La Cause du beau Guillaume/Texte entier

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Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 3-340).



PRÉLIMINAIRES


I


Le village de Mangues-le-Vert, dans le centre de la France, fut mis en émoi, un matin, par la nouvelle qu’une personne étrangère à la commune venait d’y acheter une maison et s’y installait.

Le soir même, on sut, par le clerc du notaire, que l’acquéreur était un jeune homme appartenant à une des « bonnes familles » du département, famille qui habitait le chef-lieu, sis à une dizaine de lieues de Mangues.

Mais pourquoi le jeune homme avait-il acheté une médiocre maisonnette de mille écus bâtie à l’écart du village, et qu’y venait-il faire ?

La curiosité des paysans et des semi-bourgeois formant la population du lieu fut fortement excitée par ce problème, et ne se lassa plus, ouverte ou sournoise, de poursuivre les moindres pas et gestes du nouveau venu, qui s’appelait M. Louis Leforgeur.

L’étranger était un homme de vingt-cinq ans, petit, délicat d’apparences, plutôt laid qu’agréable, bien qu’il eût une physionomie douce et spirituelle. Sans sa barbe, les gens de Mangues l’eussent pris pour une femme déguisée.

Dès le second jour, il engagea à son service, par l’intermédiaire de l’aubergiste, une vieille fille nommée Euronique ou plutôt Uronique, selon la prononciation locale, et qui avait la réputation d’être une parfaite cuisinière.

Euronique, qui possédait « du bien », revenait chez elle chaque soir. Aussi fut-elle interrogée avec avidité sur le « petit monsieur », désignation qui s’attacha désormais au jeune homme.

Tout le monde pouvait voir Louis Leforgeur se promener continuellement aux environs de Mangues, dessinant et remuant une quantité de vieilles pierres qui abondaient dans la campagne. Souvent aussi, il dînait à l’auberge, où il faisait de fréquentes stations.

Mais ces quelques notions ne suffisaient pas à rassasier la curiosité générale. Malheureusement Euronique de son côté n’eut à donner que de vagues renseignements, tels que ceux-ci : le jeune homme paraissait être fort doux, facile à servir ; il ne parlait guère à Euronique, lisait de gros livres, et possédait une malle mystérieuse ornée de figures de cuivre comme une châsse. Seulement la vieille domestique n’avait jamais eu la chance de voir ouvrir devant elle la malle remplie d’étonnements et de merveilles.

L’aubergiste, lui, ayant été le guide des premiers pas de M. Leforgeur dans le pays, le questionna hardiment sur les motifs qui amenaient le jeune homme à Mangues. En vain celui-ci allégua-t-il la beauté du site et le désir d’étudier l’archéologie, l’aubergiste ne jugea point ces raisons suffisantes pour expliquer une installation aussi inattendue.

Louis Leforgeur passa donc un peu à l’état de bête curieuse dans le village, bien que les paysans lui témoignassent un certain respect, dominés qu’ils étaient par l’idée de ses richesses et de sa position de monsieur. Ils reconnaissaient facilement en lui un être supérieur aux personnages même les plus importants de Mangues.

Il est certain que la sagacité villageoise n’aurait pu deviner ni comprendre l’histoire de l’acquisition de la maison et du séjour du jeune homme dans cet endroit, où jamais n’était arrivée pareille aventure.


II


Louis Leforgeur était un être assez bizarre, plein de qualités et de défauts, et dont le caractère devait à l’excessive sensibilité de ses nerfs quelque chose de féminin.

Sa vie jusqu’à vingt-cinq ans avait semblé extérieurement endormie, car il ne quitta pas un seul instant sa famille, ne se lia jamais avec les autres jeunes gens, s’éloigna de tout le monde et passa ses journées dans l’étude et la solitude, sans s’inquiéter des accusations de sauvagerie qu’on portait constamment contre lui.

Son père et sa mère remplissaient consciencieusement tous les devoirs et suivaient les pratiques de la vie provinciale. Assez riches, ils ne cherchèrent pas à destiner Louis à une carrière, et, dès l’enfance, le voyant aimer les livres, le silence et les recoins solitaires, ils le laissèrent aller à sa guise.

Les livres contribuèrent singulièrement à développer l’esprit de Louis. Quand il se trouva ensuite rapproché du petit monde provincial, il éprouva une grande impression d’ennui et de dédain, et il fut impossible d’obtenir de lui le moindre rapport aimable avec les amis de la maison. S’il restait dans le salon, c’était uniquement pour noter minutieusement les ridicules et les travers des gens qui l’entouraient.

Il prit ainsi l’habitude de ne point parler, de ne se mêler à rien, de concentrer toutes ses sensations en lui-même sans les communiquer. Il rêvassait continuellement. Mais tandis qu’il devenait très-dédaigneux, très-fier et en même temps très-sagace, le manque de commerce avec le monde, l’inaction, la solitude le rendirent timide, et des que le moindre incident le mettait en cause il rougissait devant les personnes qu’il méprisait et perdait contenance.

Cette façon de se replier sur lui-même le rendit très-nerveux, par suite très-personnel. Les riens de chaque jour agissaient fortement sur lui. Ses contrariétés étaient des supplices, ses dérangements des souffrances. À dix-huit ans, il se sentit devenir malheureux, mais la régularité d’une existence tranquille le dominait en l’étouffant. Très-défiant de lui-même à la pensée d’agir, violemment sollicité de se lancer dans la vie par les désirs ordinaires à la jeunesse, par le sentiment qu’il avait de sa propre valeur, il se livra de violents combats intérieurs qui absorbèrent toutes ses forces. Il ne savait par où commencer. Tenté par beaucoup de choses à la fois, il manquait d’équilibre, voyait tout à l’extrême et se décourageait à la pensée que son existence n’aurait peut-être pas plus de largeur que celle des provinciaux.

Paris lui faisait peur ; il tremblait de se trouver en contact avec la supériorité parisienne. Il interrogeait toutes les carrières, écrivait, dessinait, rêvait un rôle important, se persuadait ensuite de son incapacité, tombait dans une sorte de désespoir et de marasme, renonçait à tout, puis, un jour de soleil, il revenait à l’espérance.

De temps en temps, quelque femme jeune, qui venait chez sa mère, lui laissait une vive impression ; mais il redoutait les femmes, craignait de mal s’y prendre et il étouffait régulièrement l’élan qui l’entraînait vers elles.

De sorte que plus il avançait en âge, plus il devenait silencieux, concentré, dégoûté, désolé et énigmatique pour sa famille. Cet état de trouble ne lui inspirait que des résolutions extravagantes, et heureusement alors son intelligence se révoltait à la pensée de ces folies. Les journées se passaient ainsi, et ce ne fut que vers vingt-cinq ans que, ne pouvant plus y tenir, Louis essaya d’échapper à ses tourments en quittant sa famille.

Il songea d’abord à Paris, mais il préféra se familiariser avec la vie dans un milieu plus tempéré. Il se lança donc fort modérément sur une pente ou il devait rouler brusquement, sans s’en douter, peu après ses premiers pas.

Il se lança fort modérément, puisqu’il se borna, au début, à un voyage d’un mois dans les environs de la ville natale.

À peine était-il de retour qu’une de ses tantes lui laissa en mourant cinq mille francs à titre de cadeau provisoire sur une succession plus importante, dévolue de leur vivant aux parents de Louis. L’heure de cet héritage sonna la délivrance de Louis.

Avec ses cinq mille francs, Louis courut à Mangues si promptement qu’il s’en brouilla presque avec ses parents. Voici pourquoi il vint à Mangues.

Pendant son voyage, Louis avait traversé Mangues. Le village lui apparut comme une sorte de paradis terrestre.

La campagne autour de Mangues « l’attendrit » particulièrement. Il s’enfonça avec délices sous le couvert de ces chemins bordés de hautes haies pleines de senteurs et de fleurs à couleurs vives. L’ombre, joyeusement mêlée de soleil, que projetaient de jeunes arbres au-dessus de sa tête, lui parut préparée exprès pour lui. Le vert lui sembla plus jeune, plus vigoureux dans les feuillages et dans les gazons de ce village que partout ailleurs. Il « baignait » ses pieds dans le sable jaune des chemins avec un frémissement de joie, et le bruit rapide et doux d’une rivière qui contournait les maisons, et dont on apercevait la blancheur brillante à travers les arbres, le remplissait de volupté.

Un sentiment de bonheur, de repos, le saisit et le sollicita impérieusement de vivre enseveli sous cette verdure qui promettait la quiétude.

Là, il serait à lui-même et porterait plus doucement le poids de la mélancolie. La, il sentirait moins âprement le dégoût de cette vie dont les portes ne s’ouvraient point devant lui. Là peut-être, une femme… viendrait au secours de sa détresse. De là aussi sortirait quelque livre éclos dans une atmosphère fraîche, saine. Là, il chasserait, travaillerait, encouragerait les paysans, leur apprendrait… n’importe quoi, deviendrait un patriarche provincial. En un mot, il fit un long rêve mêlé de toute sorte de désirs, de folies, d’enfantillages, d’espérances, et traversa lentement Mangues, puis le dépassa et s’éloigna.

Mais l’impression avait été vive et ne s’effaça pas. L’arrivée de son héritage coïncida si étroitement avec ce désir idyllique que Louis y vit un encouragement providentiel à exécuter son dessein. Il avait été tellement sevré de toute espèce d’action, que celle-là lui parut considérable, et que, désespérant depuis longtemps déjà d’avoir jamais l’occasion d’en accomplir de plus vives, il fut fort satisfait de lui-même pour avoir tenté un pareil et premier effort.

À ce moment, Louis était dans une période de résignation vis-à-vis de l’existence. Il avait toujours attendu qu’un événement imprévu vînt secouer sa torpeur, et le jeter en avant ; il considéra l’héritage comme cet événement si ardemment appelé, et ce fut avec un tressaillement de plaisir, une sorte d’ivresse qu’il quitta la maison de son père pour s’en créer une à lui, pour avoir la « sienne ».

Rien n’est si pesant pour la jeunesse que le manque de but et le manque de possession personnelle, qui l’empêchent de s’intéresser à ce qui l’entoure. L’idée d’avoir une maison grandissait Louis, et « l’intéressa » donc extraordinairement. L’emploi de ses cinq mille francs fut une source de calculs, de plans infinis, sans cesse recommencés et tous creusés avec une joie et une ardeur comiques.

L’expérience avec un cortège d’échecs, de soucis et de catastrophes plus considérable qu’il ne l’eût souhaité, attendait à Mangues ce jeune homme naïf, farouche, enfantin par beaucoup de côtés, expérimenté en théorie, et d’une personnalité exaltée par ses habitudes solitaires, ses tourments intérieurs de jeunesse.




CHAPITRE PREMIER


l’aurore


En arrivant dans le village, Louis rencontra une jeune paysanne qui lui parut assez jolie. Ils se regardèrent tous deux en se croisant sur la route. Le plaisir donnait sans doute à la figure de Louis un air sympathique, car les yeux noirs et doux de la jeune fille s’arrêtèrent, et de loin, assez longuement sur ceux de Leforgeur.

L’envie de parler à la paysanne vint au jeune homme, qui trouva lui-même la chose extraordinaire puisque les femmes le gênaient et l’intimidaient extrêmement. Peut-être recouvra-t-il plus de hardiesse envers une paysanne, qu’il considérait comme étant d’une classe inférieure, de sorte qu’il se sentit plus à l’aise vis-à-vis d’elle.

Fut-il animé par le sentiment de sa complète émancipation, ou bien un attrait plus vif qu’à l’ordinaire lui imposa-t-il sa domination ?

Bref, Louis demanda le chemin de l’auberge à la jeune fille. Elle le lui indiqua en rougissant un peu. Il la salua, et ils se séparèrent. Puis Louis alla jusqu’à l’auberge, mais sans se rendre compte qu’il était bien plus affermi qu’auparavant dans la conviction que Mangues-le-Vert était le lieu le plus ravissant de la terre, un centre de bonheur et de joies.

Les premières journées s’écoulèrent pour Louis telles qu’il les avait imaginées, dans une absolue paresse, une contemplation délicatement savourée du paysage, une expansion et un contentement intérieurs, d’où naquit en lui une assurance d’allures qu’il ne se connaissait pas.

L’aubergiste lui fournit quelques meubles pour sa maison et lui envoya la célèbre cuisinière Euronique. Louis s’installa, rangea, jouit avec ivresse de ces premiers délices de la liberté, et se remit entièrement entre les mains de sa servante, qui fit tout ce qu’elle voulut.

Sa vie fut toute réglée d’après le temps. Quand il y avait du soleil, ou le matin une brume légère, transparente comme un voile, il se promenait. Si les nuages s’abaissaient et rendaient le ciel gris et mélancolique, ou seulement, vers le soir, lorsque la campagne s’effaçait sous les teintes de plus en plus sombres et confuses du crépuscule, Louis se rendait à l’auberge et se réjouissait à voir le grand feu dans la grande cheminée avec la grande broche, chargée de poulets et de pigeons, tandis que la salle resplendissait d’une lueur éclatante où étincelaient les vaisselles rangées sur les buffets et le couvert mis sur une nappe blanche.

Cette vie d’une simplicité complète et si peu mouvementée le charmait, uniquement parce que lui-même se la créait et la réglait. Si elle eût dépendu de l’ordre et de la règle de la famille, il l’eût trouvée insupportable.

Louis éprouvait un certain agrément à causer avec l’aubergiste et à jouer aux cartes avec un vieux capitaine en retraite qui prenait ses repas à l’auberge. Tout cela venait du libre exercice de sa volonté.

Mais ce calme devait être bientôt dérangé.

Un jour que Louis était arrêté sur la place de l’église, il vit passer un grand garçon en blouse, accompagné d’une jeune fille. Il reconnut la paysanne avec laquelle il s’était croisé en chemin lors de son arrivée à Mangues. Celle-ci le reconnut aussi, et lui fit un petit salut de la tête en souriant et en rougissant encore.

Ce salut et ce sourire transportèrent Louis dans un monde nouveau. Il lui semblait qu’une sorte de souffle parfumé avait effleuré son visage. Jamais une femme ne lui avait témoigné ainsi un intérêt aussi spontané, aussi simplement direct, et il avait une grande reconnaissance pour la première qui venait de la sorte lever l’interdit dont la timidité de Louis l’avait toujours frappé.

Louis suivit des yeux le couple jusqu’à ce qu’il eût disparu, et il se sentit tourmenté par le besoin de savoir quels rapports pouvaient exister entre la jeune fille et son compagnon. Ce dernier était une espèce de colosse, de taureau, à l’air sauvage et presque féroce. Louis haïssait, étant frêle et nerveux, la force physique. Le paysan lui déplut et lui inspira même de la répulsion. Il se demanda si c’était là un mari, un promis, un frère ; suppositions qui le froissèrent du premier coup, sans réflexions ; il espéra que la jeune fille avait simplement rencontré quelque compagnon de route. La pensée d’une alliance entre la jeune fille et ce garçon le contrariait. L’air doux, délicat, presque élégant de la paysanne ne s’accordait pas avec l’allure brutale du paysan. Et Louis la trouvait à plaindre, si quelque lien existait entre eux.

Quant à ce que le grand garçon fût un mari, Louis écarta cette conjecture. Il y avait dans la paysanne un aspect limpide de jeunesse, qui ôtait absolument de l’esprit l’idée qu’elle ne fut point une jeune fille.

Enfin Louis se disait qu’il avait produit une certaine impression sur elle, puisqu’elle se souvenait de lui, et qu’elle avait tenu à le lui montrer ; dès lors il ne pouvait s’empêcher d’être préoccupé de l’homme qui accompagnait la jeune fille et de le considérer déjà presque comme un rival.

Ces émotions ou plutôt ces sensations lui semblèrent d’abord assez légères, et bien que Louis désirât ardemment aimer et fût disposé à croire à ses illusions, bien qu’il pensât que peut-être il y avait là le commencement d’une passion, et qu’il arrangeât déjà quelque rêve heureux, il se dit cependant qu’il ne fallait point se flatter si promptement et que le sourire de la jeune fille qui lui avait fait l’effet d’un souffle parfumé était un gage bien fugitif.

Il se raisonna, se morigéna et rentra chez lui avec une certaine tristesse, car il n’avait jamais été amené si près d’une espérance pareille et il pouvait la perdre. Malgré lui, tout cela remplissait sa tête et il ne s’en délivrait pas.

Quelque temps après, un matin, Louis était allé sur la route, faire sa promenade habituelle. Le temps était ravissant. De légers nuages clairs jetés comme un store très-fin entre le soleil et la terre commençaient à se rouler vers l’orient et y laissaient voir le bleu du ciel. L’air, chargé d’odeurs d’herbes et de feuilles mouillées par la rosée, arrivait frais aux joues. Les champs étaient d’un beau vert vigoureux. Les insectes et les oiseaux chantaient partout. Louis marchait lentement, ayant aux lèvres des airs de valse assez langoureux, inspirés par l’harmonie de la campagne. Il pensait à la jeune fille. Il était rare qu’il ne sortît sans quelque espoir de la rencontrer, et il avait déjà tenté quelques courses à travers les courtes ruelles du village pour la retrouver. Elle était devenue à ses yeux un ornement de plus dans Mangues-le-Vert, et son absence dans l’ensemble des agréments du village en diminuait un peu le charme général.

Le bruit d’une charrette, loin en arrière, enleva Louis à ses « songeries ». Ce bruit était compliqué d’un autre son confus, indéfinissable à distance. La charrette se rapprochant de lui, Louis distingua des gémissements, des cris, des sanglots, des plaintes, qui se mêlaient d’une manière sinistre. Le cœur lui battit. Il crut qu’on tuait quelqu’un, ou que la voiture était chargée de blessés, et il attendit avec une certaine anxiété l’approche de cette charrette redoutable.

Bientôt Louis remarqua un homme assis sur le brancard et conduisant le cheval au grand trot, puis il vit des formes sombres s’agiter dans la voiture, secouées par les cahots, et qui poussaient ces gémissements, ces plaintes lugubres.

De plus près, Louis reconnut avec étonnement dans l’homme assis sur le brancard le grand garçon qui lui avait tant déplu sur la place de l’église. Celui-ci sifflotait avec assez d’insouciance. Néanmoins son attitude indifférente ne rassurait pas beaucoup Louis, qui se défiait peut-être trop de sa mine féroce et sournoise. Louis examina donc avec une vive attention les formes sombres et gémissantes qu’il voyait remuer à travers et par-dessus la claire-voie de la charrette.

C’étaient trois femmes, couvertes de longs capuchons de drap bleu foncé qui leur enveloppaient la tête. Agenouillées, elles tenaient le front baissé et appuyé sur quelque chose dont Louis ne put apprécier la nature. Elles sanglotaient presque furieusement, jetant des cris bizarres, puis, relevant brusquement la tête et la renversant en arrière, elles poussaient leurs longues plaintes, semblables à des hurlements.

Ces femmes pleuraient un mort, cela n’était pas douteux, et Louis assistait au mode d’enterrement particulier à Mangues. Le jeune homme se rappela en avoir lu la description dans les livres archéologiques de la province.

Lorsque la charrette passa devant lui, les trois femmes relevèrent la tête, afin évidemment de satisfaire une invincible curiosité, en regardant le « monsieur », et Louis aperçut la jeune fille dans le groupe.

Malgré la solennité de la circonstance, qui aurait dû chasser toute pensée étrangère au recueillement, la jeune fille ne manqua point à son petit salut qu’elle adressa cette fois d’un air sérieux, sans sourire.

La charrette s’éloigna, laissant encore longtemps entendre les cris et voir les étranges mouvements des têtes qui se levaient et se baissaient.

L’apparition de ce singulier char funèbre teinta de noir ou plutôt de gris l’esprit de Louis, qui ne put s’empêcher de se dire : — Cette pauvre fille si souriante est tombée maintenant dans la tristesse. Elle a perdu peut-être un père ou une mère. Et désormais, quand je la rencontrerai, elle ne m’apparaîtra plus que pâle, soucieuse, et elle ne sourira plus.

Ainsi il avait déjà vu la jeune fille en trois circonstances de plus en plus frappantes. Chaque fois, elle s’était attachée davantage à sa pensée. Et, à la dernière, un sentiment plus fort venait s’ajouter à ceux qu’il avait déjà éprouvés.

D’abord le charme naturel de la jeune fille lui était apparu, puis elle avait été l’occasion d’un grand acte de courage de la part de Louis : le premier, il avait parlé à une femme qui n’était ni vieille, ni laide, et il en ressentit l’orgueil qu’on éprouve lorsqu’on a enfin tenté une entreprise redoutable devant laquelle on a longtemps hésité.

À la seconde rencontre, il avait pu supposer que cette femme, à qui déjà il devait une joie, le remarquait et pensait à lui. Événement tout nouveau qui le jetait dans le trouble et l’espérance. Et, comme pour développer le germe d’inclination ainsi créé, il avait fallu que Louis, en voyant le grand paysan, eût à craindre de perdre presque aussitôt le précieux et fragile trésor de sa tendresse naissante, et qu’une sorte de rivalité avec cet homme s’établît dans son esprit et le forçât à penser plus souvent, plus longuement à la jeune fille.

Enfin, au troisième choc, pour ainsi dire, la petite paysanne se présentait à lui, entourée d’un appareil propre à s’emparer tout à fait de l’imagination. Elle émouvait sa pitié. Un lien plus étroit lui attachait Louis. Il ne pouvait plus oublier la jeune fille. Il était contraint de se demander à toute heure ce qu’elle était, d’où elle venait, quel était son sort, et si cette mort ne l’atteignait pas cruellement et même ne l’éloignerait pas de Mangues.

Louis ne tarda pas à rentrer chez lui, et il questionna aussitôt Euronique.

La servante de Louis avait vite conquis la domination dans la petite maison. Le jeune homme n’était pas exigeant, et, quoique peu communicatif, il lui avait laissé, dès le commencement, le privilège de bavarder, de discuter, de proposer et de tout régler à sa fantaisie ; il s’en était aperçu, mais s’en amusait.

— Qui donc est mort dans le pays ? demanda-t-il.

— C’est la tante aux Hillegrin, répondit la servante enchantée de converser.

— Qui est-ce cela, les Hillegrin ? dit Louis.

— Eh bien ! c’est Volusien et Lévise, le frère et la sœur ! ils sont assez connus !

Volusien, Lévise, Euronique ! Louis était étonné de cette abondance, à Mangues, de noms bizarres, que le mauvais parler des paysans détournait sans doute depuis longtemps de leur prononciation primitive.

Le nom de Lévise surtout s’accrocha à ses lèvres, s’ajoutant encore au reste pour retenir la pensée du jeune homme sur la jeune fille. Un nom plus ordinaire eût eu moins de force. Mais tout concourait à émouvoir et à frapper Louis.

— Volusien ! reprit Louis, n’osant mettre en avant le nom de la jeune fille, n’est-ce pas un grand garçon énorme ?

— Oui, un braconnier, un vilain chien, dit brutalement Euronique.

— Et la sœur ? demanda Louis avec une petite émotion, car il savait Euronique méchante langue, et il n’eût point aimé à entendre dire du mal de Lévise. Aussi fut-il froissé lorsque la servante lui répondit :

— La sœur ! ce n’est pas grand chose non plus. Ça travaille à coudre de temps en temps, mais ça aime mieux se promener et faire la coquette. Depuis qu’ils n’ont plus ni père ni mère, les Hillegrin n’ont pas bien marché !…

— Elle a eu des amoureux ? demanda vivement Louis, et il craignait encore une mauvaise réponse.

— On ne sait pas… non…, dit Euronique, mais on ne sait pas non plus comment ils vivent et surtout comment ils vivront, car la tante qui est morte les tenait encore et leur donnait de l’argent.

Louis n’admettait pas beaucoup la véracité des renseignements d’Euronique. Volusien pouvait, à ses yeux, mériter la mauvaise opinion qu’en avait la servante, mais Lévise ne « devait » pas la mériter, il en était sûr.

— Et la tante, demanda-t-il, leur laisse-t-elle quelque chose ?

La sollicitude de Louis se portait aussitôt sur le sort de la jeune fille.

— Rien, puisqu’ils lui ont tout mangé de son vivant ! dit la servante.

Louis était mécontent qu’il n’y eût rien de bon à dire sur le compte de Lévise, et il accusa intérieurement Euronique d’aigreur et d’exagération.

Comment cette jeune fille, jolie, d’une physionomie douce, d’une élégance rare parmi les paysannes, avenante, ouverte, et qui avait témoigné si simplement, si naïvement sa sympathie à Louis, eût-elle été une personne déconsidérée, peu estimable ? Il voyait dans les paroles d’Euronique une jalousie de vieille créature contre la jeunesse.

— Tout mangé ! s’écria-t-il, mais quoi enfin !

— Eh bien ! quoi ? répliqua la servante, ils y dînaient le jeudi et le dimanche, et elle donnait des robes et des rubans a la petite…

— Beaucoup de robes et de rubans ? dit d’un air de doute Louis, qui n’avait point remarqué que Lévise eût de brillantes toilettes.

— Dam ! répondit Euronique avec une certaine mauvaise humeur, elle lui en achetait une à la Saint-Pierre et une à la Toussaint…

— Bien ! cela fait deux robes tous les ans !

— Oh ! tous les ans, non, elle se serait donc ruinée, alors !

Louis fut enchanté de prendre Euronique en flagrant délit de médisance et de la voir se contredire. Cela rendait Lévise entièrement blanche, ainsi que quelque chose l’avait crié dans la poitrine du jeune homme.

— Enfin, Euronique, reprit Louis, cette femme aimait ses neveux, voilà ce que vous me prouvez.

— Eh pardine ! c’est là son tort, puisqu’elle est morte de s’être sacrifiée pour eux.

— Cependant, ajouta Louis, quel âge avait-elle ?

— Quel âge ? eh bien ! quoi ? soixante-dix ans ! reprit Euronique avec colère, car elle sentait qu’on la poussait dans ses retranchements, qu’est-ce que ça fait l’âge ? On ne m’ôtera pas de la tête qu’elle est morte en se sacrifiant.

Louis sourit de la mauvaise foi de sa servante, dont les premières paroles lui avaient été pénibles comme un présage fâcheux. Maintenant il savait la vérité, ou du moins il savait qu’Euronique ne disait pas vrai.

Le jeune homme réfléchit un moment à ce mot prononcé par Euronique et qui l’avait ému : on ne sait comment ils vivront !

Il entrevoyait la jeune fille ayant faim, ayant froid, vêtue de guenilles, pliée sous l’inquiétude et la misère, livrée à de durs travaux !

Une idée lui vint et rendit sa figure joyeuse.

— Cette fille sait coudre ? demanda-t-il à Euronique. Elle doit avoir besoin d’ouvrage, si la mort de sa tante la laisse sans ressources ! Il doit y avoir ici quelque raccommodage de linge à faire, on pourra le lui donner…

— Je le raccommoderai bien moi-même, interrompit Euronique.

Louis fit un mouvement d’impatience.

— Mais non, vous avez assez à faire, dit-il, bien qu’il sût que la servante n’était point surchargée de besogne.

— Eh bien ! dit Euronique, je lui porterai l’ouvrage !

Louis rougit. Il avait déjà combiné que Lévise viendrait travailler chez lui, qu’il s’occuperait d’elle, l’aurait sous sa « protection » ! Il pensa qu’Euronique conspirait contre lui, s’obstinait à l’éloigner de Lévise, devinait son penchant secret et naissant pour la jeune fille et se mettait en travers.

— Mais, dit-il sèchement, je veux que rien ne sorte d’ici et que le travail se fasse sous mes yeux.

La vieille servante le regarda curieusement et lança un : ah ! assez moqueur qui déplut à Louis.

Il fronça le sourcil, plein de dépit qu’on pénétrât si promptement sa pensée.

— On jasera…, continua Euronique sur le même ton railleur, sec et déplaisant.

Louis se fâcha presque.

— Eh ! qu’on jase ! répliqua-t-il ; cette « fille » travaillera ici !

— Dam ! dit Euronique, ce sont les affaires de monsieur. Moi, j’ai parlé pour le bien, mais ça ne me regarde pas !

— Oui, ajouta Louis d’un ton bref, et demain vous irez la chercher.

Il eut à la fin honte de paraître donner raison aux suppositions d’Euronique en lui livrant un combat si vif au sujet de Lévise, et il s’écria de nouveau, pour terminer la bataille :

— Eh ! bien ! laissez-moi tranquille avec cette… personne, c’est vous qui raccommoderez le linge !

Euronique s’en alla en murmurant un petit discours dont Louis n’entendit qu’un seul mot : les enjôleuses !

Et ce fait insignifiant, cette conversation si ordinaire, où il n’était question que de choses peu intéressantes, représentait un événement pour Louis. Tout, jusqu’à la résistance et à la basse moquerie d’Euronique, formait maille pour retenir son esprit uniquement dirigé vers Lévise. C’étaient d’invisibles cordes qui se nouaient à lui, attachées par l’autre extrémité à la jeune fille, et il était conduit et poussé dans un chemin d’où il ne pouvait plus sortir et qui le menait droit vers elle.

Bien souvent, dans les choses d’amour, il semble que cette première sympathie qui naît entre deux personnes jusqu’alors étrangères l’une à l’autre engendre d’elle-même une foule de petits hasards qui doivent l’agrandir et la transformer en passion.

Euronique, qui était d’une familiarité impossible à réprimer, se mit à rire et dit :

— Allons ! allons ! vous êtes amoureux !

L’insistance d’Euronique à mettre le doigt sur la plaie de Louis, qui ne voulait pas s’avouer qu’il fût amoureux, et qui d’ailleurs n’était encore qu’attiré vers la jeune fille, le troublait. Comme il démêlait bien à quel degré en étaient ses sentiments, il était contrarié qu’on l’accusât d’amour.

La dernière réplique d’Euronique l’exaspéra.

— Euronique, lui cria-t-il, vous commencez à me fatiguer !

— Mais c’est monsieur qui me parle ! riposta la vieille servante avec le sang-froid habituel aux êtres taquins et hargneux.

Louis sentait facilement le comique, le sien propre et celui des autres, mais cette fois la lutte soutenue contre Euronique ne lui apparaissait pas sous son côté bouffon et inférieur. Il la prit au sérieux et fut en proie toute la journée à une violente mauvaise humeur qui ne se dissipa que vers la nuit, où probablement une divinité bienfaisante intervint et dessina devant l’imagination du jeune homme un petit tableau frais et réjouissant.

Louis se voyait avec sa future ouvrière : par la porte de la route, ouverte sur des prés et des arbres, entrait Lévise, tandis que derrière elle le ciel bleu, les feuillages verts remplis de soleil, les fleurs rouges et jaunes semées dans l’herbe, formaient un fond joyeux et rempli d’harmonie. Et Louis prenait la jeune fille par la main et commençait avec elle la plus longue, la plus douce, la plus chaste des conversations.

Louis se prépara si bien à cette petite fête que, ne pensant plus qu’Euronique prendrait à la lettre le contre-ordre donné à la fin de leur discussion, il attendit, le matin suivant, l’arrivée de la jeune fille. Étonné, impatient, inquiet, après avoir longtemps « tournaillé » dans la maisonnette pour tromper son attente, Louis finit par appeler Euronique.

— L’ouvrière (il tenait à honneur de paraître désintéressé aux yeux de la servante, et en même temps ne pouvait dissimuler la vérité), l’ouvrière, dit-il, n’a donc pu venir ?

— Comment venir ? répondit la batailleuse Euronique, on n’a pas été la chercher, pour qu’elle vienne.

— Je vous ai pourtant dit d’aller chez elle, reprit Louis.

— Oui, et ensuite de ne pas y aller, répliqua l’impitoyable servante.

Louis était vaincu, la servante avait le droit pour elle. Il ne sut s’en tirer que par une nouvelle colère.

— Vous ne voulez plus me servir, à ce qu’il paraît ! s’écria-t-il.

— Oh ! j’y vais tout de suite, et je la ramène. Seulement monsieur dit tantôt blanc, tantôt noir !

Là-dessus Euronique fit mine de s’élancer au-dehors.

Ses critiques, son empressement moqueur calmèrent Louis, qui tourna sa colère contre lui-même et se résigna à être la victime de ses propres maladresses, ne pouvant faire mieux.

— Eh ! mon Dieu ! vous irez ce soir, afin qu’elle vienne demain. Ce sera assez tôt, quoique ce linge tombe en loques et ait grand besoin de l’aiguille.

Louis espérait ainsi se faire contre la pénétration d’Euronique un bouclier de l’urgente nécessité de réparer le linge. Et il crut assez naïvement qu’il donnait le change à la servante.

Il aurait voulu, par une sorte de pudeur timide, que personne ne s’aperçût de la préoccupation que lui causait Lévise, et en même temps il ne pouvait s’en cacher : de même ces statues qui ont un vêtement trop court, et découvrent une moitié de leur corps pour voiler l’autre !

Cependant Louis comprenait bien qu’il ne parvenait guère à détourner la sagacité d’Euronique ; mais comment réussir dans une entreprise impossible !

Le lendemain, à peine Louis fut-il levé, qu’Euronique vint d’un air de mystère lui dire : Elle est en bas !

Louis trouva, dans une des pièces du rez-de-chaussée, Lévise qui attendait ses ordres.

Elle était vêtue d’une robe d’indienne assez laide qui ne justifiait point les attaques d’Euronique contre la coquetterie de la jeune fille. Un foulard noir à points blancs se croisait sur ses épaules, et elle était tête-nue. Elle était venue en habit de travail.

Louis fit attention à tous ces détails, et il regarda presque avec minutie les mains, la taille et le visage de Lévise, comme s’il eût craint de s’être trompé à son égard et qu’il eût voulu se confirmer qu’elle était bien telle qu’il l’avait vue pendant les premières rencontres.

Bien que rapide, cet examen naïf embarrassa la jeune fille, qui baissa les yeux, puis regarda Euronique, ayant l’air de lui demander où était l’ouvrage.

Louis comprit sa gêne et lui dit :

— Eh bien ! mademoiselle, Euronique vous a sans doute parlé du travail dont vous étiez chargée. Vous convient-il ? Vous passerez la journée ici. Combien, ajouta-t-il en s’adressant à la servante, est-il d’usage de donner en pareil cas ?

Le jeune homme tenait à bien établir que Lévise n’était qu’une ouvrière pour lui ; mais il lui répugnait de parler d’argent avec la jeune fille, de se montrer à elle comme un maître, un « patron ».

Lévise, plus simple, répondit tout naturellement :

— C’est quinze sous par jour.

Louis se dit qu’elle avait plus de bon sens que lui, en réglant ainsi directement, sans détours ni fausse délicatesse, le prix de son travail, puisque son métier était de travailler.

Louis rougit un peu, néanmoins, d’avoir pu laisser supposer qu’il n’osait aborder la question, et qu’il mettait des réticences, des arrière-pensées.

— Eh bien ! mademoiselle, reprit-il, c’est entendu. Voulez-vous commencer aujourd’hui-même ?

Euronique et Lévise étaient étonnées de la politesse caressante du jeune homme, du jeune « bourgeois » envers une paysanne.

— Oui, monsieur, dit Lévise, je n’ai rien ai faire en ce moment.

— Euronique, donnez tout ce qu’il faut.

Louis assista avec une sollicitude particulière à l’installation de sa protégée. Il fut satisfait de la façon dont elle marchait, de ses gestes, de son timbre de voix. Il lui mit une chaise auprès de la fenêtre, d’où la vue était gaie.

— Serez-vous bien là ? demanda-t-il.

— Oh ! merci, monsieur, dit la jeune fille pleine de confusion et lui prenant la chaise des mains pour qu’il ne la portât pas lui-même.

— N’aurez-vous pas froid ici ? continua-t-il avec vivacité. Voulez-vous un tapis, un banc sous vos pieds ? Préférez-vous être placée ailleurs ?

— Oh ! je suis très-bien, merci, monsieur, répondait Lévise de plus en plus confuse.

Louis cherchait un coussin, faisant pour Lévise ce qu’il n’eût pas fait pour la femme la plus distinguée. En se retournant, il vit qu’Euronique haussait les épaules.

— Eh bien ! lui cria·t-il, irrité de ce mouvement irrespectueux, donnez donc un banc à mademoiselle.

Jamais la jeune paysanne ne s’était entendu appeler mademoiselle par qui que ce fût. Elle se resserrait sur sa chaise, ne pouvant se faire assez petite à son gré, gênée, surprise, mais doucement caressée par les manières du jeune homme, de son « maître » !

Euronique du reste ne bougea pas, et Louis, craignant d’avoir laissé voir une amabilité, une « bienveillance » trop vives, les laissa toutes deux et remonta dans sa chambre.

Mais au bout d’une heure un invincible besoin de se trouver auprès de la jeune fille, de lui parler, de s’informer si la maison lui plaisait, le ramena en bas. Il combattit un instant contre lui-même, et, au plus fort de l’attraction qui l’entraînait vers la petite chambre où travaillait la jeune fille, il se sentit saisir par une singulière timidité. Le sang monta à ses joues, et son cœur battit. Lorsqu’il mit la main sur la clef de la porte de cette chambre, son trouble fut tel qu’il s’arrêta un moment, ne sachant plus ni avancer ni reculer. Il fut même convaincu que sa main avait tourné cette clef, sans que sa volonté s’en mêlât. Dès qu’il aperçut Lévise dans l’éblouissante clarté de la fenêtre, il retrouva son calme. Qu’était-elle de plus que cette même paysanne qu’il avait vue plusieurs fois avec plaisir et qu’il ne voulait pas laisser tomber dans la misère ? Pourquoi avait-il été troublé ? Quel sentiment bizarre avait pu la lui faire apparaître comme un être si important, si « auguste », qu’il fût troublé et frémît à la pensée de venir en sa présence. Il sourit intérieurement de cet étourdissement si soudain et si vite passé, du moins à ce qu’il imaginait.

Du reste, Euronique était déjà derrière lui, et cela suffit pour que Louis prît garde et se dît : Allons, elle va être persuadée que je veux décidément faire la cour à cette « fille ».

L’espionnage de la servante obligeait Louis à s’apaiser de manière presque à se donner le change sur ses propres mouvements. Comme il ne voulait pas justifier les soupçons de la vieille femme, il s’armait contre lui-même et se contraignait à ne considérer Lévise que comme une « protégée » ; il chassait tout autre sentiment et se persuadait que sa pensée n’allait pas, en effet, au-delà de ce qu’il désirait que crût Euronique.

Il feignit de chercher un livre dans la chambre, puis, comme si une idée subite le frappait, il dit à Lévise :

— Aimez-vous les arbres ? je vous ai indiqué cette place pour que vous puissiez bien les voir.

Lévise rougit extrêmement, baissa la tête et ne répondit rien. Louis le remarqua et, pour ne pas prolonger l’embarras de la jeune fille, il traversa la chambre en répétant avec affectation : Où est donc ce livre, où peut-il être ?

Puis, au moment de sortir, il regarda Lévise, dont les yeux fixés sur lui se détournèrent immédiatement et retombèrent sur l’ouvrage.

Louis revint à son cabinet, ému de l’émotion de Lévise et plus encore de ce regard attaché sur lui tandis qu’il s’éloignait.

Cette fois, il se demandait avec une assez grande chaleur d’espérance s’il ne plaisait pas réellement à la jeune fille. Il récapitulait leurs rencontres, cette persistance à lui donner un bonjour souriant, cette promptitude à accourir, ces rougeurs, ces regards à la dérobée. L’aimerait-elle ? Cependant devait-il se laisser aller à une présomption absurde ? Ne valait-il pas mieux qu’il l’étudiât davantage en se tenant sur ses gardes ?

Mais si réellement il était aimé, quelle joie des joies ! Tenir ce bien précieux, qu’il avait appelé avec tant de force et de désespoir, qu’il avait craint de ne jamais posséder, qu’il s’était résigné amèrement à perdre, et qu’il retrouvait, alors qu’il en portait pour ainsi dire le deuil. Il tremblait de se tromper, et il était avide de s’assurer par des expériences prudentes, lentes, de la certitude d’un bonheur aussi inattendu.

Louis marchait à grands pas dans son cabinet, la tête en feu, le corps soulevé tout entier par un désir impatient d’agir, de savoir la vérité.

Il cherchait mille moyens de connaître Lévise. Il eût voulu se trouver longuement seul avec elle, et il en redoutait en même temps l’épreuve.

À la fin, il imagina de faire dîner Lévise avec lui et non pas, selon la coutume, avec la servante.

Et l’idée de ce premier dîner amoureux ou presque amoureux, ou qui du moins pouvait décider la grande question, vérifier la grande espérance, séduisit tellement Louis, qu’Euronique ne lui sembla pas être un obstacle, et qu’il pensait presque faire une chose toute naturelle.

Cette heure du diner, Louis l’attendit avec une sorte de rage contre les minutes et les secondes. Il imagina et refit au moins vingt fois le petit poème de ce festin, créant les paroles échangées avec Lévise, les gestes de l’un et de l’autre, ressentant déjà la tendresse, le charme profond, insinuant de cette entrevue.

L’heure du dîner arrivée, Euronique mit le couvert de Louis. Alors il commença à s’apercevoir que l’entreprise n’était point trop facile pour quelqu’un qui ne voulait pas attirer l’attention sur ses actes et ses desseins.

Par quel motif excellent justifier devant Euronique un tel bouleversement des usages et des rangs ? Louis essaya assez maladroitement de la ruse

— Je ne dînerai pas ici ! dit-il à sa servante. Il calculait qu’il feindrait de sortir, reviendrait, trouverait Levise à table avec Euronique… mais c’était là ce qui le révoltait : cette jeune fille, qu’il élevait déjà si haut dans ses pensées, mise au rang d’une servante !

D’un autre côté, il prévit la résistance d’Euronique à son projet, et tenter de forcer un tel obstacle lui parut impossible au moment où il fallut l’aborder de front. Louis sacrifia le désir de dîner seul avec Lévise, et il ne vit plus qu’un moyen d’arriver à la faire asseoir à la même table que lui, moyen douloureux, répugnant et grotesque, c’était d’y faire asseoir également Euronique. Pour dîner avec Lévise, il fallait qu’il dinât avec sa servante. Et alors le charme rêvé quelques instants auparavant était cruellement défloré.

Et encore cette dernière entreprise n’était-elle pas toute simple à réaliser. Certainement Euronique trouverait fort extraordinaire que Louis l’invitât à sa table, et elle y verrait matière à médire sur le compte de Lévise.

Dans cet embarras, Louis entrevit vaguement une façon de se tirer d’affaire.

Euronique lui avait répondu : Oh ! j’ai fait un si bon dîner !

— Vous le mangerez avec l’ouvrière, dit Louis.

— Mais c’est trop bon pour elle ! s’écria Euronique, je ne l’ai pas fait pour elle ! Il ne faut pas la gâter !

Louis avait compté sur les objections de la servante pour entrer dans une feinte colère et mettre son désir sur le compte de cette colère.

— Elle mangera son dîner ! reprit-il de son ton le plus dominateur.

— Oh !!! dit Euronique qui secoua la tête pour protester et faire entendre que la volonté du maitre ne serait point exécutée.

— Eh bien ! s’écria Louis avec plus de force, elle le mangera avec moi !

Il crut un moment avoir remporté une victoire complète, mais Euronique le considéra de l’air stupéfait et effrayé qu’on prend pour regarder quelqu’un qui devient fou, puis elle s’écria à son tour avec indignation : Comment ! elle dînera ici, en haut ?

Son attitude exprimait si bien qu’elle ne se prêterait jamais à une pareille révolution, que Louis n’osa pas aller plus loin.

— Eh bien ! puisque vous ne voulez jamais obéir, je dînerai aujourd’hui à la cuisine avec vous ! et nous verrons si vous refusez d’exécuter ce que je vous commande.

— Oh ! je n’ai jamais vu pareille chose ! murmura Euronique entièrement désorientée.

— Allez, et ne faites plus de réflexions à l’avenir ! ajouta Louis.

— Eh bien ! c’est tout prêt, alors, répliqua-t-elle, et elle partit en se touchant le front pour montrer à Louis qu’elle croyait qu’il avait perdu la cervelle.

Louis pensa un moment à cette situation singulière, presque bouffonne, et, entendant Euronique crier à Lévise du ton qu’on emploie avec un chien : venez-vous dîner ! il éprouva un accès de rire, rire un peu nerveux où entraient du mécontentement et de la honte à cause de toute cette comédie.

Quelque chose le blessait intérieurement quand il entra dans la cuisine, bien qu’il voulût ne voir la chose que sous le côté amusant.

La table était prête, sans nappe, avec les couverts en fer et des écuelles de bois. L’aspect n’en avait rien d’agréable. Une chandelle fumeuse jetait une lueur triste et mesquine qui assombrissait tout. Louis se sentit mal à l’aise, et regretta son invention. Cet appareil grossier rabaissait son poème. Louis pensa aussi en ce moment à la figure que feraient son père et sa mère, s’ils le voyaient se commettre ainsi. Mais cette idée le fit sourire et le ramena un peu au sentiment comique qui l’avait d’abord poussé en avant.

Il s’assit. Lévise arriva et s’arrêta sur le seuil, interdite de trouver Louis dans un tel endroit, et ne sachant plus où allait être sa place à elle, si celle du « maître » était là. Elle distingua bien qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Elle n’eût pas été étonnée de dîner à la même table qu’un paysan chez lequel elle aurait travaillé ; mais voir Louis, dont elle avait une haute et respectueuse idée, attablé dans cette espèce d’antre, ceci la confondait.

Louis ne fut pas moins surpris et décontenancé presque au même moment par madame Euronique qui prit sans façon place à son côté et dit à Levise : Tenez, ma fille, mettez-nous la soupière sur la table.

Ce n’était pas ce que Louis avait combiné. Il fut fortement humilié qu’Euronique cherchât à humilier Lévise en sa présence, et il avait peur, s’il « rembarrait » la servante, d’aggraver l’humiliation de la jeune fille, car il lui aurait dévoilé les intentions sournoises d’Euronique, tandis que Lévise pouvait croire la chose toute simple.

Lévise s’empressa en effet de servir, d’un air de plaisir. Elle allait s’asseoir, quand Euronique lui commanda d’apporter le vin.

Le repas devenait amer pour Louis, et il se contenait pour ne pas éclater, plus mécontent encore de n’avoir pas prévu ces petits échecs que froissé de la méchanceté comique de la vieille femme. S’il laissait faire celle-ci, il était évident que jamais la petite ne mangerait, et Louis, qui avait voulu au contraire lui donner le plaisir d’être « servie par des domestiques », dit à Euronique de servir elle-même le vin, d’autant plus qu’il était à portée de sa main.

— Ah ! dit-elle sans se déranger, elle est plus jeune que moi, elle peut bien se remuer un peu !

Louis resta consterné de cette réponse cavalière. Ses bonnes intentions envers Lévise tournaient au détriment de celle-ci.

Mais déjà la jeune fille avait posé le vin près de lui. Enfin elle s’assit, et Louis remarqua que sa main tremblait pendant qu’elle mangeait. Elle ne levait pas les yeux.

Était-ce à cause de lui ou à cause d’Euronique que la jeune fille paraissait si émue ? Euronique buvait et mangeait de toutes ses forces, ne disant mot et ayant bien soin de ne rien offrir à la jeune fille. Louis tomba un moment dans le silence, cherchant un moyen de rendre à ce singulier dîner un peu d’agrément pour Lévise. Et bientôt celle-ci montra par son air timide et troublé qu’elle serait morte de faim ou de soif plutôt que d’oser rien demander. Louis songea à la ranimer en lui parlant un peu d’elle, ce but tant et si mal poursuivi jusqu’alors.

— Vous trouvez-vous heureuse dans votre pays ? demanda-t-il.

— Pardine, si elle est heureuse ! interrompit Euronique.

Lévise courba davantage la tête vers la table ; voyant qu’on répondait pour elle, elle s’abstenait de parler. Louis aurait volontiers jeté la servante dans le grand chaudron qui se balançait au milieu de la cheminée. Ce nouvel accident le rejeta dans une silencieuse contrariété. Et, à la lueur de la chandelle qui les éclairait à demi, ces trois personnages, si bizarrement assortis, demeurèrent le front penché et soucieux. Seulement Euronique coulait des regards malins et en dessous vers Louis et la paysanne.

Enfin Louis retrouva l’énergie et le calme nécessaires pour revenir à la charge, et il recommença : Vous êtes en deuil, vous avez perdu une parente ?

— Eh bien oui ! sa tante ! je l’ai déjà dit à monsieur, répondit encore Euronique.

Louis se redressa brusquement, essayant de terrifier la servante par des yeux menaçants.

Il était tout à fait honteux de penser que Lévise allait certainement croire qu’il se laissait dominer par Euronique et qu’il était par conséquent un être de la dernière faiblesse.

Puis il se dit que peut-être Euronique se lasserait de bavarder, s’il feignait de ne point l’entendre et ne faisait aucune attention à elle, et il continua, s’adressant bien directement à Lévise :

— Il me semble, en effet, vous avoir rencontrée le jour de l’enterrement !

— Dam ! oui, puisque vous me l’avez dit en rentrant ! reprit Euronique.

Lévise semblait étrangère à la conversation.

— Euronique, occupez-vous de quelque chose dans votre cuisine ! s’écria Louis violemment.

— Tenez, ma fille, dit Euronique pleine de flegme, levez-vous et prenez des tasses sur le buffet.

Louis n’y tint plus.

— Je fais venir mademoiselle pour travailler au linge et non pas pour servir…

— Oh ! elle n’est pas fière ! n’est-ce pas ? ajouta Euronique en riant au nez de Lévise, qui était de plus en plus intimidée de ce conflit. La jeune fille exécuta les ordres de la servante. Louis rongeait son frein, décrétant en lui-même qu’Euronique ne resterait pas longtemps dans la maison.

— Vous n’avez plus que votre frère ? demanda-t-il de nouveau à Lévise.

— Eh oui, un grand diable ! dit Euronique.

— Mais laissez-nous donc parler, morbleu ! cria Louis.

— Ah ! dit la servante d’un air patelin, je croyais que monsieur dînait à la cuisine pour s’amuser à entendre des pauvres paysannes parler le patois du pays !

C’était ôter à Louis, aux yeux de Lévise, tout le mérite que celle-ci pouvait vaguement lui soupçonner, et insinuer à la jeune fille qu’elle servait de jouet et de divertissement au jeune « monsieur ».

Ce fut le coup le plus sensible que la servante enragée eût encore porté à Louis. Aussi lui imposa-t-il enfin silence d’un ton qui ne souffrait plus de désobéissance. Alors Euronique s’étendit sur sa chaise avec une physionomie de mauvaise humeur et se mit à lancer des regards terribles à Lévise.

La jeune fille avait heureusement démêlé chez Euronique le dessein bien arrêté de contrarier son maître, et elle ressentait contre la servante une certaine irritation.

— Que fait votre frère ? dit Louis à Lévise.

Elle répondit, mais d’une voix si basse qu’il entendit à peine :

— Il travaille.

— Oh ! oh ! ricana Euronique.

Louis se retourna vivement vers elle et elle cessa son ricanement.

— À quoi travaille-t-il ? demanda Louis à la jeune fille.

— À la terre ! dit Lévise, du même accent faible.

La voix d’Euronique éclata de nouveau, trompette d’ennui et d’agacement qui fit presque tressaillir Louis, devenu rouge à cette autre surprise.

— Allons, ma fille ! dit Euronique, il ne faut pas faire de mensonges. À la terre ? et depuis quand donc ?

La tête de Lévise ne s’était pas encore penchée si bas sur sa poitrine, et Louis vit une larme glisser le long de sa joue, quoique la jeune fille se fût efforcée de la cacher !

Il fut pris d’une violente exaspération contre la brutale grossièreté d’Euronique, qui se plaisait à tourmenter la pauvre enfant ; mais il ne savait quelle réparation offrir à celle-ci, et il bouillait de contrariété d’être obligé de supporter les conséquences de la faute qu’il avait faite en imaginant cette réunion absurde.

Lévise se leva et dit de sa voix la plus humble, la plus basse toujours : J’ai mangé, je vais aller finir mon ouvrage.

Louis reçut un coup de poignard. Il ne devait pas en douter, elle était blessée, outragée, il ne la protégeait pas !

Lévise sortit, et il l’entendit dans l’autre pièce remuer sa chaise pour s’installer.

Louis demeura debout au milieu de la cuisine, immobile et absorbé. Dans le premier moment, il avait voulu mettre Euronique à la porte. Puis il songea qu’en la renvoyant il l’exciterait à lancer mille mauvais propos contre Lévise ; l’échantillon donné dans la soirée permettait bien de craindre la langue d’Euronique. Louis restait donc suspendu entre deux nécessités égales : le châtiment à infliger à Euronique, et l’adoucissement à porter aux peines de Lévise. Ce dernier soin lui parut le plus pressé, et il alla retrouver l’ouvrière, laissant la servante ébahie.

Lévise ne se détourna point de son ouvrage à l’entrée du jeune homme. Il s’approcha, elle ne bougea pas.

— Mademoiselle, dit-il presque avec humilité, il ne faut pas attacher d’importance à ce que dit cette femme. Elle est à moitié folle. Je suis très-fâché de ce qui s’est passé. Cela n’arrivera plus…

Lévise se remit à pleurer, et il s’arrêta fort embarrassé en face de ce chagrin qu’il ne savait comment apaiser. Enfin la jeune fille essaya de parler, au milieu des sanglots mal comprimés qui entrecoupaient ses paroles.

