La Cathédrale de Reims

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LA
CATHÉDRALE DE REIMS[1]

Blessée grièvement, sinon morte, elle est toujours vivante dans notre souvenir et dans notre amour. En parlant d’elle, je penserai à ce qu’elle était hier et à ce qu’elle sera demain, lorsqu’après nos victoires nos mains pieuses redonneront à Notre-Dame de Reims sa blanche robe de pierre. Et si nos mains depuis longtemps désaccoutumées de ces sublimes travaux ne savent plus, comme nos ancêtres, tisser ces fines dentelles de pierre, ce qu’il y aura d’imparfait dans notre œuvre sera là pour rappeler à toutes les générations futures le crime de nos ennemis, pour dire contre quels barbares, à certain moment de son histoire, la France eut à lutter.

Allemagne, la poussière de ces murs éventrés par toi fera sur ta robe une tache non moins indélébile que le sang des femmes et des enfans dont tu l’as souillée !

Dans l’évolution de l’art gothique, la cathédrale de Reims, venue après celles de Paris et d’Amiens, marque sur certaines parties, notamment par ses portes, sa rose, ses tours, ses façades latérales, le point culminant de beauté atteint par l’art gothiques Elle possède toutes les grandes qualités architecturales, toute la noblesse et la grandeur du XIIIe siècle et en même temps elle annonce et prépare toutes les délicatesses du XVe.

Pour comprendre la beauté d’une cathédrale gothique, il ne suffit pas de s’en tenir aux prodiges que les architectes ont réalisés au point de vue constructif, a ces solutions provoquées par les nécessités de toiture ou d’éclairage, qui ont été, tour à tour, le point de départ de ces deux styles que nous distinguons sous le nom de Roman et de Gothique. Il faut nous élever plus haut. Ce qu’il y a de fondamental dans l’architecture gothique part d’un autre principe, de quelque chose de supérieur au principe constructif. Sa beauté vient de ce que, par excellence, elle fut de tous les styles le plus expressif des sentimens de notre âme, le plus significatif des grandes pensées de la religion chrétienne : la croyance en Dieu, et la croyance en la fraternité des hommes. L’église chrétienne, c’est le Temple de Dieu, et c’est la maison du peuple réuni au pied des autels.

Temple de Dieu, l’église doit être aussi belle que possible, belle par sa construction et par tous les détails de son architecture et de son décor ; maison du peuple, elle doit tout faire converger vers son instruction et sa moralisation. Par suite de ce besoin d’instruction primordial, dans ces temps où les hommes n’avaient pas de livres, nos églises devinrent un livre gigantesque, un livre parlant par l’image, par toutes les peintures et les sculptures dont ses murs furent revêtus.

Dans l’église gothique, les deux recherches, recherche de beauté et recherche instructive, s’unirent de la façon la plus intime et la plus heureuse. L’architecte ne s’attarda plus à de simples formes de décor tirées de la géométrie des lignes, c’est à la nature humaine qu’il demanda toutes ses inspirations. Les figures peintes ou sculptées de nos cathédrales sont en même temps le plus instructif des enseignemens et le plus beau des décors.

Avant même que le fidèle entre dans l’église et prie dans le plus admirable sanctuaire que les hommes aient créé, la façade de l’église est là pour élever son âme et lui dire toute la beauté de la maison de Dieu. Ces façades sont le triomphe de l’art gothique, et la façade de Reims est la plus belle de toutes. Elle marque les derniers progrès réalisés depuis la fin du XIIIe siècle jusqu’au début du XVe. Elle est l’aboutissant de tout ce que le gothique avait cherché. Lorsqu’après l’interruption provoquée par la guerre de Cent Ans, l’architecture gothique s’épanouit au XVe siècle dans un nouvel élan de joie triomphale, c’est la façade de la cathédrale de Reims qui fut l’inspiratrice de l’art nouveau. Les merveilles du XVe siècle, façades de Troyes, de Meaux, d’Abbeville, de Tours, surtout celle de Rouen, la plus légère, la plus aérienne qui soit, dérivent d’elle.

