout autre enviée, saint Christophe qui se tenait d’habitude à l’entrée des cathédrales, juché seul, en un lieu à part.

Tel il saillait naguère à l’entrée de Notre-Dame de Paris et tel il s’exhibe encore, en un coin de la façade principale d’Amiens ; mais presque partout, les iconoclastes l’ont détruit et l’on peut compter les églises où maintenant la statue du Porte-Christ se montre. Elle séjourna sûremùent à Chartres, oui, mais dans quel endroit ? les monographes de la basilique n’en parlent point.

Et, en cheminant, il se plaisait à penser à ce Saint dont la popularité s’explique, car nos pères croyaient qu’il suffisait de regarder son image sculptée ou peinte, pour être protégé, pendant toute la journée, de catastrophes, surtout de la malemort.

Aussi, émergeait-il, en dehors, bien en évidence, en bonne place, énorme, de façon à pouvoir être aperçu, même de loin, par les passants. D’autres fois, son portrait s’étendait, gigantesque, dans l’intérieur de l’église. Ainsi le voit-on au Dom d’Erfurt, dans une freque du XVe siècle, trop réparée. Cette figure monstrueuse, haute de cinq étages, va des dalles du sanctuaire aux voûtes. Christophe a une barbe qui coule à torrents et des jambes aussi grosses que des piliers de nef. Il porte, adorant et courbé, sur ses épaules, un enfant à tête ronde qui bénit, en souriant, avec une mine enfarinée de pierrot, les visiteurs. Et lui, patauge, pieds nus, dans un étang plein de petits roseaux, de diablotins, de poissons cornus, de fleurettes étranges, le tout minuscule pour mieux exagérer encore la statue colossale du Saint.

Ce pauvre ami, ruminait Durtal, il fut vénéré par le peuple mais un peu tenu à l’écart par l’Eglise, car il est, avec saint Georges et quelques autres martyrs, de ceux dont la biographie suggère bien des doutes…

Saint Christophe fut invoqué, pendant le Moyen Age, pour la guérison des enfants langoureux et aussi contre la cécité et la peste.

Au reste, les Saints ne furent-ils pas les vrais thérapeutes de ces temps ? toutes les maladies que les médecins, que les mires, ne pouvaient soulager leur étaient confiées ; d’aucuns même étaient réputés tels que des spécialistes et les maux qu’ils traitaient étaient désignés par leurs noms. La goutte s’appelait mal de saint Maur ; la lèpre mal de saint Job ; le cancer mal de saint Gilles ; la chorée mal de saint Guy ; le rhume mal de saint Aventin ; le flux de sang mal de saint Fiacre ; et j’en oublie.

D’autres sont encore demeurés célèbres pour la délivrance de certaines affections dont la cure leur était dévolue. Sainte Geneviève pour le mal des Ardents et les ophtalmies ; sainte Catherine d’Alexandrie pour les migraines ; sainte Reine pour les maladies secrètes ; saint Barthélémy pour les convulsions ; saint Firmin pour les crampes ; saint Benoît pour les érésypèles et pour la pierre ; saint Loup pour les douleurs d’entrailles ; saint Hubert pour la rage ; sainte Appoline dont une statue existe dans la chapelle de l’hôpital Saint-Jean, à Bruges, ornée, en guise d’ex-voto, de chapelets de molaires et de chicots de cire, pour les névralgies faciales et les maux de dents ; et combien d’autres !

Etant donné, conclut Durtal, qu’à l’heure actuelle la médecine est devenue plus que jamais un leurre, je ne vois pas pourquoi l’on n’en reviendrait point aux spécifiques des oraisons, aux panacées mystiques d’antan. Si les Saints intercesseurs se refusent, en certains cas, à nous guérir, ils n’aggraveront pas au moins notre état, en se trompant de diagnostic et en nous faisant ingérer de périlleux remèdes ; et, d’ailleurs, quand bien même les praticiens de notre temps ne seraient pas ignares, à quoi cela servirait-il, puisque les médicaments qu’ils pourraient utilement prescrire sont frelatés ?