— C’est… commença-t-elle ; mais elle ne put aller au-delà.

— Calmez-vous ! Pourquoi pleurez-vous ?

— C’est… à cause… reprit Lévise avec un plus grand effort, interrompu par les pleurs.

— Oh ! dit Louis, mais vous avez bien vu que je n’ai pas souffert qu’elle continuât…

— C’est… à cause… de vous !… Telles furent les paroles qui sortirent enfin des lèvres tremblantes de Lévise.

Louis fut littéralement étourdi par ces trois mots qui lui apparurent comme un éclair éblouissant.

N’était-ce pas le cri de l’amour qu’il venait d’entendre ? Cette note dont il ne connaissait même pas l’écho ! cette musique qui lui avait été cachée jusqu’alors, malgré ses recherches, ses supplications secrètes au ciel. Louis en devint presque aussi tremblant que la jeune fille. Un trouble extraordinaire l’agitait. Il regardait Lévise sans la voir. Son cœur battait violemment, et il sentait comme des entraves se rompre dans son sein, sous l’effort et le tumulte intérieur du sang.

Mais, ainsi qu’un mendiant qui apprend la nouvelle subite d’un héritage, Louis n’osait croire à une telle bienveillance de la destinée. La défiance et le long découragement de sa jeunesse dressaient devant lui, pareille à un fantôme, la crainte d’une déception amère ! Il ne voulait pas y croire !

Avait-il bien compris ? N’était-ce pas par inexpérience qu’il s’était imaginé entrevoir dans les paroles de Lévise un « aveu », une « déclaration ».

Quoi ! cette paysanne qui pleurait sur sa chaise pleurait pour lui ? Et, dans ce cœur humilié et doux, tout appartiendrait à Louis ? C’était trop. Il devait se tromper. Il ne pouvait pas avoir tant de bonheur !

Les nerfs de Louis furent ébranlés si profondément que, frémissant, touché jusqu’à la moelle des os, il ne chercha plus qu’à détourner l’entretien de ce sujet qui l’émouvait trop fortement, et remit au lendemain, à plus tard, la confirmation de son espoir ou de sa crainte.

Il feignit donc, pour mettre fin à l’étrange et nouveau supplice qu’il subissait, de n’avoir pas attaché d’importance aux derniers mots prononcés par Lévise. Mais il était poussé cependant, au milieu du désordre où il se trouvait, par un désir extrême, intense, qui dominait tout, sans qu’il sût s’en rendre compte. C’était que Lévise revînt chaque jour, et restât auprès de lui le plus longtemps possible pour qu’il éprouvât encore toutes ces sensations aiguës, délicieuses déjà, qui l’avaient caressé et endolori depuis qu’elle était venue dans sa maison.

— Ne vous tourmentez pas ! dit Louis à la jeune fille, ne vous découragez pas ! Je pense que cela ne vous empêchera pas de revenir demain !

— Non, monsieur, répondit Lévise, qui paraissait un peu soulagée.

— Je m’arrangerai de façon à ce que la servante ne vous… ennuie plus ! Il faudra que vous me fassiez d’ailleurs un plaisir, qui sera de vous refuser à exécuter les petits ordres qu’elle pourrait prétendre vous donner. Vous n’aurez, du reste, que fort peu de rapports ensemble !

— Je ne voudrais pas qu’on fît de la peine à Euronique pour moi, dit Lévise.

— Ne le craignez pas, reprit Louis ; mais il ne faut pas non plus que ses lubies vous exposent à perdre votre travail. On a toujours besoin de travailler, et c’est à cela qu’il faut penser par-dessus tout.

En parlant de travail, Louis éteignait enfin le feu auquel il avait peur de se brûler.

Il éloignait les idées de trouble qui remplissaient l’air un moment auparavant. Outre qu’il se délivrait d’une émotion accablante, excessive, il se demandait s’il n’accomplissait pas un acte loyal, en reportant l’esprit de Lévise vers les choses régulières, au lieu de l’attirer « peut-être » sur un terrain dangereux, au lieu de le retenir dans des pensées de tendresse, souvent funestes pour les jeunes filles… Mais, en cela même, Louis ne s’apercevait pas combien il était enveloppé par ces pensées !

À ce moment, Louis aurait voulu être seul pour se replier un peu en lui-même et réfléchir sur les « immenses » événements qui venaient de se passer.

La présence de Lévise prolongeait pour Louis l’émotion, le trouble nerveux. Ne voulant rien lui confier de ce qui l’agitait, il ne pouvait en parler pour ainsi dire qu’avec lui-même. Ce n’était que seul qu’il pouvait repasser les petites scènes qui s’étaient déroulées depuis son arrivée à Mangues, les analyser, en jouir. Et c’était bien là ce qu’il voulait : rechercher dans ces scènes des indices où il puiserait davantage la croyance que la jeune fille l’aimait. Il voulait peser encore les sourires et les saluts de leurs premières rencontres, et chacun des mots prononcés, chacun des gestes faits pendant la journée.

Louis voulait compter son bien.

Lévise, d’ailleurs, lui semblait fatiguée.

— Vous ne devez pas être très-disposée à travailler, lui dit-il, il vaut mieux que vous rentriez pour vous reposer. Ne continuez pas ! Demain vous reprendrez votre ouvrage.

Louis entendait depuis un instant, à la porte, un bruit à peine distinct. Se doutant de l’affaire, il y courut sur la pointe du pied, et l’ouvrit brusquement.

Madame Euronique qui était là, écoutant de toute son oreille droite, fit un saut en arrière et s’en alla, feignant de passer dans une autre pièce.

Lévise ploya le linge et dit à Louis : — Bonsoir, monsieur ! d’une voix un peu plus ferme qu’elle ne l’avait eue jusqu’alors.

En partant, elle prenait quelque bravoure.

— À demain ! dit Louis.

Elle fit signe de la tête.

Louis s’élança à la fenêtre pour la regarder s’éloigner. La démarche de la paysanne lui paraissait charmante. Quand la jeune fille eut disparu, et qu’il redescendit l’escalier pour aller se promener, il rencontra Euronique.

— C’est comme ça que les jeunesses se perdent ! dit-elle sentencieusement.

Louis haussa les épaules.




CHAPITRE II


le seuil de la maison


Louis avait désormais un ennemi domestique dans la personne d’Euronique. Mais, sûr de s’en débarrasser quand il lui plairait, il considérait la servante comme un amusement.

Le jeune homme sortit et s’en alla tranquillement le long de la route. Le ciel était couvert ; la lune, voilée par les nuages, éclairait la campagne d’une lueur égale et vague. Un silence absolu, plus sensible que des milliers d’immenses bruits, couvrait aussi la plaine où brillaient quelques lumières.

Louis, rafraîchi par l’air et par la réaction qui succédait à l’ébranlement de l’heure précédente, se sentait heureux, calme surtout. Il comparait avec joie le passé triste, ennuyé, à travers lequel il s’était traîné, aux journées vivantes qui venaient de s’écouler. Il était plein d’espoir pour toutes choses, pour l’avenir. Il avait confiance en lui. Il était plus léger. Une certaine allégresse chantait dans son sein. C’était moins à Lévise qu’à lui-même qu’il pensait. Il se tâtait avec un étonnement ravi. Il ne se reconnaissait plus. Le changement était merveilleux. Il se trouvait plus vigoureux, moralement.

Des chants s’élevèrent en avant de lui, dans le lointain, de grossiers chants de paysans avinés, et bientôt une bande de sept ou huit garçons, qui se tenaient par le bras, apparut, venant à sa rencontre.

Louis n’aimait guère les paysans, ni les ouvriers. Il redoutait « les gens de la blouse » comme une race hostile, pleine de haine, de bassesse et d’insolence, surtout comme une race matérielle, douée de trop gros bras et de trop larges épaules pour être autre chose que mécanique et brutale. Cette aversion n’était pas raisonnée : il ne pouvait la vaincre.

Les paysans qu’il croisa sur le chemin braillaient à tue-tête, et avaient certainement beaucoup bu. En l’apercevant, la bande obliqua visiblement de son côté, afin de se donner le plaisir de bousculer un peu en passant « le monsieur ».

Louis marcha sans se déranger, la bande se rabattit un peu du côté opposé ; mais il fut néanmoins heurté rudement par un grand garçon qui était à l’un des bouts. Louis s’y attendait, et ce fut le paysan qui faillit perdre l’équilibre.

— Drôles ! s’écria Louis irrité, et qui, s’il avait pensé n’avoir affaire qu’à un seul d’entre eux, eût donné volontiers un coup de canne.

Mais les paysans enchantés continuèrent leur chemin en braillant encore plus fort, et, malgré sa colère, Louis n’entreprit point de casser les reins à huit grands gaillards, dont chacun avait les mains larges comme la moitié des épaules du frêle jeune homme.

La figure de celui qui l’avait heurté, il l’avait vue quelque part ! En cherchant, il se rappela en effet le frère de Lévise, Volusien !

Ce choc à coups de coude sembla à Louis un présage menaçant.

Lévise ne viendra pas demain, se dit-il, et il rentra inquiet, pensant que si quelque rapport s’établissait entre la jeune fille et lui, idée à laquelle il ne voulait pas croire, mais qui revenait toujours à son esprit, le frère de Lévise serait un obstacle, et se mettrait peut-être invinciblement en travers.

Louis désirait être levé avant l’heure très-matinale où devait arriver la jeune fille. Malheureusement il ne put s’endormir qu’au petit jour, et, lorsqu’il se réveilla, Euronique lui apprit que Lévise était installée depuis longtemps dans la chambre du travail.

Pendant toute la nuit, Louis avait eu peur que Lévise ne revînt pas, non-seulement parce que son frère pouvait la retenir, mais parce qu’elle-même serait peut-être dégoûtée d’une maison ou la servante l’avait maltraitée et offensée.

Il respira librement, à la nouvelle que Lévise était revenue. Mais comme il s’obstinait à se tromper lui-même sur les sentiments qu’il éprouvait, comme il craignait toujours de trop se flatter par l’espoir que la jeune fille pensait à lui, quoiqu’il eût très-vivement cet espoir, et comme, se sentant si vivement entraîné, il s’efforçait de mettre une certaine loyauté à ne rien faire pour « séduire » Lévise, Louis crut penser sincèrement ce qu’il se dit tout bas : Allons, cette fille est raisonnable, elle n’est sagement préoccupée que de gagner sa vie. Elle n’a pas ces idées subtiles qui me tourmentent si sottement. Aussi verra-t-elle par mon long sommeil de ce matin que l’amour ne m’empêche pas de dormir !

Cependant il s’habilla promptement pour aller lui faire une petite bienvenue, de ce qu’elle n’avait pas gardé rancune des injures de la veille !

Dès le seuil, le visage de Louis prit un accent de satisfaction étonnée. La jeune fille était vêtue avec beaucoup plus de soin. Elle avait mis son fourreau neuf, comme disait Euronique, un joli tablier de soie, un bonnet à rubans lilas ; sa robe ressemblait à du foulard, et un petit cœur en or était suspendu à son cou.

C’était une nouvelle personne. Sa toilette lui donnait un air de fête, un air brillant, animé, attrayant. Euronique dit à son maître :

— Elle est bien brave, ce matin !

Elle eut un ton particulier, qui fit juger a Louis que la vieille subissait aussi l’influence de cette petite tenue propre, gentille, élégante même. Mais, en regardant Lévise de plus près, Louis comprit la vraie signification des paroles de la servante.

Des marques bleues et rouges sillonnaient la figure de la jeune fille.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Louis ému, que vous est-il donc arrivé, mademoiselle ?

— Rien ! dit Lévise ; et une rougeur éclatante s’étendit sur son visage et jusque sur son cou !

— Rien ! mais on dirait des traces de…

Louis hésita à prononcer le mot coups.

— Je suis tombée.

— Vous avez dû vous faire beaucoup de mal ? reprit-il ; puis il ajouta brusquement :

— Votre frère n’est-il pas rentré tard, cette nuit ?

Lévise le regarda avec embarras et surprise.

— Ah ! pardine ! dit brutalement Euronique, ce n’est pas la première fois qu’il l’a « rossée » !

La confusion de Lévise devint extrême ; mais elle ne pleura point comme la veille. Elle serra les dents, et, enhardie par la protection de Louis, répliqua avec une colère concentrée :

— Vous êtes une méchante femme ! Mon frère ne me bat jamais ; je ne me laisse pas battre. Vous ne faites que dire du mal de nous !

Louis était ravi de la colère de Lévise. Euronique fut décontenancée par la soudaine révolte de la « petite », si timide le soir précédent. Elle ne trouva pas de réponse.

Louis, voyant que Lévise ne se plaignait pas et défendait son frère, ne pensa pas d’abord à l’odieux qu’il devait y avoir dans la conduite de ce taureau, qui, ivre, frappait la jeune fille.

Le sérieux de l’aventure était effacé par la naïveté des allures de Lévise, qui le divertissait doucement, et il s’amusa à exciter davantage sa confusion et sa colère.

— J’ai rencontré votre frère très-tard sur la route, et il commençait à n’avoir plus son bon sens, dit-il.

Lévise fit un mouvement pour protester ; mais contre Louis elle n’osa pas. Alors elle se retourna vers Euronique :

— Mon frère rentre quand il veut, et n’a pas de comptes à rendre. Et puis, c’est moi qui le mène…

— Et vous le menez bien ; ça ne l’empêche pas d’avoir la main leste, dit Euronique.

Lévise frappa du pied à terre, et ses yeux brillèrent.

— Eh bien ! et quand même il me battrait, c’est que cela me convient ! s’écria-t-elle.

— Vous avez lu Molière ? dit Louis à Lévise, en souriant.

Cette plaisanterie, qu’elle ne pouvait comprendre, troubla la jeune fille. Elle se tut, n’essayant point de lutter contre des phrases singulières, vis-à-vis desquelles elle n’avait point de défense. Ces mots étranges lui semblèrent recéler quelque sens redoutable et mystérieux. Ses yeux pleins de défiance montraient qu’elle sentait que le jeune homme se moquait d’elle dans une langue étrangère. Louis vint alors à son secours, en renvoyant Euronique et en remontant chez lui.

Une chose assez curieuse était que Louis ne voulait toujours pas s’avouer qu’il fût amoureux. Pour rien au monde, il n’eût prononcé les mots amour ou passion devant Lévise. Il aurait voulu pouvoir se persuader qu’il n’éprouvait pour elle qu’un intérêt, vif peut-être, mais uniquement bienveillant.

Il avait peur de lui-même. Il craignait d’entraîner Lévise à devenir sa maîtresse, et, par affection même, il aurait voulu lui épargner ce qu’il considérait comme un malheur pour elle.

Il craignait aussi, s’il était jamais engrené dans une passion, de s’y laisser aller avec tant de violence qu’il compromettrait tout, famille, fortune, avenir. Et il sentait qu’il le ferait, aux pensées qu’il lui venait dès qu’il s’abandonnait à rêver qu’il « aimerait » Lévise. Alors tous ses projets devenaient insensés, extrêmes. Il se voyait entièrement consacré à elle, enseveli auprès d’elle dans quelque coin, renonçant à sa famille, au travail ! Aussi, bien qu’il ne pût résister aux attractions qu’exerçait la jeune fille sur lui, il s’obstinait à ne pas vouloir les « voir », et se répétait avec acharnement du matin au soir : Non, je n’aime pas, je n’aimerai pas ! Ce que cette fille m’inspire, c’est un intérêt bien naturel, et voilà tout !

Grâce à cette duperie, Louis se laissait aller de plus en plus à ses pensées de tendresse. Il lui eût été impossible de s’arrêter sur ce chemin, doux comme du velours. En se disant qu’il n’aimait ni n’aimerait Lévise, en appelant les choses autrement que par leur nom, il satisfaisait ses scrupules, et se donnait par là le droit de ne pas faire d’efforts réels pour se priver de ce qui était son bonheur, quoiqu’il le regardât aussi comme un mal pour l’avenir.

Louis fut très tourmenté, dès qu’il fut seul, par la pensée que Volusien frappait Lévise. Cette jolie fille, naïve, aimable, resterait donc exposée aux brutalités de ce grand coquin, son frère ! Pouvait-il donc se trouver un être assez grossier pour ne pas comprendre que cette fleur sauvage, mais pleine de parfum, devait être soignée délicatement ? Comment concevoir le dessein de frapper, de froisser même une créature gracieuse, qui semait la joie, le sourire autour d’elle, et qui avait besoin de protection et de bonté ?

Louis s’attendrit sur le sort de cette fille demeurée sans parents, sans appui, abandonnée et peut-être même poussée par son frère vers de dangereux hasards. Il se promit de la protéger contre ce garçon odieux, en même temps qu’il se promit « qu’elle ne serait jamais séduite » !

Et comment Louis, qui se faisait de si merveilleuses fêtes d’être amoureux et d’être aimé, et qui pleurait de chagrin autrefois de ce qu’aucune passion ne venait secouer et illuminer sa pesante oisiveté de jeunesse, comment Louis pouvait-il s’affirmer qu’il tiendrait une telle promesse, quelque loyale qu’elle fût ?

Louis redescendit auprès de la jeune fille.

— Voyons, lui dit-il, ne pouvez-vous m’avouer si vous êtes malheureuse par votre frère ? Vous venez de perdre votre tante, qui était un soutien pour vous. Si votre situation est pénible, il ne faut pas craindre d’en convenir. Il n’y a aucune honte là-dedans. J’ai été souvent très-heureux de trouver des gens qui m’écoutaient lorsque je leur parlais de mes soucis. On pourrait vous mettre dans une position meilleure, si…

— Oh ! vous êtes beaucoup trop bon, monsieur, et je vous remercie bien, je ne suis pas malheureuse, dit Lévise avec une timidité douce, mais qui ne ressemblait pas à l’embarras de la veille.

— Mais enfin, c’est votre frère qui vous a ainsi maltraitée !

— Oh ! dit-elle avec une naïveté cruelle pour Louis, cela ne lui arrive que quand il boit trop.

— Mais s’il boit souvent ! dit Louis qui secoua la tête avec colère.

— Oh ! non, ce n’est que par moments. D’ailleurs, il ne s’occupe pas de moi et il fait même ce que je veux !

— Est-ce bien sûr ? demanda Louis, étonné qu’elle ne semblât montrer aucune rancune contre Volusien.

— Oh ! oui.

— De sorte que vous ne lui en voulez pas ?

— Je n’ai pas de raisons pour lui en vouloir. Et puis, ajouta-t-elle avec un accent affligé, on dit aussi trop de choses contre lui.

— Il n’a pas une très-bonne réputation, en effet.

— Eh bien, ce n’est pas juste ! reprit vivement la jeune fille.

— Enfin, dit Louis non moins vivement, de quoi vit-il ? comment gagne-t-il sa vie ?

— Il chasse !

Louis regarda Lévise fixement. Elle détourna les yeux.

— On m’a dit, ajouta-t-il d’un ton bref, que votre frère était braconnier.

— Oh ! braconnier ! s’écria-t-elle, eh bien ! est-ce que je ne rapporte rien à la maison, moi ?

— Vous travaillez pour vous deux, alors !

Lévise devint confuse. Louis voyait qu’elle était inquiétée par toutes ces questions et paraissait désirer la fin de son interrogatoire. Il la soupçonnait de vouloir disculper son frère par fierté, et non pas parce qu’elle avait conscience de dire la vérité.

— Il ne peut se plier à faire comme les autres, reprit la jeune fille ; il aime sa liberté.

— Il n’est pas le seul, mais je crains que chez lui cela ne s’appelle paresse.

— Oh ! il rentre quelquefois bien fatigué.

— Il fait là un métier défendu et dangereux.

— Il faut bien tuer le temps, dit Lévise avec fatigue, il ne peut vivre autrement.

Il y avait dans sa voix une nuance d’impatience. Louis s’aperçut bien qu’elle sentait qu’elle justifiait mal son frère.

— Mais, reprit-il, vous êtes une femme, on ne bat pas les femmes ! Il est lâche envers vous. Pourquoi donc vous a-t-il battue ?

La figure de Louis exprimait, chaque fois qu’il prononçait ce mot, un mécontentement concentré, presque sombre, qui causait une certaine crainte à Lévise.

— Je ne sais pas… dit-elle.

— Il a dû cependant avoir un prétexte. Il y a eu un commencement quelconque à votre querelle.

Louis se demandait si Volusien n’avait pas frappé sa sœur à cause du « monsieur » chez lequel elle venait. Il frémissait de colère à cette pensée, car la nécessité de protéger et de défendre Lévise lui paraissait un devoir plus impérieux, si en effet lui-même était la cause des maux de son « amie ».

Lévise ne répondit pas tout de suite.

— Je ne me rappelle pas, dit-elle enfin !

— Est-ce que vous craignez d’attirer quelque mal à votre frère, en disant la vérité ? ajouta Louis. Il pensait que Lévise devinait l’envie qu’il avait de s’interposer entre son frère et elle.

Mais Lévise ne se doutait pas qu’il fût intéressé si directement dans ce débat. Elle croyait que Louis était poussé par la répulsion et l’animosité que les gens du pays témoignaient contre son frère, et qu’elle attribuait à l’état de braconnier du jeune paysan.

Louis, la voyant très-troublée, chercha à la rassurer.

— Nous n’avons nullement l’intention de lui faire du mal, reprit-il, mais nous voulons vous mettre à l’abri de ses habitudes brutales.

— Il est fort, mon frère ! répondit Lévise avec assez d’orgueil et comme pour donner le conseil de ne point chercher noise à Volusien.

— Enfin, dit Louis, ne trouvez-vous pas inutile d’être battue ?

— J’y suis habituée, répliqua Lévise en souriant légèrement.

— Cela vous fait donc plaisir ? reprit-il impatienté.

Elle sourit un peu plus.

— Je n’y pense pas !

Louis commença à croire que Lévise avait dû avoir des torts graves envers son frère, et il se creusa la cervelle à chercher le motif de la brutalité de Volusien. Il se demanda, en sentant le froid glisser dans ses nerfs, si quelque amourette avec un autre garçon n’avait pas irrité Volusien. Mais il lui semblait déjà impossible que la jeune fille eût de l’inclination pour un paysan. Elle n’était plus à ses yeux une paysanne. Il pensa ensuite que Volusien avait peut-être été mécontent que sa sœur n’eût pas rapporté l’argent de sa journée.

— Ne serait-ce pas, dit-il tout à coup à Lévise, parce que l’argent manque à la maison ?…

— Oh ! ce n’est pas cela, s’écria Lévise, il ne faut pas vous inquiéter pour moi.

Louis, tout en ne voulant, croyait-il, témoigner à Lévise aucun sentiment de tendresse, eût désiré cependant qu’elle reconnût combien il était préoccupé d’elle. Aussi vit-il dans ces derniers mots beaucoup plus qu’ils ne contenaient. Il y vit que Lévise pénétrait ses arrière-pensées, et le lui signalait clairement en le priant de ne pas « s’inquiéter » pour elle. Il lui avait donc trop montré d’empressement, ou bien elle transformait trop promptement en sollicitude inquiète ce simple bon vouloir qu’elle lui inspirait. Il ne fallait donc pas que Lévise se fît d’illusions sur le compte de Louis et se mît en tête des idées qu’il voulait écarter. Il devait par conséquent rétablir les choses dans leur état réel et surtout éviter à la jeune fille une méprise fâcheuse.

— Ce n’est pas la curiosité, lui dit-il, qui m’a poussé à vous questionner. On prend toujours un intérêt naturel aux personnes que l’on voit maltraitées, blessées devant soi. Je vous aurais offert de vous être utile si votre situation vous eût paru pénible. Ce sont des services qu’on aime à rendre à son prochain.

Lévise l’avait écouté avec une profonde attention mêlée d’étonnement et de d’inquiétude, le langage étant un peu solennel pour son oreille.

Louis n’attendit pas de réponse et quitta aussitôt la chambre.

Une multitude d’idées passaient dans la tête de Louis et de Lévise au même moment.

Lévise éprouvait un tel bien être, le temps s’écoulait avec une si grande douceur pour elle auprès de ce jeune homme, créature d’un ordre supérieur et merveilleux, dont tout l’être était caressant, espèce de bon génie dont la voix, les yeux, la tournure, les paroles, avaient un empire mystérieux et plein de charme sur elle, qu’elle subissait la fascination de cet être « supérieur » avec une entière candeur et s’y laissait aller comme on se laisse aller au courant d’une belle rivière, claire, éclatante, bordée de fleurs et d’ombrages.

Elle ressentait, sans pouvoir s’en rendre compte, ce qu’on éprouve vis-à-vis des belles choses ; elle sentait que sa vie devenait une fête, un plaisir perpétuel.

Il n’y a pas d’oiseau blotti chaudement dans son nid qui s’y trouve aussi bien que Lévise se trouvait, lorsqu’elle était assise devant la fenêtre dans la chambre d’en bas chez Louis, et travaillait activement.

Quant à Louis, malgré les efforts qu’il faisait pour se tromper lui-même, il ne cessait de penser à Lévise, à tout ce qui se rattachait à Lévise, à son frère qui la frappait, mais qui ne la frapperait plus impunément, et ce qu’elle n’avait pas voulu avouer les causes de la querelle, à la présomption qu’il ne fallait point lui laisser acquérir de se croire aimée, au plaisir d’exercer vis-à-vis d’elle cette haute vertu, cette haute loyauté d’étouffer la tendresse, « si elle venait », plutôt que d’exposer la jeune fille à une faute, et en même temps au bonheur qu’il y aurait d’aimer cette personne sans se contraindre, et à la facilité qui se présentait de le tenter ! puis à des choses plus éloignées, plus enfoncées dans l’avenir, à toute l’existence qu’on pourrait mener avec Lévise ! Louis termina enfin ses songeries en revenant vers un fait plus proche : le dîner de la veille à la cuisine. Comment régler désormais ce grand point du dîner ?

Louis ne pouvait continuer à s’attabler dans la cuisine. C’eût été une conduite trop ridicule. Livrer Lévise pendant une heure entière aux tracasseries d’Euronique, s’il les faisait manger ensemble, ne lui souriait pas davantage. L’élever à l’honneur de partager le repas seule avec lui était impossible, parce qu’Euronique ne l’eût pas souffert, que Lévise eût pu prendre cela pour une preuve trop claire d’affection, et que d’ailleurs la jeune fille eût été compromise et perdue aux yeux du pays.

Aussi embarrassé qu’un vaudevilliste qui cherche le dénoûment d’une intrigue trop compliquée, Louis décida enfin que les trois personnages de la comédie mangeraient séparément, bien qu’il jugeât encore cette solution assez ridicule et pleine de périls.

Il hésita longtemps à annoncer son nouveau décret à Euronique. Celle-ci poussa une espèce de cri sauvage :

— En voilà bien une autre ! grogna-t-elle irrespectueusement.

Pour motiver son décret, Louis ajouta qu’il séparait les deux femmes afin qu’on ne perdît pas de temps en bavardage.

— Je ne la servirai point, par exemple, dit Euronique.

La régle établie porta donc que Lévise irait chercher son repas à la cuisine et l’emporterait dans la chambre de travail. Louis prévit que la redoutable Euronique soulèverait encore quelque tempête, et il alla présider à l’exécution du règlement. Lévise se trouvait dans l’antre d’Euronique lorsqu’il y arriva, de sorte que le système de la séparation était peut-être bien inutile. D’ailleurs Louis était condamné à ne dîner qu’après Lévise puisqu’il s’imposait une faction pour la préserver des atteintes d’Euronique. Il se sentait toujours très-ridicule et tendait toutes les forces de son esprit vers la solution de la difficulté.

— Vous avez dit à mademoiselle comment nous nous arrangions, demanda-t-il à Euronique.

— Non, répondit sèchement la servante.

Louis se trouva subitement très-embarrassé pour expliquer l’affaire à Lévise. Il avait peur de lui paraître singulier, mystérieux, et de la pousser à croire que tous ces troubles venaient de ce qu’il était amoureux. Euronique secouait rageusement ses casserolles, et Lévise attendait. Et naturellement Louis, après un instant de silence, élabora une phrase entortillée d’une politesse exagérée et propre à exciter dans l’esprit de Lévise ce qu’il ne voulait pas qui y vînt.

— Mademoiselle, dit-il, j’ai pensé qu’il vous serait plus agréable de manger à part ; j’ai mes habitudes particulières pour mes repas… Euronique a les siennes… et…

Louis vit Euronique hausser les épaules, Lévise ouvrir de grands yeux.

Il fut pris d’une honte bizarre, tout à coup, parce qu’il se montrait gauche et maladroit « devant la jeune fille » ; il perdit la tête, et quittant comme un fou la place, il se sauva dans sa chambre, avec la nouvelle peur d’avoir froissé Lévise, qui croirait qu’il la mettait à l’écart maintenant par dédain, et n’apprécierait pas ses intentions.

Enfin, ayant repris courage après quelques minutes, et étonné de n’entendre aucun bruit en bas, il retourna sur le champ de bataille.

— Eh bien ! demanda-t-il à Euronique qui mangeait tranquillement sa soupe, eh bien ! dîne-t-elle ?

— Je n’en sais rien, répondit la servante sans se déranger.

— Comment vous n’en savez rien ! s’écria-t-il, vous ne lui avez donc rien préparé ?

— Ma foi, non, je lui ai dit d’aller se chercher son manger.

— Elle est sortie ? dit vivement Louis en courant à la chambre où travaillait Lévise.

Un pressentiment qui lui serra la poitrine lui disait que Lévise, fâchée contre lui, était partie pour ne point revenir. Il s’élança dans la rue, regardant de tous côtés, anxieux, désolé, regrettant amèrement de ne pas s’être découvert davantage à Lévise.

Presque aussitôt la jeune fille rentra. Elle tenait à la main un morceau de pain et un petit paquet enveloppé de papier.

Louis fut soulagé et en même temps profondément touché, attendri. Il se figurait tout à l’heure Lévise se dirigeant chez elle, la tête basse, le cœur plein d’amertume contre l’insolence du jeune homme. Elle s’éloignait pour ne plus jamais reparaître… et voilà qu’elle reparaissait, remplie de résignation et de douceur, ou peut-être bien appréciant les intentions de Louis comme il le désirait.

Il fut touché de ce qu’elle souffrait toujours des mortifications qu’il plaisait à la vieille servante de lui infliger, de ce qu’elle allait manger son pauvre petit morceau de pain, tandis qu’il lui avait destiné de bonnes choses.

Il ressentit aussi une colère plus sérieuse contre Euronique qui tourmentait sa préférée, ainsi qu’il l’appela tout bas en n’osant prononcer un mot qui en dît davantage.

— Qu’est-ce que cela signifie donc ? dit-il violemment à la servante, pourquoi ne faites-vous pas ce que je vous ordonne. Vous ai-je commandé d’envoyer « l’ouvrière » manger au dehors ? Apprêtez tout de suite ce qu’il lui faut, et prenez garde, si vous recommencez encore.

Euronique essaya de regimber.

— Dam ! ce n’est que depuis que l’ouvrière est ici, que monsieur n’est pas content de moi. Monsieur veut sans doute me renvoyer, parce qu’elle lui a monté la tête…

— Allons, que diable, obéissez donc ! s’écria-t-il en la poussant par les épaules devant les fourneaux.

Euronique plia enfin, mais elle fit semblant de pleurer comme pour reprocher à Louis l’emploi de la force. Cet accès de sensibilité ne lui réussit pas. Ses grimaces pour forcer les larmes à couler devenaient si drôles que Louis ne put s’empêcher de rire.

Enfin Lévise eut un bon dîner. Euronique était à moitié domptée. Louis n’avait pas perdu sa journée ! Il était dans le ravissement.

Le jour suivant, s’étant levé de bonne heure, il put voir, de sa fenêtre, arriver Lévise. Elle portait une énorme brassée de fleurs. La jeune fille en avait toute sa charge.

Louis crut d’abord qu’on avait donné à Lévise la commission d’apporter ces fleurs à quelqu’un du village, lorsque la jeune fille entra dans la maison avec ses fleurs.

— Elles sont donc pour moi ! se dit Louis, et le sang lui monta aux joues.

Voilà, pensa-t-il en souriant tout seul de son idée, voilà la récompense de ma belle conduite d’hier. Lévise me témoigne sa reconnaissance.

Louis s’élança en bas. Son temps se passait à descendre et remonter continuellement à propos de Lévise.

La jeune fille arrangeait déjà en grande hâte ses fleurs dans de vieux vases de jardin, en faïence qu’on laissait dans la pièce où elle travaillait. À côté d’elle se tenait Euronique secouant avec dédain la grosse gerbe fleurie. La vieille disparut dès qu’elle aperçut Louis.

— Oh ! dit-il à Lévise, quelles belles fleurs vous avez apportées là ! Et le jeune homme ne s’imaginait pas combien sa voix était caressante lorsqu’il parlait à sa « protégée ».

— Je me suis amusée à les cueillir en chemin parce que j’avais vu qu’on ne faisait rien de ces vases… et puis parce que c’est plus gai… et que ça ne coûte pas bien cher !…

— J’en mettrai deux bouquets en haut dans ma chambre, dit Louis en saisissant deux grosses poignées d’herbes.

Lévise était pleine de joie de l’accueil fait à ses fleurs.

— Mais vous avez dû vous fatiguer à les cueillir ! dit Louis.

— Oh ! j’en aurais apporté davantage, mais je ne savais pas trop si cela vous plairait. Tout le monde n’aime pas les herbes communes.

— Je vous en remercie beaucoup. Si j’avais eu quelque chose à vous demander, ç’aurait été en effet des bouquets des champs.

Louis se mit à aider Lévise. Ils vannaient l’énorme gerbe et faisaient une pluie de fleurs en les secouant pour les trier et les mettre dans les vases. Leurs mains se rencontraient. Ils se regardaient en souriant. Quelques petites exclamations s’échappaient de leurs lèvres, quand les mains se touchaient et se retiraient rapidement. Les regards avaient quelque chose de particulier, de clair, de pénétrant. Les fleurs exhalaient une odeur vive et subtile. Louis eut peur. Sa tête se troublait. Lévise était trop près de lui. Il tremblait. Il se sauva, emportant les deux vases dans sa chambre. Puis il sortit. Il avait besoin de rafraîchir son esprit et sa tête, que cette petite alerte matinale avait singulièrement mis en feu. Il resta toute la journée dehors, car cet ébranlement eut quelque peine à s’apaiser.

Louis était étonné, inquiet. Il se repliait sur lui-même. Devait-il enfin reconnaître ce vif entraînement qu’il niait toujours ? Ne venait-il pas de se prendre en flagrant délit ? Il ne voulut pas encore se l’avouer, car il eût fallu, ou qu’il capitulât avec tous ses sentiments de désintéressement pur vis-à-vis de la jeune fille et qui étaient chez lui la plus grande marque de la tendresse, ou que, pour y rester fidèle, il congédiât Lévise son ouvrière.

Il aima mieux méconnaître le véritable état de son cœur afin de n’avoir rien à sacrifier. Louis se dit mensongèrement qu’il y avait à Mangues dix autres « belles filles » auprès desquelles il eût éprouvé l’émotion dont il avait été saisi le matin à côté de Lévise.

Quand le jeune homme rentra à quatre heures de l’aprés midi, la première chose qui le frappa, en mettant le pied dans sa chambre, ce fut qu’on avait enlevé les fleurs.

Aurait-il pu nier qu’il reçut un choc à cette vue ? Qui donc avait enlevé les fleurs ? Était-ce un caprice subit de Lévise, une leçon indirecte qu’elle essayait de donner à Louis, comme s’il n’était plus digne, par trop ou trop peu de réserve, de mériter ses bouquets ?

Ces idées s’éveillèrent les premières dans la cervelle naïve du jeune homme.

Mais comment Lévise aurait-elle eu la hardiesse de monter jusque chez lui ? Quelle signification attribuer à ce nouvel événement ? Quel sens avait-il dans la pensée de la jeune fille, cette pensée où Louis surveillait avec anxiété le développement de l’amour !

Louis redescendit immédiatement pour en avoir le cœur net. La chambre ou se tenait Lévise était également dépouillée de fleurs ! La jeune fille penchait sa tête sur le linge, très-bas comme pour se cacher. Elle ne regarda point qui entrait. Sa figure semblait chagrine, altérée, presque sombre.

La surprise de Louis s’échappa par un premier cri : Il n’y a plus de fleurs ici non plus !

Le jeune homme demandait ainsi involontairement à Lévise pourquoi elle avait fait ce ravage inattendu !

Lévise resta penchée sur l’ouvrage et muette !

— Il n’y en a plus, la-haut ! continua Louis dont le ton était mêlé de colère et interrogeait.

La jeune fille ne bougea pas. Elle paraissait avoir elle-même un grief contre Louis.

— Est-ce que ?… reprit-il en hésitant… comment cela se fait-il… est-ce que vous les avez ôtées ?

— Moi ? dit brusquement Lévise en levant la tête et en le regardant avec des yeux étonnés où se voyaient une tristesse et un mécontentement contenus.

Un moment, Louis crut qu’elle jouait la comédie. Et ils restèrent quelques secondes en face l’un de l’autre, immobiles, se regardant et cherchant mutuellement à lire sur leurs visages.

— Euronique m’a dit, reprit enfin Lévise dont les lèvres tremblaient légèrement, que vous lui aviez commandé de les jeter, parce qu’elles étaient laides !

— Moi ? s’écria Louis comme avait fait la jeune fille un instant avant. Euronique a menti impudemment.

Lévise n’avait point l’air de le croire.

— Et quand vous a-t-elle dit cela ? demanda Louis vivement.

— À trois heures !

— Euronique ! appela Louis de sa plus grande voix, Euronique !

Il était atterré et enragé à la fois ! La figure de Lévise, redevenue sereine, montrait qu’elle reconnaissait la sincérité du jeune homme !

— Euronique ! cria-t-il de nouveau avec violence.

La vieille ne se pressait point d’arriver. Enfin elle se décida à apparaître l’oreille basse, l’œil en dessous.

— Pourquoi avez-vous jeté les fleurs ? Qui vous l’a permis ?

— Elles étaient fanées.

— Vous prétendez que des fleurs cueillies toutes fraîches le matin et mises aussitôt dans l’eau sont fanées à trois heures de l’après-midi !

— Monsieur en aura de bien plus belles chez le jardinier ! Je l’ai fait pour le bien ! c’était trop commun pour la maison de monsieur, répondit la vieille sournoise.

— Pourquoi avoir dit à mademoiselle que je vous avais ordonné de jeter ces fleurs ? ajouta Louis exaspéré.

Euronique resta d’abord interdite, mais son trouble ne dura pas.

— C’était pour dire quelque chose ! répliqua-t-elle.

La réponse calma la colère de Louis, car elle était trop burlesque pour qu’on pût s’en fâcher.

— Prenez garde, dit-il sévèrement, je suis fort mécontent de vous, je ne supporterai pas longtemps une telle conduite.

Dès ce moment, Louis condamna intérieurement Euronique à être renvoyée ; mais la sérénité, reparue sur la figure de Lévise, causait trop de plaisir au jeune homme pour lui laisser exécuter sur-le-champ sa sentence.

Peut-être Louis « y regardait-il à deux fois » dans un pays tel que Mangues avant de renvoyer une excellente cuisinière.

Le jeune homme aurait bien dû se douter qu’Euronique était le criminel qui avait jeté les fleurs par la fenêtre, mais, dans son esprit, Lévise était tellement liée aux fleurs que, selon lui, celle-la seule qui les lui avait données pouvait les lui ôter.

Euronique courba la tête sous la semonce que lui infligea Louis, et retourna cacher son dépit dans son domaine enfumé.

— Ainsi, demanda Louis à Lévise, vous m’accusiez de « mépriser » les bouquets que vous aviez bien voulu prendre la peine de m’apporter ?

— Vous êtes un « monsieur » ce n’est pas comme nous, répondit-elle naïvement.

— Mais, dit Louis en souriant, si je suis un « monsieur », c’est une raison de plus pour que je sois au moins poli. Vous avez une bien mauvaise opinion de moi.

— Oh non ! dit Lévise.

Louis était enchanté d’avoir trouvé le mot « poli » qui limitait les inductions de Lévise et la détournait de songer à aucune galanterie, à aucune avance de la part du jeune homme.

— Si vous voulez, reprit-il, m’apporter d’autres fleurs demain, je vous promets qu’elles seront mieux conservées et défendues contre leurs ennemis.

Lévise sourit et dit : — Je veux bien, je peux en apporter encore davantage.

Le soir, il y eut encore une révolte d’Euronique. Une provision de tabac que Louis avait apportée se trouvant épuisée, il le dit à la servante afin qu’elle lui en procurât d’autre. La vieille répliqua que, le bureau de tabac étant au chef-lieu de canton, à plus d’une lieue de Mangues, une pareille course serait bien désagréable, bien longue, que son maître lui rendait le service très-dur, qu’il ne lui tenait pas compte de son attachement.

Louis ne se souciait guère de son côté de faire cette course, et il poussa un soupir en songeant qu’il serait obligé de s’y résigner, s’il voulait fumer, le lendemain. Il ne pouvait raisonnablement exiger d’Euronique une promenade de trois lieues. Cependant, devant Lévise, il était contrarié de paraître céder à la vieille femme après tant d’actes de vigueur.

Le lendemain matin, Lévise vint avec la gerbe de fleurs promise, une gerbe presque aussi grosse qu’un fagot. On eût dit qu’il y avait une grande fête dans la maison, à voir toutes les chambres parées d’énormes bouquets.

La jeune fille était en retard de près de deux heures, et son retard avait donné de l’inquiétude à Louis, bien qu’il eût pensé qu’on ne ramasse pas tant de fleurs sans y mettre le temps.

Lorsque tous les vases furent garnis, Lévise tira de la poche de son tablier un petit paquet brun. Louis jeta un cri de plaisir, c’était le tabac désiré.

Le jeune homme fut saisi d’un grand élan de reconnaissance envers celle qui avait tant d’attentions pour lui ! Il lui saisit la main, ne songeant pas à contenir son enthousiasme. Et, avec son système de retenue à outrance, il avait fallu en effet un véritable enthousiasme pour l’entraîner à un acte si familier ! Le vase s’emplissait peu à peu.

— Ah ! que je vous remercie ! s’écria-t-il, vous me rendez le « plus grand service » !

Puis il craignit d’avoir perdu la mesure qu’il voulait garder, et essaya de réduire la force de ses mots.

— Je suis fâché, ajouta-t-il que vous ayez été si « obligeante ».

Mais Louis revint aussitôt à des expressions mieux en accord avec ses sentiments.

— Vous avez pris une peine « énorme », dit-il. Si j’avais pu le prévoir, j’aurais sacrifié mon envie de fumer, plutôt que de souffrir que vous ayez même la pensée de vous écraser de fatigue comme vous avez fait ce matin.

— Ce n’est pas bien loin, dit-elle avec un sourire.

— Mon Dieu ! dit Louis avec un accent ému et où il y avait comme une plainte pour le mal qu’avait dû se donner Lévise.

Que lui servait-il de vouloir dissimuler puisqu’il le faisait si maladroitement ?

— J’ai trouvé le temps long, reprit Lévise, parce que je voulais être ici de bonne heure. Cela m’a fait prendre l’air, d’ailleurs, ajouta-t-elle gaîment.

Louis l’aurait embrassée. Il y avait dans ce visage riant et doux, embelli par la pensée de toutes ces petites délicatesses dont le jeune homme était redevable à Lévise, il y avait une attraction qui troublait Louis de plus en plus, l’étonnait, le portait à se raidir davantage et en même temps ne le lui permettait pas !

— Ah ! répondit-il, me voilà très-peiné. Je vous aurais peut-être priée de me faire une petite commission, à la condition de ne pas vous détourner de votre chemin. Mais vous voir aller à deux lieues, revenir, cueillir des fleurs, vous épuiser… c’est vraiment trop ! je suis furieux contre moi-même, je ne me pardonne plus mon plaisir…

Et, voyant qu’elle s’installait pour travailler, Louis ajouta :

— Mais il faut vous reposer… vous avez bien le temps de vous remettre à l’ouvrage.

Lévise ne discernait pas bien s’il était satisfait ou mécontent. Les paroles de Louis : Je suis furieux contre moi-même, inquiétaient la jeune fille.

— Je ne sais quels remercîments vous faire, continua Louis. Il faut que vous me demandiez, à votre tour, un service aussi grand que vous pourrez le souhaiter… Voyez, reprit-il, comme vous avez chaud… Si vous tombiez malade, maintenant… je mériterais une grande punition !

— Ah ! dit Lévise avec un mouvement de joie parce qu’elle vit distinctement le plaisir que ressentait Louis, j’espérais bien vous faire une surprise !

— C’est égal, ne recommencez plus, si vous ne vous ne voulez pas que je me fâche, répondit Louis en souriant. Il sentait une larme de tendresse rouler dans ses yeux.

Le jeune homme eût voulu trouver d’autres paroles. Il craignait que Lévise ne sût pas combien il était touché !

— Ce n’est rien, reprit Lévise, cela m’a amusée toute la matinée. Vous désiriez du tabac. Je sais combien mon frère est ennuyé quand il n’en a pas… Puisque je pouvais y aller, il n’aurait pas été bien de ne pas le faire !

— Mais l’auriez-vous donc fait pour un autre ? faillit s’écrier Louis.

La question mourut sur les lèvres du jeune homme. Elle l’effraya. La réponse eût pu être cruelle, et c’était, en tout cas, provoquer une explication sur son propre mal, et mettre au grand jour ces choses redoutables de l’amour qu’il n’osait envisager que dans l’ombre et le secret. Il y a des gens qui mettent à ne pas dire : j’aime, ou je suis reconnaissant, la même pudeur qu’à ne pas se vanter d’être braves, spirituels.

Seulement, Louis avait repris la main de la jeune fille et, la serrant avec une certaine expression, il lui dit d’une voix pénétrée et pénétrante : Je m’en souviendrai !

Euronique le voyant possesseur de tabac, et sachant qu’il n’était pas sorti de la matinée, devina, avec le flair des domestiques jaloux, par quelle voie le paquet brun était entré dans la maison.

Après avoir tourné quelque temps dans la chambre du jeune homme, elle dit tout à coup :

— Monsieur ne veut plus que je le serve, je le vois bien !

— Qu’est-ce qui vous prend encore ? demanda-t-il impatienté.

— Je serais pourtant bien allée chercher le tabac, reprit-elle.

— C’est hier soir qu’il fallait le dire !

— « On » voudrait faire croire que je ne suis pas capable de servir monsieur, ajouta la vieille.

— C’est bien, je n’ai pas besoin de vous ici, répondit-il, laissez-moi !

Euronique montra toute la journée une activité merveilleuse. Jamais danseuse ne fut plus leste. À la moindre demande, au moindre ordre, elle ne marchait pas, elle sautait, courait et bondissait, Louis se divertit de cette légèreté d’oiseau subitement révélée. Les trois dîners séparés eurent lieu sans encombre, sans murmures !

Mais ces aventures des fleurs et du tabac donnèrent à Louis le goût de mettre désormais Lévise à des épreuves de plus en plus décisives. Il commençait à acquérir quelque certitude sur les sentiments de la paysanne à son égard, et il pensa à user de ruses innocentes pour amener la jeune fille à se découvrir tout à fait. Il imagina qu’en lui payant ses journées, il reconnaîtrait en elle quelque trace d’embarras, de répugnance à recevoir de l’argent d’un homme qu’elle aimerait, une espèce de désenchantement, en un mot, qui se traduirait par l’hésitation. Il pensait que Lévise éprouverait une certaine amertume, s’il affectait de jouer le rôle d’un bourgeois aisé, payant froidement les heures employées à raccommoder le linge, chute glaciale et décourageante après les « aspirations » !

— Combien vous dois-je, mademoiselle ? lui demanda-t-il, le soir.

— Trois francs, répondit Lévise naturellement et tranquillement.

— Et vingt-quatre sous que vous avez avancés pour le tabac, ajouta Louis, étonné du résultat négatif de son expérience.

— Oui, monsieur, dit Lévise qui ne parut pas émue.

— Les voilà !

La jeune fille tendit sa main et l’argent résonna joyeusement en tombant dans sa poche.

Louis fut d’abord contrarié de l’insuccès de sa tentative, mais il réfléchit et se dit : Je ne suis qu’un être à la fois subtil et borné ! Elle a besoin de son argent et le prend avec plaisir. Je reçois une leçon de simplicité ! Et je n’ai seulement pas eu encore la pensée d’offrir à Lévise un cadeau en guise de remercîment, un cadeau qui puisse être agréable à une femme !

Mais il eût été bien que Louis connût un peu mieux les goûts, les habitudes de la jeune fille. Il ne savait pas encore où elle demeurait, n’avait aucune notion sur l’intérieur de la maison des Hillegrin. Peut-être Lévise cachait-elle une détresse qui demandait secours ! Assurément un petit ornement de toilette pouvait lui plaire, mais n’y avait-il pas mieux à faire pour elle ? Comment Louis ne s’en était-il pas encore sérieusement occupé ? Il n’avait pensé qu’à lui !

Un quart-d’heure après ses réflexions, le jeune homme suivait de loin Lévise qui rentrait chez elle. Ce fut pour lui un charme nouveau et vif, au milieu d’une belle nuit que la lune rendait à demi-claire, de marcher ainsi derrière Lévise sans qu’elle le sût, de contempler sa forme légère, mince, qui glissait sur le chemin emportant avec elle une ombre allongée.

Ce cadeau, serait-ce une croix d’or, une boucle, une ceinture, une boîte, un miroir, un mouchoir ? Louis était joyeux que la jeune fille ne se doutât point de ce qu’on préparait pour elle, et il la voyait en imagination repasser le lendemain à la même heure, par le même chemin plus légère et plus allègre encore.

Lévise s’arrêta à une « chaumière », véritablement recouverte de chaume et y entra. Les lèvres de Louis prononcèrent d’elles-mêmes et tout haut : Ah ! c’est là qu’elle demeure ! si haut qu’il en fut surpris et crut presque qu’une autre personne avait parlé derrière lui !

Cette découverte de la chaumière enchaîna davantage la pensée de Louis à la jeune paysanne. Il garda peint dans son esprit l’aspect de la chétive maisonnette que, désormais, il saurait retrouver quand il le voudrait et qui était l’écrin de son joyau. Il était heureux de penser que la petite cabane verrait la fête de Lévise lorsque la jeune fille rapporterait le présent qu’il comptait lui faire.

Louis qui, pour son tabac, forte passion cependant, n’avait pu se décider à aller au chef-lieu de canton, s’y dirigea d’un pas rapide pour acheter à Lévise un mouchoir de soie ! C’est ce qui lui avait paru le cadeau le plus convenable et en même temps le moins significatif ! Louis inventa un acte de haute politique, du moins il le crut tel. Il imagina d’acheter aussi un mouchoir pour Euronique afin de lui fermer la bouche et d’éviter ses mauvaises humeurs et ses mauvais propos. Elle n’aurait rien à dire, et quoique ce don commun pût en affaiblir peut-être la valeur aux yeux de Lévise, celle-ci, en fille simple, n’y serait pas moins sensible.

Les trois lieues qui s’étendaient devant Louis, aller et retour, furent dévorées en deux heures. Le jeune homme soupesait le paquet de mouchoirs avec une satisfaction qui ne lui laissa point sentir qu’il était en nage, et que ses jambes devenaient raides, vers les derniers pas.

Son compliment était tout prêt. Toujours imbu de son idée diplomatique, Louis commença par Euronique.

Il déplia le mouchoir à elle destiné sans lui laisser voir l’autre, et lui dit cauteleusement : Euronique, « comme vous m’avez toujours bien servi », j’ai pensé à vous, voilà une petite chose.

Euronique jeta des cris de joie, sans attendre la fin du discours, s’empara de l’étoffe, la drapa autour de son cou et sortit aussitôt pour se montrer triomphalement aux voisins.

Louis vint alors à Lévise, mais en plus grande cérémonie.

— Pour me punir, dit-il en riant d’un rire plein de bonheur, pour me punir de la course que mes indiscrétions vous ont fait faire hier, je l’ai faite aujourd’hui à mon tour. Et comme vous avez bien voulu m’apporter un petit paquet, je me suis permis de vous en rapporter un autre.

Lévise déplia aussi son mouchoir, et ce fut cette fois qu’elle eut l’air tout honteux, tout troublé, au supplice !

— Oh ! s’écria-t-elle, et cette seule syllabe disait admiration, reconnaissance, émotion profonde.

Puis Lévise ajouta :

— C’est trop, c’est trop beau !

Elle regardait tour à tour Louis et le mouchoir, n’osant le toucher, et le tenant du bout des doigts comme une chose sacrée.

— Mais il faut que vous le mettiez, répondit Louis, heureux comme un dieu !

— Oh ! non, dit-elle timidement, et avec une mine pleine de désir.

— Oh ! si, répliqua Louis.

Et, lui ôtant le mouchoir des mains, il le lui jeta doucement sur les épaules, sans les effleurer même de la main.

— Oh ! oh ! monsieur, répéta la jeune fille avec le même accent. ·

Et elle ne put s’empêcher de jeter un regard vers les pointes du mouchoir brillant qui revenaient sur sa poitrine ; puis elle attira un peu ces pointes en avant, puis les croisa, puis les attacha enfin avec une épingle. Mais ce furent quatre mouvements bien séparés, et qui donnèrent à Louis un doux spectacle.

