La Cause du beau Guillaume/10

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Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 241-265).


CHAPITRE X


le vallon des pleurs


Volusien arriva comme un sanglier en déroute dans sa maison où l’attendait Guillaume.

Il lança un juron tout grondant de ressentiment et d’irrésolution.

— Un peu plus, j’aurais reçu une balle ! s’écria-t-il, mais il vit avec une profonde surprise que Guillaume fumait en chantonnant et lui jetait un regard ironique en gardant une allure singulière, froidement joyeuse.

— Eh bien ! reprit-il, tournant sa colère contre Guillaume, ça ne t’émeut pas plus que ça, toi qui devais tout briser, tout-à-l’heure.

— Bah ! dit Guillaume, avec un sourire d’une exaspérante raillerie, nous ne sommes donc pas invités à la noce ?

— Je te dis, continua Volusien en envoyant une chaise à l’autre bout de la chambre, qu’on m’a mis la gueule d’un pistolet sur l’estomac. Voilà la réponse.

Il ne voulait pas avouer à son camarade qu’il avait été poussé dehors par Louis, et c’était cependant ce qui l’avait le plus fortement troublé. Il ne comprenait pas la vigueur nerveuse subitement venue à ce petit homme chétif, et il était intimidé par cette série d’actes énergiques, l’expulsion et la mise en joue avec le pistolet, qui lui paraissaient un mystère redoutable chez un être qu’il aurait volontiers comparé à une femme auparavant.

— Eh ! répondit toujours de la même façon Guillaume, mon garçon, c’est tout simple, nous ne sommes pas des hommes, nous sommes des loups, je te l’ai toujours dit. Il secoua lentement la tête d’un air concentré.

— C’est pour ça que tu n’y es pas allé, dit Volusien qui en voulait à Guillaume d’être plus décidé, plus clairvoyant que lui.

— Pas de bétise ! reprit Guillaume, tu sais ce que je suis.

— Et cette coquine, continua Volusien, qui s’est tournée contre moi et qui ne veut pas être mariée avec lui parce qu’il est au-dessus d’elle. J’ai voulu l’emmener de force, alors l’autre m’a ajusté. Il a fallu que je revienne ! C’est un petit rageur. On n’y touchera pas comme on voudra. Je ne sais plus que faire ! s’écria-t-il déconcerté de n’être pas soutenu, excité comme à l’ordinaire par le beau Guillaume.

Il ne voyait pas de moyen maintenant de peser sur Louis et Lévise, car s’il pouvait, dans un moment de colère, prononcer de graves menaces et croire fermement qu’il les exécuterait, il était au fond incapable de se jeter de lui-même dans une méchante affaire, et même de poursuivre depuis le matin jusqu’au soir seulement la réalisation d’un dessein qui eût exigé des efforts, des combinaisons pénibles pour l’esprit, une tension de haine, par exemple. Avec une figure d’une apparence bien plus féroce que celle de Guillaume, il était beaucoup plus pacifique que celui-ci. La prudence le menait par dessus tout. Si Guillaume n’avait pas constamment attisé le feu en Volusien, ce dernier n’eût jamais accompli les actions de la matinée. Il pensait avoir assez fait.

Le beau Guillaume contempla encore un instant son camarade avec la même physionomie cruellement gaie. Il avait du plaisir à le voir en désarroi se débattre sous son insuccès, dans son incertitude, car lui, Guillaume, jouissait à cet instant d’un calme particulier, bizarre, que lui donnait un projet bien arrêté, irrévocablement déterminé et pour l’exécution duquel il ne restait plus qu’à fixer l’heure et choisir tranquillement les meilleurs moyens.

— Enfin, qu’est-ce tu as donc ? demanda Volusien impatienté de ce changement apparent et inattendu.

— Bah ! dit Guillaume, avec une insouciance factice, si tu ne sais que faire, moi je suis plus avancé. J’ai mon plan.

— Eh bien, dis-le !

— Non ! reprit Guillaume, tu comprendras peut-être de toi-même, avant peu. Tiens, viens chasser !

— Tu veux tuer ? dit vivement Volusien.

— Bah, ne t’occupe donc plus de tout cela ! allons chasser ! répliqua Guillaume faisant pour ainsi dire des coquetteries avec son « projet ».

— Mais, dit Volusien, je ne t’ai jamais vu comme aujourd’hui. Tu es décidé à un mauvais coup.

— Viens ou reste, répondit Guillaume.

Volusien le suivit et ils gagnèrent les bois, Guillaume répondant toujours énigmatiquement aux questions de Volusien. Lorsqu’ils furent arrivés sous bois, Guillaume, qui avait pris son fusil, se mit à tirer continuellement non pas seulement sur le rare gibier qui se leva, mais il ajustait des buts qu’il se donnait, et chaque fois que son coup réussissait il disait avec affectation : Allons, la main ne se gâte pas !

Ces bois étaient des bois communaux mal gardés, où l’on pouvait tirer assez à son aise sans craindre d’attirer le garde unique chargé de les surveiller.

— Tu veux tuer ! répétait toujours Volusien.

— Tu me crois donc bien méchant ? répliqua plusieurs fois Guillaume.

Ce ne fut que lorsque Volusien, enfin convaincu des intentions de son camarade, lui eut dit : Mais nous irons en cour d’assises ! que le braconnier se retourna vers lui et s’écria :

— Allons donc, je suis sûr de mon affaire, Lévise m’était promise ! quant à toi, c’est encore mieux, c’est ta sœur ! tu t’y es bien pris, on t’a répondu avec un pistolet. Et moi je parlerai avec ça !