Toutes elles sont belles, nos églises gothiques et toutes différentes les unes des autres. Comparé à l’art grec, le seul qui puisse en être rapproché, l’art gothique a pour lui sa prodigieuse variété. On ne peut bien comprendre et apprécier une de nos églises sans la comparer aux autres, sans rechercher en quoi elle leur ressemble ou en diffère, et sans marquer ce qui est le mérite de chacune d’elles, c’est-à-dire la part de nouveauté qu’elle apporte, la place qu’elle tient dans l’évolution générale de l’art. De l’une à l’autre, dans chaque église même, les changemens, les progrès sont apparens. Presque jamais une grande église n’a été l’exécution fidèle d’un plan primitif ; et, au lieu de le regretter, comme on le fait souvent, il faut nous en féliciter. Chaque nouvel architecte qui est intervenu dans la direction de l’œuvre n’a pas hésité à modifier les plans de ses prédécesseurs, et, pendant tout un siècle, jusqu’à la guerre de Cent Ans, ce fut une suite ininterrompue de progrès qui nous font passer des cathédrales de Paris et d’Amiens à celle de Reims.

Avant de montrer par quoi elles diffèrent, montrons les caractères qui les unissent. Il en est un fondamental : toutes nos églises gothiques, sauf de rares exceptions, s’ordonnent avec l’accompagnement de deux tours sur les côtés de la façade. La tour, principe de la défense, attribut des demeures princières, la tour indiquant toujours la maison du roi, fut choisie comme devant marquer aussi la maison de Dieu. Ces tours que nous appelons des clochers, ce sont bien des clochers, puisqu’elles enferment des cloches, mais ce sont surtout des tours d’apparat, de pures œuvres de beauté. Et par leur terminaison, par leurs gigantesques flèches, qui ne sont plus des toitures et qui ne correspondent plus en rien à aucune idée utilitaire, elles expriment quelque chose de plus que l’idée de puissance ; elles disent, par cet effort prodigieux, l’élan des âmes vers le ciel, c’est la plus audacieuse et la plus heureuse recherche faite pour exprimer l’impérieux besoin de spiritualisme qui est au fond du cœur de tous les hommes.

Voilà la raison pour laquelle ce motif des tours, qui n’eut pas dans tous les pays la même importance et qui notamment fut secondaire dans les églises italiennes, eut tant de succès en France dans l’architecture romane et gothique et mit dans nos églises une si remarquable unité. Mais, malgré cette conformité à une idée unique, que de variétés dans nos façades, que d’efforts pour perfectionner le motif adopté, que de recherches admirables pour passer de la façade de la Cathédrale de Paris à celle de Reims !

A s’en tenir aux principales recherches faites par les gothiques pour mettre des beautés de plus en plus grandes dans les façades de leurs églises, on pourrait indiquer les idées suivantes : 1° Tendance à la complication et à l’ornementation de toutes les formes ; 2° Affirmation de plus en plus nette du verticalisme des lignes ; 3° Multiplicité des vides ; 4° Union aussi intime que possible de tous les élémens de la façade, de façon à réaliser une composition d’ensemble d’une grande unité.

1° Dans une façade, les parties que les gothiques s’attachèrent le plus à décorer, ce furent les portes. Ouvertes dans l’énorme épaisseur des murs servant de support aux tours, elles offraient par leurs profonds ébrasemens un champ admirable à la décoration sculptée. Et il est à remarquer que ce fut une grande nouveauté dans l’art, une profonde modification de l’architecture antique, qui mit toujours son décor au sommet des édifices sur les frises et les frontons.

Déjà, dans la cathédrale de Paris, nous voyons l’architecte, développant les motifs créés par l’art roman, décorer magnifiquement ses trois portes ; mais quel prodigieux progrès se fait à Reims ! L’architecte ne se contente plus de la trouée faite dans le mur : pour rendre sa porte plus belle, il la projette en avant, en fait comme une espèce de porche, et il peut réaliser le plus magnifique ensemble de sculptures créé par notre architecture chrétienne. Je dirai plus loin la beauté de ces sculptures, je me contente en ce moment de marquer leur rôle architectural.

2° Le verticalisme, qui est un des traits les plus typiques de l’art gothique, va se développer à Reims par la suppression des horizontales et la multiplication de toutes les lignes ascensionnelles, telles que frontons aigus et légers pinacles. On supprime, au-dessus des portes, cette ligne des rois qui, à Paris, barrait la façade comme une énorme corniche. Au-dessus des portes, c’est l’apparition d’un gable marquant plus nettement leur verticalisme, et entre les portes, pour amortir le vide qui les sépare, c’est une suite de statues se superposant, partant de la base des tympans, pour s’épanouir entre la naissance des archivoltes. Là, pour la première fois peut-être, nous voyons apparaître, sur une façade, le motif des Verseaux, ces belles figures de jeunes gens tenant des urnes qui symbolisent les quatre fleuves du Paradis. Il m’est impossible de ne pas rappeler ici que dans le Saint-Marc de Venise, où l’on voit tant d’influences gothiques françaises, notamment dans la grande rose du transept nord, et sur la façade, dans les portails, dans la grande verrière et dans les arcs en accolades qui la surmontent, on retrouve en particulier au-dessus des portes les Verseaux de Reims.