— Heureusement, lui dit-il, il vous va très-bien.

Et, craignant encore quelque résistance de sa part, il s’éloigna.

— Quelle profonde jouissance on éprouve à se rendre agréable à autrui ! se disait Louis ravi, lorsqu’Euronique entra dans sa chambre.

La vieille servante faisait une moue baroque, dont Louis ne comprit pas d’abord le motif.

— L’ouvrière a un beau mouchoir, dit-elle très-courroucée.

— Eh bien ! vous en avez un, vous aussi !

— Oui, mais, répliqua-t-elle d’un ton qui trahissait une sourde fureur, elle en a un bien plus beau que le mien !

Ce mot révéla à Louis qu’il était tombé dans un nouvel abîme. En effet, il n’avait pas réfléchi à son action : le mouchoir de Lévise était en soie et coûtait cinq francs, celui d’Euronique était en coton, et quoique brillant de couleurs, ne valait que vingt sous ! Il avait semblé si naturel au jeune homme de les choisir différents ! Néanmoins, étourdi par sa maladresse, Louis ne voulut pas en convenir, et répondit à Euronique :

— Vous ne savez ce que vous dites ; ils sont aussi beaux l’un que l’autre !

Mais la vieille protesta, en secouant fortement la tête, et se retira.

Agacé de sa propre sottise, Louis se vengea sur un livre qu’il lança au fond de la chambre. Lévise et lui pouvaient être désormais la proie d’Euronique : il le craignit. Pour aviser à réparer les effets de cet accident, il alla demander de la sagesse au grand air, qui rafraîchit ordinairement la tête.

Ses pieds suivirent l’influence d’un aimant caché, et l’entraînèrent du côté de la maison de Lévise. Cette maison excitait un intérêt extraordinaire en lui. Là s’écoulaient de nombreuses heures de la vie de Lévise, qui étaient entièrement cachées pour Louis. Que faisait-elle ? que se passait-il là ? était-elle heureuse ? Il éprouvait une irritante curiosité et une certaine inquiétude devant ce mystère qui commençait à la porte de la maisonnette.

Tandis que le jeune homme contemplait longuement la « chaumière » dont ses yeux semblaient vouloir percer les murs ou pénétrer les secrets, il en vit sortir Euronique… Il crut d’abord se tromper. Mais c’était bien elle, avec le terrible mouchoir à son cou. Qu’avait-elle à faire là ? par quel hasard ? pourquoi ?

La première idée de Louis fut que Lévise était peut-être malade et avait envoyé Euronique ou chercher quelque chose, ou prévenir Volusien, et il se préparait à retourner chez lui. Ensuite il supposa que la jeune fille avait chargé la servante de porter le mouchoir de soie à la maisonnette. Hors de là il n’imaginait rien.

Louis ne voulut pas qu’Euronique le vît. Il se cacha derrière une haie et la laissa passer, espérant apprendre au retour le motif de son voyage. Mais il n’apprit rien. Lévise était tranquillement à la même place ; le beau mouchoir n’avait point quitté ses épaules. Euronique fredonnait dans la cuisine.

— Je saurai demain ! se dit le jeune homme.

Et toute la journée l’impatience « piétina » dans sa poitrine.

Le lendemain, en effet, Lévise apparut avec ces traces bleuâtres et rouges sur la figure, que déjà on y avait vues un matin. Louis frémit ; un frisson de douleur et de colère parcourut tout son corps. Lévise avait donc été frappée de nouveau par son misérable frère. Les sourcils froncés, les lèvres serrées de la jeune paysanne témoignaient d’un état de vive agitation.

Il était clairement écrit sur son visage « marqué » qu’Euronique avait averti Volusien que Louis donnait des mouchoirs de soie à la jeune fille. Louis eut envie d’étrangler sur-le-champ la vieille méchante créature. Il l’eût maltraitée, s’il l’eût trouvée à cet instant. Il la chercha furieusement partout ; mais, en apercevant Lévise, Euronique avait sournoisement filé dehors.

Louis revint près de Lévise.

— Enfin, dit-il avec force, vous ne pouvez plus le nier. Ce mis… votre frère vous a encore frappée !

— Oh ! je me défends, répondit-elle d’un air concentré et sombre.

Elle avait de longues marques enflammées, des écorchures, des meurtrissures au front et sur les joues. La vue en exaspérait Louis.

— C’est intolérable ! s’écria-t-il, cela aura un terme, je vous en réponds !… Et dites-moi au moins pour quelle cause…

— Eh bien !… c’est pour le mouchoir ! reprit Lévise d’un ton décidé et presque menaçant, comme si elle eût bravé son frère de loin.

À ce moment, Louis sentait qu’il était le protecteur obligé de Lévise, et une très profonde pitié remplissait ses yeux de larmes, car les souffrances de la jeune fille venaient de lui. Il n’eût désiré qu’une chose : étendre des tapis de velours sous les pieds de cette créature dont son esprit s’emparait comme d’un bien à lui, et le peu qu’il tentait de faire pour elle retombait sur la tête de Lévise en ennuis, en amertumes, en douleurs ! Mille idées lui passaient par le cerveau. Il eût voulu pouvoir écraser Volusien sous son talon. Il songeait à ne plus laisser rentrer Lévise chez elle. En même temps, il se dit rapidement que, par des scènes brutales, Volusien faisait entrer de force (le mot était bien juste) dans le cœur de Lévise le soupçon, et même, pourquoi non ? la certitude que Louis se conduisait envers elle comme un amant, que par là Volusien poussait la jeune fille dans les bras « du monsieur ».

Mais alors Louis ne concevait pas comment Volusien laissait revenir sa sœur, si les cadeaux lui déplaisaient. Louis se figurait que Lévise avait peut-être été enfermée et s’était échappée par une fenêtre, par-dessus une haie ! Aussi s’écria-t-il :

— Pourquoi donc vous a-t-il laissée revenir ?

— Il ne veut pas m’en empêcher, dit-elle étonnée, comme si la demande n’avait pas de raison d’être.

— Mais puisqu’il croit au mal ! reprit Louis tout animé.

— Non ! dit Lévise toute surprise.

— C’est incompréhensible. Pourquoi vous bat-il ? demanda Louis ; car s’il avait pensé à venger Lévise immédiatement, il avait un intérêt trop grand à poursuivre son interrogatoire et à sonder le cœur de la jeune fille, pour n’être pas détourné de son premier mouvement.

— Il a la tête montée, reprit Lévise.

— Par qui ? par quoi ?

— Il est toujours comme ça !

— Il est donc fou ?

— Oh ! dit Lévise, défendant son frère.

— Enfin, il est méchant pour le plaisir de l’être ?

— Il n’a pas ce qu’il voudrait. Il est en colère contre les autres.

— J’irai le trouver, moi !

— Oh ! monsieur, non. Oh ! non, ne le faites pas ! s’écria Lévise effrayée.

— De quoi avez-vous peur ? qu’on ne prenne votre parti ?

— Je ne viendrai plus, j’aime mieux cela ! ajouta-t-elle d’un air réfléchi, à la façon dont on prend une grande résolution qui tranche toutes les difficultés.

— C’est déraisonnable ! s’écria Louis ; il faut faire cesser les violences de votre frère.

— Oh ! il en a bien sa part, dit-elle vivement.

— Eh bien ! oui, vous vous défendez contre lui ; mais c’est odieux, votre frère est une bête fauve. Cela ne peut durer, cela ne durera pas !

— Je m’en irai ! dit Lévise d’un ton de résignation simple et pensif.

— Oh ! vous ne partirez pas ! s’écria Louis, achevant de perdre tout sang-froid à cette perspective.

— Oh ! si, dit sérieusement la jeune fille en se levant.

Il la saisit par le bras et la fit asseoir.

— Vous ne voulez pas qu’on intervienne entre vous et votre frère, reprit Louis, retournant sa colère contre la jeune fille. Eh bien ! soit, on ne vous contrariera pas. On vous laissera battre tout votre soûl. On y encouragera même votre frère !

Lévise sourit, et Louis en fit autant malgré lui, bien qu’il ne fût pas content de voir finir en plaisanterie des desseins très-sérieux.

— Mais cela n’empêchera pas, continua-t-il, que je ne règle un compte avec une autre !

— Euronique ? demanda la jeune fille précipitamment.

— C’est bien elle, n’est-il pas vrai ? Je l’ai vue hier entrer dans votre maison.

— Non, non, ce n’est pas elle !

— Ah ! celle-la aussi est sous votre protection ; elle est inviolable aussi ?

— La pauvre femme est toujours grondée.

— Vous êtes singulière, dit Louis.

Il attendit que Lévise parlât encore ; mais elle ne dit plus rien. Au bout de deux minutes de silence :

— Tenez, reprit Louis, je m’en vais ; vous m’irriteriez trop.

Louis se disait qu’il ne devait plus douter de la tendresse de Lévise, ou qu’il devait à peine en douter. Il se disait aussi que, de son côté, il lui avait probablement laissé croire qu’il l’aimait. Maintenant Louis ne voulait plus s’en cacher.

— Si elle juge ainsi, pensa-t-il, eh bien ! que les choses s’accomplissent !

Puis le jeune homme revenait à Volusien. Il eût voulu que Lévise l’accusât, s’en plaignît, et il se serait élancé contre le braconnier ; mais la résistance de la jeune fille à ce sujet, l’espèce de mystère dont elle semblait vouloir couvrir les scènes de son petit intérieur, faisait craindre à Louis que son intervention ne fût fâcheuse ou impossible. Il songeait à s’adresser au maire ; mais il eut peur d’éveiller l’attention sur ce qui se passait entre Lévise et lui, et de compromettre la jeune paysanne.

Cependant, vers deux heures de l’après-midi, Euronique rentra, en se glissant comme une souris. La vieille avait jugé ce temps nécessaire pour l’apaisement de la fureur du jeune homme. Elle espérait ne subir qu’un assaut ordinaire.

Dès que Louis l’entendit, il lui courut sus. Elle se faisait toute petite.

— Qu’êtes-vous allée faire hier chez les Hillegrin ? demanda-t-il avec une sévérité qui intimida la servante.

— Monsieur, je n’y suis pas allée.

— On vous a vu y entrer.

— Ce sont des menteurs…

— C’est moi qui vous ai vue. Qu’alliez-vous y faire ?

Euronique, visiblement, n’était point à son aise. Elle ne répondit pas.

— Vous convenez d’y être allée, n’est-ce pas ?

Euronique baissa le nez.

— Vous ne répondez pas, c’est que vous savez que je connais vos stupides méchancetés. Je vous chasse. Vous partez aujourd’hui même.

— Oh ! monsieur, dit Euronique d’un ton larmoyant, je vous jure que vous n’aurez plus rien à me reprocher. Monsieur sait bien que j’aime beaucoup son service. Monsieur a un moment d’emportement. Il ne trouvera pas de cuisinière comme moi dans tout le canton. Je ne dirai plus rien. Monsieur sera toujours content. Je me repens bien de ce que j’ai fait ; ce n’est pas par méchanceté. J’avais peur qu’on ne gruge monsieur, qui est si bon… Je vais faire à monsieur son dîner fin comme à l’ordinaire.

Louis ne semblait pas décidé à renvoyer Euronique ; probablement elle représentait un petit obstacle à son amour qui en augmentait le prix et y donnait le caractère de fruit défendu.

— Si vous restez à mon service, dit-il, c’est à mademoiselle Hillegrin que vous le devez. Tandis que vous excitez son frère, elle intercède pour vous !

Louis comptait les réconcilier en enchaînant Euronique par la reconnaissance.

— Je vais aller la remercier, reprit Euronique. Et, en en effet, la vieille créature fausse dit humblement à Lévise : « Mademoiselle » Lévise, je vous remercie bien de votre bonté, c’est vous qui me faites rester ici.

— Moi ! dit Lévise avec surprise, mais joyeuse que Louis lui eût attribué le droit de faire grâce

Ce qui n’empêchait pas que ce fût encore une maladresse de la part du jeune homme, car Euronique commença à penser que Lévise était la maîtresse dans la maison. Mais la grande affaire de Louis, c’était de faire plaisir à la jeune fille et il y avait réussi.

Quand Louis sentait Lévise dans sa maison, lorsqu’il la savait à deux pas de lui, un invincible besoin d’avoir sous les yeux la figure de la jeune fille, de parler avec elle, de s’informer de ce qui la concernait, saisissait le jeune homme et l’attirait dans la chambre où travaillait la paysanne. Il se trouvait enfant et il éprouvait toujours un léger battement de cœur chaque fois qu’il posait la main sur la serrure de la porte qui le séparait de Lévise.

La simple conversation ne fournissant pas de motifs suffisants pour qu’il fît de longs séjours dans la chambre de travail, Louis imagina un moyen qui lui permît d’y passer des demi-journées entières.

Il vint trouver Lévise avec un livre et lui demanda : Aimez-vous à lire, mademoiselle ?

— Je ne sais pas lire, répondit-elle intimidée.

Lévise, ne sachant pas lire, parut à Louis encore plus digne d’intérêt. Elle était décidément un être faible, qui avait besoin d’une tutelle. Et quoi de plus touchant que la faiblesse ?

— Eh bien ! aimeriez-vous à entendre lire ?

— Oh ! oui, beaucoup, dit la jeune fille.

— Voulez-vous que je vous fasse la lecture ? Cela vous amusera peut-être !

Lévise fit un signe de tête affirmatif. Louis la connaissait assez déjà pour discerner dans ce signe silencieux l’indice d’une émotion vive.

Louis lisait malheureusement très-mal. Sa voix se fatiguait vite et prenait un insupportable accent pleurard. Néanmoins il commença la lecture d’une petite histoire assez insignifiante. Il y mit d’abord un ton soutenable. De temps en temps, il regardait Lévise pour suivre sur son visage la progression de l’intérêt que l’histoire devait lui inspirer.

Tout alla bien d’abord ! Les yeux de la jeune fille indiquaient la grande tension de son esprit. Louis triomphait. Mais le maudit accent pleurard vint se mettre de la partie et jeter de l’engourdissement et de la monotonie dans la lecture. Louis aperçut de la fatigue et de la distraction sur les traits de Lévise. Ce résultat découragea Louis, le découragement rendit sa voix encore plus « pleurante », et le livre lui parut, à lui-même, excessivement ennuyeux et endormant.

Pourtant il continua, espérant retrouver le ton varié et expressif, mais il s’enfonça davantage dans les intonations larmoyantes. Ce n’était plus un roman qu’il récitait, mais des litanies, le De profundis. Il n’osait s’arrêter, ni lever les yeux sur Lévise, qu’il régalait d’un si singulier divertissement.

Enfin, ahuri, épouvanté, rendu stupide par cette lecture, accablé de fatigue et d’humiliation, il cessa brusquement, prêt à se sauver et à ne pas reparaître de la journée devant Lévise, qui devait, croyait-il, être remplie d’une colère sarcastique contre lui et le supplice qu’il lui infligeait. Il la regarda d’un air suppliant pour implorer sa grâce… Elle s’était endormie, en plein jour !!!

Louis remonta à son cabinet, partagé entre l’envie d’un rire fou et une profonde irritation que lui causait la conviction d’avoir agi sottement. Le jeune homme considérait l’échec comme très-grave. Il avait employé un fort mauvais moyen « pour attiser la flamme » dans le cœur de la jeune fille. Cependant, au bout d’une heure de réflexions mélancoliques, mêlées de réactions plaisantes, il lui fallut à toute force aller voir si Lévise dormait toujours et quelle était son opinion définitive à l’égard de la façon dont le jeune homme entendait l’art de plaire.

Lévise était réveillée, mais certes non moins contrariée que lui du « malheur » qui venait d’arriver. Sa mine le montrait assez, et elle ne savait si elle devait s’excuser ou se taire. Le rouge le plus pourpre couvrait sa figure.

Louis ne voulait pas la tourmenter, quoiqu’une petite rancune contre elle le tînt au cœur : il se disait qu’elle aurait bien pu lutter plus énergiquement contre le sommeil. Il fut cependant assez bon prince.

— Vous n’êtes plus malade ? lui demanda-t-il, lui suggérant à dessein un système de justification.

— On est bien malheureux quand on n’a pas reçu d’instruction, dit Lévise d’une voix si altérée, qu’il entendit à peine.

— Oh ! reprit-il en riant, c’est ma faute, j’avais cru apporter le livre qui fait tenir les yeux tout grands ouverts, et je me suis trompé, j’ai pris celui qui les fait fermer, le livre que le médecin m’a donné pour m’endormir le soir.

Louis jugeait Lévise assez naïve à l’endroit des livres pour ne pas distinguer s’il plaisantait ou s’il était sérieux : elle l’aurait cru volontiers pour se persuader qu’elle n’était pas coupable.

Dans le doute, elle répliqua : Il ne faut pas se moquer de moi, il est bien assez triste de ne pouvoir comprendre les belles choses !

Elle était navrée. Son chagrin amusa Louis, qui se laissa aller au plaisir de la taquiner.

— La lecture n’a pas été perdue, continua-t-il, puisqu’elle vous a procuré un peu de bon sommeil.

Les traits de Lévise se contractèrent. Louis vit qu’elle luttait contre les larmes, et, en effet, d’un ton amer et entrecoupé : Je voudrais… dit-elle, n’être jamais… venue ici.

Louis ne savait si l’amour-propre froissé ne se mêlait pas en elle à la crainte et au regret de l’avoir blessé. Pour la consoler, il reprit : Il ne faut pas vous affliger ; en dormant, vous avez montré bien plus d’esprit que si vous aviez écouté.

La phrase était trop déliée pour Lévise. Elle la prit pour une nouvelle moquerie, et, le dépit l’emportant sur tout autre sentiment, la jeune fille répondit en colère : Oh ! les gens de la campagne serviront toujours d’amusement aux messieurs de la ville !

Un grand éclat de rire, que Louis ne chercha pas à comprimer, acheva de la déconcerter.

— Vous avez tort de vous fâcher, mademoiselle, ajouta-t-il d’un air sérieux, la chose ne mérite d’être prise qu’en riant, et la comédie s’est jouée, après tout, à mes dépens.

Lévise secoua la tête.

— Vous êtes bien méchante, dit-il.

La physionomie de la jeune fille reprit tout à coup sa douceur, et Lévise dit à Louis ces mots, qui pénétrèrent très-avant dans son cœur et qu’il trouva admirables :

— Eh bien ! si vous voulez lire encore, vous verrez que je ne dormirai plus.

Louis sentit que le sourire qui « s’alluma » sur ses lèvres, devait avoir un éclat, un rayonnement particulier. Ce sourire révélateur, Lévise le refléta tout pareil. Il leur sembla à tous deux qu’il venait de tomber une espèce de barrière légère, de voile de gaze qui s’élevait entre eux et, bien que transparent, les empêchait de se voir tels qu’ils étaient.

— Ah ! s’écria joyeusement Louis, je ne serai pas moins généreux : je ne vous lirai plus que des choses excessivement amusantes.

Dans de tels enfantillages, la tendresse se montre plus subtile, plus ingénieuse que dans les solennelles déclarations. Elle met un masque et joue une petite intrigue pour se faire deviner. Louis se délectait de toutes ses manœuvres où, au lieu de dire en une seule et grosse fois : J’aime, on le disait de milles manières différentes avec la ressource de pouvoir s’en défendre si on voulait.

Le jeune homme ne se risqua point à recommencer ses lectures, et Lévise n’insista pas non plus pour l’entendre.

Le dimanche approchant, Lévise prévint Louis qu’elle ne viendrait pas le jour du repos.

Louis passa comme une âme en peine son dimanche. Il avait toujours peur que Lévise ne revînt plus.

Il remplit, tant bien que mal, quelques heures par des rêvasseries, des souvenirs, par des impatiences, des soupirs même. Mais le soir une distraction devint nécessaire. On était en mai, à l’époque où les jours sont longs, et à Mangues, le dimanche, on dansait sur l’herbe jusqu’à la nuit.

Louis se rendit au Mail, où tout le village était réuni sous les arbres.

Louis avait vu cent fois des fêtes de campagne, mais celle de Mangues excitait plus particulièrement son intérêt.

Au Mail, grande pelouse entourée de châtaigniers, deux joueurs de violon, perchés sur une charrette, animaient toutes les jambes. Les filles étaient pavoisées de rubans et de dentelles, les garçons en belle veste propre avaient arboré les chapeaux ronds en soie bleue. Les rires, les cris joyeux s’élevaient de tous les côtés. Les petites paysannes fraîches sous leurs bonnets admirablement blancs se promenaient deux par deux, trois par trois, se moquant des gros compliments que leur faisaient leurs amoureux. Les vieux étaient attablés à la porte d’un cabaret qui avait pour enseigne une énorme botte de genêts à fleurs jaunes. La petite rivière de Mangues, qu’on voyait plus loin briller à travers les troncs d’arbres, faisait assez de tapage sur son lit de cailloux pour qu’on l’entendît quand les violons s’arrêtaient.

Louis se plaça derrière le rang des spectateurs qui entouraient la danse et contempla le balancement des têtes des danseurs, joufflues et rouges. De temps en temps, des disputes s’élevaient entre les jeunes paysans pour une fille qui refusait de sauter avec l’un plutôt qu’avec l’autre, et des soufflets appliqués par des mères mécontentes sur la joue de leurs filles, venues en cachette à la danse, retentissaient au milieu des rires de la jeunesse qui avait la permission de s’amuser.

Louis ne voyait pas très-bien les danseurs ; un triple cordon de jeunes gens et de jeunes filles lui cachait la plus grande partie du spectacle. Tandis qu’il regardait, il entendit derrière lui de jeunes paysannes dire : Si Volusien n’était pas un loup-garou, il ne laisserait pas Lévise danser. Il n’y a pas quinze jours que la tante est morte.

Louis rougit involontairement, et son cœur s’agita à ces paroles qui attaquaient sa chère amie.

— Avec qui danse-t-elle ? demanda une autre paysanne, je ne la vois pas.

— Eh ! là-bas, avec Cardonchas.

— Elle se mettrait en enfer plutôt que de ne pas danser, reprit-on.

— Ce n’est pas bien, fut-il répliqué, je ne lui parlerai plus.

Louis n’osait se retourner pour voir qui parlait. Il lui semblait qu’on allait deviner ses sensations sur sa figure. Plongeant impatiemment les yeux dans le gros des danseurs qui étaient au moins deux cents, il cherchait à apercevoir Lévise, déjà mécontent qu’elle dansât avec ce Cardonchas, au nom grec ou provençal… un galant peut-être !

— Cardonchas est un fameux danseur ! Elle aussi va bien ! dirent les jeunes filles.

— C’est égal, la Hillegrin n’a pas de conduite, continua celle qui blâmait. Si j’étais en deuil depuis si peu de temps, je ne danserais pas.

— Ah ! pourtant, quand on entend la musique ! répliqua une autre dont les pieds trépignaient d’avance.

Louis distingua enfin Lévise. Elle exécutait un avant-deux avec un petit homme noir, d’une quarantaine d’années, vêtu d’un habit vert dont la longue queue lui battait furieusement les mollets à chacun des beaux entrechats qu’il faisait, selon l’ancienne mode.

— Il est impossible, pensa aussitôt Louis, que cet être grotesque soit le galant de Lévise et puisse lui plaire d’aucune façon.

Il était révolté d’avoir même l’idée que ce fût là un rival. L’aspect de Cardonchas empêcha la jalousie d’entrer dans l’esprit de Louis ; l’empêcha ! c’est-à-dire la combattit.

— Lévise danse avec lui, se dit le jeune homme, parce qu’il a sans doute une grande réputation de grâce et de légèreté dans le pays. Cependant les femmes sont si étranges !

Il se rapprocha de Lévise et de son cavalier, qui se trouvaient à l’autre bout du Mail, et lorsqu’il s’arrêta en face d’eux, quelqu’un disait encore : Est-il assez fou, ce Cardonchas ! mais c’est égal, c’est un fameux danseur !

Pourquoi la gloire de Cardonchas n’aurait-elle pas en effet séduit Lévise ? Louis en avait quelque inquiétude, mais il se gourmanda. La jeune fille était gracieuse dans sa danse ; on ne pouvait lui savoir mauvais gré d’aimer à danser. C’était la marque d’une nature joyeuse et vive. D’ailleurs, s’il y avait eu quelque chose à en dire, Euronique n’eût pas manqué de parler à Louis du petit homme noir, du célèbre danseur Cardonchas. De quoi s’inquiétait-il donc ? Ne supporterait-il pas que Lévise s’amusât ailleurs qu’auprès de lui ? Quel attachement rapide et insensé ! se dit-il.

Il en arrivait à rire des entrechats de Cardonchas auxquels il avait d’abord attribué une si grande influence sur Lévise.

Tout sa coup celle-ci vit Louis. Aussitôt elle parla à Cardonchas. Louis suivait tous leurs mouvements. Cardonchas offrit le bras à la jeune fille et la mena s’asseoir sur un des bancs placés tout autour du Mail, puis il alla prendre une autre danseuse.

Louis, ne comprenant pas tout de suite le motif pour lequel, à sa vue, la jeune fille avait cessé de danser, se demandait si elle le faisait pour qu’il n’eût pas de soupçons contre Cardonchas, ou si elle agissait par délicatesse, simplement pour prouver au jeune homme qu’elle ne voulait avoir en sa présence d’autre plaisir que celui qu’elle puisait peut-être dans cette présence même. Louis fit le tour du Mail parmi les promeneurs de façon à passer derrière le banc où était assise la jeune fille.

Elle ne montra point qu’elle le sût là, et, de son côté, il ne lui adressa ni paroles, ni gestes de reconnaissance, de peur de la compromettre aux yeux des paysans, d’autant plus qu’il n’y avait de redingote que celle de Louis dans toute l’assemblée.

Des jeunes gens vinrent tour à tour inviter Lévise. Elle refusa. Louis s’était caché un peu en arrière, à l’abri d’un tronc d’arbre, de sorte qu’elle ne pouvait le voir. Les yeux de la jeune fille parcouraient tout le Mail, et, de temps en temps, elle se tournait de côté et d’autre, comme pour chercher quelqu’un : Moi ! pensait Louis.

Une paysanne s’arrêta près de Lévise et lui dit : Eh bien ! grande bête, tu t’es donc tourné le pied ! Cardonchas a dit qu’il ne danserait plus avec toi. Tu lui as fait manquer sa grande pastourelle. Il te croyait plus solide sur tes pattes.

— Je ne danserai plus jamais, répondit Lévise en se levant, je vais rentrer.

— À cause de ta tante, tu n’aurais pas dû venir.

— C’est vrai ! Mais cela a été plus fort que moi. D’ailleurs, je voulais danser pour la dernière fois.

Les deux femmes partirent ensemble. Louis était plein de joie. Il croyait comprendre que Lévise lui sacrifiait sa passion pour la danse. Il voulut suivre Lévise et son amie, mais des bandes de sept ou huit grandes sottes de filles qui tenaient toute la largeur des contre-allées du Mail, et bousculaient tout le monde en pouffant de rire, l’arrêtèrent deux ou trois fois et les lui firent perdre de vue.

Louis rentra enivré : l’amour de Lévise lui apparaissait bien clair, « ingénu » et délicat.

— « Ma » charmante Lévise ! murmura-t-il tout le long du chemin, employant le pronom possessif, dont il ne se fût pas cru le droit d’user auparavant. Il ne s’étonnait plus à présent de la rapidité avec laquelle il en était venu à faire « sienne » la jeune fille, qui lui avait inspiré d’abord tant de prudence et de réserve.

Le lundi, « sa » Lévise, puisqu’il l’appelait ainsi, étant arrivée, Louis imagina de se donner une nouvelle petite comédie en la tourmentant un peu. Les légères, mais premières pointes d’inquiétude jalouse qui étaient entrées la veille dans la chair de Louis quand il avait vu la jeune fille danser avec Cardonchas lui inspirèrent cette idée de faire passer Lévise à travers les mêmes épines à son tour.

Pour mieux savourer son divertissement, Louis fit tous ses efforts pour ne pas se laisser entraîner à descendre avant midi auprès de la jeune fille. Il était d’avance égayé en pensant que Lévise s’alarmerait et qu’il l’apaiserait après l’avoir effrayée.

— Vous êtes-vous bien amusée hier ? demanda-t-il.

— Pas beaucoup.

— Vous vous êtes fait mal au pied ?

— Non ! dit-elle vivement.

— Cependant je l’ai entendu dire.

— Ah ! oui, un peu, c’est vrai, dit-elle en rougissant, parce qu’elle se demandait comment le jeune homme avait appris le mensonge par elle fait à Cardonchas.

— Vous aimez beaucoup la danse ? reprit Louis.

— Oh ! non, maintenant c’est fini.

— Sur le moment, votre pied vous a fait souffrir, à ce qu’il paraît, car vous avez quitté la contredanse.

— J’ai fait un peu semblant d’être malade. J’étais ennuyée.

— Qu’est-ce que c’est donc que ce Cardonchas ?

Lévise parut fort étonnée que le jeune homme connût le nom du paysan.

— Il danse bien, continua Louis.

— Oh ! oui.

— Mais est-ce qu’il ne vous donne pas envie de rire ?

— Oh ! il est bien habile ! dit Lévise ne concevant pas qu’on pût rire du talent du grand danseur Cardonchas. Moi aussi, continua-t-elle, je suis bonne danseuse.

— Et vous aimez à l’avoir pour cavalier ?

— Nous n’avions jamais dansé ensemble, c’est lui qui me l’a demandé.

— Il est bien laid ! ne put retenir Louis.

— Oh oui ! dit la jeune fille en éclatant d’un rire franc, et il est un peu fou !

Louis fut convaincu de l’innocence et de l’état inoffensif d’un homme dont on riait. Il commença alors l’exécution de son plan de malices.

— J’ai vu de bien jolies filles à ce bal, ajouta-t-il.

— Oui, il y en a, répliqua Lévise d’un air assez contraint.

— Il y en avait une surtout, ajouta Louis, qui m’a regardé plusieurs fois en passant. Oh ! qu’elle est jolie ! j’avais envie de l’inviter pour une contredanse.

Lévise ne répondit pas.

— Elle était élégante, continua Louis, et elle ne ménageait pas ses yeux. Je l’ai entendue causer. Elle a de l’esprit… vous devez la connaître : une personne brune, grande, charmante…

Lévise fondit soudain en larmes, avec une violence de sanglots qui arrêta et pétrifia Louis. Puis, se levant brusquement, elle courut à la porte en rejetant son ouvrage sur la chaise et sortit.

Elle est jalouse ! s’écria Louis, heureux et consterné à la fois.

Il crut que, le premier mouvement de chagrin passé, Lévise ne tarderait pas à reparaître ; il l’attendit d’abord avec tranquillité. Ne la voyant pas revenir, il regarda dans la rue mais n’aperçut pas la jeune fille. Il ne s’inquiéta pas encore.

— L’impression a été très-vive, se dit-il, il faut qu’elle ait le temps de s’affaiblir. Lévise est quelque part dans le voisinage, peut-être même chez elle. En mettant les choses au pis, elle sera calmée dans deux heures.

Le grand cri qui s’élevait dans la poitrine du jeune homme et écrasait toute autre sensation était celui-ci : Elle m’aime !

Les deux heures se passèrent. Point de Lévise ! Louis lui « accorda » toute la journée pour sa boutade. Elle ne revint pas. Il était assez calme, se sachant sûr de la jeune fille.

— Demain elle sera ici, pensa-t-il.

Mais les minutes du lendemain s’écoulèrent pesamment goutte à goutte. Lévise ne vint pas davantage, ni le surlendemain non plus.

Elle était partie, sérieusement partie !




CHAPITRE III


la chambre vide


Lorsque le jeune homme eut passé tout le mardi à ronger son frein, qu’Euronique en ouvrant et fermant les portes l’eut trompé cent fois et attiré cent fois en haut du petit escalier où il se penchait avec un tremblement croyant voir entrer Lévise ; quand il eut compté chaque demi-heure qui sonnait et usé de tous les artifices pour tuer le temps, Louis fut pris d’une violente colère contre la jeune fille !

Il n’avait voulu lui faire aucun chagrin et elle lui en causait un très-vif.

— A-t-elle donc si peu d’esprit, se disait-il, qu’elle n’ait point compris une plaisanterie si facile à éclaircir, et brise aveuglément un grand bonheur qui commençait ? Devais-je être destiné à me mettre aux pieds de la plus inintelligente des créatures ?

Dans sa colère, il lui souhaita toute sorte de maux et se promit de ne plus la revoir quand même elle reviendrait.

— Tant pis pour elle ! songeait le jeune homme plein de rancune, si elle souffre, elle l’aura mérité et subira son châtiment !

Il supposait que Lévise, pénétrée des mêmes sentiments que lui, regretterait son propre départ.

Mais le lendemain Louis commença à penser que tout était bien fini. Il éprouva une sorte d’amer désenchantement, comme un enfant qui a entrevu les splendeurs d’un spectacle féerique auquel on l’arrache presque aussitôt. Il rassembla ses forces, et résolut de se résigner. Il chercha à se persuader qu’il devait dominer son mal, qu’il devait être et était satisfait d’une rupture qui le délivrait, malgré lui, de soucis et d’embarras probables pour l’avenir.

De même qu’au début il s’était obstiné à se figurer qu’il n’était pas amoureux et à chasser de sa pensée l’idée et le mot d’amour, il essaya de s’acharner à faire le sage, le stoïque, et à ne songer à Lévise que pour célébrer le bonheur d’avoir échappé aux pièges de la jeunesse. Il se donna un entrain factice, lut, écrivit, régla des projets d’existence. Dans toute cette activité, la force motrice était le dépit, la rancune. Tout ce qui avait été contre Lévise, et avait tant déplu à Louis, il voulut s’y rattacher comme pour y chercher une vengeance contre le souvenir tout vif et aigu de la fuite de la jeune fille.

Ainsi Louis se reprocha d’avoir été injuste envers Euronique.

Comme elle faisait sa chambre d’un air joyeux et empressé, et qu’il chantait avec une force soutenue par la colère, un air triomphal en signe de victoire sur les passions, Euronique lui dit : — Monsieur n’a plus l’air si « soubaud » que ces jours passés ; monsieur est comme lorsqu’il est arrivé au pays.

Louis avait besoin d’épancher l’excès de ses nouveaux sentiments qui l’oppressaient parce qu’ils étaient combattus par les autres, les anciens, les véritables.

— Oui, dit-il, je suis très-content ! Et sa figure était contractée.

— Monsieur avait été bien « entortillé » !

Du premier coup, cette atteinte portée à Lévise causa une petite douleur au jeune homme, ainsi qu’une pointe qu’on lui aurait enfoncée dans le sein.

— Je finissais par être maladroit, répondit-il, car il ne voulait pas s’avouer qu’il souffrait par Lévise. En effet si elle l’avait quitté pour toujours, il se sentait humilié de n’avoir point inspiré une passion plus grande, capable de survivre à un léger heurt.

— Je ne comprenais pas monsieur, reprit Euronique, « l’ouvrière » n’est pas belle, et puis, une paysanne, qu’est-ce que ça peut dire pour un monsieur ? Ça ne sait rien. Et celle-là encore qui est la plus grande paresseuse du pays, et une voleuse par-dessus le marché !

— Une voleuse ? vous croyez ? s’écria Louis en riant nerveusement, indigné de l’outrage fait à la jeune fille, et pourtant satisfait de soulager les mouvements de haine que les amants ressentent si fortement l’un contre l’autre lorsque quelque différend les sépare.

— Dam ! il manque six serviettes ! dit Euronique, et bien sûr ce n’est pas une femme qui a son ménage monté, comme moi, qui prendrait des serviettes, mais une fille qui est gueuse comme Job… d’ailleurs ils ont déjà fait des coups avec son frère !

Peu s’en serait fallu que Louis ne se fût joint à la servante pour accabler Lévise et décharger son cœur de toute l’amertume amassée ; mais l’indignité de la confidente le révoltait, et il lui était cruel d’entendre dans la bouche d’un autre ces offenses. Cependant il lui semblait qu’en ne prenant pas la défense de la jeune fille, il se vengeait.

— Alors, dit-il avec ironie, elle voulait tout dévaliser ?

— À la longue, vous l’auriez bien vu.

— Vous deviez être bien inquiète pour moi !

— Oh ! monsieur, je n’en dormais pas la nuit, « je le disais à tout le monde » !

Que tous les malheurs fondissent sur Lévise, qu’elle fût battue, qu’elle fût compromise, Louis le demandait ; mais pourvu qu’il n’en restât aucune trace pour elle et qu’immédiatement après avoir été châtiée par un peu de douleur, cette douleur fût à jamais effacée et que Lévise revînt tomber dans ses bras.

Aussi les dernières paroles d’Euronique firent-elles tressaillir le jeune homme.

— Je vous défends d’en parler à qui que ce soit, s’écria-t-il.

— Oh ! dit Euronique, je disais que monsieur devait prendre garde !

Louis préféra croire qu’il ne résulterait rien de fâcheux pour Lévise des propos de la servante, il n’y attacha pas d’importance, considérant que l’opinion des paysans ne le touchait pas, puisqu’ils n’étaient pas ses pareils.

Le départ de la jeune fille avait ramené Cardonchas devant l’esprit de Louis. Ne serait-ce pas pour le danseur célèbre que Lévise aurait quitté le jeune homme ? Et, d’un autre côté, l’idée que la plus grande punition de celle-ci pouvait consister en ce que la jeune fille s’éprendrait du grotesque demi-bourgeois traversa le cerveau de Louis.

— Connaissez-vous un homme qui s’appelle Cardonchas ? demanda-t-il brusquement à Euronique après un moment de silence.

— Ah ! si je le connais, cette vieille bête ? Il a la cervelle à l’envers. Il a voulu m’épouser !

— Est-ce qu’il ne fait pas la cour à la petite Hillegrin ?

— À l’ouvrière ? dit Euronique avec une fureur comique, allons donc ! il faudrait qu’elle en ait davantage dans ses tiroirs rongés par les rats. C’est à moi qu’il l’a faite, la cour ! le vieux fripon ! Avec son coup de marteau, il est encore malin ; mais je me suis dit : Va, mon vieux, tu sais trop qu’il y a du foin à manger chez Euronique… Louis ne put s’empêcher de rire.

— Est-ce que vous avez aussi dansé avec lui ? interrompit-il.

— Quoi, danser ? dit-elle, la danse des écus, oui ! moi je ne danse pas !

— Il dansait pourtant toujours avec l’ouvrière, reprit Louis poursuivant son enquête.

— Ah ! pardine ! elle aura flairé la ferraille de Cardonchas.

— Quelle ferraille ?

— Eh bien ! ses antiquailles.

— Des antiquailles ? comment ?

— Il s’est fait un musée comme au département, des vieilles pierres, des « rouilleries ».

— Quel est donc son métier ?

— Vigneron. Mais, continua Euronique en riant à son tour, il pioche toute la journée pour déterrer des vieux morceaux de pots cassés, il invente des mécaniques, il veut devenir préfet. Plus souvent que j’aille l’épouser, ce vieux va de travers, pour me changer mon argent en vieux cassis de plâtre. Il dit qu’il en a pour des mille et des cent et que le gouvernement veut lui acheter son musée, mais en attendant il a emprunté à tout le monde !

— Et vous croyez qu’il n’aurait pas envie de mettre la Hillegrin aussi dans le musée ?

— Pas si bête ! d’ailleurs elle a un épouseur, si elle veut, un grand imbécile, le beau Guillaume !

Louis vit immédiatement, sous cette désignation : le beau Guillaume, un être plus redoutable que Cardonchas, quoiqu’il lui fût inconnu. Il se figura un de ces grands, jeunes, beaux paysans qui sont quelquefois splendides de forme et de visage. Une crainte singulière pénétra rapide et subtile au fond de son cœur et s’y logea secrètement, inaperçue d’abord, mais prête à faire de grands ravages plus tard. Tant de choses occupaient Louis que la vision du beau Guillaume s’effaça aussitôt qu’apparue ! Elle s’enterra sous les autres sensations du moment, après lui avoir imprimé un nouveau mouvement de résignation raisonnable. Peut-être, se dit-il, vaudrait-il mieux que Lévise se mariât avec un paysan.

— A-t-il « du bien », ce Guillaume ? demanda-t-il.

— Eh non ! c’est encore un vaurien !

— Elle n’en a donc pas voulu du beau Guillaume ? dit Louis anxieux de connaître si Lévise pensait à quelque autre.

— Oh ! elle est trop orgueilleuse ! il lui faut des beaux messieurs.

Louis aimait mieux que Lévise préférât les beaux messieurs ; il lui savait gré de les préférer aux paysans, puisqu’il était l’élu !

— Et le beau Guillaume tient-il beaucoup à elle ? dit le jeune homme, qui n’eût voulu pour rien au monde qu’un être se trouvât qui eût des prétentions sur la jeune fille.

— Oh ! répondit Euronique, les gueux vont toujours ensemble. Il sait qu’aucune fille ne voudrait de lui, il n’y a que celle-là de son acabit.

Lévise était donc bien méprisée, qu’on lui associait fatalement un garçon mal vu dans le pays, ou bien Euronique n’était-elle inspirée que par son habituelle méchanceté ? Les tourments du jeune homme augmentaient. Une question grave sortit de ses lèvres :

— Est-ce qu’elle n’a pas « fauté », la Hillegrin, pour avoir une si mauvaise réputation ?

— Il ne lui manquerait plus que ça. Ah bien ! on ne l’aurait pas gardée dans le pays. Elle est bien trop fine ! Avec des paysans, ça serait bien au-dessous d’elle, la mijaurée, elle attend les gens de la ville, ça lui fera plus d’honneur.

Le pauvre Louis était malheureux de cet entretien, mais il y puisait de trop importantes révélations pour ne pas y sacrifier son calme. Il acquérait aussi de cruels doutes dont les épines irritaient son esprit, comme certains breuvages malfaisants irritent la bouche et la sollicitent à boire toujours.

— Vous croyez, demanda-t-il, qu’elle a un plan arrêté ? qu’elle est ambitieuse ?

— Dam, monsieur est heureux d’en être sorti à si bon compte, monsieur en a été quitte pour ses serviettes !

Les vulgaires insultes d’Euronique jetèrent le jeune homme dans la tristesse. Il ne pouvait rien démêler de clair parmi les renseignements de la servante. Se résoudre à voir Lévise sous un mauvais côté lui était impossible. Être sûr d’elle, à présent, il ne le pouvait pas davantage. Ne pas croire que tout ce qu’avait dit Euronique fût faux ou méchamment arrangé, il ne s’y décidait point ; il pensait aussi que Lévise était peut-être à jamais compromise et s’écartait du seul homme qui, par la tendresse, pût la dédommager de cette fâcheuse situation.

Il se réfugia à l’auberge afin d’essayer de ne penser à rien. Il joua aux cartes avec l’aubergiste en buvant du vin blanc, du vin qui fait mal aux nerfs. Il perdit un dîner contre cet homme et le vieux capitaine retraité, appelé Pasteur, qui prenait là ses repas. Il dîna avec eux, bavarda et rentra gris, ainsi qu’il avait cherché à l’être.

Le matin il se sentit en proie à une mélancolie pesante, intense, à un malaise de l’esprit qui le ramena à l’auberge où il recommença la vie de la veille.

Pendant la nuit, son sommeil fut mauvais. Louis eut une sorte de cauchemar : il rêva que les paysans jetaient des pierres à Lévise, qu’elle fuyait poursuivie, en appelant le jeune homme à son secours ; une force invincible clouait celui-ci au sol. Le frère de Lévise s’élançait sur lui avec un couteau… Louis s’éveilla en poussant un cri.

Au petit jour il se rendormit, mais quand il se leva, il était abattu, inquiet ; la conversation avec Euronique occupait obstinément son cerveau ; il y vit une persécution contre Lévise, innocente.

Les figures de Cardonchas et du beau Guillaume l’assiégèrent ; il lui semblait que les deux paysans obsédaient Lévise, ne la quittaient plus, et que, comparant leur grossièreté à la tendresse mieux apprise du jeune homme, elle le regrettait. Son imagination lui représentait la jeune fille appartenant désormais aux paysans, gardée à vue par eux et ne pouvant plus revenir vers lui, tandis qu’elle se débattait et souhaitait en vain du fond de son cœur voler vers celui qui l’aimait.

Et si elle était partie, si elle était tombée dans ce péril, dans cette geôle, il en était la cause. Si elle était malheureuse, c’est à lui qu’elle le devait. Maintenant Louis s’accusait et la justifiait : elle avait une nature fière et sauvage, son départ était bien compréhensible.

— Les femmes, se disait Louis, sont comme des enfants et ne mesurent pas la portée de leurs actions, mais n’est-ce point une raison pour les protéger contre elles-mêmes ? Si, au moment où on les blesse, même involontairement, elles se jettent avec folie dans la rancune et la douleur, et font des actions désordonnées qui leur coûtent ensuite des regrets, des larmes, ne faut-il pas les préserver de leur propre précipitation ? Car si Lévise l’aimait, Louis pensait qu’elle devait se repentir de sa fuite, éprouver la tristesse, l’angoisse et le dégoût qu’il ressentait, qu’elle devait regretter les quelques jours animés, gais, doux, maintenant perdus. Il la plaignait. Se rappelant combien il s’était promis d’être le protecteur de la jeune fille, Louis craignait que jamais elle n’eût plus besoin de cette protection qu’à cette heure ou ils étaient séparés et où elle deviendrait peut-être la femme ou plutôt la proie de ce beau Guillaume, ce paysan décrié, à ce que disait Euronique.

Néanmoins l’amour-propre de Louis se révoltait à l’idée d’aller chercher la jeune fille pour la prier de revenir dans la petite maison. Il avait peur de se montrer trop faible, trop jeune, trop épris, et de faire une démarche que rendrait inutile la fierté probable de la paysanne. Il essaya d’un moyen terme.

Louis devait quelque argent à Lévise pour ses journées. Il résolut de lui envoyer cet argent par Euronique. Par là, il offrait à la jeune fille une voie de rapprochement où l’amour-propre de chacun n’avait aucune concession à faire.

Louis rédigea un court reçu de la somme, et appelant la servante, lui dit : Vous allez porter cet argent à mademoiselle Hillegrin, vous la prierez de signer ou de mettre une croix au bas de ce papier où il y a de l’écriture. Si elle n’est pas chez elle, vous me rapporterez le papier et l’argent.

— Mais monsieur ne devrait pas la payer…

— Allez donc ! cria-t-il, en regardant Euronique avec des yeux menaçants.

Louis ne tint pas en place pendant l’heure que la servante employa à sa course. Que va répondre Lévise ? se demandait-il plein d’espoir, peut-être dira-t-elle qu’elle viendra chercher cet argent ? Elle reviendra peut-être avec Euronique. Oh ! pourvu qu’elle soit chez elle et qu’Euronique ne nous joue pas quelque tour.

Euronique entra.

— Eh bien ? s’écria-t-il.

— Voilà le papier. Elle a dit qu’elle ne voulait pas mettre sa croix au-dessous de l’écriture parce qu’elle ne savait pas ce que le papier disait !

— Et elle a pris l’argent ?

— Oui.

— Ah ! dit Louis étonné et mécontent

— Monsieur peut y aller voir !

— Elle a dit qu’il fallait que j’y aille !

— Non, non, c’est moi qui dis que monsieur peut aller s’assurer de ma probité ?

— Qui vous parle de votre probité ? c’est bien !

Louis était plus que contrarié. Il aurait eu du plaisir à voir au moins une croix, si informe qu’elle fût, tracée de la main de Lévise. La défiance de la paysanne contre l’écriture déplut au jeune homme. Croyait-elle donc qu’il voulait lui faire signer un papier dangereux, une conspiration, des injures contre elle-même, un engagement perfide ? Ou bien témoignait-elle par là que rien ne devait plus les rappeler l’un à l’autre, pas même un trait imperceptible sur un bout de papier, et qu’elle ne pardonnerait jamais ?

— Je me retournerai vers d’autres femmes, se dit Louis furieux, c’est assez des paysannes ! Quelle bizarre ténacité me pousse donc à me rapprocher de ces gens « inférieurs » ! Il y a autour de Mangues des châteaux et des maisons de campagne. Là, je retrouverai des femmes et des jeunes personnes spirituelles, dignes de moi.

Et, dans la puérilité inséparable des colères d’amour, il s’élança aussitôt sur les chemins, comme si, du haut des murailles et à travers les grilles des parcs, on allait se présenter à lui tout exprès pour lui plaire et remplacer Lévise. Mais, en marchant ainsi, Louis se sentait entraîné, attiré vers la maisonnette de la jeune fille. Il mettait toute sa force à résister et se fatiguait dans d’interminables courses, se contraignant à aller le plus loin possible de la maisonnette des Hillegrin. L’auberge lui servit encore de calmant. Il y passa des journées entières, jouant aux dames ou au piquet avec le vieux capitaine, en guise de potion engourdissante. Une fois, le capitaine Pasteur, qui était une vieille bête, lui dit : Eh bien ! qu’est-ce que devient donc la petite Hillegrin ? On n’en entend plus parler.

Louis crut que tout Mangues commençait à prendre Lévise pour sa maîtresse. L’indiscrète question du capitaine l’irrita. Il détestait qu’on se mêlât de ses pensées et de ses actions.

— Je ne donnerai plus de travail qu’à de vieilles femmes, dit-il, ce village est absurde !

— Bah ! vous avez bien fait de vous en débarrasser, reprit le capitaine.

Louis ne jugea pas à propos de répliquer, pour éviter des commentaires.

Le capitaine continua :

— Si le beau Guillaume avait été ici, je ne sais trop comment ça se serait passé.

On mettait martel en tête au pauvre Louis avec ce beau Guillaume, dont il n’avait point entendu parler auparavant. Ce surnom de beau surtout l’occupait.

— Qu’est-ce que c’est que le beau Guillaume ? demanda-t-il en s’efforçant de feindre la tranquillité et l’indifférence.

— Vous ne le savez pas ? dit le capitaine avec surprise…, c’est le camarade de Volusien.

— Un braconnier aussi ?

— Oui, et le promis de la sœur !

— Eh bien ! que m’importe ?

— Maintenant, je ne dis pas, mais il y a quelques jours…

La contrariété de Louis croissait : il essayait vainement de donner le change ; on ne semblait pas croire à son attitude indifférente. Il la garda néanmoins, mais avec toute la maladresse possible.

— Je ne sais qui a répandu toutes ces niaiseries ? dit-il en haussant les épaules. Quand donc me le fera-t-on voir, ce beau Guillaume ? Est-ce un type, un homme curieux ?

— Il est absent, mais je vous le montrerai quand il sera de retour !

Ce n’était pas assez pour Louis d’être tourmenté par les sauvageries de Lévise, il lui fallait encore le beau Guillaume à la traverse !

Il avait dans l’esprit des idées violentes. Il songeait à se battre avec le paysan, à le tuer. Cardonchas lui-même, malgré son apparence inoffensive, l’excitait et le poussait à des pensées de bataille.

Décidément, à ses yeux, Lévise n’était plus libre ; son frère et les autres la retenaient ou la circonvenaient. Comment expliquer l’absence persistante de la jeune fille ?

Peut-être aussi ces histoires sur Cardonchas et le beau Guillaume n’existaient-elles que dans l’imagination des gens de Mangues !

Quoi qu’il fît, il ne pouvait acquérir de certitude sur aucun point. Il était humilié de ressentir de la jalousie, tracassé, effrayé par le soupçon qu’on ne contraignît Lévise à épouser un des deux hommes. Il se disait qu’il n’avait point droit de demander compte à Lévise de ce qu’elle avait pu faire dans le passé. Seulement, il se persuadait que personne n’aimerait la jeune fille aussi bien que lui, et que, dans l’intérêt de Lévise, il devait la soustraire à un entourage grossier et rude où elle ne trouverait qu’un avenir âpre et pénible.

Il ne pouvait admettre que Lévise eût cherché à le jouer, à l’entortiller, ainsi que le prétendait Euronique. Et cependant, songeait-il, qui peut me répondre que ce beau Guillaume n’est pas, n’a pas été ou ne deviendra pas son amant !

Le désir, la nécessité de s’expliquer avec la jeune paysanne le pressait de plus en plus. Il était ou se croyait d’ailleurs résolu, à la moindre hésitation de la part de Lévise, à la laisser au camarade de son frère.

Louis se disait qu’il ne tenait à Lévise qu’autant qu’elle le préférerait sans conteste. Et si elle eût témoigné la moindre inclination pour un autre, qu’elle eût un peu balancé, il aurait cessé immédiatement d’aimer une fille incapable d’élever ses penchants plus haut que le beau Guillaume, par exemple.

Louis était orgueilleux en même temps que farouche, il avait la prétention qu’une femme reconnût son mérite comme elle eût reconnu le soleil. Et cependant, si la jeune fille s’était portée vers le beau Guillaume, il n’est pas probable que Louis eût renoncé à elle. Toute force capitule devant la passion.

Avant d’aller provoquer Lévise à une explication, Louis eut l’idée de se rendre chez Cardonchas. Il espérait y apprendre quelque chose sur la jeune fille et arriver ensuite auprés d’elle, armé de renseignements qui rendraient l’explication nette et décisive.