Il tapa sur le canon de son fusil.

— Si tu as peur, tu me regarderas.

— Et Lévise ? demanda Volusien sérieusement tourmenté.

Guillaume le regarda en face, comme s’il eût voulu le magnétiser, et lui dit d’une voix tranquille :

— C’est à Lévise que j’en veux le plus.

C’est moins par réel grief que par perversion de raisonnement, amour-propre odieux, que des pères tuent leurs filles déshonorées, et les amants repoussés les femmes qui ne les aiment pas. Le braconnier, voyant Volusien faire un mouvement de protestation effrayée, ne lui donna pas le temps de parler.

— Je veux te donner de l’honneur malgré toi, dit-il avec une force emphatique, tu n’as pas voulu mendier, ni te faire valet d’un autre, n’est-ce pas ? tu vis libre, tu te tiens droit. Eh bien, il faut qu’on dise de toi : voilà un homme qui n’a pas voulu traîner toute sa vie la honte comme une loque. Sa sœur le faisait mépriser et le roulait dans la boue. Il s’est lavé avec du sang. Tout le monde dira que tu es un homme de cœur et on parlera de toi partout. C’est rare, un homme de cœur ! ajouta-t-il avec sa sinistre emphase.

Volusien restait stupide devant ces arguments, chatouillé dans sa vanité grossière, mais troublé de ces idées qu’il abordait pour la première fois, et auxquelles le ton sauvagement enthousiaste de l’autre donnait une puissance pour ainsi dire matérielle.

— Voyons donc, reprit le beau Guillaume dont les paroles sortirent heurtées, fiévreuses, voyons donc, est-ce que Lévise ne te méprise pas comme un goujat ? est-ce que tu lui es quelque chose ? est-ce que si l’autre avait voulu te décharger son pistolet dans la tête, elle aurait bougé ? Et pourtant tu venais pour lui faire du bien, pour lui rendre l’honneur. Si elle le pouvait, elle nous aurait déjà fait mettre en prison.

Volusien tressaillit. Il ne se rappela pas qu’elle avait arrêté la main de Louis à la fenêtre quand celui-ci tenait le pistolet. Peut-être ne l’avait-il pas vue. Mais il se rappela que lorsqu’il se querellait avec Louis elle l’avait repoussé, lui son frère, de son propre bras. Guillaume avait encore, et toujours raison, et l’influence de l’honneur, le grand renom, la gloire de l’honneur resteraient-ils en balance avec la vie d’une sœur coupable de tant de crimes ! une sœur qui détestait son frère contre toutes les lois les plus sacrées, une sœur qui plongeait son frère dans la fange et la risée publique, une sœur qui peut-être souhaitait la mort de son frère ! Et puis, quelle conviction dans Guillaume, quelle absolue certitude ! quel sentiment de son droit ! et on n’irait pas en cour d’assises ! Guillaume le savait !

Volusien devint très-sombre, mais n’osa plus parler des pensées que l’autre avait remuées dans son cerveau. Il contempla deux ou trois fois son camarade avec une admiration mêlée de crainte, et le beau Guillaume lui répondit par un rude regard de triomphe. Il sentait qu’il subjuguait Volusien, et il était satisfait d’en obtenir le consentement tacite à ses desseins. Du reste il commençait à en arriver à ce singulier état maniaque des meurtriers et de ceux qui songent au suicide, état dans lequel tout devient excitation, l’opposition ou le concours.

Quand l’esprit s’est ainsi arrêté sur ces terribles projets de mort, qu’on la destine à soi-même ou à un autre, il se passe une transformation curieuse et redoutable. Autant il était agité avant de s’être fixé, autant l’esprit, de la brute jusqu’à la plus vive intelligence, devient calme. Il est subitement fermé à toute autre idée, et il ne s’occupe plus qu’a caresser le cruel projet, à s’en faire un jouet et une jouissance, à le préparer minutieusement, à s’en repaître, à le savourer lentement, sans se presser. L’idée fixe s’étant emparée de l’homme, il perd toute notion étrangère à ce qu’il va accomplir, il ne voit plus ni au delà, ni à côté. Non, son œil, sa pensée sont cloués sur l’heure, sur le moment précis, sur le moyen certain de l’acte à accomplir. Sa volonté tout entière absorbée et rétrécie dans ce cercle y acquiert une force extraordinaire, pour arriver uniquement à son but, pour en parcourir d’avance les plus petits détails d’exécution. De là ce soin, cette science, cette dégustation préalable du meurtre et du suicide. Mais aussi cette volonté devient aveugle pour tout le reste, pour les conséquences de la chose ; elle est incapable de prévoir les entraves, le châtiment, les précautions de salut, les maux qui peuvent résulter pour des personnes auxquelles justement on n’aurait point voulu de mal, qu’on n’eût pas souhaité entraîner dans la catastrophe, ou si elle le fait, c’est maladroitement.

Guillaume en était arrivé là. Tuer Louis et Lévise. Tout le reste des choses sous le ciel ne l’occupait plus. L’homme de la ville lui avait ravi la fille qu’il s’était réservée : l’offense avait été surtout, pour le braconnier, de race à race, de la race orgueilleuse, favorisée, détestée à la race faible, déshéritée, méprisée. Sa haine en avait été doublement soulevée. La fille sur laquelle il comptait avait passé à l’ennemi ; elle était un renégat séduit par une ambition perverse, par la cupidité !