3° L’augmentation des vides, nous la voyons dans les dimensions plus grandes données à la rose, dans l’évidement des clochers qui sont tout à jour dès leur partie inférieure, et plus encore, à leur sommet, lorsqu’ils se détachent de la masse carrée de la façade. Ces tours terminales de Reims, il faut les rapprocher de celles de Paris. C’est le même motif, accentué encore dans le sens de la légèreté et de la complication des formes. Toutefois, il y avait à Paris un motif d’une grande légèreté qui n’a pas été maintenu à Reims, je veux dire la haute balustrade à jour unissant les tours. A Reims, cette balustrade n’existe pas, elle a été remplacée par le motif plus massif de la galerie des Rois et, de ce fait, la terminaison de la façade de Reims est moins fine et moins belle que celle de Paris, qui sur ce point reste incomparable. A juste raison, lorsqu’on énumère les chefs-d’œuvre de l’art gothique, on cite la nef d’Amiens, le chœur de Beauvais, les portails de Reims et les tours de Paris.

Les tours de Reims, comme celles de Paris, sont restées inachevées. Elles avaient été conçues, comme toutes les tours gothiques, pour être terminées par de hautes flèches à jour.] Mais telles qu’elles sont, elles sont si belles, elles nous apparaissent si parfaites, qu’il semble que la moindre addition n’aurait pu qu’on diminuer la beauté.

Si nos tours gothiques sont restées presque toujours inachevées, c’est que le programme de l’église gothique était si colossal que tout un siècle de travaux n’a pas suffi à le réaliser. Il était réservé au XVe et au XVIe siècle d’aborder ce problème des flèches dont le XIIIe siècle ne nous a, pour ainsi dire, laissé aucun modèle.

4° Je noterai enfin les efforts faits pour obtenir une belle composition d’ensemble. Considérons par exemple les trois portes de Paris : elles sont indépendantes les unes des autres, séparées nettement par les puissans contreforts qui, de la base de la façade, s’élèvent jusqu’à son sommet. A Reims, rien ne sépare les trois portes, elles se rapprochent, elles s’unissent intimement, les grandes statues qui les décorent se suivent, comme se donnant la main, et elles font comme une magnifique procession autour de l’église. En parlant de la cathédrale de Paris, on pourrait dire qu’elle a trois portes : à Reims, il serait plus juste de dire qu’il y a un grand portail à trois ouvertures. A remarquer aussi que les deux contreforts terminaux ne sont pas nus comme à Paris, mais se couvrent de statues, s’unissent aux portes de façon à leur donner encore plus d’ampleur et de majesté. Mais surtout nous remarquerons que les portes de Reims ne sont plus basses comme celles de Paris, mais qu’elles grandissent, se dressent de façon à atteindre la rose et à s’unir à elle par le grandiose fronton qui les surmonte. Cette union des portes et des fenêtres fut un des grands désirs du gothique. Nous en avons de très beaux exemples dans les portes des transepts ouverts dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Mais sur ce point il était réservé à la fin du XVe siècle de dire le dernier mot dans l’éblouissant portail de la cathédrale de Rouen.

On peut supposer que, dans la façade de Reims, seuls les portails et la grande rose appartiennent au XIIIe siècle. Sur cette question si controversée encore des dates de la cathédrale[2], je me range à l’opinion d’un critique particulièrement compétent, M. Louis Demaison, qui nous dit : « Nous pensons que le portail a été commencé vers 1250 ; Bernard de Soissons a monté la façade de la nef jusqu’à la galerie des Rois, et ces travaux ont dû être achevés vers 1285 ; au XIVe siècle, on a travaillé aux parties latérales formant le premier étage des tours, puis à la galerie des Rois, au pignon et à l’étage supérieur des tours, achevées seulement vers 1427. »

Après la façade principale, il faut admirer les façades latérales, surtout celles de l’abside[3]. Le décor des façades latérales fut toujours une des pierres d’achoppement de l’art gothique. Les gothiques eurent grand’peine à faire un ensemble harmonieux avec tout cet échafaudage d’arcs-boutans qui entouraient les nefs, semblables aux pattes d’un gigantesque insecte., Une des plus belles solutions fut donnée à Reims, grâce à de légères galeries à jour et à la finesse des arcs-boutans qui se terminent par des tabernacles enfermant de belles statues d’anges aux ailes éployées.