La curiosité de regarder les ferrailles servirait de motif, et, dans la conversation, il ne serait pas difficile d’amener Lévise sur le tapis. Cardonchas mis hors de cause, comme le pensait Louis, il ne restait plus qu’un seul adversaire, Guillaume, sur lequel l’autre ferait peut-être quelques confidences.

Cardonchas pouvait se défier du jeune homme et se taire, là était l’obstacle à craindre ; mais cette visite au paysan danseur, archéologue et ambitieux, tentait Louis.

On lui indiqua, à l’auberge, la demeure de Cardonchas, qui était une petite maison blanche avec un jardin enclos, au milieu des vignes. La porte du jardin étant ouverte, Louis entra sans cérémonie. L’endroit en désordre n’indiquait pas un ami des fleurs ou des fruits. De gros tas de terres et de gravois couvraient les plate-bandes, et une infinité de pierres cassées, portant des fragments de sculptures mutilées, étaient rangées le long du mur près de la maison : c’était là une partie du musée.

Dans une pièce du rez-de-chaussée, Louis entendit plusieurs voix d’hommes qui criaient à qui mieux mieux. Il poussa la porte de cette pièce et se trouva en face de Cardonchas et de deux autres paysans.

Il y avait sur la table un énorme broc et trois verres, et à terre une « feuillette » de vin.

La bruyante conversation s’interrompit à l’arrivée de Louis, et les paysans le regardèrent avec leurs petits yeux rusés et inquiets, tout clignotants. Ils étaient à peu près gris tous les trois.

— Ah ! ah ! voila un monsieur qui vient pour le musée, sans doute ? demanda Cardonchas.

Louis eût voulu être seul avec le paysan.

— Vous êtes occupé, je vous dérange, dit-il, je reviendrai un autre jour.

— Eh ! non, ce sont des amis ! vous prendrez bien un verre de vin avec nous, dit familièrement Cardonchas, qui semblait être plein de gaîté.

Louis ne recula pas.

— Même deux, reprit-il pour se faire « bien venir », le vin est bon dans votre pays.

Il examina les compagnons de Cardonchas. L’un, petit, vieux, avec la barbe et les cheveux gris et hérissés, avait l’air sot, malin et méchant. L’autre, grand et plus jeune, avait une physionomie un peu plus ouverte, bien que son œil fût en embuscade sous le sourcil comme chez toute la race paysanne.

— Ah ! s’écria Cardonchas qui considérait attentivement Louis de son côté, mais c’est vous qui êtes dans le pays depuis près de six semaines. Vous êtes du gouvernement, peut-être ? ajouta-t-il avec des yeux scrutateurs.

— Non, répondit Louis, étonné de la question.

— C’est que je ne veux rien vendre au gouvernement, reprit le paysan. Vous êtes artiste, alors ?

— Non, dit Louis, qui comprit que Cardonchas avait dû courir un peu le monde pour connaître le mot « artiste ».

— Gentilhomme ? demanda à son tour le grand paysan, d’un air méfiant.

— Non, répliqua Louis, encore plus étonné, je voyage pour mon plaisir. J’aime les antiquités et je suis venu voir celles de M. Cardonchas.

— Il en a pour de l’argent, dit aussitôt le petit vieux entamant la question commerciale. Il est venu dernièrement un Anglais qui voulait tout lui acheter, mais il ne vendra jamais aux Anglais.

Cardonchas refusant de vendre au gouvernement et aux Anglais jouait un peu trop la comédie ordinaire des faiseurs de collections insignifiantes, qui essaient de leur donner ainsi une valeur imaginaire.

Louis ne venait point pour acheter le musée, et les paysans auraient pu essayer une série de ruses beaucoup plus adroites sans qu’il devînt leur victime.

Ils étaient très-tourmentés de ne pas savoir au juste qui il était.

— C’est un bon pays pour la santé, ici, on y vient se guérir, dit le petit vieux, pour amener Louis à des confidences.

À ce moment, Cardonchas qui, en qualité d’ami de la danse, appréciait évidemment l’avantage des belles manières, jugea convenable de présenter ses camarades à Louis.

— C’est le père Lapotte, dit-il en montrant le petit vieux, la plus fine langue d’ici, et voilà M. Mâcheron, un des hommes les plus intelligents du canton. S’il y en avait beaucoup comme nous trois, continua-t-il entraîné à l’épanchement par le vin, le sort du pauvre monde changerait. Je voudrais que vous les entendiez causer ces deux-là, vous qui êtes un monsieur et qui en savez plus que nous autres paysans, pour me dire s’il n’y a pas à la campagne des bonnes têtes. Nous sommes contre le gouvernement, nous, nous ne nous en cachons pas !…

Voyant que ses deux compagnons ne paraissaient pas très-satisfaits de l’aveu fait à un inconnu, Cardonchas continua : Vous êtes un honnête homme, vous ne nous dénoncerez pas au substitut ou au sous-préfet ; moi, je me connais aux figures, je sais qu’on peut parler avec vous, rien qu’à voir la vôtre !

Les paysans se rassurèrent.

— Tous les hommes sont frères, dit solennellement le grand Mâcheron en buvant.

— À votre santé ! ajouta Lapotte en trinquant avec Louis, on trouve des amis partout quand on comprend le monde.

Louis fut déconcerté par la perspective d’une conversation humanitaire avec ces trois hommes qui avaient fortement bu. Il craignait que, bien que le vin semblât les disposer à la fraternité, ils ne se moquassent de lui. Aussi rompit-il les chiens, sans se soucier de plaire ou déplaire à la singulière société.

— Mais, dit-il à Cardonchas, vous avez donc plusieurs passions à la fois ? Ordinairement une seule suffit pour occuper son homme.

— Comment ça ? demanda le paysan.

— Je vous ai vu danser dimanche au Mail, et il m’a semblé que vous vous en donniez !

De cette façon, pensait Louis, il ne va pas tarder à être question de Lévise.

Cardonchas fit le modeste.

— Oh ! dit-il, on doit bien danser si on le peut, mais ça n’est pas si important que les affaires de l’humanité.

— Je te le dis, s’écria Mâcheron, un homme qui danse trop se déconsidère.

— Oui, mais ça sert pour les femmes, dit le petit vieux Lapotte, clignant les yeux et riant.

— On ne doit pas s’occuper des femmes quand on a une mission, reprit Mâcheron avec une espèce de colère.

— C’est les femmes qui courent après lui, répliqua Lapotte d’une voix aigre et nasillarde ; et puis ça dépend comme le cœur vous en dit.

— Quand on danse, ça rabaisse la mission, reprit Mâcheron.

— Ah ! interrompit Cardonchas piqué, on doit bien faire tout ce qu’on fait, voilà tout.

À chaque mot, l’on buvait.

Lévise va être submergée dans cette discussion, se disait Louis. Cependant la conversation des paysans l’intéressait malgré lui par ses côtés grotesques. Ils paraissaient voir surtout dans leur mission une forte quantité de bouteilles à vider. À chaque instant, on allait remplir le broc à la feuillette.

— Vous ne dansiez pas avec les plus vieilles ni les moins lestes, reprit néanmoins Louis en s’adressant à son hôte.

Cardonchas sourit de contentement.

— Qu’est-ce qui est la meilleure danseuse du pays ? demanda Louis attendant le nom de Lévise pour réponse.

— Elles ne savent danser ni les unes ni les autres, dit dédaigneusement Cardonchas.

Louis eut peur que les paysans ne se divertissent à ses dépens, et, qu’ayant pénétré le but de sa visite et de ses questions, ils ne se plussent à le tenir le bec dans l’eau. Il était impatient d’échapper à leurs finesses ou à ce qu’il croyait tel. Il changea de batteries et tenta d’aller droit au fait.

— Je suis chargé, dit-il en riant à Cardonchas, par une très-jolie fille que vous connaissez de vous demander si vous voulez toujours l’épouser.

Louis regardait attentivement le petit homme noir.

Celui-ci se mit à rire a son tour d’un air de plein contentement et répliqua :

— Ah ! ma foi, il y en a tant qui voudraient m’épouser !

Louis allait dire : Ne devinez-vous pas qui ? mais l’obstiné Mâcheron intervint et cria :

— Tu sais bien que tu ne peux te marier sans manquer à la mission !

— Tout de même, si je voulais bien ! dit Cardonchas, ayant l’air de porter un défi à son ami, contre lequel il paraissait animé d’un certain ressentiment.

— Alors tu trahirais ? Choisis : marie-toi ou remplis la mission. As-tu lu ou n’as-tu pas lu le livre de Bras-de-Fer, le grand rénovateur ?

Les trois paysans lisaient des livres utopiques. Leur entretien à mots ambitieux était expliqué à Louis.

— Dam ! dit le vieux Lapotte, une femme ! ça ne le gênera guère pour un changement de gouvernement. Moi j’en prendrais bien quatre que ça ne me ferait pas broncher. Je serais toujours le préfet chez moi, quand j’aurais autant de femmes que de poules !

— Ça vous fait tomber dans les mains des prêtres, les femmes ! s’écria le terrible Mâcheron.

— Puisqu’il n’y aura plus de prêtres, dit Cardonchas quand Bras-de-Fer sera le maître.

— On abolira les prêtres plus vite que les femmes, reprit le petit vieux Lapotte, il nous faut d’ailleurs des enfants pour leur repasser la mission.

— C’est égal, cria Mâcheron qui s’échauffait, il aime trop la danse et les femmes, et Bras-de-Fer a dit qu’il faut se métier du plaisir. Ça amollit les âmes.

— Bon ! dit Cardonchas sautant comme un coq, je ne t’empêche pas moi d’aimer à jouer aux cartes, à boire, et à te mettre des odeurs dans les cheveux.

— C’est parce qu’il est comme les femmes qu’il ne les aime pas, cria Lapotte en glapissant.

L’austérité du grand Mâcheron révoltait les deux petits hommes.

— Moi ! des odeurs dans les cheveux ! cria Mâcheron furieux.

— Est-ce que je ne t’ai pas vu un matin avec des petits morceaux de papier plein la tête ? Dis-donc que non ! continua Cardonchas non moins animé.

La société humanitaire troublée s’adressait à Louis, comme à un président ou à un juge de ses différends.

— Ah ! dit Lapotte, gouaillant Mâcheron sur ses papillottes, on met bien les raisins dans des sacs !

Mâcheron, exaspéré et désarçonné, roulait ses yeux et cherchait avec effort une réponse foudroyante.

— Eh bien ! dit-il, et après ? qu’est-ce que ça prouve les beaux cheveux, le savez-vous ? allez le demander aux « rois Mérovingiens », c’était le « signe » de ceux qui menaient les autres, ça n’est pas déshonorant.

— Tu veux donc nous mener ? demanda Cardonchas.

— Est-ce que les rois… « ces rois-là », mettaient leurs cheveux dans des sacs de papier ? dit en même temps Lapotte.

— Je vous vois venir, répliqua Macheron, vous m’en voulez parce que j’ai plus appris que vous !

— Ça n’est pas bien sûr, interrompit Cardonchas ; essaie donc de faire un musée qui soit seulement la moitié, le quart du mien. Tu ne pourrais pas distinguer l’antiquité.

— Qu’est-ce que c’est que ça auprès des besoins de l’humanité ? dit Mâcheron.

— L’humanité a peut-être besoin de papillottes et de graisses qui puent ! s’écria le sarcastique Lapotte.

— Toi, tu n’es qu’un faux-frère, répliqua Mâcheron en tapant du poing sur la table.

Cette dispute n’empêchait pas qu’on ne remplît et désemplît le broc.

Louis voyait le moment où on allait se jeter les verres à la tête.

— Je reviendrai, dit-il à Cardonchas.

Ce mot rappela les amis à la concorde.

— Eh non, restez donc ! répondit le petit danseur, nous sommes des camarades, il faut voir le musée… et puis qu’est-ce que vous me demandiez donc tout à l’heure ?

Mâcheron et Lapotte firent la paix.

— Trinquons, dit le dernier, et crions vive l’humanité !

— Eh bien ! reprit Mâcheron, chante l’hymne de Bras de fer, ou je ne trinque pas !

Ils se mirent à brailler ensemble. Pendant ce temps, Louis dit à Cardonchas :

— Allons, voyez-vous quelle peut être la « demoiselle » qui m’a chargé de vous rappeler qu’elle pense à vous !

Cardonchas hésita, chercha. Louis était inquiet. Lévise était une paysanne et pouvait après tout mieux « comprendre » un paysan qu’un homme d’une classe plus élevée.

— Ah ! dit enfin Cardonchas, n’est-ce pas chez vous qu’est placée une nommée Euronique ?…

Louis fut soulagé, mais aussitôt le beau Guillaume devint l’être absolument redoutable à ses yeux. Du côté de l’ami de Volusien seul était le danger, un danger double par l’inconnu ! Et cependant Louis aimait mieux avoir pour rival ce garçon, au nom duquel s’attachait une renommée de beauté. Quant à Cardonchas, Louis était prêt à l’adorer, et il se sentait disposé à visiter avec le plus grand intérêt le musée, sans demander grâce d’un seul morceau de pierre !

— Dam ! reprit le petit homme, je verrai pour Euronique ! puis il ajouta : Voyez-vous, nous sommes en séance, et, pour regarder le musée, c’est moins commode qu’un autre jour.

— Bien ! dit Louis, faites-moi prévenir quand vous serez libre et nous examinerons en gens qui comprennent ce qu’ils voient !

— Bravo ! s’écria Cardonchas, vous êtes un homme de tête. C’est dit, je vous enverrai chercher… et la feuillette sera encore là.




CHAPITRE IV


fanfare


Louis dit adieu à Cardonchas qui avait été son ennemi imaginaire, et dont il méditait de se faire un allié pour le cas d’une guerre avec le beau Guillaume.

Il avait bien sur la conscience d’avoir compromis Euronique, de lui avoir attribué des paroles qu’elle ne l’avait point chargé de porter au petit danseur ! mais c’était une revanche prise contre la servante.

D’ailleurs l’idée de les marier lui vint joyeusement à la cervelle ; l’union ne serait pas disproportionnée. En les pressant un peu tous deux, on pourrait y arriver. Louis entrevoyait une série de choses plaisantes.

L’agitation causée ainsi par la visite au petit homme s’éteignit avec son cortège de projets amusants, lorsque Louis fut rentré chez lui. La tristesse remplissait sa maison depuis le départ de Lévise. Lorsqu’il sortait, il retrouvait par moments la gaîté ou du moins le calme sous l’influence des distractions du dehors ; mais dès que le jeune homme se renfermait au logis, il retombait dans cette atmosphère de tristesse, un serrement de cœur insupportable le prenait, et Lévise toujours, à toute minute, occupait sa pensée. Il ne voyait qu’elle et le beau Guillaume, partout, et se disait qu’à aucun prix il ne fallait la laisser au braconnier. Et elle appartiendrait au braconnier s’il l’abandonnait à elle-même, s’il la décourageait par son silence et son inaction. Son désir de revoir la jeune fille ne variait plus. Lui seul pouvait en faire une créature heureuse, et il devait le faire.

Si elle avait su lire, Louis lui aurait d’abord écrit avant de se hasarder à la voir.

Il lutta cependant contre lui-même. Parfois un je ne sais quoi lui conseillait de laisser Lévise épouser le beau Guillaume, dans l’intérêt commun. Une voix qu’il trouvait aigre lui criait de se détourner d’une liaison contraire à son éducation, à sa position, semée peut-être de périls et à coup sûr de grands inconvénients. Mais il souffrait si cruellement, il lui sembla qu’il aurait tant de reproches à se faire s’il sacrifiait le bonheur de Lévise à son propre repos, la jeune fille lui apparaissait si pâle, si tourmentée qu’il lui fut impossible de résister plus longtemps.

Il se mit donc un matin en route vers la maison des Hillegrin, éprouvant enfin la sensation bienfaisante qui réjouit et délasse les nageurs, lorsqu’après avoir brisé leurs muscles à vouloir remonter un courant irrésistible, ils se laissent doucement emporter au fil de l’eau, heureux de renoncer à leur tentative épuisante.

Ce que ressentait Louis était même plus que cela. Il était rempli d’une telle résolution, d’une telle force pour convaincre Lévise, et la ramener, qu’il ne pouvait s’accuser de faiblesse.

Louis marcha vers la maison, déterminé, sûr de lui-même, sachant ce qu’il avait à dire, prêt à faire face soit à Volusien, soit à Guillaume, soulevé enfin par une expansion puissante de toute son âme, de tout son corps, expansion semblable à l’effort d’un immense soupir de joie, d’un cri, d’un « oh » ! qui partait de tous les points de son être pour exprimer le ravissement et l’attente d’un ravissement plus grand encore.

À chaque pas, il eût poussé ce cri, comme pour dire : Enfin je suis heureux et vais l’être davantage.

Il était certain de rencontrer Lévise, il ne savait pourquoi, mais il n’avait aucun doute à cet égard !

Quand il arriva à la petite maison et mit le pied sur le seuil de la porte, il se trouva face à face avec Volusien ; mais, quoique obligé à cause de la grande taille du braconnier, de lever les yeux vers ceux du gigantesque garçon, il lui semblait au contraire que sa taille était plus haute que celle de « l’adversaire ». Ses regards témoignaient l’aversion et la résolution.

À l’étonnement de Louis, Volusien se troubla et rougit. Il céda le pas au jeune homme pour le laisser entrer, et avec une telle gaucherie qu’il se heurta.

Il est certain que Louis avait regardé le braconnier d’une façon qui voulait dire : Vous me barrez le passage, quand je serai entré vous saurez ce qui m’amène.

Volusien le considérait d’un air presque stupide qui signifiait : Mais, enfin, que voulez-vous ?

Louis donna à sa voix le ton le plus sec, le plus cassant qu’il put trouver pour témoigner le dédain et l’antipathie que lui inspirait le paysan.

— Mademoiselle Hillegrin est-elle ici ? demanda-t-il.

Le jeune homme s’attendait presque à ce que le braconnier se jetât sur lui pour l’étrangler comme un oiseau, et sans rien laisser paraître il raidissait ses muscles et s’affermissait sur les reins, prêt à une lutte. Le sentiment de la protection qu’il avait à exercer envers Lévise lui communiquait une énergie absolue en lui faisant considérer sa singulière démarche comme légitime et juste.

— Ma sœur est sortie ! répondit le paysan qui toisait des pieds à la tête ce petit être frêle devant lequel il ressentait un peu d’inquiétude. Lévise avait-elle menacé son frère de la puissance du « monsieur » ? Louis le pensa un moment, tellement l’attitude du redouté braconnier était molle et gênée.

Il se disait que s’il avait eu la vigueur physique de cet homme, il aurait étouffé ce brimborion qui était lui-même.

— À quelle heure sera-t-elle ici ? continua Louis, raide comme une barre d’acier.

— Ah ! je ne sais pas, peut-être bientôt.

En méme temps, Volusien regarda de tous côtés par la porte ouverte, puis il sortit.

Louis attendait son retour, croyant qu’il était allé dans le voisinage à la recherche de Lévise. Au bout d’une demi-heure, il commença à ne plus savoir ce que ce départ voulait dire, ni à quoi l’attribuer. Volusien pouvait s’être mis en embuscade pour épier la rentrée de sa sœur, la surprendre avec Louis et tomber alors sur celui-ci pris au piège. Il pouvait aussi, dans la bassesse de nature que lui supposait Louis, s’être éloigné pour favoriser l’entrevue et en tirer ensuite un profit, un salaire. Louis ne se souciait pas de rester dans la maisonnette si ses soupçons devaient se réaliser. Mais s’il s’éloignait et que Lévise revînt !

Jusqu’à Lévise qu’il soupçonna à son tour, car on avait versé dans son esprit, depuis plusieurs jours, quelques gouttes de poison qui cheminaient partout et mordaient par instant de leur acide ses plus chères, ses plus incorruptibles pensées. Mais Louis écrasa en lui-même, pour ainsi dire, ce soupçon comme on écrase une bête venimeuse dont on vient de sentir la piqûre.

Et comme les idées suivent toujours les désirs, Louis n’avait d’abord imaginé qu’une chose, c’est que Lévise allait revenir, et s’il avait environné ce retour de suppositions pénibles, c’est aussi qu’il vivait dans une perpétuelle défiance de lui et des autres.

Quelques minutes après, il craignait, au contraire, que Volusien ne fût sorti pour empêcher la jeune fille de rentrer. Il se reprocha de n’avoir pas prévu que Volusien serait peut-être seul dans la maison et s’opposerait d’une façon ou d’une autre à ce qu’il revît Lévise.

Louis s’était promis de si grandes joies, il était si bien convaincu qu’il retrouverait sa chère Lévise, qu’il fut désolé et accablé de chagrin de n’avoir pas réussi immédiatement. Il lui semblait que tout était perdu et que le malheur allait être irrémédiable.

À la fin, le jeune homme reprit espoir. La journée n’était pas finie ; Lévise avait le temps de reparaître ; Louis la rencontrerait peut-être en se mettant à sa recherche. N’aurait-il pas dû s’attendre à un pareil retard ? Mais les dévorantes impatiences des derniers jours, les incertitudes accumulées, les craintes criaient en lui et voulaient un prompt soulagement. Non, il ne pouvait attendre plus longtemps ; ses forces étaient épuisées, comme celle d’un assiégé que la famine et la fatigue ont réduit à capituler. Il fallait que Louis revît Lévise dans la journée ! tout de suite !

Il se mit en quête dans les champs. La recherche, la marche, l’ardeur déployée, les illusions qui lui faisaient prendre d’autres personnes pour celle qu’il attendait, le remirent un peu.

Par moments il se figurait la sensation d’âpre douceur qu’il aurait en contemplant de nouveau Lévise, en prenant sa main, en plongeant son regard dans le gris de ses yeux tendres, en cherchant sur son visage la trace de toutes les émotions qui avaient dû l’agiter depuis leur séparation, en lui faisant des reproches, en la contraignant à pleurer, en lui jetant le nom du beau Guillaume comme un aiguillon, en la faisant souffrir, puis aussitôt à essuyer, laver, guérir par une tendresse douce et embaumée la plaie qu’il aurait ouverte dans le cœur de la jeune fille, et à se voir enfin et se dire, avec un plaisir délicieusement, délicatement vaniteux, le maître de ses peines et de ses joies.

Louis voulait rencontrer Lévise et il fallait qu’il la rencontrât, sinon il fût tombé malade, il eût été frappé dangereusement. Tout en lui était tendu, raidi, entraîné vers cette rencontre. Si elle n’avait pas lieu, tous ses nerfs se briseraient.

Louis regarda partout, entra dans tous les sentiers, monta sur tout ce qui put lui permettre de voir de plus loin : murs, sables, pierres, arbres. Aussitôt qu’un point noir apparaissait, le cœur lui battait avec force. Il avait peur que ne se montrât une autre Lévise, froide, changée, détachée de lui. Dès qu’il inspectait un côté de l’horizon, il se retournait brusquement d’un autre, de peur que Lévise n’eût passé pendant la seconde où il veillait ailleurs.

Enfin, enfin ! Louis reconnut la forme à laquelle il ne pouvait se méprendre. Ses jambes fléchirent, il fut obligé de s’asseoir sur le bord d’un fossé. Il lui semblait qu’il allait laisser passer Lévise sans pouvoir lui parler, sans qu’elle le vît.

Quand elle approcha, elle lui communiqua une force magnétique ; il l’aurait cru volontiers du moins ; il se leva et alla se mettre au milieu du chemin, en face d’elle, à vingt pas.

Elle ne s’attendait pas à sa présence et continua d’avancer sans le regarder ou le reconnaître. Les traits de Lévise étaient amaigris, ses paupières cernées, son teint pâli. Cette remarque fut une source de contentement exquis pour Louis, car la jeune fille avait souffert pour lui ! Et maintenant qu’il était sûr qu’elle ne lui échapperait pas, qu’elle lui appartenait de nouveau et revenait enfin vers les journées heureuses qu’il voulait lui donner, maintenant que la sécurité de son avenir et de sa paix dépendait de Louis et se trouvait assurée, c’était la colère qui, la première, demandait dans la poitrine du jeune homme à se satisfaire, la colère contre ce qu’il appelait la stupidité de Lévise. Il entendait par là cet instinct de fierté jalouse auquel elle avait cédé en s’enfuyant brusquement au risque de faire beaucoup de mal à elle et à lui, mal qu’ils avaient subi chacun de son côté.

Louis avança, lui aussi, vers la jeune fille. Alors elle le vit, tressaillit, devint pâle comme une morte et s’arrêta. Il courut à elle. Il crut qu’elle avait peur, à la manière dont elle le regardait, et, voyant qu’elle ne disait rien, il la prit par la main et la conduisit à l’écart de la route dans un petit taillis, qui pouvait les cacher.

Lévise paraissait atterrée. Louis pensa qu’elle devait se croire bien coupable et il ne songea plus aux reproches qu’il comptait lui faire. Il aurait eu peur de l’effrayer davantage. Cependant il y eut encore un peu d’amertume dans son premier mot.

— Eh bien ! lui dit-il, vous ne me reconnaissez plus, vous m’avez oublié ?

Levise protesta par un regard qui contenait tant de regrets et de confusion résignée d’avoir mérité d’être ainsi attaquée et traitée ; du moins, Louis le lut dans les yeux voilés de la jeune fille, qu’il ne sut et ne put y répondre que par ces paroles qui jaillirent irrésistiblement :

— Pourquoi donc m’avez-vous quitté et n’êtes-vous plus revenue ?

Lévise courbait la tête si bas, comme un grand pécheur accablé de sa faute et ne se pardonnant plus lui-même, que Louis cherchait quels mots seraient assez doux, assez bons pour ne pas la froisser et lui paraître pénibles.

Lévise ne répondant pas, Louis reprit :

— Pourquoi n’êtes-vous pas revenue ? reprit-il. Avez-vous eu à vous plaindre de moi ? Vous ai-je causé quelque chagrin, sans le savoir ?

Lévise fit avec tristesse un imperceptible mouvement qui signifiait oui.

— Vous avez eu à vous plaindre de moi ? demanda de nouveau Louis.

La jeune fille répondit par un autre signe à peine saisissable qui disait non.

— Cependant, reprit Louis, je vous ai chagrinée et c’est pour cela que vous êtes partie.

Lévise secoua encore sa tête pour dire oui.

— Mais comment, par quoi vous ai-je chagrinée ?

Lévise resta immobile, les yeux fixés à terre.

— Puisque vous ne voulez pas vous expliquer, continua-t-il, je ne vous crois pas. Apparemment, vous cherchez à inventer une excuse pour une conduite qui m’a étonné et blessé.

— Oh ! s’écria Lévise amèrement, je n’ai pas été assez heureuse depuis, pour qu’on ne me croie pas.

— Vous êtes donc disposée à revenir ? dit vivement Louis que l’attitude morne de Lévise inquiétait.

Elle hésita et répondit d’une voix troublée :

— Non !

La résistance exprimée par ce non ne parut pas bien forte au jeune homme, mais il lui déplut un peu que la jeune fille ne montrât pas plus d’élan et de joie en le revoyant.

— Enfin, répliqua-t-il, ma maison vous a été désagréable, ma personne aussi, et vous ne vous souciez plus de travailler pour moi. Vous êtes bien la maîtresse de vos actions. Mais alors, pourquoi ne pas s’en aller naturellement, comme tout le monde. Vous m’avez inquiété…

La voix de Louis était émue, presque tremblante.

Lévise soupira et l’arrêta par un sourire navré et plein de doute.

— Je ne viendrai plus, dit-elle, on a trop jasé ! et puis vous êtes un monsieur !

— Je suis un monsieur ! répliqua-t-il, cela vous préoccupe donc bien ! vous êtes plus à l’aise avec le beau Guillaume.

Lévise sembla prête à s’emporter, le rouge lui monta à la figure. Ses yeux devinrent durs sous ses sourcils qui se fronçaient.

— Ah ! on vous a parlé de Guillaume ! s’écria-t-elle, les mensonges ont fait leur chemin.

Puis elle le regarda d’un air pénétrant, et dit lentement :

— Pourquoi êtes-vous revenu me trouver au bout de quinze jours, et pourquoi me parlez-vous de Guillaume ?

Louis vit que la jeune fille ou lui demandait une explication ou semblait vouloir tirer parti de ce qu’il avait baissé pavillon le premier. Ne sachant encore quelles étaient les véritables dispositions de Lévise, il trouva humiliant d’avouer sa faiblesse et répartit assez brutalement :

— Oh ! je vous ai rencontrée ici, bien par hasard !

L’animation de Lévise tomba brusquement. Elle redevint pâle et murmura :

— C’est vrai, je ne sais ce que je dis !

Elle se tut un moment, réfléchit et reprit avec moins de tristesse.

— Cependant, pourquoi me parlez-vous de Guillaume ? C’est dans le village qu’on a inventé qu’il m’épouserait.

Louis ne voulut point avouer non plus ses inquiétudes et ses jalousies, et il répondit :

— Mais je vous en parle justement parce qu’il passe pour être prêt à vous épouser et que j’ai pensé qu’il vous intéressait.

— C’est un mauvais garçon. C’est le dernier que je prendrais pour mari, dit Lévise avec force.

— Il est mauvais garçon, dit-il avec vivacité, comment ? Avez-vous eu à en souffrir ?

— Non ! seulement il est méchant.

— Mais votre frère voudrait bien vous marier avec lui, m’a-t-on dit !

— Oh ! peut-être ! mais qu’importe, je ne cèderai pas !

— Je l’ai vu aujourd’hui, votre frère !

— Ah ! Dieu ! dit Lévise avec effroi.

— Il n’y a là rien d’effrayant.

— Volusien ne vous aime pas, reprit-elle en remuant la tête.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’on a jasé.

— Il ne sera jamais redoutable pour moi, dit Louis dédaigneusement. Puis il ajouta aussitôt : Mais de quoi a-t-on jasé ?

Louis saisissait rapidement, et plein d’une anxiété mêlée de bonheur, l’occasion d’amener Lévise à dire enfin cette chose, dont le nom n’avait pas encore été prononcé entre eux, le grand mot qui devait fatalement être dit, bien qu’aucun d’eux n’eût semblé oser prendre la responsabilité de le dire jusque-là.

Mais Lévise le regarda fixement, d’un air franc, innocent, étonné et interrogateur. Elle n’osa rien ajouter de plus de peur de paraître impertinente à Louis s’il n’avait jamais pensé sérieusement à elle.

Ils restèrent tous deux suspendus devant cette terrible nécessité de parler d’amour, comme au bord d’un fossé dangereux.

— On jase… de tout ! répliqua cependant Lévise enhardie, en ne se voyant pas pressée de questions par le jeune homme. Je ferai mieux de ne pas retourner chez vous !

Sa figure reprit tout à coup une expression sombre, et elle jeta avec une espèce d’éclat de voix, comme si elle eût fait un grand effort, ces paroles :

— D’ailleurs, c’est pour mon malheur que j’y suis entrée.

Louis fut bouleversé par ce cri de détresse inattendu, il jeta, lui aussi, presque un cri !

— Votre malheur ! oh ! j’espère et je jure bien que non !

— J’ai fâché mon frère, je suis mal vue partout, continua-t-elle, voilà ce que j’y ai gagné.

Néanmoins il y avait moins de désolation dans l’accent de Lévise. Ce que venait de dire le jeune homme l’avait réconfortée.

— Mais, reprit Louis, je viens, je viens tout exprès vous prier de revenir.

Il se rappelait bien avoir affirmé un instant auparavant que leur rencontre n’avait eu lieu que par hasard. Mais, devant le chagrin de Lévise, il n’avait plus la force de feindre. Il fallait calmer, dissiper ce chagrin, rassurer ce pauvre cœur accablé et effarouché.

— Vous êtes venu exprès ? demanda Lévise avec un mouvement de joie.

Mais elle craignait évidemment d’avoir confiance. Elle continua : Pourquoi seriez-vous venu exprès ? Quel besoin pouvez-vous avoir de moi ? Vous jouez avec moi sans vous inquiéter de ce qui retombe sur ma tête. Oh ! ajouta-t-elle dans un accès où il y avait du désespoir et de l’impatience, c’est la faute de mon frère ! c’est parce que je suis seule ! je n’ai personne pour me donner un conseil, pour me guider. Je ne sais ce que je fais, ce que j’ai à faire. Volusien me laisse aller, puis il se fâche, puis il change d’idée. Je fais mal sans le savoir. Oh ! je voudrais être bien loin d’ici. Toute seule ! tout à fait. Tous ceux que je connais, jusqu’à présent, m’ont tous jeté dans la peine. Tout le monde, sans exception, m’a fait souffrir. Dieu est contre moi. Dès que je crois qu’on est bon pour moi, je suis heureuse, je vais, je ne suis plus en garde et on en profite pour me nuire. Mais à présent je me garderai !

La plainte de Lévise, alla jusqu’au fond du cœur de Louis, renversant toutes les barrières qu’y avaient dressées la rancune, le doute, la circonspection, y soulevant la pitié, l’attendrissement et un chagrin plus grand encore que celui de la paysanne. Louis n’y tint plus ; des larmes vinrent à ses yeux et il parla avec une émotion singulière et naïve.

— Lévise, dit le jeune homme, Lévise, ma chère enfant, revenez auprès de moi, je serai votre ami mieux que je ne l’ai déjà été. Je ne vous ferai plus souffrir, je vous donnerai de bons conseils, je vous défendrai contre quiconque vous voudrait du mal, j’empêcherai que vous ne soyez tourmentée. Il faut que vous reveniez, vous serez heureuse. Vous ne me quitterez plus. Vous n’aurez plus besoin de votre frère. Je suis « meilleur » que lui. Je me suis attaché à vous… vous m’avez moi-même rendu très-malheureux depuis que vous êtes partie…

Lévise sanglotait avec une violence extrême.

— Mais qu’est-ce donc qui vous afflige encore ? demanda-t-il un peu effrayé.

— Non… non… je suis contente ! répondit la jeune fille qui pleurait de bonheur.

Il l’embrassa doucement et longuement en lui disant :

— Calmez-vous, Lévise, ne pleurez pas. Il y a longtemps que je pense à vous, et que j’ai besoin pour être heureux de vous voir heureuse. Je vous aime beaucoup, ajouta-t-il d’une voix précipitée et presque inintelligible, j’aurais voulu que vous vous en aperçussiez sans que je vous le dise. Mais, continua-t-il d’un ton raffermi et plus lent, vous me paraissez avoir votre pauvre tête si troublée, être si inquiète, si désolée de vous croire seule et délaissée, sans que personne s’intéresse à vous, que je ne veux pas que votre tristesse dure un instant de plus… Vous reviendrez, n’est-ce pas ?

Les sanglots de Lévise redoublèrent. Toutes ces douleurs refoulées et cachées depuis quinze jours, sortaient d’un seul coup hors de son sein, et, en éprouvant une immense joie et un soulagement qu’elle bénissait, elle souffrait de tout ce qu’elle avait gardé dans le cœur, de tout ce qui s’y était amassé et l’avait comprimé, tordu, écrasé.

À travers ses pleurs, elle répondit :

— Oui !

— Vous reviendrez demain ? reprit Louis.

— Oui.

— Resterez-vous auprès de moi ?

Elle fit signe que oui encore.

Il l’embrassa de nouveau avec élan, les sanglots de la jeune fille s’arrêtèrent. Elle le regarda en souriant, voulut parler et ne put que s’écrier :

— Ah Dieu ! Ah Dieu !

— Voyons, soyez un peu plus forte, dit Louis, avec une gaîté tendre.

— Ah ! c’est passé, répliqua Lévise, c’était malgré ma volonté.

— Et vous avez donc cru que j’avais des torts ? demanda-t-il d’un accent de reproche tout plein de son affection.

— Non, mais je me figurais que vous… il vous était permis de tout faire contre moi, de ne pas vous occuper de moi, de vous en moquer, et je me disais que j’étais condamnée à être toujours méprisée.

— Et maintenant vous êtes sauvée, dit-il avec un sourire heureux.

— Ah ! oui, je suis sauvée ! reprit Lévise d’un ton de conviction.

— Et vous ne vous êtes pas demandé à quoi je devais penser en vous voyant vous échapper tout à coup ?

— Je n’ai pensé à rien qu’au mauvais sort. Je suis partie et je n’aurais pas voulu partir. Et pourtant je n’aurais pas pu rester.

— Et, pendant tout ce temps d’absence, avez-vous pensé à moi ? avez-vous en du regret ? à quoi avez-vous pensé ? qu’avez-vous fait ?

— J’ai été triste comme si j’étais morte, depuis la première minute jusqu’à présent.

— Et vous ne vous étiez jamais doutée que je pensais à vous ?

— Je n’osais pas…

— Comment, vous n’osiez pas ! mais il n’y a pas à vouloir là-dedans, on n’est pas maître de soi…

— Je me comprends bien ! J’avais trop peur de me tromper. Et c’est ce qui m’a le plus fait de mal. J’aurais mieux aimé être sûre que vous ne… pensiez pas à moi !…

Lévise se tut subitement, honteuse de sa hardiesse.

— Est-ce qu’on pouvait donc s’y tromper ? demanda Louis, qui trouvait de grandes délices à toutes ces questions, suivies de réponses si caressantes pour son cœur.

— Vous disiez des choses qui tantôt m’y faisaient croire, d’autres fois m’en ôtaient l’idée.

— Je voulais moi-même m’assurer que mon affection pour vous était forte et ne passerait pas.

— Il n’y a pourtant pas deux manières, pour cela, dit naïvement Lévise.

Mais Louis ne releva point ce propos dangereux qui l’eût entraîné à des explications propres à troubler la candeur de la jeune fille.

— Et quand je vous ai envoyé Euronique, interrompit-il, que vous êtes-vous dit ?

— J’ai cru que c’était fini et que vous ne vouliez pas que je revienne chez vous, jamais. J’ai cru que vous alliez peut-être partir, quitter le pays.

— Euronique ne vous a-t-elle pas compté quelque histoire ?…

— Non, elle m’a dit : Voilà votre compte, vous avez bien fait de vous en aller.

— Pas autre chose ?

— Non, bien sûr !

— Et vous avez pu admettre que je l’avais chargée de vous dire exactement ce que vous me rapportez ?

— Non… pas beaucoup.

— Mais un peu ! Vous l’avez pris pour un moyen de vous empêcher de jamais penser à me revoir. Eh bien ! voyez comme on se trompe et comme l’effet est souvent contraire aux intentions. J’espérais vous montrer, bien loin de ce que vous avez supposé, que je songeais à vous, que j’étais fâché et froissé de votre départ, et je croyais vous fournir un bon prétexte pour revenir.

— Ah ! si j’avais compris ! s’écria Lévise ; mais je n’ai pas eu un moment ma tête à moi !

— Ne vous en affligez pas, ce qui est passé n’existe plus, dit Louis. Et, avec votre frère, comment faisiez-vous ?

— Volusien ! il me disait un jour que je m’y étais prise à temps pour revenir à la maison. Le lendemain, il me demandait ce que je gagnerais pour vivre, et disait qu’il aurait pu entrer aussi en service chez vous.

— Je le croyais indépendant ! dit Louis extrêmement surpris.

— Il a de la peine à se tirer d’affaire. Les bois sont trop bien gardés !

— Est-ce qu’il vous aurait convenu que Volusien entrât chez moi ? demanda Louis, entrevoyant une sauvagerie bien ignorante chez ces deux créatures évidemment abandonnées à elles-mêmes, depuis leur jeune âge.

— Nous aurions pu être chez vous tous les deux, dit Lévise.

Louis ne comprenait pas la jeune fille en ce moment.

— Eh bien ! et… s’écria-t-il, mais il ne continua pas ne sachant comment s’expliquer assez délicatement.

Lévise attendait, étonnée elle-même de l’étonnement de Louis. Enfin il se risqua :

— Est-ce qu’on ne jasera pas bien pis ? dit-il.

— Puisque nous serons tous deux, mon frère et moi !

— Mais, vous ne me servirez pas, vous, Lévise.

— Oh ! si, c’est ce que je voudrais !

— Mais, moi, je ne le veux pas !

Une lumière se fit soudain dans l’esprit de Louis, et il s’accusa d’une corruption que ne partageait point Lévise. Elle mettait sa gloire et son bonheur à être auprès de lui, mais non en égale, en amie, en maîtresse, elle n’ambitionnait qu’une chose : être sa servante et rien que sa servante. Et lui, il allait bien plus loin dans ses projets. Voila ce que comprit Louis, à l’honneur de la jeune fille, à l’honneur de la candide simplicité et de la naïve affection de Lévise ! De sorte qu’après avoir douté un moment auparavant, il ne savait quelle réparation lui offrir en voyant qu’il lui avait fait injure.

— Mais je ne suis pas assez riche pour employer Volusien, dit-il.

— Alors il trouvera à travailler ailleurs ! répliqua Lévise, et puis il aurait peut-être eu un trop mauvais caractère pour rester.

Les paroles de Lévise firent naître immédiatement, dans l’esprit de Louis, un plan pour arranger les choses. Puisqu’elle voulait être servante, elle serait servante. Il jugea l’idée excellente, car elle satisfaisait son plus ardent désir et elle avait l’avantage, il s’en persuada, de masquer d’une façon heureuse la véritable position qu’il comptait donner à Lévise. Il sauvegardait l’apparence, et bien qu’il lui en coutât d’abaisser à ce titre de servante la jeune fille qui était reine dans son cœur, il espérait qu’on n’aurait rien à dire contre elle, aucune attaque à lui jeter.

D’ailleurs Louis était entraîné par le désir qui est la perte de l’homme. Il jugeait faire un acte considérable de sang-froid et de sagesse, en ayant seulement une toute petite idée de prudence. Tout lui paraissait admirablement organisé et il se trouvait déjà trop de lenteur et de circonspection vis-à-vis d’une chose aussi facile à accomplir que sa réunion définitive avec Lévise.

— Ainsi, dit Louis qui ne voyait plus qu’une chose : la prompte entrée et le séjour de Lévise dans sa maison, ainsi vous aimeriez mieux être tout à fait en service, que de rester seulement une partie de la journée comme ouvrière ?

— Oui !

Louis se sentait emporté en avant. Il l’eût emmenée sur le champ.

Lévise reprit d’un air méditatif et comme si elle se parlait à elle-même.

— Je n’ai pas besoin de consulter Volusien…

— Non, dit aussitôt Louis, vous avez tout intérêt à ne pas rester avec Volusien et à ne pas lui demander conseil, puisqu’il ne sait pas se conduire lui-même !

— C’est Guillaume qui le perd !

Au milieu de l’exaltation où se trouvait Louis, Lévise commettait, sans le savoir, une imprudence en faisant surgir l’image du beau Guillaume entre elle et le jeune homme.

Il sembla à Louis qu’il voyait derrière elle un grand paysan roux et rouge, aux yeux bleus, durs et clignants, pleins de menace et d’astuce, qui réclamait ses droits sur la jeune fille, ses droits de race et de parité. Il vit trouble un instant ; confusément la jeune fille lui parut de connivence dans quelque complot. La crainte le reprit et le rendit visionnaire. Cela ne dura qu’un moment, mais assez pour lui inspirer tout à coup un sentiment de défiance et une phrase d’ironie agressive. Il n’aurait, en effet, guère pu expliquer ce qu’il éprouva, qu’en disant qu’une vision venait de passer devant lui.

— Ah ! répliqua-t-il à Lévise, il a donc bien de l’influence sur vous deux, ce beau Guillaume ?

Il prononca ces derniers mots avec un accent de colère et de dédain.

Lévise n’y fit pas attention.

— Sur Volusien, oui, malheureusement. Mais quant à moi, il sait ce que je pense de lui ! dit-elle.

Guillaume et Lévise s’étaient donc souvent parlé, et de mariage ! d’amour ! Louis ne put contenir une nouvelle bouffée d’irritation et il s’écria :

— Ainsi me voilà venu ici exprès pour vous disputer à un paysan !

À peine avait-il parlé qu’il eût voulu effacer, anéantir ce qu’il venait de dire. Il l’avait moins prononcé contre Lévise que contre lui-même et il eût beaucoup donné pour que la jeune fille ne l’eût pas entendu et n’en fût pas atteinte ou blessée.

Heureusement elle était trop absorbée elle-même et étourdie par la joie de ces grands changements de sa vie, pour sentir le choc.

— Il n’y a rien à disputer, dit-elle, il ne peut rien contre moi. Il n’a pas la permission de rester toujours dans la commune.

Louis se réjouit de n’avoir point blessé la jeune fille.

— Ah ! reprit-il vivement, avec moi, vous n’avez rien à craindre de personne.

— Oh ! dit Lévise, on le sait bien !

Elle eut un air d’orgueil et de triomphe, qui montra à Louis combien cette conviction d’avoir trouvé un protecteur, un guide, la rassurait et avait dû contribuer à faire naitre et développer son affection.

— Je suis très-content, continua-t-il de voir que vous avez confiance en moi !

— Ah ! dit la jeune fille, aujourd’hui, c’est moi qui suis heureuse ! Je vous crois tout à fait.

— Et auparavant… vous hésitiez ?

— Je ne savais pas !

— Mais maintenant, vous « savez » ! dit-il avec ravissement.

— Ah ! j’avais eu bien raison de toujours espérer…

— Quelque chose vous montrait donc ce qu’il y avait entre nous ?

— Non, et oui cependant ! Je m’étais habituée à penser que « cela » pourrait être, je ne puis pas bien expliquer… que je serais si heureuse, si heureuse, si « cela » arrivait !… je faisais tous les jours une prière pour que vous ne partiez pas, pour que vous ne m’oubliiez pas ! et j’ai bien fait, puisque…

Lévise s’arrêta.

— Seulement, reprit-elle avec une sorte d’inquiétude, il y a bien de la différence entre nous…

— Comment ? quelle différence ?

— C’est ce qui fait que j’ai peur que cela ne dure pas… dit-elle en baissant la voix comme si elle n’eût pas voulu entendre la crainte qu’elle exprimait. J’ai peur de vous ennuyer quand vous penserez aux dames de là-bas.

Elle montra du doigt la direction de la ville.

— Ne craignez rien, répondit Louis, vous valez mieux qu’elles. Si elles me plaisaient autant que vous l’imaginez, je n’aurais pas pu m’intéresser à vous. Allez ! vous êtes tout aussi jolie, aussi intelligente, et vous avez tout autant de délicatesse et de bonne grâce que les dames de là-bas !

Vous vous tracassez de beaucoup de chimères, ma pauvre Lévise, ajouta Louis avec une douceur gaie, on aime qui vous aime. Le plus grand bien que l’on puisse me faire, c’est de m’aimer un peu.

— Ah ! reprit Lévise, mais quand ce sont des pauvres, comme moi, sans instruction, qui ne sont pas de « votre hauteur » !

— Ce sont ceux-là, ma pauvre bonne Lévise, dit-il en l’embrassant, tout tremblant d’une tendresse délicieuse, ce sont ceux-là qui me donnent le plus de joie.

Leur fête, un moment troublée par l’esprit inquiet de Louis, avait repris sa beauté. Mais Louis vit que Lévise faisait un mouvement d’impatience.

— Qu’avez-vous donc ? s’écria-t-il, redoutant d’avoir commis encore quelque crime.

— Il passe du monde. On nous verra. On est méchant ici.

— Avez-vous peur de ce qu’on peut dire ? reprit le jeune homme, qui se moquait du monde entier à cette heure, et qui se sentait la force et l’envie de braver qui que ce fût.

— Eh bien, non ! dit Lévise ne voulant pas être moins hardie et résolue que lui.

Cette heure passée sous ce bois amenait à chaque minute de nouvelles sensations à Louis, et valait des années de sa vie, par tout le flux et le reflux de pensées qu’elle agitait en lui.

Le : eh bien, non ! de Lévise lui fit un grand plaisir. La jeune fille aurait le courage dans l’avenir de supporter sans se plaindre les soucis et les revers que l’amour entraîne à sa suite, surtout pour les femmes qui ne se marient pas.

Tantôt les moindres paroles de cet entretien enlevaient Louis au ciel, tantôt le précipitaient durement à terre, et il changeait de sentiment à la moindre pression comme si son esprit fût attaché à une balance singulièrement mobile.

— Vous vouliez déjà me quitter cependant, dit-il à Lévise, à cause des gens qui peuvent nous voir ?

Il ne pouvait se défendre d’un retour de défiance. Peut-être aussi était-ce une légère taquinerie pour faire répéter à Lévise sa déclaration d’indépendance.

— Oh non ! répondit la jeune fille un peu songeuse, mais tout est difficile…

Il la vit ébranlée, incertaine : il avait tellement peur que le sort ne le trompât, qu’il ne voulait se fier qu’à des certitudes sans cesse renouvelées. Il cherchait à sonder ce qui se passait dans le cœur de Lévise en se guidant sur tout ce qui remuait le sien propre. Il la supposa alarmée par les dispositions de son frère, par celles des gens du pays, par la révolution qui survenait dans son existence, par l’avenir inconnu vers lequel elle se mettait en chemin. Comme il était sûr de la loyauté dont il était animé, il lui en voulut de ne pas paraître s’y abandonner entièrement. D’ailleurs il y avait plaisir à faire un reproche même non sincère à Lévise, car elle y répondait par des élans qui étaient la plus merveilleuse des flatteries pour lui.

— Je ne veux rien vous imposer de difficile, ajouta-t-il ; ce que vous trouvez peut-être difficile, c’est de m’aimer un peu. Vous y mettez peut-être, au fond, plus de vanité que de sincérité. Vous êtes bien aise qu’un monsieur coure après vous, mais vous ne demandez pas mieux que d’être recherchée par les grands garçons d’ici.

Louis jouait un jeu dangereux. Lévise fut navrée, elle le regarda d’un air épouvanté.

— Oh ! laissez-moi partir, alors ! s’écria-t-elle tremblante, ne me revoyez plus, laissez-moi mourir dans mon coin, cela vaut mieux, car vous ne me croirez jamais maintenant.

La joie de Louis reprit aussitôt son essor. Quel doute pouvait être assez fort pour résister à la sincérité de cette douleur ? Il avait avec lui la lance d’Achille qui guérissait les plaies qu’elle creusait, c’était sa tendresse.

— Vous ne me comprenez pas bien, ma chère Lévise, dit-il, je veux que vous sachiez pourquoi vous m’aimez. Quand vous m’aurez dit pour quelles raisons vous me préférez aux jeunes gens de Mangues qui sont tous beaucoup plus beaux que moi, je serai rassuré et ne craindrai aucun d’eux.

Louis donnait une peine énorme à l’intelligence de Lévise par toutes ses subtilités d’une autre sphère.

— Mais on ne sait pas pourquoi l’on aime ! dit-elle aussi désolée que si elle eût eu affaire à un sphynx prêt à la dévorer, après lui avoir proposé une énigme inexplicable.

Louis sourit, doucement amusé de la petite comédie qu’il allait continuer.

— Enfin, reprit-il, est-ce que vous me trouvez beau ?

— Oui, dit Lévise.

— C’est que vous êtes aveugle ; mais est-ce tout ?

— Non ! répondit la jeune fille d’une façon un peu boudeuse, car elle commençait à entrevoir la tendre moquerie. Mais ce sujet ne lui déplaisait pas non plus. Louis lui faisait voir clair en elle-même.

— Eh bien ! quoi encore ? continua-t-il.

— Vous êtes bon !

— Je n’ai jamais rien fait pour vous, cependant.

— Oh ! si, répliqua Lévise d’un air réfléchi et concentré. Puis, tout à coup, elle le regarda en face avec une sorte de défi joyeux et malicieux.

— Et vous ! s’écria-t-elle, pourquoi m’aimeriez-vous ? Si cela est vrai ! il faut me le dire aussi.

Louis se mit à rire ; le charme de ces doux enfantillages le ravissait.

— Moi, dit-il, c’est parce que vous êtes une affreuse petite paysanne, sotte, méchante et coquette.

Lévise rit à son tour.

— C’est parce que, continua-t-il, vous avez besoin d’être aimée et vous méritez qu’on vous aime. Vous êtes délicate, bonne, et la moindre des choses peut vous affliger ; vous avez besoin qu’on vous soutienne et vous encourage, qu’on apprécie chacune de vos pensées, car vous n’avez pas une pensée qui ne soit comme du velours et de la soie qu’il faut manier avec précaution.

Louis sentait qu’il parlait un langage bien raffiné pour l’esprit de Lévise ; mais si elle ne comprenait pas les mots, elle comprenait l’émotion de la voix, la chaleur du ton, l’attendrissement et l’éclat des yeux.

Louis n’avait pas dit encore à Lévise la moitié des choses qu’il avait à lui dire, et ne les lui avait point dites comme il le voulait ; mais la nuit arrivait, les premières ombres du soir cachaient peu à peu les arbres, le village et la campagne. Le nombre des paysans qui revenaient des champs augmentait sur la route. Louis et Lévise ne pouvaient rester là plus longtemps. Le jeune homme eut la pensée de proposer à Lévise de venir dans sa maison pour ne plus s’en éloigner. Pourquoi s’imposer des retards pénibles et remettre sa satisfaction au lendemain ? Mais il fallait bien se soumettre à la plus simple sagesse ; on avait assez donné à l’instinct et à la passion.

Néanmoins Louis devint triste en considérant l’effort qu’exigeait en ce moment la séparation, et Lévise lui demanda la raison de son silence.

— Il faut que nous rentrions ! dit-il en retenant un soupir.