Le devoir et l’honneur du paysan exigeaient qu’il les tuât. Il avait dit tous ses mouvements intérieurs à Volusien. Ainsi poussé, inspiré, le beau Guillaume devenait peut-être une brute grandiose, et c’était là ce qui dominait l’autre sans que celui-ci s’en rendît compte.

Tandis que le beau Guillaume était si décidé, si sûr de ses actes, le pauvre Louis était dans un terrible état. L’énergie du caractère de Louis était bien différente de l’énergie fixe de Guillaume. Sa nature comportait quelque chose de féminin, une facilité à l’impression qui le rendait accessible à des mobiles très-variés, souvent très-menus, qui poussait son esprit dans tous les sens, le livrait à toutes les prévisions, à toutes les inquiétudes, à toutes les illusions en même temps, l’empêchait d’être assis uniquement sur une idée ou un sentiment, le ballotait constamment, le remplissait de troubles, de retours, de défiances, d’élans, et cela dans la même heure, dans la même minute, chaque impression reçue réveillant toute la bande des autres et les mettant en branle.

Un tel caractère peut donner plus de mérite à l’énergie, car cette énergie doit se faire jour, pour ainsi dire, à travers des haies, des barricades, et elle est accompagnée par une foule de voix qui l’assaillent et lui crient : Retourne en arrière, où vas-tu ? là est un monstre, là-bas un précipice, ici un torrent sans pont, derrière un incendie, à côté une trahison.

Et si elle recule, il faut qu’elle revienne à la charge et regagne le terrain perdu, faisant un effort décuple de celui qu’emploient les êtres tout d’une pièce. Elle en prend quelquefois une rage, une fougue singulière.

Voici ce qui se passa entre les deux jeunes gens quand Volusien fut parti. Lévise avait depuis une heure porté le poids de deux cruels assauts, qui l’avaient épuisée. Ses forces étaient dépassées. Elle se jeta à genoux devant le lit, y appuyant sa tête et frappant de ses mains désespérées comme pour prendre le ciel à témoin qu’elle en avait trop essuyé. Elle pleurait, jetait des sanglots violents. Ses larmes coulaient à torrents et elle criait de temps en temps : Mon Dieu ! mon Dieu ! que vous ai-je fait ? Elle tremblait de tout son corps, il lui semblait voir Louis renversé, foulé aux pieds par Volusien ; elle-même croyait se sentir encore sous l’étreinte de son frère, entraînée comme un agneau par un loup, puis jetée comme une proie à Guillaume. Un instant après, c’était Volusien qui lui apparaissait étendu sanglant à terre, la poitrine percée par la balle du pistolet de Louis, et cent personnes assemblées autour de lui étendaient la main vers la jeune fille en l’appelant : Sœur indigne, dénaturée, criminelle !

Ces images de terreur et de remords l’assaillaient. Louis, Volusien, elle-même étaient trois êtres pitoyables, elle ne savait lequel plaindre le plus. Elle ne croyait pas avoir mérité une si terrible situation, de tels déchirements. Elle se reprochait tour à tour ses angoisses pour Louis quand elle pensait que Volusien aurait pu être tué, et son inquiétude pour Volusien quand elle songeait qu’il était l’ennemi de Louis. Tant qu’il ne s’était agi que de paroles, elle avait pu s’élever avec la plus grande violence contre son frère, mais maintenant il avait failli arriver une sanglante catastrophe, la mort ! et c’était elle, Lévise, qui portait cette mort dans les plis de sa robe, elle qui eût voulu le bien de ces hommes, elle les rendait pleins de haine l’un contre l’autre. Et puis par quel incompréhensible, quel terrifiant maléfice cette passion si doucement engageante au commencement, remplie de tant de promesses, l’avait-elle conduite brusquement à des maux si intolérables, mise sous la menace d’un sort qu’on ne pouvait envisager sans défaillir de tourment ? Quelle sorcière avait déchaîné ainsi ce misérable Guillaume, en qui Lévise n’avait jamais cru qu’il y eût un danger ? À chacune de ces pensées qui l’écrasaient, les larmes redoublaient, les sanglots prenaient un ton plus douloureux, bien qu’elle cherchât à les étouffer en roulant sa figure dans les draps. Sa pauvre tête se brisait et ne savait quelle protection implorer. Elle n’échapperait donc pas à cette souffrance, elle était donc condamnée sans remise, elle avait commis de telles fautes dans sa vie, elle était donc assez coupable, assez abominable devant le ciel pour en être ainsi abandonnée et accablée. Et Louis, si bon, si doux, qui ne pouvait qu’inspirer l’admiration et l’amitié, serait persécuté avec elle, exposé à la méchanceté de Guillaume et de Volusien. Non, elle avait raison de les haïr. Que leur avait fait Louis ? Pour qui donc devait-elle prendre parti, advînt ce que pût, sinon pour cet être affectueux, délicat, maintenant sous le coup de leur fureur sans motifs !

Lévise eut au milieu de sa détresse un mouvement d’admirable et folle générosité. Elle se dit qu’elle irait trouver Volusien et Guillaume et leur demanderait de la tuer à condition qu’ils jurassent de ne point toucher à Louis.

Lévise se releva et regarda avec une indéfinissable peine cet être si cher dont elle venait de penser à se séparer et elle frissonna de l’effort horrible qu’elle évoquait. Elle qui espérait que Louis allait la serrer dans ses bras, l’embrasser et lui rendre le courage, elle le vit avec un nouvel effroi, tombé dans un abattement et un chagrin peut-être pareils à ceux qu’elle éprouvait.