A Reims, les sculptures sont très nombreuses. Les plus anciennes, celles des portes du transept nord et de la porte de droite de la façade principale, sont encore conçues dans les traditions romanes, avec toute la noblesse et la gravité de cet art, mais en même temps leur style archaïque. Le sculpteur, comme on le fit longtemps dans les premiers siècles du moyen âge, semble se désintéresser des proportions normales des corps, pensant que toute l’attention doit être concentrée sur la tête, organe de la pensée.

Cet archaïsme, par contraste, rend plus belles encore les statues qui décorent la façade, surtout celles de la porte centrale qui sont le point culminant de la sculpture gothique. Les statues du portail central sont au nombre de huit : à droite, les deux statues de l’Annonciation et les deux statues de la Visitation ; à gauche, les quatre statues de la Présentation au Temple.

Dans cet ensemble, deux statues ont un caractère particulier et tout à fait anormal, ce sont celles de la Visitation, qui sont de véritables copies d’œuvres antiques et, de ce chef, elles ont toujours retenu particulièrement l’attention critique. Certes, tant que la critique n’a eu d’autre pensée que de prendre les statues antiques comme critérium de toute beauté et de n’admirer que les imitations qu’on en a pu faire, quelque maladroites qu’elles aient été, on conçoit que l’on ait attribué une importance spéciale à ces deux statues de la Visitation. Mais, vraiment, la statuaire gothique serait bien peu digne de nos éloges, si elle s’en était tenue à ne faire que des copies d’œuvres qui, si belles soient-elles, avaient ce défaut d’être si profondément éloignées de sa pensée, et de toutes les idées qu’elle avait à exprimer. A Reims, autour de ces copies, ne suffit-il pas de regarder toutes les autres statues, œuvres pures de la pensée d’un sculpteur français, pour voir la faiblesse de cet art d’imitation et la grandeur de l’art français agissant dans la plénitude de son indépendance ? Est-ce une Vierge vraiment, est-ce une sainte Elisabeth, que nous pouvons reconnaître dans ces corps si lourds, dans ces toges romaines, dans ces mouvemens sans justesse et sans vraie signification ? Comment peut-on les regarder, lorsqu’à côté d’elles il y a une autre Vierge, si vraie dans son attitude et son expression, si virginale par son regard, si simple dans son costume, dans sa robe unie tombant toute droite, et dans le léger manteau qui enveloppe sa figure et descend sur ses épaules, jeune vierge champenoise, beauté charmante aimée par le sculpteur qui s’est plu à la représenter fidèlement deux fois, dans le motif de l’Annonciation et dans celui de la Présentation ? Ces deux statues et celles qui les accompagnent sont les perles les plus rares de l’art français, des œuvres sublimes que nous adorons sans pouvoir rien leur préférer.

Dans l’intérieur des églises gothiques, c’est le vitrail qui est l’essentiel, c’est lui qui a tout commandé. Au début du moyen âge, dans les édifices construits dans les pays du Nord, l’éclairage présentait une grande difficulté. Il fallut multiplier et agrandir les fenêtres : mais, en le faisant, on ne laissait plus sur les murs les surfaces nécessaires pour le développement des peintures qui semblaient être l’ornement indispensable de nos églises chrétiennes. N’ayant plus de murs à peindre, on peignit les fenêtres. Et le résultat, dès le premier moment, apparut si merveilleux que désormais tous les efforts tendirent à supprimer les murs aussi complètement que possible, afin de faire une église toute de verre, peinte avec des rayons de soleil. Voilà le secret de la beauté exceptionnelle de l’art gothique, de cet art où les murs semblent ne plus exister, où rien n’emprisonne le regard, où de partout l’on voit apparaître des visions du ciel. C’est une architecture où tout nous éloigne de l’idée d’une chose terrestre, d’une chose faite pour des êtres humains : un rêve, une hallucination, des maisons de pierre soulevées, suspendues dans les airs, se dressant dans la lumière, comme affranchies des lois de la pesanteur, légères comme des nuées, fragmens du ciel. Plus rien qui ressemble à une toiture ou à des murs. Ce sont des piliers légers, des flèches à jour, montant toujours plus haut, semblant s’évanouir à leur sommet comme des fumées d’encens, demeures pour des âmes et non plus pour des corps. Par ces clochers à jour, par les fenêtres, il semble que les anges puissent descendre jusqu’à nous. La terre s’unit au ciel.