— Oui, il est tard ! répondit seulement la jeune fille, à qui Louis sut gré de ne pas l’amollir et de ne pas montrer de faiblesse.

— Il est tard, reprit-il, je vais aller préparer la maison pour demain, pour le grand jour !

— Mais je n’irai que pour travailler, dit Lévise.

— Oui, mais, dit-il hésitant, prêt à s’inquiéter de nouveau, jusqu’à…

— Jusqu’à ce que je remplace Euronique, ajouta Lévise, qui expliquait ainsi les plans du jeune homme plus nettement qu’il ne les avait conçus lui-même.

— Adieu, à demain, je vais partir la première, vous sortirez ensuite du bois.

Et Lévise s’élança hors du taillis sans donner à Louis le temps de manquer de courage. Elle montrait une résolution toute nouvelle depuis qu’il s’était révélé à elle Ce n’était plus le trouble, la timidité, la contrainte, qu’elle avait auparavant. Sur ce fond d’autrefois, trame si fragile, il y avait maintenant une décision joyeuse et presque hardie.

Louis s’applaudit de cet état de calme et de cette confiance dont il lui avait apporté le bienfait. De son côté il voulut être gai, résolu, actif pour préparer la place de Lévise et apaiser sa propre impatience.




CHAPITRE VI


tout est difficile.


Se débarrasser d’Euronique sans lui donner matière à remplir le village de méchants propos, tel fut le soin auquel s’attacha uniquement Louis.

Il songea à s’y prendre avec adresse, et comme il avait la cervelle excitée par sa réconciliation avec Lévise et par les émotions de l’entrevue, il machina une invention assez bizarre qui lui sourit par son apparence d’intrigue bouffonne.

— Voici venu, se dit-il plein de gaîté, le moment de marier Euronique et Cardonchas.

À peine rentré chez lui, il fit comparaître Euronique.

— Je vais voir ce soir votre ami Cardonchas, dit-il.

— Oh ! des amis comme ça, on en trouve à la pelle, reprit la vieille.

— Eh ! je croirais qu’il en tient pour vous !

— Le vieux coquin ! s’écria Euronique. Mais le ton dont cette épithète fut prononcée montrait un secret intérêt pour Cardonchas.

— Du moins, reprit Louis, d’après ce qu’il m’a dit de vous !…

— Ah ! monsieur l’a vu ? quand donc ? Il vous a parlé de moi ? Oh ! qu’il est malin !

— J’ai remarqué qu’il n’est pas aussi pauvre que vous le dites, Euronique.

— Le menteur !

— Son musée vaut de l’argent. Sa maison est grande et jolie.

— Voilà-t-il pas ! s’écria Euronique d’un ton qui prouvait encore que Cardonchas ne lui était pas indifférent. Moi aussi j’ai une maison.

— Eh bien ! deux maisons, cela ne ferait pas mal pour un seul ménage.

— Comment monsieur a-t-il dit cela ? demanda Euronique d’un air malin.

— Je dis qu’on pourrait bien réunir les deux maisons.

— Quel sacripant ! reprit la vieille servante, ma maison vaut plus que la sienne, le vieux voleur !

— Je ne sais pas trop… son musée…

— Ses plâtras ! j’aimerais mieux de bonnes vignes.

— Si le département lui achetait cependant un jour ses plâtras pour quelques bons billets de banque.

— Vous connaissez le préfet ? dit vivement Euronique, en manière de subite réflexion. Eh bien ! faites-lui acheter le musée s’il a tant de valeur.

— Oui, je connais le préfet, eh bien ? dit-il, mentant sans scrupule.

— Qu’est-ce qu’il en dit, le préfet, du musée du vieux fou ?

— Il le trouve très-curieux, répliqua Louis qui avait envie de rire.

— Et il ne l’achète pas tout de même ! Mon Dieu, vous en a-t-il compté ce Cardonchas ! quel madré ! Il y a longtemps que je le vois venir.

— Mais, Euronique, dit gravement Louis, si ce n’est pas le préfet, ce sera un Anglais qui achètera le musée.

— Oh ! a-t-il pu vous en dire, a-t-il pu vous en dire ! répliqua Euronique, riant de Cardonchas comme d’un ami dont on admire les bonnes farces.

— À Paris, continua Louis, on peut décider le ministre à prendre le musée, ce n’est pas une grande affaire ! Et puis tout n’est pas là. Cardonchas est un homme d’esprit.

— Ah ! le serpent d’arlequin, je le crois bien qu’il a de l’esprit, mais pas assez pour moi. Je sais tenir bon ! dit Euronique toujours remplie de bonne humeur.

— Enfin, c’est un homme important !

— Pardine, c’est juste, les petits enfants lui courent aux jambes quand il passe dans la grand’rue.

— Vous avez beau dire, Euronique, Cardonchas est considéré par les autorités et par les hommes instruits, ajouta-t-il.

— Oui, et la boulangère a des écus ! s’écria la vieille.

— Il est bien conservé, il est dégourdi et se présente bien ; il a bonne mine.

— Un vrai singe !

— Vous ne feriez pas une mauvaise affaire en l’épousant, pour peu que vous en ayez envie.

— Est-ce lui qui vous a prié de venir m’emberlificoter ?

— Pas précisément ! mais vous pensez bien que je n’ai pas inventé tout seul ce que je viens de vous dire. Je vous ai dit tout à l’heure que nous avions parlé de vous !

— Est·il hardi, ce vieux effronté ?

— Savez-vous ce que vous devriez faire, Euronique ? Vous devriez m’accompagner ce soir chez lui. Ça ne vous engage à rien. Mais peut-être aura-t-il à causer avec vous.

— Ah bien ! s’écria soudain Euronique, qu’est-ce qu’on dirait dans le pays de voir une fille aller comme ça chez un garçon !

— À l’âge ou vous en êtes tous les deux, Euronique ! Oh ! dit Louis se détournant pour comprimer le rire qui le tourmentait.

— Eh l’âge ! je n’en suis pas moins fille, et puis je n’ai pas déjà tant d’âge !

— Personne ne doutera de votre vertu, reprit Louis. D’ailleurs, je serai avec vous. Enfin, si je vous disais de m’accompagner pour porter un paquet, il faudrait bien que vous vinssiez !

— Eh ? dit Euronique en regardant sa robe, c’est que je ne suis guère brave. Je ne m’y attendais point.

— Bah !… le soir !… Du reste, cela vaut mieux, votre visite n’aura pas l’air d’être préparée.

— Bon ! va-t-on pas croire à présent que j’y vais pour faire des coquetteries ?

— Mais non, Euronique. D’ailleurs, si cela vous tracasse, nous irons une autre fois.

— Mais ça ne fera-t-il point l’effet que je cours après lui ?

— J’arrangerai cela, soyez tranquille.

— Mais c’est que c’est drôle tout de même d’y aller comme ça et de « l’ébaubir ». Ce serait bien plutôt à lui à venir me chercher, s’il a cette idée en tête.

— Justement, c’est pour le surprendre, Euronique. Et puis, que craignez-vous, puisqu’on ne lui parlera de rien, s’il ne commence pas lui-même ?

— Ah ! c’est égal, j’ai bien envie de n’y point aller.

— Mais voyons, Euronique, vous m’accompagnerez comme pour porter un panier. Nous aurons l’air d’entrer chez lui, par hasard, en passant. Vous ne paraîtrez pas venir exprès, et vous profiterez cependant de votre visite en apprenant des choses qui peuvent être bonnes à savoir. En tout cas, vous aurez été plus fine que lui.

— Eh bien ! allons-y, mais je me cacherai derrière vous !

— Vous ferez tout ce que voudrez, Euronique.

Euronique se couvrit vite de sa mante en indienne à capuche, et ils partirent. Louis n’était nullement sûr de rencontrer Cardonchas qui ne se doutait pas de la visite. Le jeune homme n’avait même aucun moyen arrêté pour nouer l’affaire. Il comptait mettre brusquement la vieille et le petit archéologue danseur aux prises avec l’idée de ce mariage, puis les planter là au besoin. Il se fiait sur l’inclination mutuelle qu’il avait cru reconnaître chez les deux personnages.

Louis marcha à dessein très-vite pour essouffler Euronique et ne pas lui laisser le loisir de conter en route ses scrupules et ses émotions. Il riait sans bruit, en faisant ses grandes enjambées et en entendant Euronique qui se démenait courageusement pour le suivre.

L’idée de vieillesse s’attachait involontairement à la servante, quoiqu’elle n’eût pas beaucoup plus de cinquante ans, à cause de son humeur hargneuse, de sa maigreur et de sa peau tannée. Elle faisait à Louis l’effet d’avoir quatre-vingts ans.

Cardonchas était chez lui et seul, circonstance fort rare.

Pendant qu’il les éclairait pour les mener dans une chambre au fond de la maison, la plus belle pièce de réception, Euronique regardait de côté les « antiquailles » avec défiance et elle dit à voix basse à Louis, en haussant les épaules : Si ça ne fait pas pitié ! Mais Louis était sûr que, depuis qu’il lui avait vanté le musée, le mépris d’Euronique était simulé.

Cardonchas, à la lueur indécise de sa chandelle n’avait pas reconnu Euronique emmitouflée et cachée derrière lui. Dès qu’il l’eut mieux vue, dans la chambre d’honneur, il prit une mine joyeuse, et comme il aimait les farces, il lui courut sus, lui saisit la tête à deux mains et l’embrassa bruyamment en s’écriant :

— Eh ! bon Dieu, voila ma promise !

Euronique se débattit d’un air effarouché en disant vertement :

— Voulez·vous me lâcher, vieux diable que vous êtes !

— Elle ne sera jamais contente, même quand nous irons à l’église ensemble ! dit Cardonchas.

— Plus souvent que nous nous marierons ! répliqua Euronique persuadée que Louis ne l’avait pas trompée. J’aimerais mieux me sauver en enfer. Il croit peut-être que je viens pour ça, le vieux vaniteux. Tenez, je vais m’en sauver. Il est là qui me regarde avec des yeux ! comme un loup-garou ! il n’a pas honte.

— Vous seriez peut-être fâchée d’être ma femme, n’est-ce pas ? dit Cardonchas, ne faites donc pas la petite bouche.

Cardonchas ne prévoyait pas où Louis allait le mener, grâce à ces plaisanteries qui servaient si bien son petit plan.

— Je suis convaincu, dit Louis, que vous ne demanderiez pas mieux, vous, monsieur Cardonchas, d’épouser « mademoiselle ».

— Pardi, si Euronique veut, moi je suis tout prêt ! s’écria le petit homme enchanté du divertissement.

— Eh dam ! riposta la vieille qu’on eût crue furieuse, si vous êtes prêt, qui est-ce qui vous dit que je suis en retard ?

— Eh bien ! c’est ça, reprit Cardonchas, c’est entendu. Je vais chercher un piché et des verres, et nous boirons à la noce. Ah ! ah ! cette Euronique, elle est gaillarde ! Tenez, Euronique, voilà comme nous danserons à notre noce, vous ne pèserez pas plus qu’une quenouille.

Cardonchas prit Euronique à bras-le-corps et se mit à la faire sauter tout le long de la chambre en exécutant ses plus brillants entrechats. La vieille se tordait, criait, le battait et se trémoussait malgré elle en même temps :

— Laissez-moi, vieux mécréant, vieux payen, je n’en peux plus ! oh ! vieux âne, j’irai me plaindre au maire.

— C’est pour me faire mourir que je suis venue, dit Euronique que Cardonchas venait de laisser libre.

Toujours sautant, il était allé chercher à boire. Euronique gardait une figure composée qui révélait à Louis combien elle était pénétrée des galanteries de Cardonchas et de la gravité de la situation.

— Eh bien ! vous avais-je dit vrai ? lui demanda Louis.

— Oui, mais c’est une anguille, est-il vif ?

— Et à présent que vous êtes en bon chemin, Euronique, continua le jeune homme, il faut voir un peu du côté de l’argent et parler du notaire.

— Ah dam ! vous allez bien vite.

— Bah ! il y a peut-être dix ans que vous voulez vous marier tous deux, et que vous vous faites des coquetteries sans avancer. Je m’en suis mêlé à propos.

Cardonchas revint chargé de son piché et de ses verres dont il posa le plus beau devant Euronique, un gros verre à patte courte, sur lequel était gravé le portrait de Napoléon.

— Ma foi, dit Louis a Cardonchas, j’ai eu une bonne idée d’entrer ici avec Euronique. Je voulais seulement vous acheter une sculpture, mais nous pourrons nous flatter d’avoir vraiment fait d’une pierre deux coups.

Le jeu de mots de Louis ne fut pas immédiatement clair pour Cardonchas qui n’attachait pas une importance décisive à ces propos de mariage. Il ne le releva pas, et saisi au vif dans sa plus forte passion, il entama un grand discours sur les antiquités. Quant à Louis, il lui parut utile d’influencer Euronique et de lui donner bonne opinion du musée en sacrifiant vingt francs à l’achat d’un débris romain ou gothique. Le jeune homme était d’ailleurs enchanté du succès de ses manœuvres.

— Laquelle des sculptures voulez-vous acheter ? demanda Cardonchas en finissant sa grosse dissertation, je sais que vous êtes un fin amateur. Tenez, voici un bas-relief du temple de Junon Volpitrix.

Louis ne savait quelle singulière mythologie imaginait là Cardonchas, mais il ne fit aucune objection et regarda ce que lui montrait le petit danseur : une douzaine de personnages taillés à la queue leu-leu sur une grosse pierre et ayant tous perdu ou la tête, ou le bras, ou la moitié du corps à la bataille du temps.

— Cela vaut cinq cents francs comme deux liards ! dit Cardonchas.

Euronique regarda Louis avec une avide curiosité afin de voir si, confiant dans la valeur des plâtras, il allait offrir les cinq cents francs.

— On n’a encore découvert qu’un seul temple de cette Junon-là, continua Cardonchas, consultez les annales des « arcologues » de la Loire. Tous les morceaux qui en viennent disent un symbole, vous savez, pour un culte qui n’est pas très-connu, aussi ils valent mieux que toutes les antiquités des autres temples !…

— Oh ! interrompit Louis qui s’efforçait d’écouter avec recueillement, c’est un morceau trop capital pour moi. Il faut le réserver pour les collections de l’État. Je veux une petite chose, seulement, ce que vous avez de moins important.

— Cet « Herme » ne vous irait pas ? demanda le petit homme en désignant un dieu Terme informe.

— Non, montrez-moi une figure plus fine.

— Eh bien ! voyez-moi cette tête de « Belladone » en marbre, comme le nez est bien taillé, quand on pense que c’est fait à la main, et le trou dans les yeux ! on dirait qu’elle va parler ! Je l’ai déterrée moi-même avec ma pioche à une profondeur de dix pieds, dans ma vigne de la Petite-Mauve. Euronique sait bien où elle est, ma vigne !

Louis feignit d’examiner minutieusement la Bellone qui avait eu le crâne emporté par la pioche de Cardonchas, et, au risque de faire naître d’éternelles et dangereuses illusions chez le petit archéologue et chez Euronique, il déclara qu’elle lui convenait.

— Eh bien ! dit Cardonchas, comme vous êtes notre ami, je vous la laisserai pour la moitié de sa valeur. C’est une très-belle sculpture. On en a parlé dans le Bulletin « d’arcologie » d’Orléans. Vous me donnerez cent francs, et elle ne vous aura pas coûté cher.

Euronique ne respirait plus.

— Oh ! répliqua Louis, les Bellones ont beaucoup baissé, il y en a partout. Elles ne valent plus que vingt francs.

— Ah ! dit Cardonchas, vous n’appréciez pas le travail. Malheureusement nous la voyons à la lumière. Il y a « Belladone » et « Belladone ».

— Voila vingt francs, reprit Louis, et tâchez de trouver tous les jours des Bellones dans la vigne de la Petite-Mauve.

— Allons ! s’écria le petit danseur, il faut bien faire des concessions aux amateurs. Voulez-vous une Méduse ou un Anneau « dridique » ?

Euronique était fascinée. Son admiration éclata par ces mots :

— Ah bien ! il y en a pour de l’argent ici, si une méchante petite bonne femme comme ça, cassée, vaut vingt francs !

— Mais, Euronique, je vous ai toujours dit, ajouta Louis, que vous n’épouseriez pas un homme pauvre en vous mariant avec M. Cardonchas.

Celui-ci ouvrit de grands yeux à son tour. Louis avait eu peur un moment, en se lançant dans « l’arcologie » avec le petit homme, de ne plus pouvoir revenir à ses moutons. Heureusement, Euronique les y avait ramenés.

— Voyons, dit-il, puisque la noce est convenue, je vais faire l’homme de loi !

— Eh ! s’écria Cardonchas, c’est donc sérieux, la vieille ?

— Eh bien ! et vous, c’est donc des farces ? répondit-elle.

Louis frémit, un grain de sable pouvait faire verser le char jusque-là si bien conduit.

— Diable ! dit Cardonchas, on prévient les gens, au moins !

— Eh ! vous voilà tout prévenu, monsieur Cardonchas, interrompit Louis, les affaires n’ont plus qu’à se discuter.

— Tiens ! la vieille sournoise, elle y va « tambour battant » ! dit Cardonchas en tirant grotesquement la langue à Euronique.

— Eh ! la vieille bête ! riposta celle-ci.

— Bah ! il y a longtemps que tu en tiens, ma fille. Je le sais de loin. Va donc. Tu montres ton museau à la fin des fins, diablesse de fouine ! continua Cardonchas redoublant ses grimaces en guise d’amabilités.

— Il me dit des injures, ce bossu-là, répliqua la vieille à la fois en colère et minaudant, il me suit partout comme un chien, et il est toujours à renifler l’odeur de ma poêle. Si j’en tenais comme tu dis, vieux sac à méchancetés, il y a déjà longtemps que tu aurais mis ta patte dans mes pauvres écus. Ce magot qui croit que je fais attention à ses grimaces.

— Eh bien ! tope-là, la promise, reprit Cardonchas en lui tendant la main, c’est pour tout de bon, puisque tu cours la poste comme ça !

— Du tout ! le malin enjôleur ! fais voir ce que tu as de biens, d’abord. Donne un morceau de papier et une plume ; monsieur est assez bon pour écrire ce que tu as. Tu crois que je ferme les yeux et que la tête me tourne, peut-être !

Louis s’amusait. Il écrivit solennellement l’énumération des richesses des deux futurs. La fortune d’Euronique fut interminable à enregistrer. La vieille compta toutes ses douzaines de serviettes, tous ses poëlons, ses sacs de noix, ses pots de confitures, ses coiffes. Cardonchas pria le jeune homme d’évaluer son musée que Louis estima sans vergogne à cinq mille francs, de sorte que l’apport du petit danseur se trouva plus considérable que celui d’Euronique, au grand étonnement de celle-ci qui s’était toujours crue plus riche que « l’arcologue ». La vieille apportait six mille livres, et Cardonchas grâce aux antiquités, mettait en ligne huit mille francs !

— Nous ne ferons tout de même pas mal, Euronique, dit le danseur, d’autant plus que nous avons diablement retardé le saut jusqu’à cette heure.

— Vieux hypocrite, répondit Euronique, qui décidément ne connaissait pas d’autres mots aimables, à qui la faute ?

— Eh ! eh ! vous n’étiez pas si encourageante, ma commère, il y a seulement quelque temps !

— Parce que vous couriez après les filles, pour montrer vos singeries, vos sauts de carpes, vos pas de chat, quand vous faites zigue zigue avec vos jambes.

— Je t’apprendrai à sauter par-dessus le clocher de l’église, va, camuse !

— Eh donc ! vous l’avez peut-être déjà appris à la Hillegrin !

Euronique ignorait la réconciliation des amoureux et ne crut pas parler à l’intention de Louis. Mais Cardonchas regarda celui-ci en dessous, et le jeune homme éprouva un extrême déplaisir, en pensant que Lévise était traitée d’égale à égale par de tels personnages et qu’ils ne la respectaient pas ! Il eût volontiers puni Euronique en détruisant sur-le-champ le mariage qu’il s’ingéniait à nouer. Cependant, il tâcha de demeurer impassible en appelant à son secours quelque peu d’amour-propre, et en se disant que Euronique était trop loin de lui, trop inférieure pour pouvoir le toucher en quoi que ce fût. Il pensa aussi qu’elle n’avait dû avoir aucune raison pour faire une méchanceté, dans un moment où elle déployait toute son expansion et sa naïveté. En effet, Euronique se douta de sa maladresse, et reprit :

— Elle et bien d’autres ! mais quand je te tiendrai sous ma griffe, vieux fourbe, tu pourras lui dire adieu, à ton zigue zigue !

— Tant que tu seras bonne ménagère, je ne danserai qu’avec toi !

— Parbleu, ajouta Louis, monsieur Cardonchas, vous aurez bonne cuisine, je vous en réponds !

— Oh ! il ne sera pas nourri comme monsieur ! je ne veux pas engraisser un fainéant ! dit Euronique flattée du compliment.

Le jeune homme trinqua avec eux, et comme il se levait pour partir, Euronique se prépara chastement à le suivre. L’affaire était entendue.

Louis avait eu une journée royale. Tout allait bien, tout lui réussissait, et, le lendemain, Lévise revenait près de lui ! Il contempla longuement, avant de se coucher, le ciel étoilé dont la calme et profonde magnificence lui semblait répondre à la joie de son cœur. Il trouvait que la vie était un grand bienfait. Il veillait seul dans tout le village et jouissait de la beauté de la nuit comme si elle eût été faite pour lui seul. Il en sortait une musique secrète qui s’accordait avec le concert de toutes ses sensations de félicité. La splendide nuit ! se disait-il à chaque instant. Il pensa à Dieu, le remercia, le bénit, ne pouvant se rassasier ni d’étoiles, ni de transparente immensité, ni de bonheur, d’espérances, de souvenirs, ni même d’orgueil et de confiance. À deux heures du matin, seulement il se jeta sur son lit. À six heures il fut debout.

Comme il l’avait déjà fait jadis, il se pencha à la fenêtre du rez-de-chaussée, attendant l’apparition de Lévise à l’horizon de la route. Toute sa pensée était fixée sur elle et il frémissait d’anxiété ; l’attente le dévorait. Elle va paraître ! comme elle tarde ! murmura vingt fois Louis. Le temps lui semblait reculer, ses nerfs tressaillaient, il injuriait la lenteur des minutes.

À sept heures Lévise arriva, et avec elle la joie qui se répandit dans le sein du jeune homme. Lévise lui parut avoir repris sa beauté. Le même charme simple, vif, élégant émanait de sa personne.

Louis lui serra la main doucement, puis plus fort et longtemps pour qu’elle comprît de quel bonheur il était pénétré. Elle sourit de toute son âme pour ainsi dire. Puis il la laissa s’installer et alla prévenir Euronique du retour de l’enfant prodigue.

La vieille fut bouleversée, mais ne dit mot. Au contraire, elle s’empressa de souhaiter le bonjour à Lévise et eut l’air très-aimable.

La jeune fille, de son côté, prit vis-à-vis d’elle une attitude plus libre. Louis vit que Lévise se sentait forte.

Après être resté un moment livré à lui-même pour bien jouir de ses sensations, il revint auprès de la jeune fille et l’embrassa en la serrant longtemps contre sa poitrine.

— Laissez donc cet ouvrage, dit-il, ce n’est pas pour cela que vous êtes ici.

— Oh ! si, dit simplement Lévise.

— Tous les jours vous serez là, à présent ! reprit-il, n’insistant pas.

— Oui !

— Ma pauvre Lévise !

Il l’embrassa de nouveau et, tenant sa main, il ne se lassait pas de la regarder en souriant, songeant combien il était protégé du ciel puisqu’il la revoyait à cette même place.

Mais Louis ne tarda pas à concevoir combien Euronique allait gêner les élans de cette tendresse.

Il fallait se séparer de Lévise encore chaque soir et s’en éloigner pendant le jour. La distance n’était pas grande entre eux, mais elle l’était encore trop.

— Il faut être sages, dit-il à Lévise brusquement, nous ne sommes pas encore nos maîtres.

Louis pensait à ce moment qu’ils s’appartenaient encore bien peu. Il ne savait comment il pourrait avoir la force de n’être pas toute la journée auprès de Lévise. Il allait de chambre en chambre, s’agitait de toutes les façons pour échapper aux persécutions de la passion qui lui criait : Il faut que tu sois seul avec Lévise. Elle n’est pas à toi !

Louis envoya Euronique faire une longue course et, pris de la terrible fièvre amoureuse, il demanda à la jeune fille si elle voulait voir sa chambre. Il avait des frissons, ses genoux faiblissaient, ses mains étaient glacées, ses joues brûlantes, ses yeux éclatants. Lévise monta dans la chambre. Il s’appuya contre le mur pour se soutenir. Il la regardait sans rien dire.

— Qu’est-ce que vous avez donc ? dit-elle aussi troublée que lui.

Louis lui fit une humble, timide prière. Mais elle s’y refusa, en disant qu’elle voulait toujours l’aimer sans être son égale, qu’il ne fallait pas lui parler d’une chose à laquelle elle n’oserait jamais penser ; et elle s’enfuit en bas.

— Vous ne m’aimez donc pas ? lui dit Louis qui avait couru derrière elle.

— Ne me tourmentez pas, lui dit-elle, je serais moins heureuse.

Louis ne put que lui pardonner. Il lui annonça que bientôt Euronique allait se marier et partir.

Dans la journée, pour faire diversion, il alla chez Cardonchas et lui demanda s’il comptait toujours épouser Euronique. Cardonchas consentit à revenir avec Louis pour voir Euronique à qui le jeune homme ne voulait pas laisser le temps de respirer.

— Voyons, à quand la noce ? demanda gaiment le petit danseur, dès l’entrée.

— Vous êtes bien pressé, répliqua Euronique ; il n’y a pas que vous, ajouta-t-elle en glissant l’œil du côté de Louis.

— Bon ! arrangez-vous ensemble, dit celui-ci décontenancé.

Le pauvre Louis était comme une âme en peine. Tantôt son cœur était tout gonflé de choses douces, tantôt de choses amères. Il regrettait d’avoir gardé Euronique. Il dit à Lévise qu’il fallait dîner séparément tous trois, et que ce serait un petit sacrifice à faire durant peu de jours. Puis revenant sur la scène de la chambre, il lui demanda :

— Vous saviez bien ce matin que nous devons bientôt n’être plus que deux ici ?

— Oui.

— Méchante ! répliqua-t-il avec un geste d’affectueuse menace. Mais il n’osa pas se plaindre, comprenant qu’il y avait au fond de l’esprit de Lévise une pensée de respect envers son propre amour, qu’elle craignait de détruire.

Quand la jeune fille partit le soir, Louis fut navré.

— Non, songeait-il, ce n’est pas là être heureux ! J’ai trop de dangers à redouter pour elle quand elle n’est plus avec moi. Je ne suis pas sûr du lendemain. Qui me garantit qu’on ne peut la retenir, nous séparer ? Pourquoi ne l’ai-je pas gardée ? Qu’en aurait dit de plus Euronique et tout le monde ? La préoccupation de ces misérables propos peut-elle entrer en balance avec l’angoisse que j’éprouve lorsque Lévise est loin de moi ? Ces ménagements ne servent à rien et me sont odieusement pénibles. Que fais-je, que suis-je ici, seul, dans l’obscurité et le tourment ? — Il se trouvait presque aussi malheureux que l’avant-veille. Il voulait aller rôder autour de la maisonnette des Hillegrin pour s’assurer que rien ne s’y tramait contre Levise et contre lui.

Son corps était tourmenté comme son esprit. — Pourquoi ai-je laissé partir encore une fois ma Lévise, ma lumière, ma force ? — Il revenait toujours à cette pensée. Euronique vint pour faire la couverture du lit. Il eut envie de la chasser sur-le-champ. La maison était froide, laide, insupportable, et la vieille créature s’y agitait comme une bête repoussante.

En refoulant les paroles acerbes qu’il était tenté de lancer à Euronique, Louis eut subitement une autre idée, obtenir l’acquiescement de la vieille à son remplacement par Lévise. Il se glorifia aussitôt de ce nouveau sacrifice à la patience et à la prévoyance.

— Euronique, dit-il, si votre mariage se fait, je crois que j’y aurai eu ma petite part.

— Je remercie bien monsieur !

— Êtes-vous enfin contente ?

— Dam ! il était bien temps !

— Vous serez certainement très-bien avec M. Cardonchas.

— Il faudra bien !

— Qui est-ce qui me servira quand vous serez partie, car vous allez être obligée de me quitter d’ici à peu de jours, à cause de vos préparatifs !

— Qu’est-ce qui vous servira ? répéta Euronique d’un ton contraint ; je ne sais pas, moi !

— Croyez-vous, dit Louis, que l’ouvrière puisse faire mon affaire ?

— Faire votre affaire ? demanda Euronique stupéfaite.

Comme Louis s’y attendait, elle n’eut pas le courage de dire non.

— Dam ! c’est possible ! reprit-elle.

— Vous me conseillez de la prendre, n’est-ce pas ?

— Dam ! encore… bien, dit-elle ne sachant plus où elle en était.

— Je conçois, ajouta Louis, que vous ayez été contrariée de sa présence ici ; vous pouviez croire qu’elle cherchait à prendre votre place. Mais à présent que vous vous mariez, je suis sûr que vous aimez mieux être remplacée par elle que par une autre. Elle a l’air d’une bonne fille, laborieuse, docile, n’est-ce pas ?

— Ça se peut bien ! dit-elle.

— À ma place vous feriez comme moi !

— Ah ! elle est bien jeune ! objecta enfin la servante.

— Mon Dieu, il n’y a que cela à dire contre elle, n’est-ce pas ? Vous avez servi jeune…

— Ma foi ! dit Euronique qui se tenait sur la réserve.

— Je suis très-content que vous soyez du même avis que moi. Il est bon d’avoir le conseil de ceux qui s’y connaissent.

Euronique était tellement occupée de son mariage qu’elle ne s’inquiéta du reste pas beaucoup de cet entretien. Quand elle sortit, Louis lui fit la nique par-derrière comme un enfant ; c’était un signe de victoire approprié à la valeur du triomphe, en même temps qu’une espèce de soulagement pour l’ennui que lui causait la vieille. Ensuite il haussa les épaules par mécontentement de lui-même.

Louis espérait néanmoins que pouvant citer en témoignage le prétendu conseil donné par Euronique, celle-ci ne répandrait pas des discours malveillants dans le village. Ce misérable objet, le renvoi de la servante, fatiguait Louis plus que n’eût fait un obstacle plus grave, et lui enlevait tout calme.

Le jeune homme avait cru, il était certain, peu auparavant il aurait même juré qu’après le retour de Lévise il ne lui resterait rien à désirer, que chaque « goutte » de ses heures serait remplie par une absolue satisfaction. Au contraire une contrariété aiguë frappait sans relâche sur lui et augmentait peut-être encore en la présence de Lévise, car celle-ci était le fruit longuement convoité et toujours défendu même au moment où il appartenait à Louis.

Il fallait au jeune homme un refuge contre cette contrariété poignante, une compensation. Il pressait la jeune fille de ses instances moins parce qu’il succombait à la passion que pour secouer ses ennuis. Autrement il eût été aussi timide, aussi délicatement réservé qu’elle. Trois cruels jours se succédèrent où Lévise se retrancha dans la résistance, et cet insuccès, avec les autres désirs qui échouaient également, mit Louis hors de lui. Il devint acharné, et ne pouvant vaincre, il demanda à Lévise de se trouver à huit heures du soir sous les saules au bord de la rivière à un quart de lieue de Mangues. Il comptait sur l’influence d’une tiède soirée de printemps, légèrement éclairée par la lune, pleine des odeurs vives et alanguissantes des prés et des bois, engageante par la solitude, l’obscurité, et bonne, à cause de toutes ces séductions, à amollir la volonté de Lévise.

La jeune fille ne vit pas le piège que lui tendait la tendresse de Louis ou ne voulut pas le voir.

— Pas maintenant, jamais, plus tard, ce serait mal ! jamais cela ne m’était venu à l’idée en vous voyant, avait répondu Lévise à chacune des prières de Louis. Entraînée par le plaisir de ces entrevues nocturnes si chères aux amoureux, elle accepta le rendez-vous. C’était une grande nouveauté, une grande curiosité que de passer une soirée ensemble dans la campagne, et librement.

En allant au rendez-vous, Louis, le cœur plein d’ivresse, se représentait d’avance les moments qui allaient se passer. Il répétait tout prêts des mots qui avaient une douceur infinie déjà pour son cœur tout frémissant. Il riait, frissonnait, chantait, criait, célébrant à lui seul une immense fête pleine de fanfares.

Il trouva sous les saules l’ombre chérie qui l’attendait. Elle se leva comme une ombre en effet parmi les arbres. Et, dans la folie où étaient toutes les pensées de Louis, il se plut un instant à imaginer qu’il allait s’adresser à un être surnaturel.

— Ah ! s’écria-t-il, vous êtes arrivée la première : c’est donc moi qui suis le moins convaincu de nous deux ! Tenez, voilà un mois que je rêve cette promenade, que je rêve de vous sentir appuyée sur mon bras, comme vous êtes maintenant. Et, ajouta-t-il en se penchant à son oreille, puisque votre figure m’est cachée par la nuit et que je ne pourrai pas vous voir rougir, je vous dirai ce que je ne vous ai pas encore bien dit, mais à condition que vous aussi me direz ce que vous ne voulez jamais dire au grand jour !

— Moi ! répliqua Lévise d’un ton lent et voilé.

— Oui, vous ! Dites-le-moi sincèrement, croyez-vous à l’avenir avec moi ?

— Oui, dit-elle doucement.

— Plus vous aurez confiance en moi, plus je vous aimerai, continua Louis en serrant expressivement le bras de la jeune fille sous le sien. Puis il ajouta : Oh ! ce soir je suis plus heureux que jamais !

— Moi aussi, répondit Lévise. Oh ! qu’il fait beau ! s’écria-t-elle jetant toute son émotion dans cette exclamation.

— Quelle étrange chose ! reprit Louis, il y a deux mois, aurions-nous songé que nous serions ici tous deux ; et que ni pour l’un ni pour l’autre rien de ce qui existait avant cette rencontre n’aurait plus de valeur. Il me semble, pour moi, que je commence à vivre seulement depuis que nous sommes ici. Tenez, ne marchons plus, asseyons-nous, nous parlerons mieux…

Ils s’assirent. Louis prit la main de Lévise ; il ne savait comment contenir plus longtemps le débordement d’amour qui rompait toutes les digues en lui. Il aurait voulu se coucher comme un chien aux pieds de Lévise, se rouler sur l’herbe où elle avait marché. Il voyait en elle une reine, une souveraine. Il aurait désiré qu’elle lui donnât les ordres les plus extravagants, pour lui obéir, pour se faire esclave. Il la trouvait trop silencieuse, trop recueillie.

— Êtes-vous comme moi ? lui demanda-t-il, êtes-vous aussi heureuse que je le suis ? Et je pense que c’est vous, vous seule, qui avez été assez puissante pour chasser loin de moi les soucis, les inquiétudes, les colères qui n’ont cessé de s’emparer de moi depuis que je ne suis plus un enfant ! Et ici je me trouve enfin si calme, si sûr de l’avenir, si confiant dans tout ce que je veux entreprendre !

— Je voudrais bien vous porter bonheur, dit Lévise.

— Et moi, vous porterai-je bonheur ? vous ne dites presque rien, pourquoi ne parlez-vous pas ?…

— Non je ne pourrais pas parler ! mais vous, parlez ! j’aime tant à vous écouter, je comprends tout ce que vous dites.

Louis appuya sa tête sur l’épaule de Lévise. Elle posa sa joue contre celle du jeune homme. De son bras il lui tenait la taille, et son autre main serrait celles de Lévise.

— Oui ! reprit-il ne pouvant se lasser de répéter la même chose, je sens que j’ai toujours été malheureux jusqu’à ce que j’aie rencontré ma Lévise, ma chère Lévise. Je n’ai jamais vu personne comme elle… Tu es si bonne, si belle, dit-il d’une voix plus basse, tu m’as paru si franche, si simple, tu as tiré de ton pauvre cœur des choses si merveilleuses… Et tu as été jalouse, oui tu as été jalouse, et c’est ce qui m’a fait tant de plaisir en te faisant beaucoup de peine à toi !… Veux-tu m’aimer comme je t’aime, ajouta-t-il à voix tout à fait basse, ma Lévise ? tu m’as rendu fou, maintenant je t’aime trop !

Lévise un instant après lui disait aussi : je t’aime ! avec cette voix basse qui donne un accent si profond, si passionné aux paroles.

Ils restèrent longtemps sans parler, suspendus dans une région sereine et splendide où il n’y avait plus qu’eux seuls. Et si Lévise ne savait exprimer ce qu’elle sentait, elle comprenait aussi complètement que lui.

Tout pour eux semblait avoir doublé d’éclat et de charme. Le ciel était plus brillant, plus immense, le silence plus solennel. Les étoiles jetaient une lueur triomphale, la rivière coulait en chantant un hymne, la senteur des herbes fraîches et des bois était plus pénétrante. Et dans la poitrine des deux jeunes gens s’était glissé subtilement un fluide doux et puissant comme un cordial magique.

— Oh ! Lévise, ma Lévise, ma chérie ! s’écria Louis.

— Que me veux-tu, mon ami bien doux ? répondit-elle.

— Rien ! dit-il en souriant.

Ce tutoiement était le trophée qu’il avait eu tant de peine à conquérir et il surpassait toute caresse.

Maintenant Lévise était la maîtresse de Louis, véritablement sa maitresse ; il avait obtenu victorieusement qu’elle prît possession de lui, et ce tutoiement était la chaîne d’or qui les unissait.

Louis se jura à l’instant même d’être loyal envers la jeune fille, de ne jamais trahir sa confiance, de ne jamais l’abandonner. Cette pensée fit qu’il craignit aussitôt qu’elle n’eût quelque inquiétude sur cette loyauté, car Lévise restait silencieuse.

— Est-ce que tu es fâchée, est-ce que tu as du regret ? demanda-t-il avec anxiété.

— Oh ! répondit-elle en se jetant à son cou, que dis-tu là ?

— Quoi de plus beau que mon sort ! se dit Louis tout le long du chemin en revenant, et ne sentant qu’une chose : c’est qu’il était heureux, très-heureux.

L’irrésistible pouvoir féminin s’était abattu sur lui. Que la femme soit une paysanne, une courtisane, une bourgeoise, une princesse, une servante, la femme est éternellement victorieuse. Rien ne sert de lutter contre elle. Qui oserait nier cette puissance qui renversera toujours à ses pieds l’homme tout entier : vertu, intelligence, honneur, énergie, esprit, scepticisme, férocité, vice, égoïsme ?

La timidité n’a qu’un charme qui s’émousse promptement, aussi Louis vit-il avec plaisir le jour suivant que Lévise s’était comme redressée et avait une allure gaie et fière. Il en fut frappé.

Quant au jeune homme, l’atmosphère où il vivait était toute remplie de Lévise. Un rien dans la personne de celle-ci l’absorbait. Il passait des heures à la regarder aller et venir, à contempler ses cheveux, son visage, la ligne de ses épaules, y découvrant sans cesse de nouvelles merveilles. Tout en elle semblait une caresse et la jouissance de cette continuelle admiration ne s’affaiblissait jamais. Le sourire s’élevait du fond de la poitrine de Louis pour ainsi dire, seulement dès qu’il entendait Lévise marcher, et il croyait distinguer dans l’air un souffle tiède et parfumé quand elle approchait de lui. Il y avait d’elle à lui une influence tout à fait neuve et qui extasiait cet homme de vingt-quatre ans à qui ces choses étaient jusqu’alors restées inconnues. Elle causait une impression singulière à ses yeux, à ses oreilles, à tous ses nerfs ; la voir, l’entendre donnait à Louis une volupté sans interruption, intense et absolue, que nul plaisir ne lui avait jamais apportée.

La bonté des yeux de la jeune fille lui apparaissait si grande, si inépuisable ! La tendresse de ses lèvres, soit qu’elle parlât, soit qu’elle sourît, enveloppait Louis d’une magie incroyable : quelque chose de moelleux, d’embaumé, glissait alors sur les joues du pauvre garçon ébloui plein de béatitude ; ce quelque chose, il le respirait et il en était réchauffé, et il l’écoutait résonner comme un cristal d’une extrême pureté.

Il aurait nié, à l’époque où il était ignorant, ce pouvoir d’ensorcellement dont est armée la femme, être très-subtilement formé d’une chair féerique.

Et pourtant celle-ci n’était qu’une paysanne en qui, malgré le mirage amoureux, devait être resté quelque germe de grossièreté, quelque imperfection dans le charme général.

Tout faire pour elle, tout lui donner, sa vie, son avenir, Louis ne trouvait pas que ce pût être assez. Tout son temps suffisait à peine à s’occuper, à s’émerveiller des moindres gestes, des moindres pas de la jeune fille, qu’il priait de faire à sa guise.

Elle ne travailla que peu à coudre et voulut s’emparer presque aussitôt du domaine d’Euronique. Quand il la vit entrer sur le territoire de la vieille, Louis alla les examiner curieusement par la porte entr’ouverte. Il fut enthousiasmé de la tranquillité dominatrice de Lévise. Elle inspecta, arrangea et donna des ordres à Euronique, des ordres ! puis revint à Louis toute glorieuse pour l’informer de ses opérations.

— Il est temps que je prenne soin de tout cela ! dit-elle pleine d’importance.

Euronique n’était plus qu’un vaincu résigné et Louis se serait volontiers figuré qu’il assistait à une victoire épique.

Lévise prit tout à fait le rôle de chef, bouleversant entièrement la maison et bientôt elle devint aussi le commandant de Louis lui-même. Elle lui dit qu’il fallait presser le mariage de la vieille et aller en conséquence stimuler Cardonchas. Enchanté, il obéit comme Euronique, et courut chez le paysan archéologue pour en réchauffer le zèle nuptial. Dans son étourdissement de joie, il mit sa dignité de côté et se chargea des commissions du paysan pour les apprêts de la noce. Il acheta de sa part chez les marchands du village l’anneau d’alliance et une affreuse broche pour attacher la pèlerine de la mariée.

Louis était comme un enfant, il avait une hâte singulière de rentrer afin de raconter à la jeune fille qu’à son tour il venait d’accomplir soigneusement ses instructions.

Lévise demeurait pleine d’une réserve très-juste, très-raisonnable vis-à-vis de lui dans la maison, mais il ne put en faire autant et voulut qu’elle dinât avec lui devant Euronique dont il ne se souciait maintenant pas plus que d’une chaise. Mais Lévise s’y refusa et Louis trouva qu’elle avait plus de bon sens que lui. Il admira davantage encore les qualités de sa Lévise qui semblaient se multiplier. Il les comptait : la raison, la douceur, la délicatesse, l’énergie, l’activité, la franchise, la bonne humeur ! Il les comptait avec le délire presque extravagant de l’homme qui, croyant avoir trouvé un trésor d’une importance modérée, s’aperçoit que ses calculs ont été de beaucoup dépassés.

Par une tacite entente, les deux jeunes gens n’avaient point reparlé de la soirée de la veille, et lorsque le dîner fut terminé et Lévise prête au départ, Louis eut peur qu’il n’y eût pas une seconde promenade dans la campagne. Il ne se hasardait pas à y faire songer Lévise, lorsqu’elle l’amena dans l’ombre du corridor et l’embrassant lui dit :

— Comme hier, sous les saules !

Jusqu’à ce qu’Euronique fût mariée, Louis et Lévise allèrent chaque soir se promener au même endroit qu’ils appelèrent, à cause du ciel et des étoiles, le palais des diamants. Les tapis, les plafonds, les illuminations du palais donnaient texte à toute sorte de gais enfantillages.

Mais ce même second soir Louis questionna Lévise sur Volusien qu’il avait un peu oublié.

— Il est très-content, répondit-elle.

— J’aimerais mieux, dit le jeune homme, qu’il n’eût rien su de tout cela.

— Oh ! mais cela ne le regarde pas ! reprit Lévise avec la conviction féminine qui tranche tout à son avantage.

Et cette simple réplique persuada entièrement Louis pour le moment.

Le jeune homme était, depuis son arrivée à Mangues, comme un marin sur son vaisseau qui prend un intérêt extraordinaire au petit nombre de choses qui l’entourent. Louis était embarqué, lui aussi, loin du monde, et son équipage se composait de Lévise, d’Euronique et de Cardonchas.

Chaque journée, chaque soirée était donc marquée pour lui par un « grand » fait, et il faisait à tout moment comme une sorte de croix sur sa poitrine pour en garder le souvenir.

Lévise s’habillait avec un soin extrême et donnait des tournures particulières à ses cheveux, à ses tabliers, à ses mouchoirs de cou, elle mettait ses petits bijoux et soignait ses mains qu’elle n’avait pas vilaines. La jeune fille avait des instincts élégants, et on peut dire même que, sans les défauts de l’éducation première, elle avait l’âme élégante. Voilà pourquoi elle s’était portée si vivement vers Louis qui lui apparaissait à côté des paysans, comme un être supérieur, avec lequel elle s’élevait au-dessus de cette sphère brutale et sordide qui avait toujours répugné à sa nature.

Euronique ne leur soufflait mot et se montrait très-affairée, employant vis-à-vis de Lévise des façons de condescendance assez forcée et sournoise.

Louis et Lévise ne se tutoyaient pas dans la maison. Cela ne se faisait que le soir, et alors Lévise reprenait une grâce, une câlinerie un peu intimidée qui doublait le prix de tout ce qu’elle disait. Le soir surtout, chaque mot tombait sur le cœur comme une goutte de rosée, y glissait comme un doux chatouillement ou bien y frappait comme un marteau velouté.

Une fois Louis avant parlé de la « ville », Lévise l’arrêta :

— C’est bien beau la ville ? demanda-t-elle d’un ton câlin et hésitant.

— Oui, dit Louis qui ne songeait qu’à Mangues et qui fut étonné.

— Tu y retourneras !… ajouta-t-elle de la même façon.

Louis crut qu’elle entendait qu’un jour ou l’autre il l’abandonnerait.

— Je n’y retournerai peut-être plus…

— Tu m’emmèneras avec toi, si tu y retournes, n’est-ce pas ?

— Je t’emmènerai à Paris ! dit Louis, pensant à l’impossibilité d’aller se heurter à sa famille.

— À Paris ! tu veux donc y demeurer, à Paris ! répéta Lévise avec une espèce de stupeur produite par l’effet ordinaire de ce mot. Tu me le promets ?

— Tu as donc peur que je ne te quitte.

— Oh non !

— Nous ne nous quitterons jamais, mais rien ne presse d’aller là-bas ! Tu as donc bien envie de voir Paris ?

— Ou bien la ville !

Louis ne voulut pas l’affliger en lui disant pourquoi il ne pouvait l’y conduire.

— Paris est plus beau, reprit-il, mais tu ne te plais donc pas ici ?

— Je veux être toujours avec toi, et tu ne resteras pas toute ta vie à Mangues.

Louis se demanda si quelque ambition ne saisissait pas déjà Lévise et ne l’invitait pas à s’élancer hors de son nid, si une mobilité impatiente ne la poussait pas ; si même ses paroles ne signifiaient pas que Lévise avait l’arrière-pensée d’un mariage.

En quelques secondes il fit beaucoup de réflexions. Il lui sembla qu’une telle pensée de la part de Lévise ne prouvait pas un grand amour. Il s’était bien juré de ne jamais la séduire et aujourd’hui elle était séduite. Il s’était bien juré aussi de se conduire en honnête homme, mais la passion s’effrayait du mot mariage, elle y voyait un importun fantôme. Le mariage avec Lévise soulevait aussitôt une longue suite d’obstacles, de luttes avec la famille, avec l’opinion. Louis ne s’affirmait pas qu’il ne l’épouserait jamais, mais, au moment où l’amour donnait sa précieuse récolte de bonheur, fallait-il envisager l’épouvantail ? Et quelle garantie aurait-il donc que Lévise n’eût pas manœuvré habilement, ainsi que l’avait prétendu Euronique pour se faire épouser ? Louis fut effrayé de remuer toutes ces idées et de se voir en face d’un parti à prendre ou d’une accusation à porter contre Lévise. Il ne voulait que profiter des joies de la tendresse sans se fatiguer d’autres préoccupations. Il se dit qu’il avait gagné son bonheur et qu’il serait toujours temps de le troubler lui-même.

Lévise rompit presque aussitôt l’enchantement mauvais qui venait de s’abattre sur le jeune homme.

— Es-tu contrarié ? demanda-t-elle ; ce que je crains, c’est que tu ne restes peut-être ici à cause de moi.

Lévise était bien loin des pensées que lui supposait Louis. Il s’en douta à ses dernières paroles ; mais l’esprit inquiet du jeune homme était toujours sur le qui-vive. Malgré lui, Louis cherchait pourquoi Lévise désirait sitôt quitter Mangues. Il analysa soudain toute l’attitude de la jeune fille depuis les derniers jours. Il crut voir qu’elle se métamorphosait en une personne bien autrement décidée et douée d’initiative que par le passé. Cependant il eût dû comprendre par la fuite de Lévise que celle-ci suivait facilement son premier mouvement. Il s’aiguisa l’esprit pour pénétrer clairement dans la nature de la paysanne, et il retira de cette investigation un soupçon mordant qui avait déjà montré sa pointe.

— Lévise, se dit-il, est naïve et non candide, délicate et non pure.

C’est une chose cruelle qu’un soupçon et qui laisse souvent le remords d’une injustice.

Louis sentit la crainte que Lévise n’eût eu un amant avant lui ! L’entretien sur la ville et Paris prouvait le désir d’échapper à quelque gêne. Mais alors le remords, le chagrin de déflorer sans raisons peut-être sa chère idole, l’angoisse de commettre quelque absurde erreur, d’empoisonner volontairement et stupidement son cœur le ramenèrent, dans un meilleur chemin. Il chassa toutes ces idées noires et s’écria intérieurement : Non, elle est bien ma Lévise ! et il la serra dans ses bras.

La pauvre Lévise n’aurait jamais pu imaginer qu’un simple mot dit par elle dans une bonne intention avait pendant de si courts instants armé tant de doutes ennemis dans le sein de Louis.

Bientôt le cours de cette existence, qui coulait comme un ruisseau sur la mousse, étouffa toute trace de ces préoccupations. Louis ne se souvint même pas d’avoir été troublé.

Six jours de bonheur sont un lot trop extraordinaire pour un homme, et la destinée jalouse les fait expier.

Pendant une autre promenade, tandis qu’ils revenaient, ils virent des feux s’allumer dans le lointain et courir sur les coteaux. En même temps, une vague clameur s’élevait dans l’air. Ces feux marchaient capricieusement et formaient une sorte de banderolle lumineuse. De plus près, Louis reconnut une file de torches et entendit des chants, puis il aperçut des gens qui dansaient. Leurs ombres se détachaient en noir sur la fumée rougeâtre des torches.

— Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il à Lévise.

— Ce sont les branles ! C’est pour l’arrivée de l’été, les garçons, les filles et les enfants s’en vont chanter dans les vignes.

Louis et Lévise s’amusèrent quelque temps à regarder et écouter. Toutefois ces chants, ces lueurs au milieu de la nuit se perdaient dans l’obscurité générale qu’ils n’égayaient pas. Les torches se consumèrent jusqu’au bout, et il n’en resta plus que quelques-unes d’où s’échappaient les dernières étincelles. Le branle s’éloigna à travers les vignes laissant une trace à peine saisissable de son passage par quelques feux scintillants et des chants de plus en plus assourdis.

— J’aimais bien à courir les branles quand j’étais petite, dit Lévise.

Une bande de jeunes paysans vint à passer à deux cents pas d’eux en chantant. Ils revenaient du branle et les seuls mots de leur chanson qui fussent distincts étaient deux rimes terribles : « La Hillegrin » et « son pain ».

On faisait des chansons contre Lévise dans le village !

La première impression de Louis fut terrible. Quelque chose comme l’illumination d’un éclair traversa son cerveau. Il fut terrible. Les gens du village poussaient un redoutable cri de guerre, et c’était à Lévise que la guerre était déclarée. Il fallait vivre en ennemis, peut-être en assiégés parmi ce peuple grossier ! et quelle mortification, quelles insultes n’allaient pas retomber sur la tête de la jeune fille ! Comment la protéger, comment châtier l’insolence des paysans et l’en préserver ? La position lui parut effrayante, il ne connaissait personne à Mangues, et ne pouvait se faire d’alliés, de partisans, de défenseurs au besoin. Pour sa part, il dédaignait trop les paysans pour s’inquiéter de leurs dispositions à son égard ; mais ce qui le désespérait, c’est qu’il voyait que Lévise seule souffrirait, seule serait frappée par la vindicte villageoise !

Il pensa à quitter Mangues, mais où aller ? À la ville il eût trouvé une autre vindicte parmi les familles de la bourgeoisie. À Paris ? mais il n’avait pas assez d’argent et on ne lui en donnerait pas chez son père. Dans un autre village du département ? mais la situation deviendrait bientôt la même, et il y faudrait toujours trouver une issue.