Elle l’avait, tout en pleurant, entendu marcher à grands pas dans la chambre, et maintenant, elle le trouvait pour ainsi dire renversé sur un fauteuil, la tête baissée, les yeux fixes. Elle ne pouvait donc espérer qu’elle se trompait peut-être, qu’elle s’exagérait les choses avec son esprit de femme, puisque Louis, l’homme en qui elle avait confiance, en qui elle espérait appui, paraissait anéanti. Elle le regardait avec une espèce de stupeur n’osant lui parler, s’accusant d’être la cause du tourment du jeune homme, craignant amèrement qu’il ne lui en voulût et le cachât. Et comme Louis restait là sans bouger, elle ne comprenait plus comment, après la hardiesse, la vigueur et la violence qu’il avait développées tout à l’heure et dont elle s’énorgueillissait malgré elle, Louis semblait changé en statue de pierre.

Elle ne songea plus qu’à lui demander pardon.

— Je ne veux pas que tu aies du chagrin à cause de moi, dit-elle humblement, ni qu’il t’arrive malheur. Je retournerai chez mon frère…

Elle s’arrêta désolée. Louis ne la regardait ni ne répondait. Qu’est-ce que cela voulait dire ? N’aimait-il plus Lévise. Elle s’offrait à partir pour lui rendre le repos, mais enfin il fallait qu’il parlât, qu’il l’exigeât, qu’il reconnût le dévoûment, et la jeune fille se disait qu’il était impossible qu’il la laissât s’en aller sans un remercîment, un regret au moins. Est-ce qu’il était saisi par quelque maladie terrible ?

— Je suis perdue ! murmura-t-elle plaintivement, appelant au moins la pitié de Louis.

Celui-ci ne bougea pas davantage. Il n’avait pas l’air d’entendre.

La pauvre Lévise faiblit. Où donc pourrait-elle trouver du secours ?

— Ah si je pouvais me marier ! dit-elle presque tout bas, voulant et ayant peur en même temps que le jeune homme entendît ce vœu égoïste, personnel.

Louis resta toujours immobile, muet…

— À Paris, continua Lévise, à Paris on ne nous connaîtrait pas ! Je sais bien que je ne puis me marier, essaya-t-elle de dire avec résignation, mais ses larmes jaillirent plus grosses, plus pressées. Elle les avait trop comprimées. L’insensibilité étrange de Louis était le dernier coup.

— Oh ! s’écria-t-elle d’une voix tout à fait brisée, déchirante, qu’ai-je fait, mon Dieu, qu’ai-je fait pour être si malheureuse !

Mais aussitôt elle poussa un cri de joie presque fougueux : Louis s’était enfin levé et accourait à elle les bras étendus, il la pressa sur sa poitrine, il l’embrassa vingt fois.

— Ma pauvre, ma bonne, ma chère enfant, ne t’afflige pas, lui dit-il, tu seras dédommagée de ce que tu souffres. Crois-moi. Calme-toi. Ne crains plus rien. Tu as vu que je t’ai bien défendue. Nous n’en avons plus pour longtemps à rester comme nous sommes. Ne te tourmente plus. Nos ennuis seront bientôt essuyés. Voyons, promets-le moi, si tu me vois tranquille et gai, auras-tu confiance en moi, auras-tu la même tranquillité et la même gaîté ? Nous partirons dans trois ou quatre jours…

— Ah ! s’écria Lévise en le serrant de toute sa force, oui, partons, partons !

— Ce n’est point à cause d’eux, mais pour toi que je pars, dit Louis, et je voudrais le leur prouver.

— Non, non, reprit Lévise instamment, partons. Tu tomberais malade en restant ici. Si tu t’étais vu tout à l’heure !… là, dans le fauteuil !

— Ce n’était rien, répondit Louis, j’étais absorbé par toutes sortes de réflexions.

En effet il ne pouvait expliquer à Lévise le long débat intérieur qui l’avait rendu un moment inerte.

Juste au moment où, rentré en possession de son sang-froid, il s’était considéré lui-même, un pistolet dans la main, Lévise éplorée presque à genoux devant lui, et le braconnier désarmé et fuyant, au lieu d’avoir la joie d’un homme qui a remporté l’avantage, Louis avait éprouvé un sentiment d’impuissance et de découragement. Un mécontentement, un dégoût singulier contre lui-même le saisit. Les larmes, l’effroi, l’accès de désespoir de la jeune fille contribuèrent à le jeter dans cet état : il n’avait pu épargner à Lévise de cruelles souffrances. Elle ne comptait plus sur lui, il avait été lâche et sans virilité vis-à-vis de Volusien, sans virilité dans ses paroles, lâche en voulant lui tirer un coup de pistolet du haut de la fenêtre.