Au point de vue des vitraux, la cathédrale de Reims tient sa place à côté des grandes cathédrales, à côté de celles de Paris et d’Amiens, mais sans marquer sur ce point aucun grand progrès, comme elle le faisait par sa façade. Cela tient à ce que l’intérieur de cette cathédrale est plus ancien que sa façade d’un demi-siècle. Dans les vitraux des fenêtres supérieures, les seuls qui subsistent du XIIIe siècle, nous voyons le motif si fréquent alors de deux figures superposées, motifs allongés qui convenaient bien aux fenêtres encore relativement étroites de cet âge-Pour voir l’épanouissement complet de l’art du vitrail, il faut attendre le XVe et le XVIe siècle.

Au point de vue du vitrail, Reims toutefois présente une intéressante nouveauté, et c’est sa façade qui nous la révèle. Dans les cathédrales antérieures à celles de Reims, et à Paris notamment, seule une grande rose s’ouvrait sur la façade, et lorsque dans l’intérieur de l’église on la regardait, on voyait bien l’éclat de cette rose, mais elle n’était pas suffisante pour éclairer cette paroi qui faisait l’effet d’un grand mur noir. C’était un grave défaut auquel il s’agissait de remédier. A côté de la grande rose, il fallait d’autres vitraux, mais où les mettre ? C’est ce problème que l’architecte de Reims a heureusement résolu, en perçant le tympan des trois portes et en remplaçant par des vitraux les sculptures qui le décoraient : Et, sans doute, vue de l’extérieur, la façade peut y perdre quelque chose par suite de la suppression d’une partie de ses sculptures. Mais, à Reims, les portes et toutes les parties de la façade sont si chargées de sculptures que cette suppression est de peu d’importance et peut passer inaperçue. Et en tout cas ce n’est qu’un petit mal en vue d’un très grand bien. Grâce à cette innovation, le mur de la façade qui jusqu’alors, vu de l’intérieur, faisait une si fâcheuse tache, tout noir, au milieu des vitraux qui de toutes parts flamboyaient sur tous les murs de l’église, ce mur va s’illuminer à son tour et parachever cette vision céleste.

Cette lumière nouvelle entraîna d’autres conséquences et permit de décorer toutes les parties du mur. Autour des vitraux aucune place ne resta nue, le mur se couvrit de tout un peuple de statues, formant le plus beau décor qui existe de l’intérieur d’une façade.

Je ne veux pas prolonger davantage cette étude qui pourrait être inépuisable, et je terminerai en rappelant que, parmi toutes ces statues, statues de prophètes, de saints, de martyrs, il y a des hommes d’armes, nobles guerriers, les ancêtres de nos héros d’aujourd’hui, chevaliers sans peur… et sans reproches.

Tout, à Reims, est une image de l’âme française, avec toutes ses vertus et tout son génie. Lorsque les jours d’angoisse seront passés, la noble cathédrale restera comme le plus pur symbole de la grandeur de la France. Si, dans l’avenir, il peut quelquefois être nécessaire de rendre plus forte, plus intime l’union de tous les Français, c’est elle qui nous donnera les enseignemens nécessaires. Dans ce lieu saint où se faisait autrefois le sacre de nos rois, nos chefs d’Etat de demain viendront à leur tour ; et, sous ces voûtes qui nous rappelleront nos jours d’épreuve, notre énergie et notre délivrance, pour être compris de tous, pour exprimer la pensée unanime de tous les Français, ils n’auront qu’un mot à dire : Nous n’oublierons jamais,


MARCEL REYMOND.

  1. Au moment de mettre cet article sous presse, nous avons le regret d’apprendre la mort de son auteur, M. Marcel Reymond. Rien ne nous avait fait prévoir ce dénouement prématuré d’une existence laborieuse, qui a été consacrée à l’étude et à l’histoire de l’art. M. Marcel Reymond se mettait tout entier dans les opinions qu’il défendait ; il y apportait, avec une compétence incontestée, une véritable passion, et c’est ce qui donnait tant de vie à ses écrits comme à sa parole. La même passion, plus ardente encore s’il était possible, inspirait son patriotisme. La guerre qui se poursuit, les crimes qui l’accompagnent, l’incendie de la cathédrale de Reims en particulier l’avaient profondément ému et indigné. Une dernière fois il a repris la plume pour décrire l’admirable monument qu’il avait tant admiré et aimé et qui, devant les siècles futurs, témoignera de la barbarie germanique. L’homme et l’artiste avaient été cruellement blessés en M. Marcel Reymond. Quelques jours avant sa mort, il écrivait à son ami, M. André Michel : « Comment pourrons-nous continuer à vivre des heures pareilles ? » Et, en effet, il ne l’a pas pu : une crise subite l’a brusquement emporté.
  2. La Cathédrale de Reims, p. 82, vol. in-8, II. Laurens.
  3. La cathédrale de Reims a été commencée en 1221. L’abside était terminée en 1241.