Il songea un instant à aller trouver son père, à lui demander son consentement pour le mariage avec Lévise. Il se heurtait à un projet impossible. Il se vit acculé dans Mangues ; ses actions depuis un mois lui semblaient insensées, l’envie de s’enfuir surgit parmi le trouble, il l’étouffa avec colère croyant se prendre en flagrant délit de lâcheté. L’impossibilité de sortir de cette position se dressa comme une immense muraille devant lui. Alors l’excès même des difficultés le ranima, il se dit qu’il s’exagérait les choses, que les paysans le laisseraient tranquille ainsi que Lévise, s’il demeurait lui-même tranquille et ne faisait aucun bruit, qu’il avait peut-être eu tort de s’alarmer pour une chanson d’enfants de quinze ans, et que d’ailleurs cette chanson avait peut-être été faite avant son arrivée contre les braconnages de Volusien, qu’il serait toujours temps de revendre la maisonnette et d’emmener Lévise en quelque autre endroit. L’amour-propre s’en mêla, il ne pouvait céder à des paysans. Il s’était habitué à la petite maison, le cœur lui saignait en songeant à la quitter. Et enfin, puisque le frère, Volusien, ne s’opposait en rien à l’installation de Lévise chez Louis, personne ne pouvait avoir le trouver mauvais.

Le jeune homme aurait pourtant ardemment voulu que la chanson des paysans ne fût pas parvenue aux oreilles de Lévise. Il s’attacha à se persuader, afin de n’être pas tourmenté, que cette chanson datait du passé. Il était heureux que Lévise ne montrât en rien qu’elle eût entendu le refrain, lorsque la jeune fille vint elle-même le rassurer bien mieux en disant : Il ne faut pas faire attention à cela. On a toujours fait des chansons contre mon frère et moi, je ne sais pas pourquoi. Ils sont méchants ici, mais puisque je suis avec toi, cela m’est égal !

Louis s’empressa de donner foi à cette explication qui le soulageait. Il respira, il était ainsi délivré des angoisses qui l’avaient menacé. On aime à se rassurer, à écarter la pensée du mal dès qu’on peut se leurrer, et se figurer, sans trop de fraude vis-à-vis de soi-même, que le mal n’est pas imminent. En effet il eût été cruel pour Louis, lui qui s’était flatté de rendre heureuse la pauvre Lévise, cruel qu’il lui eût attiré dès les premiers pas des souffrances et des insultes.

Malgré cela, il était un peu ébranlé, et le soupçon que la jeune fille n’eût eu un autre amant surnageait de temps en temps dans son esprit malgré ses efforts pour l’en chasser. Peut-être c’était là le motif pour lequel on chansonnait Lévise ! Mais le jeune homme avait besoin d’être heureux, et rien n’était capable de prévaloir sur son admiration et son enthousiasme pour Lévise. Il n’avait qu’à la regarder et toutes ces imaginations fâcheuses s’évanouissaient. Il fallait un nouveau et vif échec pour les rappeler.

La grande affaire du départ d’Euronique absorba bientôt uniquement les deux « amis ».

Cardonchas qui venait continuellement conférer avec la servante ne se montra point pendant deux jours. Les bans étant publiés, le mariage devait avoir lieu une semaine environ après cette publication, et Lévise avait offert à Euronique de l’aider à coudre la robe de noces à laquelle elles travaillaient toutes deux. Euronique et Lévise étaient devenues très-bonnes amies en apparence.

Louis entendit une de leurs conversations, qui le convainquit que Lévise avait noué cette amitié, moins par sympathie que par intérêt. Elle voulait s’enquérir du caractère du jeune homme, de ses habitudes, et questionnait la vieille pour savoir qui il était au juste, car elle n’avait osé rien demander à Louis à ce sujet. Louis écoutait quelquefois derrière la porte ce babillage de femmes avec un extrême plaisir, et il souriait en entendant Lévise qui disait : — Il est si bon, est-ce un noble ? Il est d’une grande famille n’est-ce pas, madame Cardonchas ? Savez-vous pourquoi il est venu ici ? et ensuite qu’est-ce qu’il aime à manger ? Que faisait-il le soir ? et mille autres choses analogues. Euronique répondait que Louis n’était pas méchant, mais qu’il avait ses lunes ; qu’il était « très-gourmand », qu’il était très-riche à en juger par le coffre doré, qu’il était venu pour une mystérieuse affaire, car il avait souvent l’air préoccupé : qu’il fallait toujours faire semblant de dire comme lui quand il se montrait extravagant, ce qui lui arrivait souvent, et ne pas se déranger tout de suite parce qu’il changeait vite d’avis ; qu’il n’était pas difficile à mener et qu’on lui en faisait facilement « accroire ».

Euronique, en un mot, paraissait ne voir absolument en Lévise qu’une femme de ménage comme elle-même. Du reste, la vieille préoccupée de la disparition de Cardonchas parlait plus de celui-ci que du jeune homme, et Lévise, pour séduire la servante, était obligée de prendre un grand intérêt au petit danseur.

Dans l’après·midi du troisième jour où l’on ne vit pas Cardonchas, Louis se tenait près de la porte, l’oreille tendue : Euronique poussa un gros soupir !

— Qu’est-ce qu’il a donc ce singe-là ? dit-elle, croit-il que je vais rester le bec ouvert comme cela pendant longtemps ?

— Il ne faut pas vous impatienter, répondit Lévise, il aura en quelque affaire, il vous prépare peut-être une surprise…

— Qu’est-ce qu’il avait besoin de mettre son vieux groin dans mon bien, ce faux-là, reprit Euronique qui dans la joie et le chagrin employait le même vocabulaire injurieux.

— Il ne s’est passé que deux jours !… dit Lévise pour la consoler.

— Eh ! ce sont ceux qui comptent, justement. Je ne veux pas donner la comédie, moi ! J’aurai bientôt fait d’aller lui bousculer son musée et lui jeter son papier au nez.

— Oh ! répliqua Lévise, « monsieur » ira ce soir chez lui !

— Je ne suis pas embarrassée, continua Euronique, je trouverai plus d’hommes qu’il ne trouvera de femmes. Et puis, je ne veux plus entendre parler de noce, d’ailleurs, j’en ai la tête bourrelée. J’ai une bonne place ici, j’y resterai.

Derrière la porte Louis frémit à cette menace. Heureusement, Euronique dans sa colère variait promptement.

Elle ajouta :

— S’il ne vient pas demain, aussi vrai que me voilà, je prends la marmite et j’irai lui en coiffer sa tête de vieux menteur.

Euronique se lamenta ainsi longtemps encore ; Lévise essayait de la réconforter. Enfin Cardonchas arriva. Il fut reçu d’abord par Louis, les deux femmes étant renfermées dans la chambre de travail. Le petit archéologue avait l’air fort renfrogné.

— Puis-je parler à la vieille ? demanda-t-il au jeune homme.

Aussitôt la porte s’ouvrit brusquement, et Euronique se précipita vers lui.

— Vous pouvez bien vous en retourner chez vous, mal appris ! cria-t-elle. Est-ce que je suis à vos caprices, moi ? Si vous ne voulez pas apprendre la politesse, moi, je ne suis pas faite pour qu’on me manque !

— Allons, la voilà aussi, celle-là ! dit Cardonchas en fronçant le sourcil. Si l’on se met à m’ennuyer de tous les côtés, j’envoie le mariage au diable !

— Eh ! allez-y vous-même !

— Ah ! interrompit Lévise avec une certaine adresse, voyez-vous, mademoiselle Euronique, je me doutais bien que si M. Cardonchas n’était pas venu, c’est qu’il avait eu des ennuis !

— Oui, oui, il s’est marié avec la bouteille, le vieux ivrogne, il est tout égaré, reprit Euronique qui évidemment avait envie de donner un gros soufflet au petit homme.

Celui-ci répondit avec colère :

— À bas la langue, donc une bonne fois, bec de pie ! Elle fait plus de bruit à elle seule que Mâcheron et le père Lapotte.

— C’est cela il s’est grisé avec ses braillards. Je voudrais qu’on le mette aux galères ! dit Euronique.

— Eh ! j’y suis déjà aux galères en entendant votre maudit bec !

Louis, qui commençait à deviner la source du mal, fit un signe à Lévise. Il était de toute urgence de réconcilier les fiancés.

— Mademoiselle Euronique, dit Lévise, vous devriez être contente de revoir M. Cardonchas.

— Moi ! comme d’avoir la peste.

— C’est bien ! dit Cardonchas, sans disputer on peut s’arranger. Avec ce diable de mariage, on me fait tourner en bourrique.

— Qui donc ? demanda Louis, que vous est-il arrivé ?

— Eh bien ils disent que je suis un traître ! répondit l’archéologue avec une mine sombre.

— Vos amis ?

— Oui, Mâcheron et le vieux Lapotte.

— Parce que vous vous mariez ?

— Ils m’ont dit que je sacrifiais à mon intérêt personnel et que je n’étais plus digne…

— Eh bien qu’il y reste avec ses braillards ! s’écria Euronique.

— C’est ce que je ferai. Il faut rester célibataire parce que les femmes vous détournent de vos principes.

Euronique était une personne fière. Sans se rendre bien compte du mot principe, elle supposa que Cardonchas donnait à des choses de peu d’importance la préférence sur sa main.

— Il peut aller danser avec ses… machines ! dit-elle furieuse, qu’il ne reparaisse plus devant moi ou je lui campe une jatte d’eau bouillante sur le museau.

— Eh bien ! oui, je resterai fidèle aux amis, dit Cardonchas plein de majesté, une marmite ne me fera pas renoncer à mes aspirations.

— Une marmite ! répliqua Euronique exaspérée. Si je suis une marmite, il n’est qu’un tonneau percé ! Ah ! il viendra pour me dire des insolences !

Aussitôt elle se jeta dans la cuisine et s’y enferma avec fracas.

— J’aime mieux cela, dit Cardonchas, assez piteux cependant, on ne m’appellera pas renégat !

Il salua et s’éloigna d’un pas rapide.

— Vite, vite ! dit à Louis Lévise consternée, cours après lui, je vais prêcher Euronique. Il ne faut pas que l’affaire manque…

Louis s’élança derrière le petit homme, mais ce ne fut pas sans quelques efforts qu’il parvint à le ramener. Lévise gronda Euronique et la disposa aussi à un raccommodement.

Louis et Cardonchas trouvèrent les deux femmes prêtes à la réception. Les jeunes gens s’indiquèrent par un petit clignement d’œil leur mutuelle réussite.

— Eh bien ! voyons, la vieille, dit Cardonchas, une bonne poignée de main ? ne faut-il pas qu’on nous raccommode comme si nous étions encore à l’école ?

— Aussi il s’emporte comme un poulain, répondit Euronique en lui donnant la main et en regardant Louis et Lévise d’une façon grotesque. Un reste de bouderie, le ravissement, une espèce d’embarras pudique tiraillaient sa laide figure tannée et en faisaient un masque des plus bouffons.

— Vous avez eu tort et raison chacun de votre côté, prononça Louis comme un nouveau roi Salomon ; maintenant que la paix soit faite pour toujours !

Il les laissa, et Lévise alla le rejoindre pour lui apprendre comment elle avait apaisé la vieille.

— Qu’est-ce qu’on dira dans Mangues à présent que les bans sont publiés ? On fera des chansons. Vous êtes vive. M. Cardonchas a été fâché d’être mal reçu. Il vous aime bien. Il va revenir, avait fait comprendre Lévise à la servante.

Celle-ci fort désappointée du départ de l’archéologue n’avait pas résisté longtemps, mais en cédant, elle avait dit :

— Toutes les souleurs qu’il me fait, il me les paiera quand nous serons mariés. Qu’il soit tranquille, il se rappellera qu’il m’a appelée marmite, le vieux sans-respect.

Louis et Lévise rirent de ces histoires qui se terminaient heureusement, et la jeune fille amusa son ami toute une journée en singeant les mines et les discours de madame Cardonchas.

Lévise devenait plus impatiente que lui du départ d’Euronique, elle en ressentait une agitation inquiète, et à tout moment revenait dans ses paroles cette phrase : Quand donc allons-nous être seuls ? Elle ne laissait plus rien faire à la vieille, lui disant toujours : Vous n’avez pas de temps à vous, il faut vous occuper de vos préparatifs. Et elle aidait Euronique, elle la pressait dans la confection de son trousseau avec une hâte singulière.

À la fin, Lévise dit à Louis d’un ton de volonté enfantin et impérieux :

— Il faut qu’elle s’en aille, je n’ai pas besoin d’elle.

Et le même soir, Louis exécuta ses ordres. Il expliqua à Euronique qu’il pouvait se passer de ses soins et qu’elle ne devait plus s’occuper que de sa noce.

Euronique prit donc congé d’eux très-amicalement en invitant expressément Louis à assister aux fêtes du mariage. Quant à Lévise, jamais dans le village elle n’avait été invitée à aucune cérémonie.

À peine Euronique fut-elle partie que la dernière ombre de gêne et de contrainte disparut de la petite maison, et que, fous de contentement, les deux jeunes gens, pour célébrer la conquête définitive de leur intérieur, mirent tout sens dessus dessous et remplirent toutes les chambres de cris joyeux, de rires et de jeux. Ravis d’avoir si bien noué et mené la machination du mariage, ils s’en amusèrent comme des enfants.

Puis, comme la nuit était tombée, Lévise dit :

— Je vais courir jusque chez Volusien, (elle ne dit pas chez nous) je ferai un petit paquet de ce que j’ai et je reviendrai tout de suite !

— Je t’accompagnerai, répondit Louis, et nous ferons notre dernière promenade à la bergère, au bord de la rivière !

La jeune fille partit. Louis la suivit d’assez loin pour ne pas être rencontré avec elle, car il y avait encore quelques fenêtres éclairées aux maisons.

Il la suivit, le cœur échauffé d’un doux sentiment de protection, plein d’une sécurité tranquille qui enveloppait toute sa chair, tous ses nerfs d’une sensation fraîche et veloutée. Il attendit paisiblement assis sur l’herbe que Lévise eût fini ses petits arrangements, se répétant sans cesse et tout bas : Elle est à moi, je l’ai gagnée ! et se berçant de cette seule phrase qui éclatait pour lui autant que la plus triomphante fanfare.

Il voyait, quoiqu’il fût assez loin de la maisonnette des Hillegrin, l’ombre de Lévise s’étendre sur les carreaux de la fenêtre, en disparaître, y glisser, s’y effacer, puis s’y marquer nettement, et il s’amusait à deviner tous les petits actes, les mouvements qui amenaient ces jeux d’ombre.

Quand Lévise entra dans la maisonnette, Volusien s’y trouvait. Assis sur une espèce de coffre et la tête penchée comme un homme qui réfléchit, il réparait à la clarté d’une torche de résine quelques engins de chasse. L’arrivée de sa sœur ne lui fit pas tourner la tête.

Lévise le regarda avec hésitation, se demandant comment il accueillerait l’annonce qu’elle allait lui faire. Non pas que l’opinion de Volusien pût avoir de l’influence sur elle, leur vie avait été réciproquement trop indépendante pour que la jeune fille consentît à lui rendre compte de ses actions. Seulement dans l’état de sereine satisfaction où elle était, elle redoutait une altercation, un moment de mésintelligence qui eût terni cette satisfaction. Cependant elle se décida sur-le-champ.

— J’entre en place ce soir ! dit-elle, Euronique est partie.

— Ah ! répondit Volusien indifférent.

— J’emporte ce que j’ai !

— As-tu de bons gages ? demanda Volusien.

— Oui ! dit Lévise qui fut fâchée de la question, car elle ne songeait plus déjà qu’elle dût paraître une véritable servante.

Elle se mit à rassembler divers objets qui lui appartenaient.

— Quand Guillaume reviendra, qu’est-ce qu’il faudra lui dire ? reprit Volusien.

— Rien ! répondit-elle comme si elle donnait un coup de fouet.

Volusien resta silencieux un instant.

— Dam ! vous vous arrangerez ! ajouta-t-il.

Il avait l’air contrarié et ne disait certainement pas ce qu’il pensait. Mais Lévise avait tout intérêt à se contenter de la moindre apparence de consentement. Elle continua rapidement à rassembler les petites choses qui lui appartenaient, sans parler.

— Pourras-tu me donner de l’argent si j’en ai besoin ? dit Volusien deux minutes après.

— Oui, tu viendras me voir, répliqua la jeune fille qui se hâtait.

— Et alors, reprit-il, rien à Guillaume ! ce sera difficile !

— Que m’importe ? répondit-elle avec un peu de colère.

Volusien se tut de nouveau et fuma sa pipe, gardant sa mine indifférente.

Lévise avait tout réuni dans un panier ce qu’elle voulait emporter. Elle s’approcha de Volusien dans l’intention de lui faire des adieux un peu moins froids que ne l’avait été la conversation.

— Je suis prête, je m’en vais ! dit-elle.

— C’est une drôle d’heure pour entrer en place ! répliqua Volusien entre les dents.

Lévise rougit et fit un geste de contrariété.

— Euronique s’en est allée en laissant tout en désordre, dit-elle sèchement.

— Alors tu vas là à demeure ? reprit Volusien.

— Oui ! répondit Lévise en le regardant fixement pour lire sur sa figure si quelque scène violente allait éclater.

Volusien haussa les épaules.

— Au bout le bout ! dit-il, ici nous sommes comme des lépreux. Eh ! bien, pourquoi nous gênerions-nous ? Au moins si le gibier ne rapporte pas, j’aurai mon tabac et mon vin… Va, fais comme tu l’entendras !

— Es-tu content, oui ou non ? demanda Lévise qui se sentait forte, en n’étant pas poursuivie par la désapprobation de son frère.

— Eh bien ! dit-il, adieu, pars !

Il lui tendit la main.

— Tu viendras me voir.

— Oui, oui ! répliqua Volusien avec une sorte d’impatience.

Lévise comprenait qu’une lutte intérieure agitait son frère. Une visible tristesse s’étendit sur les traits de la jeune fille. Elle se sentait condamnable selon une façon de voir qui lui paraissait étroite, misérable, et pourtant elle était glorieuse de sa faute et elle aurait voulu pouvoir sacrifier à Louis plus que son honneur si elle avait eu davantage à sacrifier ; elle se serait presque étonnée et irritée qu’on ne partageât pas son enthousiasme.

— Eh bien ! tant pis ! murmura-t-elle comme une réponse aux objections, aux blâmes, aux réprobations dont l’air lui sembla chargé à ce moment, non-seulement là dans la chaumière, mais partout, dans le village entier et dans toute la campagne. Puis elle prit la main de son frère, dit encore une fois adieu et s’élança dehors.

La beauté du ciel, la paix de la nuit lui firent l’effet d’un encouragement et la ranimèrent ; elle courut allègre et rassérénée vers Louis.

Le jeune homme avait entendu le bruit de la porte qui se refermait et il ne tarda pas à distinguer la chère forme noire qui s’avançait légèrement vers lui. Dès qu’elle l’eut rejoint, Lévise lui répéta ce qu’elle lui avait déjà dit : Volusien est content et il viendra bientôt me voir !

Auprès de Louis, tout était beau, juste et bien, et le monde dont elle s’inquiétait était renfermé tout entier en lui. Le reste n’existait que passagèrement.

Le lendemain Lévise était la servante de Louis Leforgeur par-devant tout le village.




CHAPITRE VII


le large mais trop rapide courant du bonheur


Pour Louis, ce village de Mangues et les alentours étaient vraiment merveilleux. La jeunesse et la gaîté étincelaient, depuis la maison du jeune homme qui en formait le foyer éblouissant, jusqu’à l’horizon. On respirait dans cette campagne non de l’air, mais de la tendresse et de l’enthousiasme. Les maisons, les arbres, la rivière, tout aux yeux de Louis semblait animé d’une vie puissante et active.

Une espèce de fougue se montrait dans les hautes herbes d’un vert éclatant et solide. Les troncs des arbres étaient humides de sève, serrés comme une armée impatiente et s’élançaient pleins de rivalité. Louis saluait le matin la lumière avec un cri de joie, sentant en lui la santé, la force, l’élan de toutes les choses.

Tout l’intéressait ; l’espace entier ou un petit caillou développaient la même expansion d’un charme étonnant. Il ne savait ce qui pour lui ne fût pas précieux, rare, d’une valeur jusque-là inconnue : une pierre, une feuille, une goutte d’eau, une lézarde du mur, un jet de lumière à travers l’ombre de la chambre. Il sentait en même temps que ce n’était pas là un amoindrissement mais un agrandissement de l’esprit où entrait un fleuve de sensations rafraîchies et neuves.

Quant à Lévise, elle était la source rayonnante du fluide qui revêtait tout d’une beauté, d’une joie, d’une splendeur mystérieuse. Lévise était à la fois pour lui comme une lumière, une couleur, une musique, un parfum, une saveur plus pénétrants l’un que l’autre. Elle lui donnait par moments des accès d’exaltation. Il s’asseyait à ses pieds, mettait la tête sur ses genoux, lui prenait les mains et lui parlait d’une manière singulière, poétique, pleine d’images et de comparaisons. Ainsi il fallut qu’il lui récitât une sorte d’invocation, de chant, qu’il avait fait en la regardant peigner ses cheveux au milieu d’un large rayon de soleil qui la couvrait d’or et faisait ruisseler la chair de ses épaules comme de la nacre vivante.

Il le lui récita moitié en souriant, moitié avec conviction. Qu’elle comprît ou non, peu importait à Louis : Vous mon sourire, vous mes larmes, vous ma bonté et ma haine, vous mon espoir, vous mon chagrin, vous ma surprise et mon oubli, vous ma joie et mon dédain, vous mon avarice et ma prodigalité, mon ambition et ma modestie, vous êtes celle qui me donne la vie, vous êtes moi et plus que moi-même, et je vous aime parce que vous êtes mon second créateur et que je suis votre maître !

Lévise fut extasiée de ce petit hymne quintessencié. Elle le lui fit écrire, plia le papier avec soin et le porta au cou comme une amulette. Louis dut signer son œuvre pour compléter la puissance de son grimoire de sorcier. car c’est ainsi que Lévise considéra le petit papier attaché sur sa poitrine.

Louis voulut arranger leur vie comme celle des Turcs, c’est-à-dire la murer à toute curiosité du dehors. La prudence pouvait en cela être d’accord avec le bonheur.

La destination des chambres fut changée. On abandonna la partie de la maison qui donnait sur la rue et on prit pour chambre une pièce ayant vue sur un petit pré entouré d’arbres où les regards des gens de Mangues n’étaient pas à craindre.

La porte de la rue demeura toujours fermée. On était obligé d’y frapper longtemps et fortement pour s’annoncer. Alors Lévise avait le temps de reprendre le masque de servante. Les deux amis étaient très-contents de leurs ruses et de leur hypocrisie.

Déjeuner, dîner, jouer aux cartes, divertissement qu’adorait Lévise, étaient des actes solennels et délicieux entremêlés de longues causeries.

Les Mille et Une Nuits n’avaient pas de féeries comparables.

Louis avait toutefois recommandé à Lévise de se montrer de temps à autre dans le village avec le panier aux provisions, de se moquer un peu de son maître avec les gens qui en parleraient, et de le représenter surtout comme un être bizarre et un peu avare… toutes combinaisons, pensait-il, bonnes à tromper les gens.

Pour mieux honorer Lévise, il lui confia le gouvernement de la bourse, ce dont elle fut enivrée. Du reste elle témoignait une sécurité absolue, ne doutait plus de rien et obtenait de Louis ce qu’elle voulait.

Pendant quelque temps, Louis n’eut plus ni sang-froid ni jugement, entraîné qu’il était par les folies de chèvre en liberté qui saisissaient la jeune fille.

Quatre jours après le départ d’Euronique, le capitaine Pasteur vint voir Louis, évidemment, pensa celui-ci, pour examiner le fond des choses. Le début de cette visite causa un grand crève-cœur au jeune homme.

Le capitaine en effet fut reçu par Lévise qui l’informa que « monsieur » était en haut. Et d’en haut Louis les entendit causer.

— Eh bien ! Lévise, es-tu contente de ta place ? demanda le capitaine.

— Mais oui, monsieur le capitaine.

Il lui prit la joue et ajouta : Tu sais, quand il partira, si tu veux venir à mon service !…

— Montez-vous, capitaine ! cria vivement Louis.

Il était très·contrarié et de ce que le capitaine tutoyait Lévise, ce qui était pourtant naturel, car le vieil imbécile avait de l’importance à Mangues, et de ce que Lévise répondait avec humilité à un être que lui, Louis, traitait sans aucune considération. Le jeune homme vit aussi dans les paroles du capitaine une insinuation doublement injurieuse, parce qu’elles pouvaient faire penser à la jeune fille qu’elle serait quittée, et que le capitaine se permettait de regarder Lévise comme faite pour lui.

Louis aurait voulu qu’on fût rempli de respect pour Lévise, idole véritable, mais qu’il était impossible de placer sur un trône ou sur un autel. Il commença à s’en apercevoir assez douloureusement. Aussi le capitaine se trouva-t-il en face d’une figure presque irritée, et, ayant voulu tracasser Louis de ses sottes plaisanteries, fut-il reçu comme un chien par un loup qui se contient.

Cette petite scène avec le capitaine fut encore une tache grise qui resta parmi l’éblouissement des premières heures de félicité. Elle força Louis à envisager plus nettement la position ou il s’était mis avec Lévise. Ne valait-il pas mieux se découvrir franchement que se cacher si mal ?

Il entrevit les soucis, les embarras ; mais s’arracher si tôt à cette douce inertie où il vivait, se jeter dans des démarches fatigantes, difficiles, rudes, il ne le voulait pas ! Il s’en remit à sa bonne étoile et ferma les yeux paresseusement pour ne point voir en face la nécessité qui s’approchait, nécessité d’expier sa faute, ou de la réparer ou d’en soutenir énergiquement les conséquences. Elle était assez importune, cette voix qui, une fois déjà, avait versé dans son oreille inquiète ces paroles : Tu as séduit cette fille, la voilà attachée à toi, que feras-tu ? L’emmèneras-tu, l’épouseras-tu, la quitteras-tu ? Pour chacune de ces déterminations, il faut un effort énergique ! À quoi bon l’écouter, quand rien de grave encore ne justifiait l’avertissement ! Louis voulut être heureux encore quelque temps. Il avait cru atteindre un bon résultat en suivant sa passion, et maintenant par quelle subite clarté ou quelle fermeté d’esprit aurait-il pu reconnaître qu’il s’était peut-être trompé et que le beau château si laborieusement construit était sapé à la base. Néanmoins un ferment de souci et de vigilance fut déposé dans son cerveau par cette aventure. Il surveilla attentivement Lévise. C’était pour elle qu’il avait à craindre, c’était elle qu’il avait à sauvegarder.

Il sembla bien à Louis que la prospérité faisait un peu perdre la tête à la jeune fille et qu’elle avait une extrême envie d’aller crier la vérité par-dessus les toits tant elle était enorgueillie. La beauté de ses toilettes augmentait tous les jours et elle manifestait quelque dédain pour les paysans. Cependant Louis ne blâmait pas la naïveté et la vivacité des nouvelles impressions de Lévise, elles étaient un charmant spectacle pour lui. Louis ne s’appartenait pas, il appartenait entièrement a la paysanne.

Le jour de la noce d’Euronique arriva. Louis rappela à Lévise qu’il était formellement invité.

— N’y va pas, dit Lévise, restons ensemble !

— Mais, répondit-il, je ne puis m’en dispenser. Ils seraient blessés.

Louis ne demandait pas mieux que de ne pas aller courir à la queue d’une bande de paysans sautant derrière un violon. Néanmoins, par un héroïque effort de raison, il fit sa toilette pour aller à la noce.

— Regarde donc, dit Lévise, cela ne te servira à rien. C’est une mauvaise femme. Elle ne t’en saura pas gré ! Ce n’est pas de ton rang !

Louis s’habillait lentement.

— Je ne voudrais pas que tu y ailles, puisque je n’y vais pas ! continua Lévise. Louis ne combattait contre Lévise que pour l’honneur de sa conscience. Elle vit qu’il cèderait.

— Oh, reprit-elle, tu as raison en effet, il faut y aller !

— Non, dit-il, je reste. J’irai les voir une autre fois.

Elle feignit d’insister et Louis resta.

Dans l’après-midi, ils entendirent de loin le bruit aigre du violon de la noce d’Euronique. Lévise voulut se mettre à la fenêtre pour voir le cortège.

— Grands dieux ! dit Louis en riant, cachons-nous. Ce serait le comble de nos crimes. Ce violon a la voix aigre d’un remords !

La noce passa devant la maison, un des paysans s’en détacha et vint frapper à la porte à coups redoublés.

— On vient me chercher, dit Louis.

— Il ne faut pas répondre, s’écria Lévise.

Le paysan frappa encore, et voyant ses inutiles efforts, alla rejoindre ses compagnons. Louis et Lévise regardèrent avec précaution par un coin du rideau imperceptiblement soulevé s’éloigner la noce. Lévise était triomphante.

Le lendemain, elle entraîna Louis à une autre imprudence. Elle désirait avoir un petit chevreau orné d’un ruban et d’une clochette. Elle supplia Louis de l’accompagner chez une paysanne où elle en avait vu un très-joli qui était à vendre. Il y consentit, éprouvant d’abord un plaisir de vanité et de bravade à traverser avec la jeune fille les rues du village.

Lévise portait le fameux panier aux provisions qui avait toujours paru aux jeunes gens une enseigne aussi affirmative qu’un écriteau sur lequel eussent été écrits ces mots : Ne doutez pas un seul instant que cette paysanne ne soit la servante du monsieur de la petite maison. Mais quoiqu’elle portât ce panier qui était démesuré, la jeune fille n’avait certes pas l’air d’une servante. Il y avait de la soie, de la dentelle, une élégance de fête dans son costume, de la fierté dans son allure et sur son visage.

Louis se trouva bientôt mécontent. On les regardait avec des mines ébahies et les enfants ne reconnaissaient plus la Lévise pauvre d’autrefois. Louis sentit la critique aiguë des regards qui les suivaient. Il entendit quelques paroles maussades et désagréables. Mais il ne pouvait plus reculer. Il se mit au même pas que Lévise, et, ne tournant la tête ni à droite ni à gauche pour éviter les yeux ironiques et malveillants, il parla très-haut de façon que ses paroles, si on les entendait, établissent bien qu’elles s’adressaient de maître à servante. Lévise faisait de petits signes de tête aux gens de connaissance, ne s’apercevant pas dans sa gloire que la plupart n’y répondaient pas ! Chez la femme au chevreau, Lévise dit en entrant :

— Voyez, monsieur, voilà le joli petit chevreau !

Louis trouva que le mot monsieur avait un son singulier dans le gosier de la jeune fille : il eût dit que des pointes accrochaient les dents de Lévise et les faisaient grincer. Sa gêne augmenta, le dégoût de ces apparences maladroitement soutenues lui monta au cœur. Un sentiment poignant de ridicule et de honte lui imprima le besoin nerveux, maladif, violent, de rire. Ne sachant comment le dissimuler, il se baissa brusquement vers la tête du chevreau comme pour jouer et s’écria lâchant l’éclat de rire irrésistible : Qu’il est drôle ! qu’il est drôle !

La paysanne resta stupéfaite, Lévise rougit. Louis se maîtrisant, se releva, mais n’eut que la force de dire à Lévise : Eh bien ! achetez-le et ramenez-le. Sa voix avait perdu l’habitude de parler de la sorte, il avait failli s’écrier : Eh ! fais comme tu voudras ! Il ne comprenait pas comment il avait eu la puissance de s’en empêcher ! Et aussitôt il se sauva, n’ayant pas le courage de revenir avec Lévise.

Un quart-d’heure après, la jeune fille arriva traînant au bout d’une corde le chevreau qui se débattait et, arcbouté sur ses quatre pattes, résistait à la corde tant qu’il pouvait et n’avançait qu’en glissant de force.

Lévise était fort en colère, et elle attira violemment la petite bête à l’intérieur de la maison. Louis essaya de détourner le conflit par la gaîté.

— Ah ! ah ! dit-il en souriant, le petit chevreau n’est pas disposé à te faire la cour.

Immédiatement elle se fâcha.

— Tu as eu honte de moi ? demanda-t-elle, qu’est-ce qui t’a pris ? Tu es devenu fou ?

Louis ne pouvait s’expliquer franchement, ni par conséquent l’apaiser. Tandis qu’il cherchait comment s’en tirer, elle continuait : Comme c’est bien de rire au nez des gens et de me laisser toute sotte !

— Mais, répondit Louis, ce qui m’a fait rire, c’est que nous nous disions vous et monsieur, et puis le panier, le grand panier !

— Eh bien ce n’est pas habile pour quelqu’un qui veut tant faire le prudent !

— Ah, reprit Louis, le mal n’est pas très-grave. Maintenant tu as ton chevreau. N’y pensons plus !

— Non, je n’en veux plus du chevreau, je vais le rendre. Je suis trop simple, c’est toujours sur moi que les mauvaises choses tomberont dans le pays ! dit Lévise d’un air attristé autant qu’irrité.

Ce dépit causa un vif chagrin à Louis, et lui inspira une tendre pitié.

— Allons, s’écria-t-il, viens voir ton chevreau, nous allons l’apprivoiser. Il est mécontent, lui aussi, que je lui aie ri au nez !

Il l’emmena gaîment dans le petit pré et Lévise ne pensa bientôt plus à ce qui s’était passé.

Fort peu de temps après, Louis reçut une nouvelle visite du capitaine Pasteur qui lui demanda mystérieusement un entretien.

— Le beau Guillaume est arrivé, défiez-vous-en, lui dit le capitaine Pasteur, c’est un méchant drôle.

Dans la même journée également un mendiant à demi-fou auquel Louis faisait souvent l’aumône vint au jeune homme et lui dit comme un secret terrible : Le beau Guillaume est ici !




CHAPITRE VII


les gens de sang et de lymphe


Il était en effet revenu depuis la veille, ce beau Guillaume dont on avait tant parlé à Louis.

Guillaume, qui s’appelait Bouchard, avait été le grand camarade d’enfance des Hillegrin. Son père était un bûcheron qui avait toujours vécu isolé et lui avait légué une humeur farouche et désordonnée. Une commune pauvreté rapprocha Guillaume enfant des petits Hillegrin qui, restés de bonne heure sans parents et secourus maigrement par la tante que Louis avait vu enterrer, vivaient en petits mendiants. Guillaume courait avec eux pieds nus sur la route après les voitures qui traversaient le pays. Les trois enfants passaient leur temps à travers champs et sous les bois. Les deux garçons s’habituèrent à la chasse en grandissant. Guillaume, dès l’âge de douze ans braconna avec un vieux fusil que conservait son père ; Volusien se borna longtemps à confectionner des pièges, des collets jusqu’à ce qu’il trouvât moyen de se procurer à son tour un fusil. Ils étaient toujours en bataille avec les autres petits paysans, et, excités par les mots voleurs et mendiants qu’on ne leur épargnait pas, ils allaient à la bataille avec rage. Ces combats, la vie en plein air ne contribuèrent pas moins que le tempérament à en faire des êtres robustes, sauvages, d’une force redoutable qui les rendit la terreur de Mangues.

Pendant l’enfance, Lévise et Guillaume avaient été assez bons amis. La petite fille allait souvent porter à manger au petit garçon sous les bois. Un peu plus tard, il lui déplut, elle le trouvait brutal, méchant. Néanmoins comme elle était forcée de vivre avec eux en dehors du village où elle partageait l’inimitié et la répulsion que s’étaient attirées les deux jeunes braconniers, Guillaume disait souvent en riant qu’elle serait sa femme. Il finit, quand il eut dix-neuf ou vingt ans, par s’en expliquer sérieusement avec Volusien, qui répondit que la chose était toute naturelle. Ils en parlèrent aussi un jour à Lévise. Elle répliqua qu’on avait bien le temps d’y songer, ce qui ne parut pas être un refus aux deux paysans. Néanmoins, depuis ce moment-là, Lévise se préoccupa de trouver de l’ouvrage dans le village, pour se séparer d’eux. Ses efforts ne réussirent pas beaucoup. Guillaume lui demanda encore une fois de se déclarer nettement. Elle lui dit qu’elle ne l’épouserait pas. Il y eut une scène violente. Sur ces entrefaites, Guillaume, ayant maltraité un paysan dans une querelle de cabaret, avait reçu du maire l’ordre de quitter la commune pendant plusieurs mois, s’il ne voulait pas être puni plus sévèrement. C’est pendant cette absence que Louis était venu s’installer à Mangues et s’était épris de Lévise.

Dés qu’il eut remis le pied sur le sol de la commune, le beau Guillaume se dirigea chez Volusien qui lui donnait asile lorsqu’il ne s’abritait pas dans la cabane délabrée que lui avait laissée le bûcheron sous le bois.

Le beau Guillaume était moins grand que Volusien, mais d’un aspect plus vigoureux encore. L’idée d’un taureau venait à la vue de ses énormes épaules, de son cou court et de sa nuque musculeuse. Il n’avait ni barbe, ni moustaches. Sa peau était presque rose malgré le halo, et de grands yeux bleus superbes donnaient à sa figure un air de franchise, un air ouvert et agréable qui lui avait valu son surnom de Beau ; mais cet air de franchise indiquait en lui seulement la violence des instincts et nullement la loyauté et la bonté comme semblent le porter les figures à œil bleu, les têtes blondes rosées par un sang abondant et vif.

Du reste Volusien et Guillaume s’aimaient d’autant plus étroitement qu’il leur était impossible d’avoir d’autres amis.

Volusien poussa une grande exclamation en voyant Guillaume. Ils s’embrassèrent.

Le beau Guillaume raconta sa vie pendant son bannissement de quatre mois. Le maire de Mangues l’avait uniquement envoyé braconner dans les communes voisines, et le braconnier s’y étant aussi à la fin trouvé menacé de mauvaises affaires avait pris le parti de revenir chercher refuge à Mangues, où il se jugeait après tout plus en sûreté.

— Et Lévise, ou est-elle ? demanda-t-il quand il eut terminé le récit de ses aventures.

— Elle est en « condition », dit Volusien d’une façon insouciante.

— Ah ! et où ? à Mangues ? reprit le beau Guillaume étonné que Lévise eût pu trouver à se placer dans le village, car il connaissait les dispositions des gens du pays.

— Oui ici, répliqua Volusien à qui il répugnait d’entrer en beaucoup d’explications. Il essaya de ramener Guillaume à la question de ses voyages. Mais celui-ci ajouta :

— Chez qui ?

— Chez un monsieur !

— Quel monsieur ? je n’en vois guère dans le pays, insista Guillaume.

— Un monsieur des environs ! répondit Volusien, se faisant arracher ses paroles une à une, comme si le sujet l’intéressait fort peu.

— J’ai parlé assez longtemps, dit vivement Guillaume, tu peux bien me conter des nouvelles à ton tour. Quel monsieur des environs ? Tu me dis que Lévise est en place à Mangues.

— Un monsieur qui est depuis peu ici.

— Vieux, jeune ?

— Non, pas vieux.

— Ah ! dit Guillaume redressant la tête à ce mot, est-ce qu’elle reviendra ce soir ? je la verrai !

— Non, elle est à demeure là-bas !

— Quel âge a-t-il, son maître ? demanda Guillaume en fronçant le sourcil.

— Je ne sais pas, il est jeune !

— Est-ce qu’il a une famille ?

— Non, je crois qu’il est seul !

— Et tu as laissé Lévise entrer là ! s’écria Guillaume surpris, inquiet, irrité.

— Elle l’a voulu. Elle y est bien !

— Il y a longtemps ? demanda Guillaume avec plus de rudesse.

— Non, une dizaine, une quinzaine de jours !

Guillaume jura.

— Il y a quelque chose là-dessous ! dit-il avec colère. Si j’avais été là, je parie bien qu’elle ne serait pas entrée en place !

— Elle est libre ! dit Volusien avec humeur. L’attitude de Guillaume était un blâme pour lui, il le comprenait.

— Elle est libre ! on verra bien ! gronda le beau Guillaume. Est-ce que tu la vois ? continua-t-il.

— Non, je n’y suis pas encore allé, mais je dois y aller.

— Nous irons ensemble ! dit le beau Guillame d’un ton menaçant. Enfin qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-il tout à coup avec un éclat de voix. S’est-on moqué de toi ? t’a-t-on payé ?

Volusien rougit et répliqua brutalement :

— À la fin, ça ne me regarde pas. Qu’elle aille au diable si elle veut ! Il était assis, il baissa la tête vers le sol en mordillant ses lèvres. L’embarras où le mettait le retour de Guillaume était visible.

— On croit que je ne vois pas clair, reprit Guillaume d’un ton violent ; on a profité de ce que j’étais parti. Il y a longtemps que je me défiais du tour. Tu me le montreras, l’homme !

— Je te dis, s’écria Volusien avec un emportement suscité par l’ennui d’être en accusation, je n’ai pas le temps de la garder. Eh puis ! quoi de mal ? Elle est en place, elle a un bon gage, eh bien ! après ?

L’irritation même de Volusien provenait du doute, ou plutôt de la certitude qu’il avait que Guillaume ne devinait que trop bien la vérité.

Ils se regardèrent tous deux un moment avec des yeux ennemis comme s’ils allaient se jeter l’un sur l’autre. Ils n’en étaient pas à ce point de haine. Ils se calmèrent, se rappelant qu’ils étaient des camarades.

— Eh bien, après ! dit Guillaume avec moins de menace, tu savais que Lévise est pour moi ! Il y a qu’elle t’a trompé ou que tu as fait une lâcheté. Il faut que tu t’expliques. Tu le sais, je n’ai pas le caractère si doux que toi. Ça se tirera au clair. Si tu ne m’as pas gardé ta sœur, qui vivra verra.

— On peut se tromper, il faut voir, dit Volusien qui aurait voulu pouvoir se défendre plus carrément contre son compagnon.

— Parbleu ! s’écria l’autre, c’est ce que je veux. Où demeure-t-elle, nous irons. Voyons, pas d’ambages, qu’est-ce que c’est que cet homme ? Va tout droit.

— C’est un petit homme, tout maigre tout chétif, un bourgeois de la ville.

— Il a de l’argent, tu t’en es fait donner.

Volusien jura à son tour, profondément humilié et furieux de ne pouvoir parer facilement les soupçons de son ami.

— Est-ce que j’ai pensé à tout ça ! dit-il, est-ce que tu reviens pour me corner aux oreilles que je suis un coquin et que je t’ai trahi ! J’ai vu qu’elle trouvait son pain, je n’ai pas vu plus loin ! va au diable !

Devant Guillaume, Volusien profita de l’explication toute naturelle qui était donnée à sa conduite, c’était que sa bonne foi avait été surprise. Le désir de se justifier aux yeux de son violent compagnon, qui l’avait toujours dominé, lui donna même la conviction qu’il n’avait nullement favorisé l’installation de sa sœur chez Louis. Et il se persuada en outre que s’il ne l’avait pas empêchée, c’est qu’il n’y avait rien vu de mal. Obligé de passer pour un traître ou un imbécile dans l’esprit de Guillaume, il préférait paraître à toute extrémité un imbécile. Mais l’amour-propre fit qu’il essaya encore de soutenir Lévise et de prétendre que sa position était toute simple. Il ne cédait ordinairement à l’influence de Guillaume qu’après une certaine résistance.

— Tu tombes ici sans rien savoir, reprit-il plus tranquillement, et au premier mot tu brises tout. Lévise est en place ! eh bien ! nous avions parlé souvent de l’y mettre. On n’a pas toujours le choix quand l’occasion se présente.

— Bon, interrompit Guillaume, de ce que je ne crie plus, il ne faut pas croire que j’en suis plus content. Je te dis que je veux éclaircir tout cela. Et tu viendras avec moi. La première chose à faire, c’est de parler à Lévise, ajouta-t-il, impérieux.

— Eh bien ! oui, j’irai ! dit Volusien affectant de lever les épaules.

— Aujourd’hui !

— Oui, aujourd’hui ! mais pas de méchante affaire ! nous en avons eu assez sur le dos.

— Toi ! tu ne m’as pas l’air bien sur dans ta peau ! reprit Guillaume en le regardant avec attention ; que l’affaire soit méchante ou bonne, il faudra que tu marches avec moi, si tu as un peu de sang dans les veines ! Tu m’entends bien, tu m’as dit qu’elle avait trouvé son pain, il s’agit de savoir si tu peux en manger, de ce pain-là.

— Eh ! tonnerre… dit Volusien, je saurai bien ce que j’ai à faire, mais si tu es à moitié fou, je te promets que je ne lèverai pas le petit doigt pour que Lévise se marie avec toi.

— Moi, ou pas d’autre ! s’écria le braconnier avec force. Viens-nous-en au petit cabaret de la Bossemartin, j’ai faim. Ensuite on ira trouver Lévise. Si elle est innocente, tant mieux.

Le droit que le beau Guillaume s’arrogeait sur Lévise semblait à Volusien une atteinte portée au sien propre, et il était plus disposé à prendre le parti de sa sœur que celui de son camarade. Il se demandait en marchant vers le cabaret de la Bossemartin situé assez loin de Mangues, à l’entrée des bois, s’il ne ferait pas bien d’aller prévenir sa sœur de l’arrivée de Guillaume et des intentions de celui-ci. Il craignait, ne pouvant se faire au fond d’illusion sur la situation de Lévise chez Louis, une aventure fâcheuse. Il était apathique et avait toujours été entraîné dans les rixes par Guillaume.

Le cabaret réunissait les gens qui vivaient des bois, braconniers, bûcherons, charretiers, puis généralement tous les mauvais garnements du pays, les ivrognes, les débauchés, les mendiants, ce qui, dans une petite commune comme Mangues, ne constituait pas d’ailleurs un public considérable, si ce n’est le dimanche.

Le maire eût supprimé ce cabaret sans l’avis de gens qui lui représentèrent qu’il y avait avantage à le laisser ouvert, attendu qu’il délivrait le village des gens turbulents, les concentrait dans un lieu écarté où ils ne battaient et n’injuriaient que leurs pareils et faisaient leur scandale et leur tapage en famille.

Quand Volusien et Guillaume arrivèrent à la Bossemartin, il s’y trouvait quatre autres paysans. L’un de ceux-ci, nommé Bagot, énorme gaillard trapu, était le seul homme du village qui eût une réputation de force égale à celle des deux braconniers, le seul qui ne les craignît pas. Au contraire, il leur avait cherché plus d’une fois querelle. Il passait pour être presque aussi beau que Guillaume. C’était un assez riche vigneron, et un terrible séducteur de filles. Il battait les pères ou les frères qui réclamaient, et si, à cause de ses vignes il était un peu plus considéré, il n’était pas plus aimé ni moins redouté que les braconniers. Le cercle de ses exploits d’amour avait été tellement agrandi par la légende locale que, dès qu’il lançait une plaisanterie contre quelqu’un, et la chose arrivait fréquemment parce qu’il était gouailleur et provocateur, on prétendait que Bagot avait passé par la maison de l’individu qu’il raillait. C’était une honte et une mauvaise marque quand on était plaisanté par le terrible Bagot.

En voyant entrer Volusien et Guillaume, Bagot dit :

— Tiens, voila les massacreurs de lapins !

Les braconniers ne répondirent pas et s’installèrent à la table la plus éloignée de celle de Bagot.

Guillaume avait repris le sujet qui le tourmentait, et, bien qu’il parlât à voix basse, quelques mots dits plus haut ou sur un ton irrité montrèrent aux hôtes du cabaret ce dont il s’agissait entre les deux amis.

— Ah ! dit à un moment Guillaume d’une voix rauque qui alla en éclatant, j’aimerais peut-être mieux que Lévise se soit laissée aller avec Bagot que de la voir enjôlée par l’homme de la ville.

Bagot ricana, Guillaume tourna vivement la tête, mais Volusien le détourna de s’occuper du paysan en lui demandant avec surprise : — Qu’y aurait-il de préférable ?

— Eh bien ! reprit Guillaume, les messieurs avec leur argent et leurs redingotes n’ont qu’à se montrer et ils nous enlèvent les filles qui sont à nous. Ils ont tout… tout ! Mais ça se paiera ! ajouta-t-il plus bas.

À cet instant, Cardonchas et Mâcheron entrèrent. Depuis le mariage, non-seulement Euronique avait interdit toute réunion à boire ou à brailler, comme elle disait, mais elle avait pourchassé Cardonchas et Mâcheron jusque dans les cabarets vertueux de Mangues. De sorte que l’archéologue se hasardait à venir à la Bossemartin pour échapper aux poursuites de sa femme.

Bagot, qui saluait tous les arrivants, par des gouailleries, s’écria à la vue des nouveaux venus : Eh ! Cardonchas, est-ce vrai qu’on t’a fait marier avec Euronique parce qu’on aimait mieux la Hillegrin pour bassiner le lit, là-bas, chez le petit monsieur ?

Cardonchas et Mâcheron filèrent tête basse et sans souffler mot, mais Guillaume s’était levé avec une telle violence que sa chaise et la table où il était avec Volusien roulèrent à terre en même temps que les verres et le broc d’étain. Cette culbute fut si vive, que Guillaume était déjà devant Bagot avant que Volusien eût songé à se lever. Bagot, en voyant la face contractée et l’œil furieux du braconnier, recula et fut debout en un instant. Bagot avait l’air résolu à quelque coup de tête, il ricana de nouveau.

— Qu’est-ce que tu as dit ? cria Guillaume dont la voix retentit comme un mugissement dans la salle.

— Bagot, voyons, la paix ! s’écria un paysan d’un ton de supplication.

Une autre voix, aiguë, stridente, celle du cabaretier, horrible petit vieux à tête astucieuse, lança immédiatement ces mots : — Pas de bataille ! on arrête maintenant ici. Allez au bois !

Mais déjà, pendant que ces cris se croisaient, Guillaume, portant sa figure enflammée de rage sous celle de Bagot, avait repris : — Qu’est-ce que tu as dit ? répète-le donc !

— J’ai dit qu’on avait fait une jolie chanson pendant ton absence. Tiens, écoute ! — Il se mit à chanter : La Hillegrin, fait cuire son pain, à z’un nouveau pétrin, à z’un pétrin de la ville !

La main de Guillaume se leva et s’abattit formidable sur la joue du paysan ! Canaille ! hurla Bagot. Volusien se jeta entre eux et les écarta violemment. Mais Guillaume le bouscula et le fit trébucher sur une table. Bagot de son côté se débarrassa de deux de ses amis qui voulurent le retenir. Et les deux adversaires se tombèrent dessus comme deux taureaux. En un clin d’œil, tout fut renversé avec un bruit épouvantable. Vingt exclamations s’élevèrent : La paix ! la paix ! séparez-les, Guillaume a raison, Bagot a tort, ils vont s’écharper ! Les deux combattants, ivres, fous, ne disaient rien, mais poussaient des cris étouffés, cris de fureur rauques ; leurs trépignements, les chocs qu’ils donnaient aux tables renversées, faisaient plus de tapage que le tumulte des voix.

— Mais je vous dis qu’on va vous arrêter tous ! hurlait toujours le cabaretier, tapi derrière son comptoir !

Les premiers moments de la lutte, l’espèce de tourbillon où roulèrent un instant Bagot, Guillaume, et avec eux les assistants, causèrent d’abord à ceux-ci la stupeur ordinaire. Tout le monde pensait à interrompre la bataille et personne ne bougeait. Au milieu du bouleversement, Bagot et Guillaume trébuchèrent et roulèrent ensemble à terre sans se lâcher, Volusien se précipita vers eux, saisit Bagot à bras-le-corps et s’efforça de l’enlever, tandis que trois des paysans tâchaient de se rendre maîtres de Guillaume. On ne parvint à leur faire lâcher prise qu’en les traînant à terre, chacun vers un coin opposé de la salle. Mais à peine relevés, brillants de sueur, haletants, les yeux hors de la tête, les joues ensanglantées, Bagot saisit un broc et, criant gare, le lança de toute la raideur de son énorme bras à la tête de Guillaume ! — Ah ! tu en veux encore, rugit le braconnier, qui évita le coup et revint se jeter à corps perdu sur le paysan. Le choc fut si rude qu’on entendit Bagot se heurter à la muraille, comme si on y avait donné un coup de merlin. Les autres sautèrent de nouveau sur eux pour les arracher à cette lutte acharnée. La mêlée fut générale : un seul groupe de bras, de jambes, de torses, de têtes qui se baissaient au milieu d’une poussière épaisse et d’un bruit effroyable, roula encore un instant de tous côtés à travers la salle. Enfin on sépara Guillaume et Bagot. Ce dernier avait la tête fendue d’un coup de broc que Guillaume lui avait asséné.

Le braconnier avait le front et les lèvres déchirés. Profitant de leur fatigue, on les fit asseoir. Volusien et Mâcheron gardèrent Guillaume, tandis que le reste des assistants entouraient Bagot auquel on appliqua une serviette mouillée sur le crâne !

Quoiqu’ils pussent à peine parler tous deux, tant leur respiration était précipitée, Guillaume dit : Ça recommencera demain ! et chaque fois que je le rencontrerai ! Bagot riposta : Le voilà revenu, ce brûleur de poudre ! il ne nous assommera pas tous !

Le cabaretier intervint alors avec son glapissement :

— Taisez-vous ! vous êtes des brigands, vous avez tout cassé. Mais, pour l’amour de Dieu, n’allez pas vous vanter de ça. On fermerait la boutique et nous irions tous en prison !