— Où suis-je tombé ? se disait-il. Voilà une malheureuse fille dont je m’amourache, et tandis que cela eût, pour dix mille autres gens, suivi un cours ordinaire, la fatalité veut que tout se lève contre cette fille et contre moi, et que je sois jeté à je ne sais quel niveau dégradant, chansonné et outragé par des valets de ferme, des servantes, que des braconniers m’insultent et me dictent des conditions, que je sois le rival de l’un d’eux. Mais pourquoi n’ai-je pas été averti par un signe quelconque de ce qui devait m’arriver ? Il faudrait donc que je devinsse le beau-frère de ce grand bandit ! Et si cette malheureuse enfant qui pleure et se tord devant moi, si pour apaiser ses chagrins, car je ne puis supporter de la voir souffrir, si je l’épouse, il faudra que je rompe à jamais avec ma famille, avec les miens, que je fasse des sommations respectueuses ! Je le ferais bien, pensait-il, mais ces gens ne diront-ils pas qu’ils m’y ont forcé ! Et si je ne l’épouse pas, où en sera ma conscience ? Je l’ai séduite ! Tout cela, je l’ai voulu, je l’ai cherché, je l’ai attiré à plaisir sur moi. Que j’aille à Paris, qu’elle y soit ma maîtresse, mais que de dangers là-bas ! On me l’enlèverait peut-être et je l’aurai perdue comme un véritable et ignoble séducteur. Que je me réfugie ailleurs, en province avec elle, que ferai-je quand il ne me restera plus d’argent ? Et si j’épouse Lévise ! et qu’elle ait été de gré ou non au beau Guillaume, une seule fois, que suis-je… non je ne puis l’épouser, ou il faut au moins que je sache pourquoi cet homme se montre si arrogant, à propos d’elle. Mais on ne peut se battre en duel avec lui ! et alors l’assassiner ! oh ! quel jour désastreux que celui où j’ai mis le pied à Mangues. Et puis encore si j’épouse Lévise, la pauvre fille est ignorante, où la conduire, comment même l’habiller ?

Ces idées tourbillonnaient sans relâche dans sa tête et pesaient sur lui de toutes leurs misères. Et au milieu de cet accablement il se disait aussi de son côté qu’un seul mot de Lévise lui rendrait la force. Il se demandait pourquoi elle ne l’appelait pas à elle, pourquoi elle ne le ranimait pas par une parole de confiance ou d’éloge naïf comme elle faisait ordinairement. Aussi lorsqu’elle se retourna vers lui et qu’elle commença à parler, s’il conserva une attitude morne, pétrifiée, c’est qu’il la laissait balayer elle-même peu à peu ces légions de pensées mauvaises dont il avait le cerveau oppressé.

Tandis que Lévise croyait que Louis ne l’entendait pas, elle le délivrait sans s’en douter de cette obsession, et il se disait : Non, ce Guillaume n’a jamais pu approcher de cette âme ni de ce corps qui sont à moi. Ma Lévise ne mentirait ni ne dissimulerait. Sa pensée est aussi pure et transparente que du cristal. Puis-je donc recevoir de ma pauvre chérie tant de preuves de bonté, de dévouement et de tendresse, et ne rien lui donner en échange ? Puis-je donc ne pas l’épouser, ma bonne, ma grande, ma sublime Lévise, et la regarder avec cette inertie égoïste, honteuse, la regarder pâle, défigurée, tenaillée et rongée de douleur, tandis qu’il dépend de moi de faire jaillir en un clin d’œil un soleil levant qui répandra sur nous la joie, la fraîcheur et la splendeur, et qui transformera ma pauvre victime en une reine de santé, de beauté et de bonheur ? Je me suis juré je ne sais combien de fois d’être un honnête homme envers elle, et de la récompenser, que dis-je ? la récompenser : ne suis-je pas encore coupable d’appeler faveur et récompense pour elle ce qui n’est que mon strict et juste devoir ? Eh bien ! il est temps de le remplir. Devant quels misérables obstacles ai-je donc reculé jusqu’ici ? Parce que la généreuse créature renonçait à me demander le mariage, j’y aurai vu une facilité à ne point aller au-devant, j’en aurai profité pour me donner une espèce de sommeil voluptueux ! Eh bien ! ma famille se lèvera contre moi et les braconniers proclameront qu’ils m’ont contraint, mais Lévise ne souffrira pas davantage.

C’est alors que Louis s’était levé, mais, par une sorte d’humeur enfantine inhérente à son caractère, il se réservait la joie de surprendre Lévise, en ne lui disant qu’un peu plus tard : Tout est prêt, tu vas devenir ma femme.

Il tenait à lui cacher les luttes inévitables avec la famille, pour qu’elle n’eût pas une nouvelle tentation de les lui éviter en se sacrifiant. Il jugea qu’il la rassurerait et la réjouirait assez en lui promettant qu’on partirait de Mangues. En même temps, son orgueil était tout grondant de ressentiment contre les braconniers et les gens du village qui effrayaient, insultaient et faisaient pleurer Lévise. Il aurait donc voulu à la fois rassurer entièrement celle-ci et ne pas lui laisser croire qu’il cédait à la contrainte de Volusien et de Guillaume. Un projet se dessinait dans son esprit : faire une espèce de démonstration au moyen de laquelle il répondrait à la colère publique et aux menaces, en les irritant, en affirmant hautement qu’il était bien l’amant de Lévise et qu’elle était sa maîtresse. Il ne manque plus qu’il la mène au banc d’honneur à l’église ! avait dit une femme. C’était un défi qui lui dictait ce qu’il devait faire, qui le provoquait, l’aiguillonnait. Après cette démonstration seulement on partirait.

Il lui fallait cette espèce de revanche. Il ne serait content de lui qu’à ce prix.

Louis pensait que le lendemain était un dimanche, un jour excellent pour montrer à tous ces paysans quel cas il faisait de leurs opinions. Comment ! dans les terres de son père, tout ce monde avait toujours humblement le chapeau à la main depuis le conducteur de charrue et le berger jusqu’aux maires de deux ou trois villages où sa famille possédait de grandes fermes. Il était là-bas comme un prince au petit pied, et ici il serait obligé de rendre compte de ses actions au dernier mendiant !

Aprés avoir dit à Lévise : Ce n’est rien, je réfléchissais, il ajouta : As-tu encore un peu de courage ?

— Avec toi, oui ! répondit-elle.

— Je ne te demande plus qu’un effort, ensuite tes épreuves seront passées !

— Eh bien, quoi ? reprit Lévise résolue, bien qu’elle fût fatiguée et qu’elle eût souhaité le repos.

— Demain nous irons ensemble à la grand’messe !

— À la grand’messe, à l’église ! devant tout le monde !

Lévise ne put réprimer l’effroi de sa voix.

— Pour faire nos adieux ! dit Louis tâchant de sourire pour l’encourager. Est-ce que tu ne t’en sens pas la force ? demanda-t-il.

— Si ! dit-elle, ayant peur qu’il ne la trouvât trop faible !

Mais l’inquiétude prit le dessus.

— Ne sois pas imprudent, reprit vivement Lévise. On nous en veut. Si on te faisait du mal !

— Tu as vu qu’on ne m’en a pas fait beaucoup ce matin.

— Que ferons-nous là seuls ? dit-elle.

— Nous irons et nous reviendrons, répondit Louis.

— Mais si on te dit quelque chose ?

— Que veux-tu qu’on dise ! répliqua Louis, dont le sang-froid était purement extérieur, car il sentait qu’il méditait une folie peut-être dangereuse. Mais il lui semblait qu’il n’y avait que par cette extravagance qu’il se relèverait. Il était « tenté ». Braver toute une assemblée, c’est d’une plus fière tournure que prendre à partie un seul individu. L’orgueil blessé imposait aussi cette action au jeune homme comme une réhabilitation. Plus il y pensait, plus l’impatience de l’accomplir le prenait. Ses nerfs le voulaient. Il se sentait malade, et le remède lui apparaissait là seulement. Puisqu’il quittait Mangues, il fallait qu’il partît enseignes déployées.

— Il faut absolument que tu viennes, dit-il à Lévise.

— J’irai ! répondit-elle.

Par un fait exprès, on apporta au même moment à Louis une lettre de son père.

Son père était mécontent de n’avoir pas reçu de réponse. Il ne comprenait pas le silence et l’éloignement du jeune homme, et il lui déclarait qu’il finirait par venir lui-même connaître la cause de cette persistance à ne pas donner de ses nouvelles.

Ce fut un nouveau coup de fouet pour Louis. Il prit son chapeau pour sortir, Lévise l’arrêta.

— Qu’y a-t-il donc dans cette lettre ? Où vas-tu ? demanda-t-elle, croyant à quelque autre mal.

— Je vais chez le notaire ! s’écria-t-il, pour qu’on vende cette maison. Nous partirons plus tôt encore.

— Louis ! appela Lévise troublée de ce mystère. Mais déjà le jeune homme était parti. Qu’avait-il besoin de la rassurer ? Aux yeux de Louis, lui promettre, lui annoncer le départ, c’était tout dire, elle devait être pleine de confiance et de hardiesse.

Louis courut chez le notaire. Il ne le trouva pas ; il revint agacé, excité, ne sachant que faire pour donner issue à l’envie d’aller vite qui le tracassait. En passant dans une maison, il entendit parler des femmes qui travaillaient au fond d’une chambre : — Tout de même le « débaucheux » de la ville n’a que les restes du beau Guillaume ! disait l’une d’elles.

Ce mot tombant après tant d’autres sur son cœur tout saignant lança Louis en avant comme un coup d’éperon lance un cheval ! Il était fou ! Peu lui importait ce qui pouvait lui arriver, c’était quelqu’un à déchirer avec les dents ou les ongles qu’il lui fallait, Lévise ou le beau Guillaume ! Il ne réfléchissait ni ne raisonnait. Il avait besoin de se battre, de mettre en pièces ou d’être mis en pièces. Sa poitrine s’arrachait toute seule, il le lui semblait. Chaque pensée était un aiguillon, un poison : il était le jouet, le bouffon de ces gens, il était trahi, conspué, et donnait pour un tel résultat le meilleur de son esprit et de son âme ! Il alla d’une course jusque chez Volusien, comme un animal poursuivi par un essaim d’abeilles furieuses. Il voulait trouver Guillaume, le prendre à la gorge, se rouler avec lui dans une lutte exaspérée. La maison était vide, il tourna plusieurs fois autour, ébranlant la porte à grands coups de pied, regardant avidement par la fenêtre dont il brisa une vitre avec son poing. Un paysan étant venu à passer tandis qu’il s’acharnait à ce siège inutile, Louis lui cria, bouillant et frémissant : Où donc trouve-t-on ces coquins ?

— Qui çà ? dit le paysan avec une tranquillité narquoise.

— Les braconniers, le beau Guillaume ? reprit Louis arrivant sur le paysan comme si celui-ci était le braconnier.

— Eh ! dit le paysan alarmé, je n’en suis pas ! On ne les trouve guère. On pourra peut-être vous renseigner à la Bossemartin, au cabaret.

— Où est-ce ! reprit Louis regardant de tous côtés.

Le paysan lui indiqua l’endroit. Louis repartit en courant. Il arriva essoufflé à la Bossemartin, ayant franchi une demi-lieue en un quart-d’heure.

Quand il entra, il n’y avait dans le cabaret que le maître, le père Houdin, qui dormait sur son comptoir. Il se réveilla au bruit des pas.

— Où est Guillaume, le beau Guillaume ? demanda Louis.