Il donna à boire aux deux adversaires, et Mâcheron voulut prêcher à son tour : — C’est triste, dit-il, de voir des hommes, des frères, se déchirer…

— Frères ! c’est possible ; mais pas cousins ! interrompit Bagot, qui avait conservé la force de railler.

Un éclat de rire presque général scella une trêve décisive.

— Allons-nous-en, dit Volusien à Guillaume, voilà encore une journée qui pourrait te coûter cher.

— Tu es une brute ! répondit Guillaume en se levant brusquement. Sur le seuil de la porte, il se retourna et étendit le bras d’un air menaçant vers Bagot : — Tu sais, Bagot, dit-il, à la prochaine fois, je ne te fendrai pas la tête qu’à moitié.

— Oh ! on me la recolle exprès, répliqua le blessé, ça la durcira, tu pourras cogner, je jouerai un peu mieux. En attendant, tu n’es plus beau !

Les deux braconniers sortirent. Aussitôt Volusien se dirigea du côté des bois.

— Où vas-tu donc ? demanda Guillaume avec colère.

— Eh ! sacrebleu, dit Volusien, il faut de la prudence. Ne veux-tu pas aller te montrer avec une figure arrangée de la sorte. Tu arrives, c’est pour te battre. Bagot est un sournois, tu auras quelque plat de son métier. Viens sous bois, nous chasserons un peu. Il ne faut pas songer à entrer à Mangues en plein jour.

Volusien pensait toujours a gagner du temps. La bataille qui venait d’avoir lieu le poussait encore plus à avertir Lévise. Il ne désirait pas avoir maille à partir avec les autorités et les gens « puissants ». Comme braconnier, il était plus rusé que Guillaume, et ne se laissait jamais prendre en faute. Il eût presque souhaité que ce fût son ami, et non Bagot, qui eût eu la tête fendue dans la bagarre.

Guillaume marcha silencieux, sombre, à côté de lui pendant quelques instants. Puis tout à coup il s’arrêta et dit :

— Es-tu sûr de la chose, maintenant, couard que tu es ? As-tu assez bien avalé la chanson ? Et tu n’as rien dit, tu ne dis rien. Alors c’est que ça te convient. Les gamins viendront te tirer par ta blouse en te chantant les belles choses qu’a faites ta sœur ! Tu étais un braconnier, bon, ça n’est pas déshonorant ; on se bat, ça prouve qu’il faut avoir du poil ! mais maintenant qu’est-ce que tu es ?…

— Sacrebleu ! cria Volusien, plus blessé que s’il avait reçu un coup de fusil, c’est bon ! le premier qui dira quelque chose, je l’étrangle ; mais je ne veux pas qu’il arrive de mal à Lévise.

— Parbleu, reprit Guillaume avec un rire insultant, tu t’es procuré des rentes !

— Guillaume ! cria Volusien hors de lui.

Mais le braconnier le regardait froidement et avec un tel mépris que Volusien en fut frappé et qu’il sentit invinciblement qu’il tombait trop bas dans l’estime de son ami. Il fut dominé par la conviction qui faisait de Guillaume une barre de fer. Il réfléchit, se troubla, vit la honte, l’insulte, la raillerie s’attacher à lui. Il souffrit autant que les gens de muscles peuvent souffrir moralement, et soudain Lévise, qui lui attirait ces humiliations, ces douleurs, lui parut exécrable et digne de châtiment. La chanson de Bagot, ses injures, le tableau que lui avait fait Guillaume du mépris même des enfants, le cri universel de lâcheté et d’infamie que son ami évoquait contre lui, l’enveloppèrent, éclatèrent à ses oreilles, à ses regards, et, bouleversé jusque dans les plus profondes racines de l’amour-propre, il vit, comme Guillaume, en Louis et en Lévise des êtres dont il fallait se venger.

— Écoute, Guillaume, reprit-il d’une voix sourde et les yeux baissés vers la terre, tu peux avoir raison ; eh bien ! aussi vrai que j’aime ma tranquillité, nous ne serons pas la fable de tout ce monde-là. Si ce que tu crois est vrai, eh bien, comme tu l’as dit, ça se paiera.

— À la bonne heure ! dit Guillaume, ça te regarde autant que moi !

Volusien réfléchissait depuis quelques secondes, en raidissant toutes les forces de sa lourde cervelle. Le travail d’esprit qu’il accomplissait était immense. Sous l’effort, ses pieds broyaient avec agitation de menues branches d’arbres. — Seulement, ajouta-t-il, il me vient une idée : Je ne veux pas marcher comme un fou. Je veux aller jusqu’au bout. Si Lévise a fait ce qu’ils disent, il faudra qu’il l’épouse ou bien l’on agira.

Guillaume fit un mouvement.

— Qu’il l’épouse ! dit-il d’une voix singulière.

— Eh bien ! qu’as-tu à dire ?

— Bien ! répliqua Guillaume, qui ne pouvait en effet protester, mais à qui cette issue nouvelle déplaisait fortement. Est-ce qu’il l’épousera ? continua-t-il en haussant les épaules.

— Alors, on agira ! répliqua Volusien en sifflotant un air aigu et précipité. En attendant, il faut y aller prudemment. Nous n’avons pas les coudes libres ici, il faut mettre le bon droit de notre côté, sans quoi l’on nous balaierait d’ici. Le petit bourgeois a le bras plus long que nous. Moi aussi, j’aimerais mieux avoir affaire à Bagot.

— Voilà bien des paroles ! Tu t’entends à marcher lentement. Où veux-tu en venir ?

— Nous allons attendre trois ou quatre jours que ta figure soit guérie ! dit Volusien, qui ne pouvait cependant se décider rapidement.

— Qu’est-ce que ça fait, ma figure ? interrompit rudement Guillaume.

— Ça fait que si Bagot a parlé et que tu la montres, tu seras pris !

— Eh bien, nous pouvons aller le soir chez Lévise !

— Oui, le soir ! mais si tu fais le méchant, le petit bourgeois parlera comme Bagot, et on te fera encore partir.

— Je partirai en leur disant adieu !

— Toi, tu vois pour toi ! moi, je vois pour moi ! Si je peux arranger l’affaire pour Lévise, c’est tout ce qu’il me faut. Tu ne peux pas demander plus.

— Et tu iras lui dire qu’il se marie avec Lévise ?

— Oui !

— Ce n’est pas la peine de te déranger.

— Eh bien, on cassera la tête à quelqu’un !

— C’est par là qu’il faut commencer.

— Non, dit Volusien ! j’irai voir Lévise dans la journée !

— J’y vais avec toi !

— Tu te méfies donc de moi !

— Non, mais tu es trop facile à te payer de bonnes raisons.

Quelle que fût l’excitation de Volusien, l’idée de s’attaquer ouvertement au bourgeois l’intimidait d’une certaine façon ou, au moins, le troublait. Il n’avait jamais eu l’habitude de s’occuper de sa sœur. Seul, il eût fermé les yeux, et il éprouvait de la colère contre son compagnon qui l’aiguillonnait sans cesse.

— Allons, reprit Guillaume, ce maudit Bagot m’a fendu la lèvre et fait un trou au front ; je veux bien te donner le temps qu’il me faudra pour que ça se ferme. Tu as beau faire, tu n’iras jamais de l’avant. Mais si, quand je serai guéri, tu ne commences pas, je me passerai de toi !

Volusien eut du plaisir à recevoir ce délai, et il emmena Guillaume à la cabane du bûcheron pour y faire un pansement à ses blessures. Ensuite ils prirent dans une cachette qu’ils s’étaient ménagée dans le bois, leurs fusils et leurs engins, et chassèrent.

Vers l’heure du dîner, la fièvre s’empara de Guillaume. Il proposa d’aller se reposer au cabaret. Le cabaretier tenta de les dégoûter de nouvelles querelles en leur faisant peur.

— Ah ! brigands, dit-il amicalement, vous ferez mieux d’aller chez vous. Bagot s’est plaint, et on va envoyer des rondes ici tous les jours, à partir de ce soir.

Les braconniers se retirèrent à la cabane, où ils passèrent la nuit.

La bataille à la Bossemartin avait eu trop de témoins pour n’être pas connue trois heures après de tout le village, sans que Bagot se fût plaint. C’est ainsi qu’on avait su le retour du beau Guillaume.

Heureusement pour celui-ci, le maire détestait Bagot. On se borna à envoyer le soir deux gendarmes passer devant le cabaret où tout le monde se tint coi ; mais les braconniers ne furent pas recherchés. Volusien persuada même à Guillaume de se cacher, ce qu’il obtint, la volonté de celui-ci étant détendue par la fièvre, qui dura trois ou quatre jours. Ils couchaient la nuit dans un ancien trou à charbon qu’ils avaient transformé en magasin souterrain, et dissimulé avec une adresse de sauvages.




CHAPITRE VIII


nerfs


Louis, en même temps que la nouvelle de l’arrivée du beau Guillaume, reçut une lettre de sa famille. Sous des paroles froides, on était visiblement inquiet de ce qu’il n’avait pas donné signe de vie depuis son départ, on lui demandait combien de temps durerait son absence, s’il ne reviendrait pas bientôt, et pour la première fois peut-être de sa vie, on lui parlait de son oisiveté, on lui disait qu’il devrait songer à embrasser une carrière active. Un ancien ami de son père, fonctionnaire important, était venu passer quelques jours dans la famille ; on avait parlé de Louis, et cette personne avait fortement conseillé, proposant son appui, de lancer le jeune homme vers la diplomatie ou la haute administration, d’en faire un conseiller de préfecture ou de l’attacher à un consulat. Il s’était même offert à le prendre dans son cabinet particulier.

Cette lettre parut dans les circonstances présentes inopportune à Louis. Il la rejeta avec impatience en se disant : — Ai-je le temps d’y répondre ? D’ailleurs, s’en occuper, c’était une sorte de trahison envers Lévise !

Le retour du braconnier avait cependant dégrisé Louis, c’est-à-dire avait fait disparaître l’éclat des journées d’exaltation amoureuse, en rendant au jeune homme l’inquiétude et le sang-froid. Louis n’était pas fâché d’un autre côté. Il gardait une jalousie et un sentiment de rivalité très-vifs contre l’homme qu’avait dû épouser Lévise. Il avait beau se dire dédaigneusement : — Que m’importe ce paysan ! il avait des impatiences de le voir, de le connaître. La pensée d’une guerre sourde ou déclarée avec ce braconnier dangereux le séduisait et lui faisait désirer d’essayer son énergie. C’était une nouveauté curieuse, tentante, indépendamment de l’animosité qu’il ressentait contre cet être inconnu. Des idées singulières, hardies, lui passaient par la tête. Il voulait aller trouver Guillaume et lui demander des explications. Mentalement il le traitait avec hauteur, il se battait avec lui et triomphait, puis rapportait sa victoire aux pieds de Lévise, comme une dépouille opime. D’autres fois il était anxieux, se demandait si les braconniers ne tendraient pas des embûches à lui et à Lévise. Il avait peur pour celle-ci, il la voyait seule victime, broyée entre la colère des paysans et la situation sans ressources où lui-même l’avait fait tomber. Il se demandait alors s’il était bien taillé en défenseur vis-à-vis des deux paysans herculéens. Comme il avait mauvaise opinion de ceux-ci, il pensait aussi qu’ils ne bougeraient pas, ne réclameraient rien. Il s’imaginait encore qu’ils viendraient peut-être acheter la paix à prix d’argent.

Il se décida donc à les laisser venir, s’ils devaient venir, et à se tenir constamment sur ses gardes. D’un autre côté, il s’ingénia à empêcher le plus possible Lévise de sortir, de s’écarter de la maison, sans cependant la troubler elle-même par l’aveu des inquiétudes et des précautions qu’il prenait pour elle.

Lévise continuait à être gaie, heureuse, à se laisser aller aux joies de sa nouvelle vie.

Mais tout à coup, Louis la vit devenir préoccupée. Avait-elle appris le retour du beau Guillaume ? Il hésitait à la questionner et se tourmentait lorsqu’un jour Lévise sortit et disparut durant près de deux heures.

Chaque fois qu’elle sortait, il l’avait priée de l’en prévenir, et se mettait en faction soit à la fenêtre, soit près de la porte pour accourir s’il arrivait quelque chose. Il avait toujours en tête le beau Guillaume entraînant Lévise, la lui ravissant.

Cette fois, il perdit un peu l’esprit et se figura, à cette longue absence de la jeune fille que c’en était fait et qu’elle était tombée entre les mains de Volusien et de Guillaume dans quelque guet-apens. Il mit dans sa poche des pistolets qu’il avait, et il allait courir partout à sa recherche, décidé à une bataille. Il se sentait plein de rage folle à la pensée qu’on eût touché un seul cheveu de la tête de Lévise.

Mais elle rentra à ce moment même, le visage troublé.

— Que t’a-t-on fait, ma pauvre enfant ? s’écria Louis.

— C’est mon frère qui ne vient pas ! dit-elle avec irritation. Il me l’avait promis pourtant. Je viens d’aller chez lui et il n’y est pas ! Oh ! c’est bien vrai qu’il n’y a que toi qui sois bon et qui m’aimes ! ajouta-t-elle.

Louis fut soulagé ; puis, en songeant qu’elle était allée se jeter dans la gueule du loup sans le savoir, il fut en proie à un nouveau trouble.

— Qu’as-tu besoin d’aller chez ton frère ? répondit-il, As-tu encore envie qu’il te batte ? Laisse-le venir, si l’envie lui en prend. Et s’il ne vient pas, ne t’en étonne pas. Il a bien autre chose à faire !

Malgré sa volonté de dissimuler, Louis était ennuyé, pris de malaise. Il eût voulu que les braconniers se montrassent, vinssent déclarer s’ils étaient ennemis ou non. Pourquoi donc était-on venu le prévenir ? La menace suspendue sur sa tête lui faisait l’effet d’une insulte. Il pressentait quelque aventure grave. Et puis où, de quelle manière vivrait-il avec Lévise, dans l’avenir. Il se voyait enfermé entre des impossibilités de toute sorte. Malgré lui, il se montrait pour la première fois un peu distrait au discours et aux jeux de Lévise, elle pensa qu’il l’aimait moins tandis qu’il l’aimait, au contraire, plus que jamais, et elle lui dit une fois, presque en larmes :

— Est-ce que je t’ennuie ?

Il eut beaucoup de peine à retrouver la liberté d’esprit et le calme nécessaires pour la rassurer. Cependant si préoccupé qu’il fût, il se trouva ridicule de se créer des fantômes et se remit à admirer, avec une bienveillante critique soigneusement ensevelie au fond de lui-même, d’ailleurs, les naïfs défauts de Lévise, qui était pleine d’amour-propre, de coquetterie, de mobilité et de maladresse amusante dans la tenue et le gouvernement de la maison. Elle dépensait l’argent à tort et à travers, en perdait dans la rue, et boudait ou se fâchait à la moindre plaisanterie à ce sujet. Elle voulut apprendre à lire, essaya pendant une demi-heure, se découragea et pleura, puis n’en parla plus.

Lévise, supposant Louis un peu refroidi, et ne sachant à quoi attribuer ce changement, trouva bon de stimuler un peu le jeune homme en essayant de le rendre jaloux. Lorsqu’elle conta à Louis qu’un beau monsieur d’un château du voisinage avait mis des trésors à ses pieds, absolument comme dans les contes de fées, le pauvre Louis eut une sueur froide. Elle était assez belle pour que l’histoire fût vraisemblable. Il se fâcha à son tour, lui fit des reproches et menaça de la renfermer. Son imagination travailla, il alla même prendre des informations auprès de l’aubergiste et du capitaine Pasteur sur les habitants des châteaux environnants ; ces informations le convainquirent que Lévise s’était amusée de lui. Mais il vint à penser que si elle plaisantait maintenant, elle avait pu être sérieuse avec le beau Guillaume autrefois. Ce lui fut un retour amer. En courant les ruelles de Mangues, il désirait trouver Guillaume sur son passage, pour l’attaquer. Il alla jusqu’à la maisonnette de Volusien pour provoquer le braconnier, mais elle était vide. Il rentra aigri : pourquoi la jeune fille le plongeait-elle dans ces troubles ?

— Qu’est-ce que toutes ces farces ? demanda-t-il plus que sévèrement.

— C’est la vérité ! dit Lévise, ravie de l’avoir fortement remué.

— La vérité, dit-il, je la sais, moi ! c’est le beau Guillaume qui a pris le premier ce cœur innocent !

La jeune fille pâlit cette fois.

— Oh non ! dit-elle suppliante, je le jure !

— Tu mens ! reprit Louis avec violence.

Mais le repentir de sa brutalité saisit aussitôt Louis en voyant le beau et rayonnant visage de Lévise subitement altéré par ce peu de mots.

— Suis-je lâche, se dit-il, de traiter si grossièrement ma bonne et pauvre enfant, et de quel droit le ferais-je ? n’est-ce pas une stupide méchanceté, une humeur indigne, une faiblesse sans excuse qui me pousse !

Louis essaya de réparer l’effet de son irritation.

— Je t’ai fait peur ! dit-il en souriant à Lévise.

Elle reflétait fidèlement, ne vivant que pour lui, tout ce qui se passait dans l’âme de son ami. Triste avec lui, gaie, effrayée, rassurée, elle suivait magnétiquement la mobilité des sensations de celui-ci. Elle oublia aussitôt la dure parole qui venait d’être dite ; le soleil qui reparaissait sur les traits du jeune homme reparut sur les siens.

— C’est moi qui t’ai fait peur ! répliqua-t-elle avec une joie d’enfant.

Louis nia, mais de façon à lui laisser intact le plaisir d’avoir réussi dans le tour qu’elle lui avait joué.

Un matin, tandis qu’il était dans la chambre d’en haut et que Lévise faisait ses petits manèges de gouvernante de la maison, une vendeuse de fruits, qui apportait tous les jours sa marchandise, dit à la jeune fille : La Cardonchas n’est pas contente d’être partie d’ici, à ce qu’il paraît, je viens vous prévenir, elle dit partout que vous êtes la bonne amie du monsieur !

Le mot rapporté par cette femme était plus vif.

Lévise devint pourpre, elle serra les dents ; ses yeux brillèrent.

— Ah ! s’écria-t-elle, la vieille coquine !

Et elle partit en courant, laissant l’autre interdite et inquiète d’en avoir tant dit.

Lévise courut d’un trait jusque chez Euronique, poussa d’un coup violent la porte entr’ouverte et tombant devant la vieille qui recula effrayée de la fureur de cette entrée, elle la souffleta de toute sa force. Le bruit du soufflet éclata sec et rude dans la chambre. Euronique poussa un cri. Lévise, trop excitée et hors d’haleine pour pouvoir parler, la souffleta une seconde fois d’un revers, ses yeux étaient terribles.

Mourant de peur Euronique se débattit en appelant : Au secours ! au secours !

— Si jamais, s’écria enfin Lévise, tu parles de moi, je te tuerai ! je te tuerai ! Elle ne pouvait trouver de menaces assez violentes, et la colère l’étouffait.

Cependant, aux appels d’Euronique, quelques voisines étaient accourues ! Euronique reprit courage, et, comme elle était vigoureuse, elle se dégagea :

— Ah ! braconnière ! dit-elle en grinçant des dents, tu en veux à ceux qui sont honnêtes !

Lévise était aveuglée, elle ne voyait plus rien que la face d’Euronique qu’elle voulait meurtrir de coups, ses mains allaient d’elles-mêmes, elle ne pouvait s’exprimer qu’en frappant. Elle s’abattit impétueusement sur Euronique qui s’enfuit jusque dans la rue parmi les femmes qui étaient venues contempler la scène. La, se jugeant en sûreté, Euronique tenta de les animer à sa défense :

— Voyez-vous, la sauvage, la fille perdue, elle vient se jeter sur nous comme un loup, elle sait qu’elle est soutenue. Est-ce possible qu’on lui permette d’attaquer les gens comme ça ! Il faut la chasser du pays !

— Je ne veux plus que tu dises un mot, interrompit Lévise d’un accent tellement furieux, qu’Euronique se tut, et comme les femmes virent que dans son exaltation Lévise allait fondre au milieu d’elles, elles s’enfuirent en criant et entraînèrent Euronique dans une maison voisine dont elles eurent à peine le temps de refermer la porte devant Lévise qui les poursuivait.

Lévise reprit le chemin de la maison de Louis avec rapidité, suivie dans sa course par des regards avides. À peine se fut-elle éloignée que dans la maison où s’était réfugiée Euronique se forma un conciliabule, un rassemblement d’une vingtaine de femmes et d’enfants curieux de savoir la raison de tout ce trouble. Euronique, questionnée par chaque nouvel arrivant, racontait dix fois son histoire, comment elle avait été battue sans savoir pourquoi. Elle dit que Lévise lui avait fait perdre sa place pour pouvoir se livrer à son aise à ses abominations avec le monsieur, que c’était une honte pour Mangues, qu’il ne fallait pas le souffrir. Les autres femmes la plaignirent, se montèrent la tête avec elle ; on déclara qu’il fallait une vengeance exemplaire. Toutes sortes d’épithètes injurieuses, infamantes furent lancées contre l’imprudente Lévise. Il fut décidé qu’on la forcerait à force d’avanies à quitter le pays. On n’épargna pas beaucoup plus Louis. Quelques hommes ayant rejoint les femmes et ayant un peu ri de la bataille, les femmes n’en furent que plus excitées, les traitèrent de lâches, les accusèrent d’avoir peur du monsieur et de souffrir qu’il fît insulter les braves femmes par cette fille qui était tout ce qu’il y avait de plus bas dans la commune, une braconnière sans feu ni lieu, une mendiante. Puis on dit que le beau Guillaume était revenu, et qu’il s’en mêlerait, qu’il avait plus de cœur que les autres et ne laisserait pas l’outrage public impuni.

Cependant Louis, ayant eu besoin de parler à Lévise, ne la trouva pas. À la place de la jeune fille, il vit la marchande qui était restée là et attendait le retour de Lévise.

— Où est donc Lévise ? demanda-t-il avec le ton irrité des gens inquiets.

— Oh ! c’est la petite qui s’est piquée ! dit la femme en contemplant Louis comme un être extraordinaire.

— Quoi, piquée ? où est-elle ? reprit-il.

— Elle est là, à côté. Il n’y a pas grand mal. Il ne faut pas vous fâcher !

Louis regarda la femme avec tant de défiance et de mécontentement qu’elle craignit qu’il ne s’en prît à elle et, reculant tout doucement, tourna les talons, puis décampa à grands pas ! Louis fut encore plus alarmé par ce brusque départ.

Enfin Lévise arriva. Dès qu’il la vit de loin, il s’empressa de rentrer, mû par un reste de mauvaise humeur, pour qu’elle ne crût pas qu’il était enchaîné à ses moindres pas ou gestes. Lévise revenait sous l’impression de la vivacité de la lutte. Elle avait l’air dur et contrarié.

— D’où viens-tu donc ? dit sèchement Louis en qui bouillonnait la rancune de s’être inquiété peut-être pour rien.

— Ne t’en occupe pas ! cela ne te regarde pas ! répondit-elle très-vivement.

— Comment ! mais je veux le savoir.

— J’ai tout arrangé. On ne recommencera plus, voilà tout ! ajouta Lévise, sans que Louis pût comprendre si elle cherchait à l’exciter ou à le tranquilliser.

— Mais qu’est-il arrivé ? Il faut que tu me le dises ! recommença Louis impérieux, tout échauffé, la tête en feu.

— Ce sont mes affaires, tout est fini, tu n’as à t’inquiéter de rien.

— Tu as eu une querelle ! s’écria le jeune homme plein d’angoisse.

— Mais non ! peu importe ! répliqua Lévise.

— À quoi bon ces demi-mots ? Qu’est-ce qu’on ne recommencera plus ? Tes affaires sont les miennes, je ne veux pas que tu me caches ce qui m’intéresse.

— Non ! ça ne t’intéresse pas, répondit Lévise d’un ton décidé, comme pour lui imposer silence.

— Il est étrange, dit-il en s’emportant, que tu te permettes d’agir sans me consulter. Je suis responsable de ce que tu fais, et je dois savoir où tu vas, ou bien tu ne sortiras plus.

— Eh bien, c’est Euronique ! dit Lévise.

— À cause de son mariage ? demanda Louis.

— Puisque j’ai mal fait, je n’ai pas besoin de parler, reprit Lévise avec humeur, seulement si tu y étais allé, à ce mariage…

— Enfin quoi ? que s’est-il passé ?

— Non je ne te le dirai pas !

Lévise refusa de répondre aux questions et fit l’enfant. Son silence montra plus clairement que tous les récits à Louis qu’il était arrivé quelque histoire qu’il eût mieux valu éviter. Il n’était pas difficile de deviner qu’on recueillait les fruits du dédain manifesté à Euronique le jour où on n’était point allé à sa noce. Maintenant Lévise n’avait-elle pas empiré la situation ? Louis pensa qu’il était bien tard pour aller chez Euronique. Cependant une visite de sa part pouvait produire un bon effet si Lévise n’avait pas tout brouillé.

Louis partit aussitôt, préparant en chemin un discours aimable pour excuser Lévise et apaiser Euronique. Mais dès qu’il fut chez Euronique, il vit que le mal devait être beaucoup plus grand qu’il n’imaginait.

La vieille était encore chez ses voisines, de sorte qu’il frappa à la porte plusieurs fois sans qu’on lui répondît. Alors une petite fille qui l’aperçut alla prévenir Euronique.

— Voilà le monsieur ! dit-elle en grand émoi en se précipitant à toutes jambes parmi le cercle plein de discussions et d’orages qui se tenait entre les femmes. Cette annonce produisit une assez forte rumeur.

— J’y vais ! je lui dirai son fait ! s’écria aussitôt Euronique, certainement troublée parce qu’elle crut que Louis venait demander des explications, mais ne craignant pas d’être battue par lui et espérant bien lui faire expier le crime de Lévise par quelques insolences.

— La voilà, revint crier la petite fille à Louis qui attendait.

Quelques femmes voulaient retenir Euronique, d’autres proposaient de l’entourer pour la protéger contre le nouvel adversaire. — Est-ce qu’il vient aussi pour la battre ? demandaient plusieurs d’entre elles.

Euronique vint jusqu’au seuil de la porte, suivie des paysannes qui se pressèrent autour d’elle. La vue de ce cortège troubla Louis. Qu’avait donc fait Lévise, pour donner lieu à ce rassemblement ?

Euronique s’avança vers lui et le salua cérémonieusement.

— Vous venez voir si les soufflets sont encore chauds ? demanda-t-elle avec une ironie amère.

Des soufflets !… Louis fut bouleversé. Mais son premier cri intérieur fut : Qui les a reçus ? ne serait-ce pas Lévise ? La tête lui tourna. Mais aussitôt il se prit à redouter que ce ne fût Euronique au contraire qui eût été frappée.

— Quels soufflets ? dit-il, très-gêné par les têtes ardemment curieuses de toutes ces femmes qui le dévoraient des yeux.

— Quels soufflets ? reprit Euronique en éclatant, ceux qu’elle m’a donnés, votre « drôlesse » !

Ce cruel mot, prononcé devant vingt témoins, tomba sur le cœur de Louis comme une goutte de plomb fondu. La douleur fut excessive. Le sang s’agita si violemment dans les artères du jeune homme qu’il perdit presque complètement la tête.

— C’est à moi que vous parlez ? dit-il à Euronique d’une voix altérée.

— Eh donc ! répliqua Euronique en riant insolemment, est-ce que je suis encore en service ?

Louis aurait voulu pouvoir écraser sous son talon, comme un serpent, cette créature vile, cette servante si basse, qui avait l’insolence inouïe, atroce, de souiller de ses invectives Lévise, la précieuse idole qu’on aurait dû adorer à genoux, et qu’il ne pouvait faire respecter de personne. Il sentit avec une effroyable douleur qu’il payait bien cher sa passion en ce moment. Il était tremblant d’exaspération. La foudre ne lui aurait pas paru suffisante, s’il l’avait eue en main, pour anéantir la misérable Euronique. L’impuissance de venger Lévise, de punir l’offense, plus que cela, de l’effacer, la broyer, comme si elle n’avait jamais eu lieu, suspendait toutes ses forces. Ses yeux seuls attachés sur Euronique montrèrent à celle-ci ce qui se passait en lui. Elle en eut peur et recula précipitamment. Les lèvres de Louis balbutiaient, mais sa poitrine se déchirait sous l’effort de mille explosions de fureur.

— Vous n’avez eu que ce que vous méritiez, dit-il, et prenez garde, prenez bien garde à vous, je finirai par vous traiter comme une sorcière, comme un chien !

Les femmes murmurèrent, puis l’appelèrent « débaucheur ». L’une d’elles s’écria : Il ne manque plus qu’il la mène au banc d’honneur à l’église, sa déhontée !

Et puis cette querelle avec des femmes était odieuse, sans dignité, sans avantage. Louis le comprit, tout contribuait à l’abaisser. Il se décida à revenir, humilié à en pleurer, consterné pour Lévise, effrayé même, et tressaillant de souffrance à chaque instant sous la pointe lancinante du mot drôlesse qui battait à coups redoublés dans son sein. Il frappait à terre avec sa canne comme si il eût donné des coups de hache à des êtres invisibles.

Bientôt il se rapprocha de sa maison. Il fallait reparaître devant cette Lévise qu’il aimait tant et pour laquelle il consentait à recevoir de telles blessures qui n’étaient point glorieuses. Elle lui était plus chère peut-être encore, mais il ne pouvait s’empêcher de la regarder comme la cause fatale de déboires futurs. Il pensait avec un regret assez amer à la bassesse de condition de la jeune fille, bassesse à laquelle il s’associait lui-même en quelque sorte et qui le ravalait au niveau de toutes les insultes qu’il prendrait fantaisie aux paysans de lui adresser. Alors il se traita de lâche, car se dressa encore la pensée que c’était lui, lui seul qui attirait ces maux à la jeune fille, sans pouvoir l’en préserver ; n’était-ce pas désolant ? Aussitôt il rappela sa vigueur et se jura qu’il en serait autrement, qu’il forcerait les gens à les respecter, elle et lui. Mais il fallait reparaître devant Lévise sans l’avoir vengée et ensevelir en soi-même le tourment de ces affronts venus par elle, mais dont elle était innocente. Pourquoi affliger Lévise en lui laissant voir ces peines ? Au contraire il se dit qu’il devait lui rendre la vie gaie et douce, et que si l’un des deux avait à porter le poids de la faute commise, c’était lui.

Il s’arrangea donc une physionomie riante ou du moins calme, qui grimaçait bien un peu pourtant. Puis cet effort même lui ayant fait quelque bien, il ne songea plus qu’à se renfermer avec Lévise dans la petite maison comme dans une forteresse où ils s’ingénieraient à vivre en plein bonheur, sans se mêler en rien au monde extérieur, sans se soucier d’âme qui vive, en fermant avec soin la barrière à toutes gens, à tous bruits, à toute communication.

Il rentra, embrassa Lévise avec plus de tendresse que jamais ; mais il avait en même temps du remords et une grande pitié envers la jeune fille. Il étouffait tout cela sous ses caresses un peu emportées. Lévise n’osa lui demander ce qu’il avait pu dire à Euronique, voyant qu’il n’en parlait pas, mais elle imagina aux élans un peu fébriles de tendresse du jeune homme qu’il avait parachevé le succès qu’elle croyait avoir remporté.

Mais à la fin Louis, ayant toujours sur le cœur son inutile et malheureuse tentative auprès d’Euronique, attira Lévise près de lui et lui dit doucement : Ma chère enfant, je ne te blâme pas de ce que tu as fait, mais il faut que tu abdiques à présent. Toute seule tu ne sais pas très-bien te conduire. Ta tête t’inspire des actions risquées dont tu ne calcules pas les suites. Rappelle-toi ton départ quand je t’ai revue le lendemain du jour de danse ! Comme avec moi tu n’as rien à craindre !…

Ici le jeune homme s’arrêta involontairement. Il se demanda s’il pouvait sincèrement faire une pareille déclaration, si l’événement de la matinée ne lui donnait pas un démenti. Un léger frisson parcourut ses membres comme si une preuve contraire se fût levée contre lui !

Lévise attendait la suite de ses paroles. Il examina rapidement sa conscience et sa force, et, se reconnaissant bien décidé à se consacrer tout entier à la défense de la jeune fille, s’il le fallait, il répéta avec plus d’assurance : Comme avec moi tu n’as rien à craindre, il faut que tu te confies entièrement à moi, que tu cesses de vouloir faire quoi que ce soit par toi-même sans m’avoir consulté et averti auparavant.

— Oh ! dit aussitôt Lévise en se jetant à son cou, je vois plus que jamais que tu es bon ! On ne m’a jamais appris à me contenir. J’avais peur que tu me grondes. Comment veux-tu que je ne t’aime pas ? Oui, je t’écouterai toujours à présent. Il y a des choses que je sais bien voir quoique je n’aie pas d’esprit. Je vois bien comme tu t’occupes de moi, comme tu voudrais faire « gagner » mon caractère et combien de choses tu m’apprends tous les jours. Oh ! non, tu ne sais pas combien tu es bon !

Certes l’admiration de Lévise était la plus grande, la plus délicieuse récompense pour Louis, et elle essuyait bien des soucis.

Le jeune homme commençait aussi à éprouver une forte haine contre les gens de Mangues, une violente envie de leur faire payer leurs insultes contre la bien-aimée Lévise. Il se dit qu’il imposerait de force ou de gré à « toute cette racaille » Lévise comme sa maîtresse, et, que cela leur plût ou non, il leur tiendrait tête à outrance jusqu’à ce qu’ils eussent renoncé à toute hostilité. Il avait le sentiment exagéré de son rang comme homme d’une classe, d’une race même supérieure, et il se promit de ne plus s’affecter des opinions, des paroles ou des actes des paysans, mais de les mépriser entièrement et de n’en tenir aucun compte. Cela lui était possible extérieurement, mais à l’intérieur ! Il ne s’apercevait pas que l’amour-propre le conduisait seul dans ce projet de guerre. Du reste l’opinion commune, générale, l’avait toujours révolté, et il n’était pas prêt à céder à une improbation publique, de quelque part qu’elle vînt. Il l’eût bravée avec une raideur du diable s’il avait été seul en cause. Et tous ses troubles n’allaient provenir que de Lévise ! Ce n’était qu’en elle qu’on allait le blesser.




CHAPITRE IX


le vent d’orage


Volusien eut quelque répit pendant les cinq jours que Guillaume dut attendre que la fièvre fût passée et que son front et sa lèvre fussent cicatrisés. Répit qui d’ailleurs ne consista que dans le délai même de ces cinq jours, car Guillaume tracassa constamment Volusien de ses plaintes, de ses excitations.

— Couard que tu es ! lui disait dix fois par jour le beau Guillaume avec l’aigreur d’un malade, couard que tu es ! toi qui veux passer pour un homme terrible, tu supportes ce que le dernier de ces chiffons mous de Mangues ne souffrirait pas !

À force de marteler ainsi la cervelle de Volusien, il parvint à secouer sa mollesse et à lui communiquer un peu de résolution.

Le matin du sixième jour, Guillaume dit brusquement à Volusien : Je suis guéri, allons là-bas !

Volusien le regarda avec hésitation.

— Voyons donc, reprit Guillaume en le poussant devant lui, ta Lévise est une ingrate, une lâche, elle nous trahit. Oui elle nous trahit ! Elle a été élevée avec nous, elle a partagé notre misère, nous avons chassé pour elle. Elle devait rester avec nous. Eh bien, dès qu’elle a cru trouver un moyen de manger sans peine, elle nous a laissés comme des chiens ! Elle s’est vendue ! Et l’autre qui n’a eu que le mal d’apporter ses écus pour l’acheter est aussi gueux qu’elle ! C’est une misérable, elle s’est vendue ! répéta-t-il, et ceux de la ville qui ont toujours de l’argent quand il s’agit de débaucher les filles qui sont avec nous autres, il faut en faire un exemple ! C’est comme ça que disent les juges quand ils nous font mettre en prison. Si nous sommes des loups pour tout ce monde-là, soyons loups ! Nous sommes dans notre jeu !

La « trahison » de Lévise ainsi présentée à Volusien le frappa comme une vérité qui se révèle subitement. Ce fut ce qui le poussa mieux que les reproches et les injures.

— Eh bien ! dit-il, allons là-bas ! mais, dans mon plan, il faut d’abord voir Lévise.

— Eh ! continua Guillaume railleusement, commande à l’autre de l’épouser ! S’il le fait, ce sera une bonne farce qu’on lui aura jouée : tu seras son beau-frère !

— Avant de tout manger, s’écria Volusien, taureau rétif qui sentait les aiguillons mais n’y obéissait pas, il faut bien savoir ! Mais maintenant, en avant, entrons dans Mangues, nous sommes dans notre droit ! dit-il comme s’il prenait beaucoup sur lui. Une heure après, ils étaient devant la maison de Louis. Lévise se levait toujours la première. Louis dormait encore quand ils frappèrent à la porte.

Lévise ouvrit vaillamment, et leur demanda ce qu’ils voulaient d’une voix un peu faible, décelant un premier et bien légitime mouvement d’émotion.

— Nous voulons te parler, fais-nous entrer ! dit Guillaume avec sa rudesse habituelle.

Pour rien au monde Lévise ne les eût laissés entrer, faire du bruit dans la maison, attirer Louis par là dans quelque combat.

Leur air sévère, contracté, la mit en colère. Elle était habituée à leur tenir tête, et, depuis qu’elle connaissait Louis, les regardait du haut de sa grandeur. Elle sortit, ferma la porte derrière elle, en mit la clef dans sa poche et marcha vivement vers le coin d’une haie un peu plus éloignée, en leur disant : Si vous avez à me parler, venez là, personne ne nous dérangera.

Ils la suivirent et s’arrêtèrent avec elle, Lévise les regarda avec des yeux résolus et reprit : Eh bien !

Son accent était saccadé, sa contenance raide. La jeune fille était décidée à ne pas plier, à ne pas mentir et à repousser hardiment les reproches, les menaces auxquels elle s’attendait.

Volusien voulait que Guillaume parlât le premier. Celui-ci pensait que Volusien prendrait d’abord la parole, de sorte qu’il y eut un moment de silence et d’attente.

— Eh bien ! dit encore Lévise dont le cœur ne battait plus et qui, au lieu de craindre, se préparait à des réponses rudes et violentes.

L’attitude de la jeune fille augmenta l’irritation de Guillaume. Il y voyait l’hostilité évidente, et le signe d’une séparation complète entre eux et Lévise.

— Qu’est-ce que tu fais là-dedans ? demanda-t-il de sa voix la plus brutale en désignant la maison de Louis.

— J’y sers ! répondit Lévise se tenant droite et plongeant ses regards fermement dans les yeux du braconnier.

— Ce n’est pas vrai ! reprit-il plus haut.

— Eh bien ! qu’est-ce que tu as à dire de plus ? continua Lévise.

Guillaume arracha une branche à la haie comme pour passer sa colère sur quelque chose et se contenir. Il se rapprocha de Lévise.

— Tu t’es vendue ! lui dit-il. Le souffle de ses lèvres arriva jusqu’à la joue de la jeune fille. On eût dit qu’il lui avait lancé quelque objet meurtrissant à la face.

Elle rejeta la tête en arrière avec dégoût et répliqua, ne baissant ni la voix, ni les yeux : — Je me suis vendue ! oui !

Volusien et Guillaume se regardèrent stupéfaits. Ils ne comprirent pas le sentiment d’irréparable éloignement qui poussait Lévise. En disant comme eux : Je me suis vendue, elle brisait toute possibilité de rapprochement, elle les rendait encore plus ennemis, mais aussi encore plus étrangers. Une barrière définitive était dressée entre eux. Qu’à leurs yeux ce fût celle de la honte, Lévise la choisissait pour qu’elle fût plus infranchissable.

— Tu oses le dire ! s’écria Guillaume s’avançant vivement, mais Volusien l’arrêta par le bras.

— Oui, je me suis vendue ! reprit-elle alors avec un enthousiasme plein de mépris, pour vous échapper, pour n’être plus avec vous, pour ne plus vous voir, pour sortir de vos brutalités, de vos idées de méchanceté, de votre vie de bêtes fauves, pour n’être plus moi-même une espèce de brute avec vous et comme vous !…

Guillaume et Volusien ne voyaient là que des insultes. Leur irritation montait.

— Que t’avais-je dit, Volusien ? interrompit Guillaume, que c’était une lâche et qu’elle nous trahissait. Il serra le bras de son camarade à le briser. Volusien était très-sombre.

— Qu’aviez-vous donc fait pour moi ? dit Lévise avec véhémence ; en quoi m’avez-vous protégée, aidée ? Vous m’auriez appris à voler le bien d’autrui comme vous faites, à piller, à boire même si j’avais cédé, en quoi me suis-je perdue ? je l’étais déjà quand j’étais avec vous.

Elle se surexcitait elle-même par ce tableau de sa vie passée !

— Vous êtes-vous jamais occupés de moi ? continua-t-elle, vous êtes-vous jamais inquiétés de savoir si je marchais droit ou non ? m’auriez-vous fait aller à l’église, travailler ? Oui, je travaillais pour vous nourrir, quand vous étiez dans vos paresses, et quand vous rentriez ivres, si je ne vous servais pas comme une domestique, vous me battiez. Oui, toi Guillaume, tu comptais que je serais ta femme ! En vérité, c’était là un beau sort pour moi ! la femme d’un loup, d’un tueur ! tu aurais déjà tué des gens, si tu en avais eu l’occasion !

— Cela arrivera peut-être, cria Guillaume, tais-toi ! tais-toi ! Volusien, fais-la taire, je la tordrais comme une baguette !

Mais la fureur de Guillaume redoublait l’emportement de mépris de Lévise. Celle-ci domina un moment encore le ton retentissant du braconnier avec sa voix de femme élevée jusqu’aux dernières cordes de la colère. Elle fit un geste de dédaigneuse protestation et ajouta :

— Vous ne m’êtes rien, ni Guillaume, ni mon frère, je suis libre de faire ce que je veux, je ne vous crains pas, criez, hurlez, jetez-vous sur moi, comme vous en avez envie, avec votre courage ordinaire, je vous ai dit ce que je pense. Eh bien, oui, j’ai trouvé quelqu’un qui m’aime, qui est bon pour moi, qui m’a rendue bien meilleure, qui m’a élevée au-dessus de ce que j’étais. Oui, je me ferais arracher la langue plutôt que de ne pas le répéter, le crier partout. Oui, je suis son chien fidèle et je garde sa porte. Allez-vous-en, dites-vous que je suis morte, je ne suis plus de votre espèce, je ne vous connais plus, je ne veux pas même savoir que vous existez !

— Tu le sauras pourtant bien ! dit Guillaume qui tremblait de rage d’entendre ce torrent de paroles qui passait sur sa tête, d’être repoussé du pied par cette fille qu’il croyait accabler et à laquelle il ne pouvait faire sentir ni par des coups, ni par des injures, son ignominie.

— Tu le sauras ! puisque tu es pire qu’une fille perdue, mauvaise folle, tu te vautres dans ta honte, tu nous renies, tu te fais gloire de ton infâme conduite, tu n’es qu’une misérable ! tu comptes sur celui qui est là-dedans, tu ne feras pas l’insolente longtemps, je ne sais ce qui me retient de te briser ta figure de…

Il continua par un débordement des dernières injures, jusqu’à s’en épuiser. Les veines de son cou en gonflèrent, ses yeux roulaient, et ses cheveux se dressaient sur son front violet. Lévise poussa une espèce de cri féroce. Les instincts de famille, violemment fouettés par l’outrage, faillirent la lancer comme un chat sauvage sur Guillaume. Lui-même s’en aperçut et il leva les mains pour la saisir. Volusien se jeta entre eux, pâle, plus irrité, peut-être encore plus effrayant, car sa fureur était froide.

— Assez, assez ! cria-t-il d’une voix terrible, le premier qui dit un mot de plus, je foule dessus avec les pieds !

L’intervention subite de Volusien les arrêta. Il n’avait rien dit pendant cette sauvage querelle. Il était resté immobile, la tête penchée à terre, les dents enfoncées dans la lèvre ; il pensait que Guillaume avait raison et que Lévise était une misérable. La colère de Guillaume et de sa sœur, ces flots de paroles furieuses tombant précipitées comme des marteaux sur l’enclume, avaient soulevé peu à peu ses propres sentiments et l’avaient indigné. Il leur en voulait à tous deux parce que tout ce qui avait été dit retombait sur sa tête, reproches de Lévise, outrages de Guillaume à celle-ci, mais il se sentait porté davantage cependant du côté de Guillaume, dont la cause lui était commune, car après tout il aimait mieux rejeter toute responsabilité sur sa sœur, que l’assumer sur lui.

Mais Lévise était acharnée, elle ne voulait plus lâcher prise, il lui semblait qu’elle parlait au nom de Louis, qu’elle combattait pour lui, et elle se serait fait tuer plutôt que de ne pas lui gagner le terrain.

— C’est une femme ! avait dit Volusien à Guillaume.

— Oui, répondit celui-ci, c’est l’homme qu’il nous faut !

— De qui parlez-vous ? s’écria la jeune fille superbe d’ardeur et de folie.

— De ton acheteur ! reprit Guillaume que cette résistance portait au délire, et en même temps il lui cracha à la figure !

Malgré ses efforts, et malgré la chaleur de la lutte qui empêche de sentir le mal, Lévise avait cruellement souffert des insultes de Guillaume. Ce dernier et vil outrage, où le mépris remplaçait l’exaspération, fit déborder la coupe. Il était plus cruel que si le braconnier l’avait battue. Sa force en fut renversée immédiatement. La jeune fille sentit tout à coup combien elle était faible, elle se vit exposée de toutes parts à de pareilles et horribles choses, elle eut peur de tout ce qu’elle avait dit et fait devant les deux braconniers. Son bonheur même d’être auprès de Louis était la cause de sa faiblesse. On l’insultait parce qu’elle aimait Louis ! Elle aurait cru faire reculer le village entier en proclamant le nom de Louis, et c’était là la protection dont ce nom la couvrait. Elle voyait bien qu’elle ne pouvait se défendre ni défendre son « drapeau ! » et qu’elle avait tout perdu. Elle fondit en larmes, se cacha la tête dans ses mains et s’enfuit désespérée vers la maison. Elle avait besoin d’un refuge, elle avait besoin de secours. Que lui avait servi d’être héroïque comme elle avait voulu l’être. Elle referma la porte derrière elle en maudissant la vaillance dévouée qui la lui avait fait ouvrir et elle courut jusque dans la chambre de Louis, éperdue, anéantie, pour pleurer dans les bras du jeune homme, lui demander consolation et vengeance, se cacher et se réchauffer sous son aile comme un pauvre oiseau blessé.

Mais Louis dormait paisiblement quand elle entra. Elle fut encore plus héroïque qu’elle ne l’avait été. Elle se dit qu’elle ne le réveillerait pas. Elle s’assit sur une chaise, le cœur tout déchiré d’être si courageuse, et, tandis que de grosses larmes coulaient de ses yeux, elle contempla avec une tristesse qu’adoucissait l’idée d’accomplir une nouvelle action pleine de dévoûment, le tranquille sommeil de son ami dont elle enviait la quiétude, de son défenseur qui ne veillait pas sur elle quand il l’aurait fallu.

Et pourtant quand la pensée de ce qu’elle venait de subir devenait trop dure par moments : — S’il pouvait se réveiller ! disait-elle tout bas, s’il savait ce qu’ils m’ont fait !

Alors elle avait peur de ne pas résister à l’envie d’aller près du lit et de secouer Louis par l’épaule pour le supplier de la plaindre, de lui dire quelques bonnes paroles, de la rassurer. Il est heureux ! pensait-elle, ah ! que je garde au moins la force de ne pas le tourmenter en lui racontant la lâcheté de Guillaume. Il serait plus malheureux que moi. Et puis ils me le tueraient peut-être !

Ni la fuite, ni les larmes de Lévise n’avaient apaisé les braconniers. Bien qu’il pensât qu’elle le méritait, Volusien avait ressenti jusqu’au fond du cœur le traitement ignoble infligé à sa sœur. Il s’était de nouveau jeté devant Guillaume qui allait la poursuivre.

— Laisse-moi, laisse moi ! mugissait celui-ci, je te dis qu’il faut la tuer. Je veux entrer là-dedans !

Volusien fut obligé de lutter avec lui pour l’arrêter.

— Non, non, lui dit-il, tu ne sais plus ce que tu fais. Je ne veux pas de mauvais coups. Va-t’en, cela me regarde, moi, son frère. Je vais y aller encore une fois. Et puis si on ne me répond pas comme il faut à ce que je demande, je te laisserai faire. Mais va-t’en, je ne veux pas que tu t’en mêles dans ce moment-ci. Tu nous feras couper le cou ! On te tirerait de là-dedans un coup de fusil que tu serais encore dans ton tort !

— Mais si tu avais du cœur, tu l’aurais étendue sur la place et puis l’autre après ! dit Guillaume.

— Enfin dit Volusien qui le tenait au collet, si tu ne veux pas partir et aller m’attendre chez moi, je reste là tant que tu y resteras et je ne te lâche pas !

Enfin Guillaume, après quelques efforts inutiles pour se dégager, répondit en haussant les épaules :

— Voyons, lâche-moi, mon parti est pris maintenant. Quoi que tu fasses, j’exécuterai ce que j’ai dans l’idée·

— Quoi ? demanda Volusien.

— Chacun notre manière, mon garçon ! tu dis que je n’ai pas autant de droits que toi sur ta sœur, moi je dis que c’est la même chose et je le ferai voir. On ne m’appellera pas avaleur de honte.

— Enfin, va-t’en ! dit vivement Volusien, c’est tout ce que je te demande.

— Oui, et toi va faire le bon apôtre, le chapeau à la main devant celui qui t’a déshonoré. Sacrebleu, moi, celui qui m’a volé ma femme et en a fait une… je ne dis pas le mot, puisque tu ne le comprends pas, celui-là… va, mon ami, va lui faire des courbettes, baisse bien l’échine surtout.

Il tourna le dos et s’éloigna à grands pas. Volusien revint à la maison et frappa de nouveau, mais doucement. Lévise tressaillit d’abord, puis elle pensa que ce pouvait être quelque marchand. Elle se retourna vers Louis pour voir s’il dormait profondément, puis elle descendit. Elle regarda encore par la serrure et vit Volusien seul. Elle eut envie de ne pas répondre, mais elle l’entendit demander :

— Es-tu là, Lévise ?

Le ton n’était pas agressif.

— Où est donc Guillaume ? répliqua-t-elle de même.

— Il est parti. Ouvre donc. J’ai à te parler moi tout seul !

Elle entrebâilla la porte :

— Entre, mais à condition que tu parleras doucement, sans esclandre, dit-elle.

Elle était très-embarrassée, car Volusien pouvait faire assez de bruit pour réveiller Louis. Heureusement Volusien était moins dangereux que Guillaume. D’ailleurs le meilleur parti était encore de le laisser entrer. Elle ne voyait aucun moyen humain de maintenir Louis hors de contact avec l’un ou l’autre des braconniers.

Aussitôt que Volusien fut dans l’intérieur, Lévise reprit à voix basse :

— Eh bien, parle !

— Ce n’est pas à toi, dit-il, c’est au monsieur que je veux parler !

La voix de Volusien retentit dans la maison. La pauvre Lévise le supplia :

— Parle bas, tu peux bien me dire ce que tu veux !

— Non, répliqua-t-il, je veux le voir ! où est-il ?

Il haussait le ton davantage, Lévise se plaça devant lui.

— Tu ne le verras pas ! il n’est pas fait pour vous parler !

Sa terrible et inévitable fierté, dès qu’il s’agissait de Louis, excita Volusien.

— Est-ce qu’il n’est pas de chair et d’os comme les autres ? s’écria-t-il, il faudra bien que je le voie, quand même il se serait caché dans une armoire.

— Eh bien ! il ne se cachera toujours pas devant toi ! dit Lévise voyant apparaître Louis au haut de l’escalier.

— Qu’y a-t-il donc ? s’écria le jeune homme d’un ton hautain en descendant de deux bonds.

Il accourait pour défendre « sa couvée ! »

— Il y a que c’est moi ! dit Volusien, brutal. Vous me reconnaissez ?

— Oui ! répondit Louis d’une voix cassante.

Il n’y avait dans le vestibule qu’un demi-jour. La grande taille de Volusien se détachait en silhouette sur la clarté du dehors, la tête ramassée dans les épaules, tendue en avant, l’œil en dessous et obstiné. On eût dit un bœuf se préparant à donner des cornes sur quelque obstacle.

Louis assez pâle se tenait sur la première marche de l’escalier, droit comme une colonne, prêt à tout, outre d’avoir à s’expliquer ou à se justifier devant le paysan. Il avait d’abord pu croire, d’après ce que Lévise lui avait toujours dit, que Volusien venait demander de l’argent ou apportait quelque message de la part de Guillaume. Mais, à l’air solennel du paysan, à son air d’homme qui va monter à l’assaut, Louis devina bien ce que voulait Volusien. Lévise était entre eux deux, près de Louis, pleine d’angoisse, confiante dans son ami et inquiète pour lui, souhaitant ardemment que son frère fût puni de son audace et éprouvât combien Louis lui était supérieur, et décidée à se jeter devant le jeune homme et à lui faire rempart de son corps si Volusien, excité par la précédente querelle, faisait mine d’user de sa force.