Le cabaretier le toisa avec méfiance en feignant de s’étirer les bras pour se réveiller, et répliqua : Ce n’est pas ici qu’il demeure.

— Eh bien ! où le trouve-t-on ? dit Louis fouillant la salle du regard.

— Oh, je ne sais pas !

— Mais il vient ici ! quand y vient-il ?

— Oh ! de temps en temps, il y a des jours où je ne le vois pas ! N’est-ce pas vous, demanda le cabaretier qui êtes le monsieur ?…

— Que vous importe ! interrompit rudement Louis en tournant le dos. Le jeune homme revint sur la route, inspecta les bois d’un coup d’œil, et ne voyant aucune chance d’y découvrir Guillaume, retourna vers sa maison. Il y avait une personne sur laquelle il était certain de décharger sa colère, c’était Lévise et il n’y avait plus que celle-là.

Lévise l’attendait avec une extrême inquiétude. Elle eut à peine le temps de voir la figure presque égarée de Louis et de trembler pour lui. Elle reçut immédiatement pour salut et pour « récompense » cette injure : Tu es bien empressée de venir au devant de moi me présenter les restes du beau Guillaume !

La jeune fille ne comprit pas. Le voyant bouleversé et cherchant quel nouvel accident était survenu, elle ne savait à quoi rattacher les paroles de Louis.

— Les restes du beau Guillaume et de plusieurs autres ! reprit le fou, qui ne pouvait trouver des mots assez acérés, assez envenimés. Voyons, combien as-tu donc eu d’amants avant que tu ne m’aies choisi pour être la perle de ta collection ?

Le sang se retira du visage de la jeune fille pour faire place à une pâleur mortelle. Et le mouvement de la pauvre enfant fut généreux comme toujours : Oh ! s’écria-t-elle, que t’a-t-on fait encore pour te tourmenter et te tourner la tête ? Ainsi elle l’excusait, le défendait contre lui-même et ne voulait même pas s’occuper de sa propre blessure.

— Il serait temps, ajouta-t-il aiguisant son accent de l’ironie la plus impitoyable, la plus tranchante, il serait temps d’aller enfin rejoindre le beau Guillaume, ma chère amie ; il t’attend, vous êtes faits depuis longtemps l’un pour l’autre, et, en vérité, il doit être fort malheureux, fort privé…

Ce n’était pas seulement contre Lévise que Louis ressentait une rage profonde, mais contre le sort qui avait détruit si vite le bonheur complet, radieux, qu’il avait apporté, contre tous ces ennuis, ces peines survenues à l’improviste, et malheureusement la jeune fille était le seul objet sur qui pût s’exercer à coup sur cette rage, cette rancune.

Ces traits de Lévise se couvrirent d’une teinte lugubre, et il semblait que la souffrance s’y précipitait par une fissure cachée et labourait ses chairs à la façon d’un acide.

Cette vue fit mal à Louis malgré l’insensibilité que produit la torture personnelle.

— Tu crois donc à tous ces mensonges ? s’écria Lévise, dont les lèvres frémirent.

— Je crois, dit-il se raidissant contre un remords poignant qui commençait à l’envahir, qu’à présent que tu t’es donné le triomphe de me joindre aux autres, et cela devait tenter un esprit ambitieux, nous pouvons rentrer chacun dans notre sphère…

— Mais tu le crois donc ? s’écria encore Lévise, tu le crois donc ? Voilà plusieurs fois que tu me parles de Guillaume, tu me soupçonnes !

Elle éleva les mains, les joignit, muette supplication. L’horrible chagrin d’être ainsi accusée ne lui laissait plus de paroles.

Louis éprouvait un véritable vertige. Ce qu’il disait le déchirait, il aurait voulu le retenir dans sa bouche. En martyrisant Lévise, il ressentait une torsion aiguë : les mots cruels sortaient de sa poitrine chassés par les spasmes de son cœur qui était trop surchargé. Il avait peur de lui-même et ne pouvait s’arrêter. Son supplice était double. Par cela même qu’il sentait son tort, il s’acharnait à crier, à faire du mal à Lévise pour ne pas souffrir du sien, pour ne pas entendre la voix de son angoisse intérieure qui lui disait : tu commets presque un crime. Il avait peur de s’apercevoir qu’il n’avait pour lui ni raison, ni droit, ni justice. Il entrevoyait le moment où, à ses autres tourments, allait s’ajouter le malheur, le repentir d’avoir été atroce envers Lévise ; cela achevait de mettre sa tête en désordre.

— Ah ! dit-il avec cette méchanceté insensée et maladive qui le possédait et lui ôtait toute liberté, mais quand donc cette comédie sera-t-elle finie ? Si ta patience à la jouer dure encore, la mienne est à bout. Va-t’en. Je veux que tu partes. Tu as fait de moi un misérable débris. Je n’ai plus de sommeil, d’intelligence, de santé, plus de courage, plus de cœur, je me déteste. Va-t’en. Quand je pense à l’aveuglement stupide, à la persévérance et au génie que j’ai usés pour devenir le ridicule héritier du rebut de ce braconnier, de cette brute. Quand je pense que j’ai sué toutes mes sueurs pour parvenir à être le bouffon de la canaille du village !…

Louis s’arrêta. S’il se trompait, si toutes ses violences étaient injustes !… Au moins que Lévise répondît, qu’elle fût non moins violente, qu’elle lui donnât motif à la briser sous ses pieds, pour que cette crise finît, pour qu’il fût délivré de cet état exécrable.

— Si tu veux que je parte, dit Lévise pleine de désolation, je m’en irai, je te l’ai déjà proposé. Je pensais bien que j’étais une charge et un embarras pour toi.

Une charge et un embarras pour Louis ! Ce mot le remit soudain dans un chemin plus droit en commençant sa honte. Il avait eu une fois cette pensée, mais secrète, rampante comme un reptile et il l’avait étouffée. Non, ce qui l’excitait maintenant était du moins plus noble, que Lévise le sût bien ! Il resta un moment comme un homme qui se dégage d’entraves multipliées. Lévise continua : J’ai beaucoup plus de peine que tu ne crois d’avoir été cause des méchancetés des paysans contre toi. J’aurais voulu que tout tombât sur moi seule. Mais je t’assure que Guillaume… non… c’est abominable…

Elle lutta contre les larmes et reprit : Tu ne le crois que parce que tu t’es troublé la tête. Oh ! j’aurais mieux fait de me jeter à l’eau comme j’en ai déjà eu l’idée. Au moins toi… tu aurais été plus heureux…

Pour la troisième fois de la journée, ses larmes coulèrent, âcre ablution de ses péchés, la pauvre fille ! Louis en reçut un choc qui le ramena encore davantage à des sentiments plus sains ! Lévise désirer mourir ! quelle était donc l’étendue de son malheur ? et lui ne la poussait-il pas par sa cruauté à se réfugier dans la mort ? Le cœur du jeune homme se souleva de pitié ; il faillit tomber aux genoux de la jeune fille. Mais l’image du beau Guillaume était là, et la voix de la paysanne dans la rue se fit encore entendre !

— Eh ! qui me le prouve donc ? s’écria-t-il, est-ce que je ne l’entends pas dire partout derrière moi quand je passe dans le village ?

Maintenant il ne la condamnait plus, il l’appelait à se justifier.

— Mais ils savent bien qu’ils mentent ! répondit Lévise cessant de pleurer et avec un accent de vérité qu’elle tira de son sein comme une dernière et extrême ressource ! Je te le jure, j’ai toujours eu horreur de Guillaume et personne ne peut rien me reprocher.

Ici elle ne put résister à une pensée d’indignation contre Louis qui méconnaissait cette vérité.

— Rien me reprocher, ajouta-t-elle en le regardant tristement, sinon que je suis ta maîtresse !

C’était au tour de Louis à se défendre. Il sentit la puissance de ce reproche résigné, mais irrésistiblement vengeur. Il chancela, mais il ne voulut pas s’avouer sitôt renversé. Il chercha encore à blesser pour riposter à ce coup inattendu.

— Eh que sais-je si tu ne mens pas aussi ? dit-il.

— Oh ! reprit Lévise au désespoir, je te le jure, crois-moi. Si tu m’aimais, tu comprendrais que je dis la vérité. Maintenant chasse-moi, je ne puis rien prouver.

En effet, la pure sincérité éclatait en Lévise, et Louis en fut soudain enveloppé et pénétré comme d’une lumière toute rayonnante. Lévise était blanche et brillante au milieu d’une auréole ! Cœurs amoureux, que tout est sombre et que tout est splendide selon que vous doutez ou que vous croyez !

— Viens donc ! dit-il avec une tendresse ravivée et plus grande que jamais, viens donc, pauvre enfant que tu es. Ai-je jamais douté de toi ? Ai-je jamais voulu autre chose que t’effrayer pour mieux voir comme tu m’aimes, pour savoir ce que tu penses et te forcer à dire ce que tu me cachais. Tu voulais te noyer et je ne l’aurais pas su ! Je vais pouvoir te délivrer de cette affreuse idée.

— Oh ! dit Lévise pour le rassurer de son côté, je n’y pensais pas tous les jours…

— Une seule fois, c’est déjà trop… mais, ajouta-t-il d’une voix passionnée, pressante, en échange de la peur que je viens de te causer, fais-moi une promesse…

— Laquelle ?

— Celle de te marier avec moi… me le promets-tu ?

Cette fois, le jeune homme réparait presque ses torts. Il mettait une grâce délicate à supposer qu’il recevait de Lévise la faveur que seul il avait le pouvoir de donner.

— Il le faut ! reprit-il, sinon je croirai que tu ne me pardonnes pas une secousse qui a été plus forte que je ne l’avais « calculé ». Je veux ce mariage ! Et, ajouta-t-il, il y a longtemps qu’il devrait être fait.

— Ah ! dit Lévise tremblante devant la grandeur d’une telle félicité, tu ne peux pas m’épouser, je ne suis pas à ton rang.

— Tu seras donc toujours la même ! s’écria Louis, une trop modeste et trop défiante créature ! Je t’épouserai de force, continua-t-il en souriant, tu ne me refuseras pas la seule chose qui puisse me rendre heureux.

— Pour toi, je le veux bien ! dit Lévise naïvement, mais c’est mal de ma part. Je ne le devrais pas. Ce n’est pas ma place. Je n’en ai pas besoin… C’est bien au-dessus de ce que je veux, tu me donnes trop !… je ne dois pas te laisser faire…

— Cela se fera bientôt alors ! dit Louis avec un enthousiasme inspiré par la pensée de cette complète réparation. Tu me l’as promis ! tu me l’as promis !

Lévise ne répondit pas. Un éblouissant mirage s’étendait devant elle. Les scènes terribles de la matinée étaient rachetées, elles étaient même bénies pour elle, elles avaient été les signes précurseurs d’une fortune inouïe, vers laquelle Lévise n’avait jamais osé lever les yeux que comme vers un sommet inaccessible.