Pour Louis, il ne pouvait se plier à considérer en Volusien un frère qui vient laver le déshonneur de sa sœur. Il ne voyait dans le braconnier qu’un être brutal, grossier, un coquin dont il était insupportable de souffrir la moindre réclamation, la moindre observation, plus même, un ennemi de Lévise. Il eut la pensée de le chasser sans le laisser parler. Mais Volusien reprit brusquement :

— Vous avez fait « fauter » cette fille-là, eh bien ! il faut que vous l’épousiez !

Et on avait beau éprouver du dégoût, on avait beau être plein de dédain et de répulsion pour celui qui parlait, celui-là dominait en ce moment, il était comme un juge ; il fallait répondre. Mais comment répondre ?

Céder, obéir à l’injonction du paysan, paraître le craindre, jamais s’humilier à ce point ! Dire non devant Lévise, lui porter ce coup ! Louis resta paralysé entre deux sentiments également forts, impérieux ! Il regardait Volusien, puis Lévise. À chaque seconde de ce combat l’amour-propre, le féroce amour-propre, l’emportait insensiblement, et il allait y sacrifier sa tendresse pour Lévise dans ce pénible instant, sauf peut-être à faire plus tard, en pleine liberté, ce qu’il voulait refuser, contraint.

Mais ce fut la jeune fille qui vint à son aide. Elle ne savait qu’imaginer pour grandir Louis aux yeux d’autrui. Elle ne voulut pas le voir plus longtemps réduit au silence et obligé de baisser pavillon.

— Eh bien, non ! s’écria-t-elle impétueusement, il ne m’épousera pas ! nous ne sommes pas ses égaux ! — Elle était sincère.

— Ensorcelée, je ne te parle pas ! dit Volusien stupéfait et furieux.

Louis, plein de reconnaissance et d’admiration pour Lévise, se jura sur-le-champ qu’elle en serait récompensée. Il se sentit aussitôt plein de force vis-à-vis du paysan.

— Pas d’insultes ! lui dit-il, vous saviez bien il y a quinze jours que votre sœur entrait ici, elle me l’a dit.

— Je ne savais pas pourquoi ! dit le braconnier embarrassé, mais prenant un ton plus provocateur.

— Votre sœur est-elle venue ici malgré vous, à votre insu ? reprit Louis fortement. Non ! eh bien ! quel droit réclamez-vous maintenant ? Vous avez perdu toute autorité sur elle depuis longtemps. Ce n’est pas votre genre de vie, ni votre bonne réputation, ni vos principes de moralité qui peuvent vous dicter cette démarche. À un brave garçon j’aurais pu répondre oui, mais à vous, je ne réponds même pas.

Louis croyait faire un grand effort de modération en ne le traitant pas plus hautainement. Il ne se contint plus.

— Je considère comme une honte même de vous écouter, ajouta-t-il. Vous êtes poussé par cet autre braconnier, votre camarade. Dites-lui que je me soucie de vous et de lui comme de deux cailloux de la route, et que je ne me donnerai pas la peine de m’occuper de vos colères ou de vos prétentions. Et maintenant, ajouta-t-il, d’un ton bref en montrant la porte avec un geste impérieux, ne remettez plus les pieds ici…

Volusien ne s’attendait pas à être traité avec cette cavalière raideur, et il avait toujours cru qu’il parlerait d’égal à égal. Il avait écouté en faisant un effort pour démêler si véritablement il commettait un acte d’audace illégitime en demandant réparation à Louis. La renonciation fougueuse et inattendue de Lévise au mariage le confondait et le privait de son plus grand ressort. Mais il lui sembla qu’on le bafouait par trop, que Lévise et Louis le prenaient pour un plastron. Il s’était avancé, on se moquait de lui, Guillaume était là, toujours prompt à l’appeler lâche ou stupide. Le sang lui monta aux joues.

— Vous êtes deux coquins, s’écria-t-il, vous vous f… de moi ! ça va finir.

Lévise le prit par le bras et essaya de l’entraîner en criant :

— Mais pars donc ! tu n’as plus rien à faire ici.

Volusien se raccrocha d’une main à la boiserie du vestibule et de l’autre saisissant lui-même fortement sa sœur, il reprit à toute violence :

— Toi, tu vas venir avec moi ! je t’emmène !

Le paysan traîna deux ou trois pas Lévise, qui appela :

— À moi, au secours ! Louis !

Volusien ne se « connaissait » plus à son tour. Louis était dans le même état.

Louis se rua sur le braconnier, lui arracha Lévise et le refoula malgré la force du colosse jusque sur la route, tant son élan fut ardent, extrême. On eût dit qu’une explosion intérieure le lançait comme une bombe.

— Misérable, dit-il, je te brise la tête si jamais tu reparais devant moi !

Il referma la porte avec fracas. Volusien, d’abord étourdi de cette expulsion dont la violente rapidité ne lui avait pas laissé le temps de résister, ramassa une grosse pierre et la lança contre la porte, ne sachant comment se venger.

Louis n’avait plus qu’une pensée, lui ordinairement suspendu entre mille sensations différentes, c’était de tuer le paysan. Il courut à ses pistolets, ouvrit la fenêtre à en briser les vitres, et il coucha en joue le braconnier, qui avait relevé la tête.

Volusien montra le poing en criant :

— Canaille, brigand, nous te donnerons ton compte !

Lévise se suspendit à Louis, et noua ses doigts au poignet du jeune homme. Elle disait haletante :

— Non, non ! laisse-le ! Louis, c’est Volusien !

Le paysan, sentant qu’il ne pouvait plus rien, partit en courant pour rejoindre Guillaume, et tenir conseil avec lui.




CHAPITRE X


le vallon des pleurs


Volusien arriva comme un sanglier en déroute dans sa maison où l’attendait Guillaume.

Il lança un juron tout grondant de ressentiment et d’irrésolution.

— Un peu plus, j’aurais reçu une balle ! s’écria-t-il, mais il vit avec une profonde surprise que Guillaume fumait en chantonnant et lui jetait un regard ironique en gardant une allure singulière, froidement joyeuse.

— Eh bien ! reprit-il, tournant sa colère contre Guillaume, ça ne t’émeut pas plus que ça, toi qui devais tout briser, tout-à-l’heure.

— Bah ! dit Guillaume, avec un sourire d’une exaspérante raillerie, nous ne sommes donc pas invités à la noce ?

— Je te dis, continua Volusien en envoyant une chaise à l’autre bout de la chambre, qu’on m’a mis la gueule d’un pistolet sur l’estomac. Voilà la réponse.

Il ne voulait pas avouer à son camarade qu’il avait été poussé dehors par Louis, et c’était cependant ce qui l’avait le plus fortement troublé. Il ne comprenait pas la vigueur nerveuse subitement venue à ce petit homme chétif, et il était intimidé par cette série d’actes énergiques, l’expulsion et la mise en joue avec le pistolet, qui lui paraissaient un mystère redoutable chez un être qu’il aurait volontiers comparé à une femme auparavant.

— Eh ! répondit toujours de la même façon Guillaume, mon garçon, c’est tout simple, nous ne sommes pas des hommes, nous sommes des loups, je te l’ai toujours dit. Il secoua lentement la tête d’un air concentré.

— C’est pour ça que tu n’y es pas allé, dit Volusien qui en voulait à Guillaume d’être plus décidé, plus clairvoyant que lui.

— Pas de bétise ! reprit Guillaume, tu sais ce que je suis.

— Et cette coquine, continua Volusien, qui s’est tournée contre moi et qui ne veut pas être mariée avec lui parce qu’il est au-dessus d’elle. J’ai voulu l’emmener de force, alors l’autre m’a ajusté. Il a fallu que je revienne ! C’est un petit rageur. On n’y touchera pas comme on voudra. Je ne sais plus que faire ! s’écria-t-il déconcerté de n’être pas soutenu, excité comme à l’ordinaire par le beau Guillaume.

Il ne voyait pas de moyen maintenant de peser sur Louis et Lévise, car s’il pouvait, dans un moment de colère, prononcer de graves menaces et croire fermement qu’il les exécuterait, il était au fond incapable de se jeter de lui-même dans une méchante affaire, et même de poursuivre depuis le matin jusqu’au soir seulement la réalisation d’un dessein qui eût exigé des efforts, des combinaisons pénibles pour l’esprit, une tension de haine, par exemple. Avec une figure d’une apparence bien plus féroce que celle de Guillaume, il était beaucoup plus pacifique que celui-ci. La prudence le menait par dessus tout. Si Guillaume n’avait pas constamment attisé le feu en Volusien, ce dernier n’eût jamais accompli les actions de la matinée. Il pensait avoir assez fait.

Le beau Guillaume contempla encore un instant son camarade avec la même physionomie cruellement gaie. Il avait du plaisir à le voir en désarroi se débattre sous son insuccès, dans son incertitude, car lui, Guillaume, jouissait à cet instant d’un calme particulier, bizarre, que lui donnait un projet bien arrêté, irrévocablement déterminé et pour l’exécution duquel il ne restait plus qu’à fixer l’heure et choisir tranquillement les meilleurs moyens.

— Enfin, qu’est-ce tu as donc ? demanda Volusien impatienté de ce changement apparent et inattendu.

— Bah ! dit Guillaume, avec une insouciance factice, si tu ne sais que faire, moi je suis plus avancé. J’ai mon plan.

— Eh bien, dis-le !

— Non ! reprit Guillaume, tu comprendras peut-être de toi-même, avant peu. Tiens, viens chasser !

— Tu veux tuer ? dit vivement Volusien.

— Bah, ne t’occupe donc plus de tout cela ! allons chasser ! répliqua Guillaume faisant pour ainsi dire des coquetteries avec son « projet ».

— Mais, dit Volusien, je ne t’ai jamais vu comme aujourd’hui. Tu es décidé à un mauvais coup.

— Viens ou reste, répondit Guillaume.

Volusien le suivit et ils gagnèrent les bois, Guillaume répondant toujours énigmatiquement aux questions de Volusien. Lorsqu’ils furent arrivés sous bois, Guillaume, qui avait pris son fusil, se mit à tirer continuellement non pas seulement sur le rare gibier qui se leva, mais il ajustait des buts qu’il se donnait, et chaque fois que son coup réussissait il disait avec affectation : Allons, la main ne se gâte pas !

Ces bois étaient des bois communaux mal gardés, où l’on pouvait tirer assez à son aise sans craindre d’attirer le garde unique chargé de les surveiller.

— Tu veux tuer ! répétait toujours Volusien.

— Tu me crois donc bien méchant ? répliqua plusieurs fois Guillaume.

Ce ne fut que lorsque Volusien, enfin convaincu des intentions de son camarade, lui eut dit : Mais nous irons en cour d’assises ! que le braconnier se retourna vers lui et s’écria :

— Allons donc, je suis sûr de mon affaire, Lévise m’était promise ! quant à toi, c’est encore mieux, c’est ta sœur ! tu t’y es bien pris, on t’a répondu avec un pistolet. Et moi je parlerai avec ça !

Il tapa sur le canon de son fusil.

— Si tu as peur, tu me regarderas.

— Et Lévise ? demanda Volusien sérieusement tourmenté.

Guillaume le regarda en face, comme s’il eût voulu le magnétiser, et lui dit d’une voix tranquille :

— C’est à Lévise que j’en veux le plus.

C’est moins par réel grief que par perversion de raisonnement, amour-propre odieux, que des pères tuent leurs filles déshonorées, et les amants repoussés les femmes qui ne les aiment pas. Le braconnier, voyant Volusien faire un mouvement de protestation effrayée, ne lui donna pas le temps de parler.

— Je veux te donner de l’honneur malgré toi, dit-il avec une force emphatique, tu n’as pas voulu mendier, ni te faire valet d’un autre, n’est-ce pas ? tu vis libre, tu te tiens droit. Eh bien, il faut qu’on dise de toi : voilà un homme qui n’a pas voulu traîner toute sa vie la honte comme une loque. Sa sœur le faisait mépriser et le roulait dans la boue. Il s’est lavé avec du sang. Tout le monde dira que tu es un homme de cœur et on parlera de toi partout. C’est rare, un homme de cœur ! ajouta-t-il avec sa sinistre emphase.

Volusien restait stupide devant ces arguments, chatouillé dans sa vanité grossière, mais troublé de ces idées qu’il abordait pour la première fois, et auxquelles le ton sauvagement enthousiaste de l’autre donnait une puissance pour ainsi dire matérielle.

— Voyons donc, reprit le beau Guillaume dont les paroles sortirent heurtées, fiévreuses, voyons donc, est-ce que Lévise ne te méprise pas comme un goujat ? est-ce que tu lui es quelque chose ? est-ce que si l’autre avait voulu te décharger son pistolet dans la tête, elle aurait bougé ? Et pourtant tu venais pour lui faire du bien, pour lui rendre l’honneur. Si elle le pouvait, elle nous aurait déjà fait mettre en prison.

Volusien tressaillit. Il ne se rappela pas qu’elle avait arrêté la main de Louis à la fenêtre quand celui-ci tenait le pistolet. Peut-être ne l’avait-il pas vue. Mais il se rappela que lorsqu’il se querellait avec Louis elle l’avait repoussé, lui son frère, de son propre bras. Guillaume avait encore, et toujours raison, et l’influence de l’honneur, le grand renom, la gloire de l’honneur resteraient-ils en balance avec la vie d’une sœur coupable de tant de crimes ! une sœur qui détestait son frère contre toutes les lois les plus sacrées, une sœur qui plongeait son frère dans la fange et la risée publique, une sœur qui peut-être souhaitait la mort de son frère ! Et puis, quelle conviction dans Guillaume, quelle absolue certitude ! quel sentiment de son droit ! et on n’irait pas en cour d’assises ! Guillaume le savait !

Volusien devint très-sombre, mais n’osa plus parler des pensées que l’autre avait remuées dans son cerveau. Il contempla deux ou trois fois son camarade avec une admiration mêlée de crainte, et le beau Guillaume lui répondit par un rude regard de triomphe. Il sentait qu’il subjuguait Volusien, et il était satisfait d’en obtenir le consentement tacite à ses desseins. Du reste il commençait à en arriver à ce singulier état maniaque des meurtriers et de ceux qui songent au suicide, état dans lequel tout devient excitation, l’opposition ou le concours.

Quand l’esprit s’est ainsi arrêté sur ces terribles projets de mort, qu’on la destine à soi-même ou à un autre, il se passe une transformation curieuse et redoutable. Autant il était agité avant de s’être fixé, autant l’esprit, de la brute jusqu’à la plus vive intelligence, devient calme. Il est subitement fermé à toute autre idée, et il ne s’occupe plus qu’a caresser le cruel projet, à s’en faire un jouet et une jouissance, à le préparer minutieusement, à s’en repaître, à le savourer lentement, sans se presser. L’idée fixe s’étant emparée de l’homme, il perd toute notion étrangère à ce qu’il va accomplir, il ne voit plus ni au delà, ni à côté. Non, son œil, sa pensée sont cloués sur l’heure, sur le moment précis, sur le moyen certain de l’acte à accomplir. Sa volonté tout entière absorbée et rétrécie dans ce cercle y acquiert une force extraordinaire, pour arriver uniquement à son but, pour en parcourir d’avance les plus petits détails d’exécution. De là ce soin, cette science, cette dégustation préalable du meurtre et du suicide. Mais aussi cette volonté devient aveugle pour tout le reste, pour les conséquences de la chose ; elle est incapable de prévoir les entraves, le châtiment, les précautions de salut, les maux qui peuvent résulter pour des personnes auxquelles justement on n’aurait point voulu de mal, qu’on n’eût pas souhaité entraîner dans la catastrophe, ou si elle le fait, c’est maladroitement.

Guillaume en était arrivé là. Tuer Louis et Lévise. Tout le reste des choses sous le ciel ne l’occupait plus. L’homme de la ville lui avait ravi la fille qu’il s’était réservée : l’offense avait été surtout, pour le braconnier, de race à race, de la race orgueilleuse, favorisée, détestée à la race faible, déshéritée, méprisée. Sa haine en avait été doublement soulevée. La fille sur laquelle il comptait avait passé à l’ennemi ; elle était un renégat séduit par une ambition perverse, par la cupidité !

Le devoir et l’honneur du paysan exigeaient qu’il les tuât. Il avait dit tous ses mouvements intérieurs à Volusien. Ainsi poussé, inspiré, le beau Guillaume devenait peut-être une brute grandiose, et c’était là ce qui dominait l’autre sans que celui-ci s’en rendît compte.

Tandis que le beau Guillaume était si décidé, si sûr de ses actes, le pauvre Louis était dans un terrible état. L’énergie du caractère de Louis était bien différente de l’énergie fixe de Guillaume. Sa nature comportait quelque chose de féminin, une facilité à l’impression qui le rendait accessible à des mobiles très-variés, souvent très-menus, qui poussait son esprit dans tous les sens, le livrait à toutes les prévisions, à toutes les inquiétudes, à toutes les illusions en même temps, l’empêchait d’être assis uniquement sur une idée ou un sentiment, le ballotait constamment, le remplissait de troubles, de retours, de défiances, d’élans, et cela dans la même heure, dans la même minute, chaque impression reçue réveillant toute la bande des autres et les mettant en branle.

Un tel caractère peut donner plus de mérite à l’énergie, car cette énergie doit se faire jour, pour ainsi dire, à travers des haies, des barricades, et elle est accompagnée par une foule de voix qui l’assaillent et lui crient : Retourne en arrière, où vas-tu ? là est un monstre, là-bas un précipice, ici un torrent sans pont, derrière un incendie, à côté une trahison.

Et si elle recule, il faut qu’elle revienne à la charge et regagne le terrain perdu, faisant un effort décuple de celui qu’emploient les êtres tout d’une pièce. Elle en prend quelquefois une rage, une fougue singulière.

Voici ce qui se passa entre les deux jeunes gens quand Volusien fut parti. Lévise avait depuis une heure porté le poids de deux cruels assauts, qui l’avaient épuisée. Ses forces étaient dépassées. Elle se jeta à genoux devant le lit, y appuyant sa tête et frappant de ses mains désespérées comme pour prendre le ciel à témoin qu’elle en avait trop essuyé. Elle pleurait, jetait des sanglots violents. Ses larmes coulaient à torrents et elle criait de temps en temps : Mon Dieu ! mon Dieu ! que vous ai-je fait ? Elle tremblait de tout son corps, il lui semblait voir Louis renversé, foulé aux pieds par Volusien ; elle-même croyait se sentir encore sous l’étreinte de son frère, entraînée comme un agneau par un loup, puis jetée comme une proie à Guillaume. Un instant après, c’était Volusien qui lui apparaissait étendu sanglant à terre, la poitrine percée par la balle du pistolet de Louis, et cent personnes assemblées autour de lui étendaient la main vers la jeune fille en l’appelant : Sœur indigne, dénaturée, criminelle !

Ces images de terreur et de remords l’assaillaient. Louis, Volusien, elle-même étaient trois êtres pitoyables, elle ne savait lequel plaindre le plus. Elle ne croyait pas avoir mérité une si terrible situation, de tels déchirements. Elle se reprochait tour à tour ses angoisses pour Louis quand elle pensait que Volusien aurait pu être tué, et son inquiétude pour Volusien quand elle songeait qu’il était l’ennemi de Louis. Tant qu’il ne s’était agi que de paroles, elle avait pu s’élever avec la plus grande violence contre son frère, mais maintenant il avait failli arriver une sanglante catastrophe, la mort ! et c’était elle, Lévise, qui portait cette mort dans les plis de sa robe, elle qui eût voulu le bien de ces hommes, elle les rendait pleins de haine l’un contre l’autre. Et puis par quel incompréhensible, quel terrifiant maléfice cette passion si doucement engageante au commencement, remplie de tant de promesses, l’avait-elle conduite brusquement à des maux si intolérables, mise sous la menace d’un sort qu’on ne pouvait envisager sans défaillir de tourment ? Quelle sorcière avait déchaîné ainsi ce misérable Guillaume, en qui Lévise n’avait jamais cru qu’il y eût un danger ? À chacune de ces pensées qui l’écrasaient, les larmes redoublaient, les sanglots prenaient un ton plus douloureux, bien qu’elle cherchât à les étouffer en roulant sa figure dans les draps. Sa pauvre tête se brisait et ne savait quelle protection implorer. Elle n’échapperait donc pas à cette souffrance, elle était donc condamnée sans remise, elle avait commis de telles fautes dans sa vie, elle était donc assez coupable, assez abominable devant le ciel pour en être ainsi abandonnée et accablée. Et Louis, si bon, si doux, qui ne pouvait qu’inspirer l’admiration et l’amitié, serait persécuté avec elle, exposé à la méchanceté de Guillaume et de Volusien. Non, elle avait raison de les haïr. Que leur avait fait Louis ? Pour qui donc devait-elle prendre parti, advînt ce que pût, sinon pour cet être affectueux, délicat, maintenant sous le coup de leur fureur sans motifs !

Lévise eut au milieu de sa détresse un mouvement d’admirable et folle générosité. Elle se dit qu’elle irait trouver Volusien et Guillaume et leur demanderait de la tuer à condition qu’ils jurassent de ne point toucher à Louis.

Lévise se releva et regarda avec une indéfinissable peine cet être si cher dont elle venait de penser à se séparer et elle frissonna de l’effort horrible qu’elle évoquait. Elle qui espérait que Louis allait la serrer dans ses bras, l’embrasser et lui rendre le courage, elle le vit avec un nouvel effroi, tombé dans un abattement et un chagrin peut-être pareils à ceux qu’elle éprouvait.

Elle l’avait, tout en pleurant, entendu marcher à grands pas dans la chambre, et maintenant, elle le trouvait pour ainsi dire renversé sur un fauteuil, la tête baissée, les yeux fixes. Elle ne pouvait donc espérer qu’elle se trompait peut-être, qu’elle s’exagérait les choses avec son esprit de femme, puisque Louis, l’homme en qui elle avait confiance, en qui elle espérait appui, paraissait anéanti. Elle le regardait avec une espèce de stupeur n’osant lui parler, s’accusant d’être la cause du tourment du jeune homme, craignant amèrement qu’il ne lui en voulût et le cachât. Et comme Louis restait là sans bouger, elle ne comprenait plus comment, après la hardiesse, la vigueur et la violence qu’il avait développées tout à l’heure et dont elle s’énorgueillissait malgré elle, Louis semblait changé en statue de pierre.

Elle ne songea plus qu’à lui demander pardon.

— Je ne veux pas que tu aies du chagrin à cause de moi, dit-elle humblement, ni qu’il t’arrive malheur. Je retournerai chez mon frère…

Elle s’arrêta désolée. Louis ne la regardait ni ne répondait. Qu’est-ce que cela voulait dire ? N’aimait-il plus Lévise. Elle s’offrait à partir pour lui rendre le repos, mais enfin il fallait qu’il parlât, qu’il l’exigeât, qu’il reconnût le dévoûment, et la jeune fille se disait qu’il était impossible qu’il la laissât s’en aller sans un remercîment, un regret au moins. Est-ce qu’il était saisi par quelque maladie terrible ?

— Je suis perdue ! murmura-t-elle plaintivement, appelant au moins la pitié de Louis.

Celui-ci ne bougea pas davantage. Il n’avait pas l’air d’entendre.

La pauvre Lévise faiblit. Où donc pourrait-elle trouver du secours ?

— Ah si je pouvais me marier ! dit-elle presque tout bas, voulant et ayant peur en même temps que le jeune homme entendît ce vœu égoïste, personnel.

Louis resta toujours immobile, muet…

— À Paris, continua Lévise, à Paris on ne nous connaîtrait pas ! Je sais bien que je ne puis me marier, essaya-t-elle de dire avec résignation, mais ses larmes jaillirent plus grosses, plus pressées. Elle les avait trop comprimées. L’insensibilité étrange de Louis était le dernier coup.

— Oh ! s’écria-t-elle d’une voix tout à fait brisée, déchirante, qu’ai-je fait, mon Dieu, qu’ai-je fait pour être si malheureuse !

Mais aussitôt elle poussa un cri de joie presque fougueux : Louis s’était enfin levé et accourait à elle les bras étendus, il la pressa sur sa poitrine, il l’embrassa vingt fois.

— Ma pauvre, ma bonne, ma chère enfant, ne t’afflige pas, lui dit-il, tu seras dédommagée de ce que tu souffres. Crois-moi. Calme-toi. Ne crains plus rien. Tu as vu que je t’ai bien défendue. Nous n’en avons plus pour longtemps à rester comme nous sommes. Ne te tourmente plus. Nos ennuis seront bientôt essuyés. Voyons, promets-le moi, si tu me vois tranquille et gai, auras-tu confiance en moi, auras-tu la même tranquillité et la même gaîté ? Nous partirons dans trois ou quatre jours…

— Ah ! s’écria Lévise en le serrant de toute sa force, oui, partons, partons !

— Ce n’est point à cause d’eux, mais pour toi que je pars, dit Louis, et je voudrais le leur prouver.

— Non, non, reprit Lévise instamment, partons. Tu tomberais malade en restant ici. Si tu t’étais vu tout à l’heure !… là, dans le fauteuil !

— Ce n’était rien, répondit Louis, j’étais absorbé par toutes sortes de réflexions.

En effet il ne pouvait expliquer à Lévise le long débat intérieur qui l’avait rendu un moment inerte.

Juste au moment où, rentré en possession de son sang-froid, il s’était considéré lui-même, un pistolet dans la main, Lévise éplorée presque à genoux devant lui, et le braconnier désarmé et fuyant, au lieu d’avoir la joie d’un homme qui a remporté l’avantage, Louis avait éprouvé un sentiment d’impuissance et de découragement. Un mécontentement, un dégoût singulier contre lui-même le saisit. Les larmes, l’effroi, l’accès de désespoir de la jeune fille contribuèrent à le jeter dans cet état : il n’avait pu épargner à Lévise de cruelles souffrances. Elle ne comptait plus sur lui, il avait été lâche et sans virilité vis-à-vis de Volusien, sans virilité dans ses paroles, lâche en voulant lui tirer un coup de pistolet du haut de la fenêtre.

— Où suis-je tombé ? se disait-il. Voilà une malheureuse fille dont je m’amourache, et tandis que cela eût, pour dix mille autres gens, suivi un cours ordinaire, la fatalité veut que tout se lève contre cette fille et contre moi, et que je sois jeté à je ne sais quel niveau dégradant, chansonné et outragé par des valets de ferme, des servantes, que des braconniers m’insultent et me dictent des conditions, que je sois le rival de l’un d’eux. Mais pourquoi n’ai-je pas été averti par un signe quelconque de ce qui devait m’arriver ? Il faudrait donc que je devinsse le beau-frère de ce grand bandit ! Et si cette malheureuse enfant qui pleure et se tord devant moi, si pour apaiser ses chagrins, car je ne puis supporter de la voir souffrir, si je l’épouse, il faudra que je rompe à jamais avec ma famille, avec les miens, que je fasse des sommations respectueuses ! Je le ferais bien, pensait-il, mais ces gens ne diront-ils pas qu’ils m’y ont forcé ! Et si je ne l’épouse pas, où en sera ma conscience ? Je l’ai séduite ! Tout cela, je l’ai voulu, je l’ai cherché, je l’ai attiré à plaisir sur moi. Que j’aille à Paris, qu’elle y soit ma maîtresse, mais que de dangers là-bas ! On me l’enlèverait peut-être et je l’aurai perdue comme un véritable et ignoble séducteur. Que je me réfugie ailleurs, en province avec elle, que ferai-je quand il ne me restera plus d’argent ? Et si j’épouse Lévise ! et qu’elle ait été de gré ou non au beau Guillaume, une seule fois, que suis-je… non je ne puis l’épouser, ou il faut au moins que je sache pourquoi cet homme se montre si arrogant, à propos d’elle. Mais on ne peut se battre en duel avec lui ! et alors l’assassiner ! oh ! quel jour désastreux que celui où j’ai mis le pied à Mangues. Et puis encore si j’épouse Lévise, la pauvre fille est ignorante, où la conduire, comment même l’habiller ?

Ces idées tourbillonnaient sans relâche dans sa tête et pesaient sur lui de toutes leurs misères. Et au milieu de cet accablement il se disait aussi de son côté qu’un seul mot de Lévise lui rendrait la force. Il se demandait pourquoi elle ne l’appelait pas à elle, pourquoi elle ne le ranimait pas par une parole de confiance ou d’éloge naïf comme elle faisait ordinairement. Aussi lorsqu’elle se retourna vers lui et qu’elle commença à parler, s’il conserva une attitude morne, pétrifiée, c’est qu’il la laissait balayer elle-même peu à peu ces légions de pensées mauvaises dont il avait le cerveau oppressé.

Tandis que Lévise croyait que Louis ne l’entendait pas, elle le délivrait sans s’en douter de cette obsession, et il se disait : Non, ce Guillaume n’a jamais pu approcher de cette âme ni de ce corps qui sont à moi. Ma Lévise ne mentirait ni ne dissimulerait. Sa pensée est aussi pure et transparente que du cristal. Puis-je donc recevoir de ma pauvre chérie tant de preuves de bonté, de dévouement et de tendresse, et ne rien lui donner en échange ? Puis-je donc ne pas l’épouser, ma bonne, ma grande, ma sublime Lévise, et la regarder avec cette inertie égoïste, honteuse, la regarder pâle, défigurée, tenaillée et rongée de douleur, tandis qu’il dépend de moi de faire jaillir en un clin d’œil un soleil levant qui répandra sur nous la joie, la fraîcheur et la splendeur, et qui transformera ma pauvre victime en une reine de santé, de beauté et de bonheur ? Je me suis juré je ne sais combien de fois d’être un honnête homme envers elle, et de la récompenser, que dis-je ? la récompenser : ne suis-je pas encore coupable d’appeler faveur et récompense pour elle ce qui n’est que mon strict et juste devoir ? Eh bien ! il est temps de le remplir. Devant quels misérables obstacles ai-je donc reculé jusqu’ici ? Parce que la généreuse créature renonçait à me demander le mariage, j’y aurai vu une facilité à ne point aller au-devant, j’en aurai profité pour me donner une espèce de sommeil voluptueux ! Eh bien ! ma famille se lèvera contre moi et les braconniers proclameront qu’ils m’ont contraint, mais Lévise ne souffrira pas davantage.

C’est alors que Louis s’était levé, mais, par une sorte d’humeur enfantine inhérente à son caractère, il se réservait la joie de surprendre Lévise, en ne lui disant qu’un peu plus tard : Tout est prêt, tu vas devenir ma femme.

Il tenait à lui cacher les luttes inévitables avec la famille, pour qu’elle n’eût pas une nouvelle tentation de les lui éviter en se sacrifiant. Il jugea qu’il la rassurerait et la réjouirait assez en lui promettant qu’on partirait de Mangues. En même temps, son orgueil était tout grondant de ressentiment contre les braconniers et les gens du village qui effrayaient, insultaient et faisaient pleurer Lévise. Il aurait donc voulu à la fois rassurer entièrement celle-ci et ne pas lui laisser croire qu’il cédait à la contrainte de Volusien et de Guillaume. Un projet se dessinait dans son esprit : faire une espèce de démonstration au moyen de laquelle il répondrait à la colère publique et aux menaces, en les irritant, en affirmant hautement qu’il était bien l’amant de Lévise et qu’elle était sa maîtresse. Il ne manque plus qu’il la mène au banc d’honneur à l’église ! avait dit une femme. C’était un défi qui lui dictait ce qu’il devait faire, qui le provoquait, l’aiguillonnait. Après cette démonstration seulement on partirait.

Il lui fallait cette espèce de revanche. Il ne serait content de lui qu’à ce prix.

Louis pensait que le lendemain était un dimanche, un jour excellent pour montrer à tous ces paysans quel cas il faisait de leurs opinions. Comment ! dans les terres de son père, tout ce monde avait toujours humblement le chapeau à la main depuis le conducteur de charrue et le berger jusqu’aux maires de deux ou trois villages où sa famille possédait de grandes fermes. Il était là-bas comme un prince au petit pied, et ici il serait obligé de rendre compte de ses actions au dernier mendiant !

Aprés avoir dit à Lévise : Ce n’est rien, je réfléchissais, il ajouta : As-tu encore un peu de courage ?

— Avec toi, oui ! répondit-elle.

— Je ne te demande plus qu’un effort, ensuite tes épreuves seront passées !

— Eh bien, quoi ? reprit Lévise résolue, bien qu’elle fût fatiguée et qu’elle eût souhaité le repos.

— Demain nous irons ensemble à la grand’messe !

— À la grand’messe, à l’église ! devant tout le monde !

Lévise ne put réprimer l’effroi de sa voix.

— Pour faire nos adieux ! dit Louis tâchant de sourire pour l’encourager. Est-ce que tu ne t’en sens pas la force ? demanda-t-il.

— Si ! dit-elle, ayant peur qu’il ne la trouvât trop faible !

Mais l’inquiétude prit le dessus.

— Ne sois pas imprudent, reprit vivement Lévise. On nous en veut. Si on te faisait du mal !

— Tu as vu qu’on ne m’en a pas fait beaucoup ce matin.

— Que ferons-nous là seuls ? dit-elle.

— Nous irons et nous reviendrons, répondit Louis.

— Mais si on te dit quelque chose ?

— Que veux-tu qu’on dise ! répliqua Louis, dont le sang-froid était purement extérieur, car il sentait qu’il méditait une folie peut-être dangereuse. Mais il lui semblait qu’il n’y avait que par cette extravagance qu’il se relèverait. Il était « tenté ». Braver toute une assemblée, c’est d’une plus fière tournure que prendre à partie un seul individu. L’orgueil blessé imposait aussi cette action au jeune homme comme une réhabilitation. Plus il y pensait, plus l’impatience de l’accomplir le prenait. Ses nerfs le voulaient. Il se sentait malade, et le remède lui apparaissait là seulement. Puisqu’il quittait Mangues, il fallait qu’il partît enseignes déployées.

— Il faut absolument que tu viennes, dit-il à Lévise.

— J’irai ! répondit-elle.

Par un fait exprès, on apporta au même moment à Louis une lettre de son père.

Son père était mécontent de n’avoir pas reçu de réponse. Il ne comprenait pas le silence et l’éloignement du jeune homme, et il lui déclarait qu’il finirait par venir lui-même connaître la cause de cette persistance à ne pas donner de ses nouvelles.

Ce fut un nouveau coup de fouet pour Louis. Il prit son chapeau pour sortir, Lévise l’arrêta.

— Qu’y a-t-il donc dans cette lettre ? Où vas-tu ? demanda-t-elle, croyant à quelque autre mal.

— Je vais chez le notaire ! s’écria-t-il, pour qu’on vende cette maison. Nous partirons plus tôt encore.

— Louis ! appela Lévise troublée de ce mystère. Mais déjà le jeune homme était parti. Qu’avait-il besoin de la rassurer ? Aux yeux de Louis, lui promettre, lui annoncer le départ, c’était tout dire, elle devait être pleine de confiance et de hardiesse.

Louis courut chez le notaire. Il ne le trouva pas ; il revint agacé, excité, ne sachant que faire pour donner issue à l’envie d’aller vite qui le tracassait. En passant dans une maison, il entendit parler des femmes qui travaillaient au fond d’une chambre : — Tout de même le « débaucheux » de la ville n’a que les restes du beau Guillaume ! disait l’une d’elles.

Ce mot tombant après tant d’autres sur son cœur tout saignant lança Louis en avant comme un coup d’éperon lance un cheval ! Il était fou ! Peu lui importait ce qui pouvait lui arriver, c’était quelqu’un à déchirer avec les dents ou les ongles qu’il lui fallait, Lévise ou le beau Guillaume ! Il ne réfléchissait ni ne raisonnait. Il avait besoin de se battre, de mettre en pièces ou d’être mis en pièces. Sa poitrine s’arrachait toute seule, il le lui semblait. Chaque pensée était un aiguillon, un poison : il était le jouet, le bouffon de ces gens, il était trahi, conspué, et donnait pour un tel résultat le meilleur de son esprit et de son âme ! Il alla d’une course jusque chez Volusien, comme un animal poursuivi par un essaim d’abeilles furieuses. Il voulait trouver Guillaume, le prendre à la gorge, se rouler avec lui dans une lutte exaspérée. La maison était vide, il tourna plusieurs fois autour, ébranlant la porte à grands coups de pied, regardant avidement par la fenêtre dont il brisa une vitre avec son poing. Un paysan étant venu à passer tandis qu’il s’acharnait à ce siège inutile, Louis lui cria, bouillant et frémissant : Où donc trouve-t-on ces coquins ?

— Qui çà ? dit le paysan avec une tranquillité narquoise.

— Les braconniers, le beau Guillaume ? reprit Louis arrivant sur le paysan comme si celui-ci était le braconnier.

— Eh ! dit le paysan alarmé, je n’en suis pas ! On ne les trouve guère. On pourra peut-être vous renseigner à la Bossemartin, au cabaret.

— Où est-ce ! reprit Louis regardant de tous côtés.

Le paysan lui indiqua l’endroit. Louis repartit en courant. Il arriva essoufflé à la Bossemartin, ayant franchi une demi-lieue en un quart-d’heure.

Quand il entra, il n’y avait dans le cabaret que le maître, le père Houdin, qui dormait sur son comptoir. Il se réveilla au bruit des pas.

— Où est Guillaume, le beau Guillaume ? demanda Louis.

Le cabaretier le toisa avec méfiance en feignant de s’étirer les bras pour se réveiller, et répliqua : Ce n’est pas ici qu’il demeure.

— Eh bien ! où le trouve-t-on ? dit Louis fouillant la salle du regard.

— Oh, je ne sais pas !

— Mais il vient ici ! quand y vient-il ?

— Oh ! de temps en temps, il y a des jours où je ne le vois pas ! N’est-ce pas vous, demanda le cabaretier qui êtes le monsieur ?…

— Que vous importe ! interrompit rudement Louis en tournant le dos. Le jeune homme revint sur la route, inspecta les bois d’un coup d’œil, et ne voyant aucune chance d’y découvrir Guillaume, retourna vers sa maison. Il y avait une personne sur laquelle il était certain de décharger sa colère, c’était Lévise et il n’y avait plus que celle-là.

Lévise l’attendait avec une extrême inquiétude. Elle eut à peine le temps de voir la figure presque égarée de Louis et de trembler pour lui. Elle reçut immédiatement pour salut et pour « récompense » cette injure : Tu es bien empressée de venir au devant de moi me présenter les restes du beau Guillaume !

La jeune fille ne comprit pas. Le voyant bouleversé et cherchant quel nouvel accident était survenu, elle ne savait à quoi rattacher les paroles de Louis.

— Les restes du beau Guillaume et de plusieurs autres ! reprit le fou, qui ne pouvait trouver des mots assez acérés, assez envenimés. Voyons, combien as-tu donc eu d’amants avant que tu ne m’aies choisi pour être la perle de ta collection ?

Le sang se retira du visage de la jeune fille pour faire place à une pâleur mortelle. Et le mouvement de la pauvre enfant fut généreux comme toujours : Oh ! s’écria-t-elle, que t’a-t-on fait encore pour te tourmenter et te tourner la tête ? Ainsi elle l’excusait, le défendait contre lui-même et ne voulait même pas s’occuper de sa propre blessure.

— Il serait temps, ajouta-t-il aiguisant son accent de l’ironie la plus impitoyable, la plus tranchante, il serait temps d’aller enfin rejoindre le beau Guillaume, ma chère amie ; il t’attend, vous êtes faits depuis longtemps l’un pour l’autre, et, en vérité, il doit être fort malheureux, fort privé…

Ce n’était pas seulement contre Lévise que Louis ressentait une rage profonde, mais contre le sort qui avait détruit si vite le bonheur complet, radieux, qu’il avait apporté, contre tous ces ennuis, ces peines survenues à l’improviste, et malheureusement la jeune fille était le seul objet sur qui pût s’exercer à coup sur cette rage, cette rancune.

Ces traits de Lévise se couvrirent d’une teinte lugubre, et il semblait que la souffrance s’y précipitait par une fissure cachée et labourait ses chairs à la façon d’un acide.

Cette vue fit mal à Louis malgré l’insensibilité que produit la torture personnelle.

— Tu crois donc à tous ces mensonges ? s’écria Lévise, dont les lèvres frémirent.

— Je crois, dit-il se raidissant contre un remords poignant qui commençait à l’envahir, qu’à présent que tu t’es donné le triomphe de me joindre aux autres, et cela devait tenter un esprit ambitieux, nous pouvons rentrer chacun dans notre sphère…

— Mais tu le crois donc ? s’écria encore Lévise, tu le crois donc ? Voilà plusieurs fois que tu me parles de Guillaume, tu me soupçonnes !

Elle éleva les mains, les joignit, muette supplication. L’horrible chagrin d’être ainsi accusée ne lui laissait plus de paroles.

Louis éprouvait un véritable vertige. Ce qu’il disait le déchirait, il aurait voulu le retenir dans sa bouche. En martyrisant Lévise, il ressentait une torsion aiguë : les mots cruels sortaient de sa poitrine chassés par les spasmes de son cœur qui était trop surchargé. Il avait peur de lui-même et ne pouvait s’arrêter. Son supplice était double. Par cela même qu’il sentait son tort, il s’acharnait à crier, à faire du mal à Lévise pour ne pas souffrir du sien, pour ne pas entendre la voix de son angoisse intérieure qui lui disait : tu commets presque un crime. Il avait peur de s’apercevoir qu’il n’avait pour lui ni raison, ni droit, ni justice. Il entrevoyait le moment où, à ses autres tourments, allait s’ajouter le malheur, le repentir d’avoir été atroce envers Lévise ; cela achevait de mettre sa tête en désordre.

— Ah ! dit-il avec cette méchanceté insensée et maladive qui le possédait et lui ôtait toute liberté, mais quand donc cette comédie sera-t-elle finie ? Si ta patience à la jouer dure encore, la mienne est à bout. Va-t’en. Je veux que tu partes. Tu as fait de moi un misérable débris. Je n’ai plus de sommeil, d’intelligence, de santé, plus de courage, plus de cœur, je me déteste. Va-t’en. Quand je pense à l’aveuglement stupide, à la persévérance et au génie que j’ai usés pour devenir le ridicule héritier du rebut de ce braconnier, de cette brute. Quand je pense que j’ai sué toutes mes sueurs pour parvenir à être le bouffon de la canaille du village !…

Louis s’arrêta. S’il se trompait, si toutes ses violences étaient injustes !… Au moins que Lévise répondît, qu’elle fût non moins violente, qu’elle lui donnât motif à la briser sous ses pieds, pour que cette crise finît, pour qu’il fût délivré de cet état exécrable.

— Si tu veux que je parte, dit Lévise pleine de désolation, je m’en irai, je te l’ai déjà proposé. Je pensais bien que j’étais une charge et un embarras pour toi.

Une charge et un embarras pour Louis ! Ce mot le remit soudain dans un chemin plus droit en commençant sa honte. Il avait eu une fois cette pensée, mais secrète, rampante comme un reptile et il l’avait étouffée. Non, ce qui l’excitait maintenant était du moins plus noble, que Lévise le sût bien ! Il resta un moment comme un homme qui se dégage d’entraves multipliées. Lévise continua : J’ai beaucoup plus de peine que tu ne crois d’avoir été cause des méchancetés des paysans contre toi. J’aurais voulu que tout tombât sur moi seule. Mais je t’assure que Guillaume… non… c’est abominable…

Elle lutta contre les larmes et reprit : Tu ne le crois que parce que tu t’es troublé la tête. Oh ! j’aurais mieux fait de me jeter à l’eau comme j’en ai déjà eu l’idée. Au moins toi… tu aurais été plus heureux…

Pour la troisième fois de la journée, ses larmes coulèrent, âcre ablution de ses péchés, la pauvre fille ! Louis en reçut un choc qui le ramena encore davantage à des sentiments plus sains ! Lévise désirer mourir ! quelle était donc l’étendue de son malheur ? et lui ne la poussait-il pas par sa cruauté à se réfugier dans la mort ? Le cœur du jeune homme se souleva de pitié ; il faillit tomber aux genoux de la jeune fille. Mais l’image du beau Guillaume était là, et la voix de la paysanne dans la rue se fit encore entendre !

— Eh ! qui me le prouve donc ? s’écria-t-il, est-ce que je ne l’entends pas dire partout derrière moi quand je passe dans le village ?

Maintenant il ne la condamnait plus, il l’appelait à se justifier.

— Mais ils savent bien qu’ils mentent ! répondit Lévise cessant de pleurer et avec un accent de vérité qu’elle tira de son sein comme une dernière et extrême ressource ! Je te le jure, j’ai toujours eu horreur de Guillaume et personne ne peut rien me reprocher.

Ici elle ne put résister à une pensée d’indignation contre Louis qui méconnaissait cette vérité.

— Rien me reprocher, ajouta-t-elle en le regardant tristement, sinon que je suis ta maîtresse !

C’était au tour de Louis à se défendre. Il sentit la puissance de ce reproche résigné, mais irrésistiblement vengeur. Il chancela, mais il ne voulut pas s’avouer sitôt renversé. Il chercha encore à blesser pour riposter à ce coup inattendu.

— Eh que sais-je si tu ne mens pas aussi ? dit-il.

— Oh ! reprit Lévise au désespoir, je te le jure, crois-moi. Si tu m’aimais, tu comprendrais que je dis la vérité. Maintenant chasse-moi, je ne puis rien prouver.

En effet, la pure sincérité éclatait en Lévise, et Louis en fut soudain enveloppé et pénétré comme d’une lumière toute rayonnante. Lévise était blanche et brillante au milieu d’une auréole ! Cœurs amoureux, que tout est sombre et que tout est splendide selon que vous doutez ou que vous croyez !

— Viens donc ! dit-il avec une tendresse ravivée et plus grande que jamais, viens donc, pauvre enfant que tu es. Ai-je jamais douté de toi ? Ai-je jamais voulu autre chose que t’effrayer pour mieux voir comme tu m’aimes, pour savoir ce que tu penses et te forcer à dire ce que tu me cachais. Tu voulais te noyer et je ne l’aurais pas su ! Je vais pouvoir te délivrer de cette affreuse idée.

— Oh ! dit Lévise pour le rassurer de son côté, je n’y pensais pas tous les jours…

— Une seule fois, c’est déjà trop… mais, ajouta-t-il d’une voix passionnée, pressante, en échange de la peur que je viens de te causer, fais-moi une promesse…

— Laquelle ?

— Celle de te marier avec moi… me le promets-tu ?

Cette fois, le jeune homme réparait presque ses torts. Il mettait une grâce délicate à supposer qu’il recevait de Lévise la faveur que seul il avait le pouvoir de donner.

— Il le faut ! reprit-il, sinon je croirai que tu ne me pardonnes pas une secousse qui a été plus forte que je ne l’avais « calculé ». Je veux ce mariage ! Et, ajouta-t-il, il y a longtemps qu’il devrait être fait.

— Ah ! dit Lévise tremblante devant la grandeur d’une telle félicité, tu ne peux pas m’épouser, je ne suis pas à ton rang.

— Tu seras donc toujours la même ! s’écria Louis, une trop modeste et trop défiante créature ! Je t’épouserai de force, continua-t-il en souriant, tu ne me refuseras pas la seule chose qui puisse me rendre heureux.

— Pour toi, je le veux bien ! dit Lévise naïvement, mais c’est mal de ma part. Je ne le devrais pas. Ce n’est pas ma place. Je n’en ai pas besoin… C’est bien au-dessus de ce que je veux, tu me donnes trop !… je ne dois pas te laisser faire…

— Cela se fera bientôt alors ! dit Louis avec un enthousiasme inspiré par la pensée de cette complète réparation. Tu me l’as promis ! tu me l’as promis !

Lévise ne répondit pas. Un éblouissant mirage s’étendait devant elle. Les scènes terribles de la matinée étaient rachetées, elles étaient même bénies pour elle, elles avaient été les signes précurseurs d’une fortune inouïe, vers laquelle Lévise n’avait jamais osé lever les yeux que comme vers un sommet inaccessible.




CHAPITRE XI


forces différentes


Les braconniers rodèrent dans les bois toute la journée, Volusien presque muet, Guillaume lui reprochant de n’être pas gai avec un féroce plaisir de se sentir plus ferme, moins troublé que son compagnon devant les idées de meurtre.

Guillaume songeait à l’apparat, à la mise en scène de son œuvre. Il hésitait entre la nuit et le jour, il s’occupait à déterminer ce qui serait le plus sûr : faire naître une occasion légitime de tuer Louis et Lévise, par exemple une querelle à l’extérieur, ou les frapper chez eux. Il lui fallait une étude des localités, des habitudes de la petite maison, des meilleures combinaisons pour se mettre en sûreté. Ensuite il se disait aussi que la voix publique serait bonne à consulter : pour ou contre lui, il serait le vengeur commun. Il prenait un rôle qu’il fallait remplir convenablement avec une dignité solennelle et dont il devait se prévaloir. Il tenait à annoncer à tous ce qu’il allait faire, à l’annoncer à demi-mots, afin que chacun de ses pas fût suivi avec émotion et que néanmoins l’action dépassât encore l’attente indécise qu’on s’en ferait. Il jouissait déjà des effets que répandraient ses menaces, il voulait atterrer d’abord Louis et Lévise, ainsi que les bêtes fauves font de leur proie.

Les braconniers revinrent dîner à la Bossemartin. Le cabaretier Houdin dit à Guillaume : — Le petit monsieur est venu pour te chercher.

Guillaume fut étonné, puis sourit.

— C’est bien, dit-il, puisque nous nous cherchons tous deux, nous nous rencontrerons.

Il fut satisfait de ce que trois ou quatre têtes se relevèrent quand on entendit ces mots, et que plusieurs des gens réunis dans le cabaret parurent vouloir lire sur sa physionomie le véritable sens de sa phrase.

— Il avait l’air d’un petit furieux, reprit le cabaretier qui avait la passion de la discorde, tu sais, les petits hommes ne sont pas toujours commodes.

Guillaume haussa les épaules.

— Je le ferai tenir tranquille, reprit-il.

La même curiosité inquiète parut remuer les assistants. Alors le braconnier eut l’air de ne plus songer à ce qu’il venait de prononcer et s’attabla avec Volusien. Celui-ci ne parlait plus que de choses indifférentes : le temps, la chasse, le manger. Il était lié à Guillaume comme un animal tenu par une corde. Il suivait tous les mouvements, les pas de son camarade sans observations, sans rappeler en rien le terrible sujet de la préoccupation commune, attendant passivement qu’il plût au beau Guillaume de se décider, et n’ayant d’autre but que d’être toujours auprès de lui sans tremper en quoi que ce fût dans l’agression et les combats.

— Il faut que je le voie pourtant, cet homme, lui dit le beau Guillaume.

— Oui, répondit Volusien.

À chaque mot du beau Guillaume, Volusien répondit par un signe d’acquiescement. Il se confiait absolument à lui de la responsabilité de l’affaire. Il lui abandonnait tous ses pouvoirs. Ne se sentant l’énergie ni de le seconder, ni de le détourner, il se mettait sous sa sauvegarde, comptant que Guillaume ne marchait point sans être sûr de son droit, et par conséquent sûr de ne point s’attirer des poursuites et une punition. Dans sa soumission engourdie, un reste de ruse prudente le gouvernait. Il partagerait le mérite de Guillaume s’il y en avait un, en consentant an meurtre, et il aurait une défense contre des juges au besoin, en n’y prenant pas part.

— Nous irons ce soir ! reprit Guillaume, il faut savoir comment s’y prendre. Volusien accepta par un signe de tête, et il dit avec une certaine vivacité au cabaretier : Donnez-nous à boire ! il fait chaud ce soir !

Guillaume le considéra en se disant : Il a peur !

Le cabaretier en apportant le broc, se hasarda à le questionner, affamé de curiosité.

— Vous avez l’air drôle, tous deux ! risqua-t-il, vous ne parlez pas beaucoup.

— Père Houdin, répliqua Guillaume, quand il me plaira de parler, on m’entendra de loin.

Le cabaretier fit une grimace qui signifiait : Tu en dis plus long que tu ne sembles ! et il ajouta : Vous savez, mes garçons, chacun ses affaires, mais pas de bêtises !

— Il s’agit d’un renard dont nous voulons enfumer le terrier, reprit Guillaume en riant.

Tout cela était religieusement recueilli et écouté par les autres buveurs ; l’un d’eux, devinant vaguement les intentions du braconnier, dit à mi-voix : Il a raison ! Guillaume l’entendit, lui jeta un regard amical, qui contenait un remerciement, et demanda à haute voix des cartes pour montrer à tout le monde qu’il était en pleine possession de lui-même.

Il fit jouer Volusien qui s’absorba avec bonheur dans le jeu, grâce auquel il trouvait une diversion puissante aux idées qui pesaient sur sa cervelle. D’autres individus arrivèrent au cabaret. Tout en affectant d’être uniquement occupé des cartes, Guillaume écoutait quelques fragments de conversation qui arrivaient jusqu’à lui, bien qu’on la tînt à voix basse. Dans le cabaret, les gens pour la plupart faisaient du bruit et causaient de ce qui les intéressait personnellement, mais à quelques-uns la vue des braconniers avait remis en mémoire l’histoire du soufflet donné à Euronique par Lévise et de l’intervention menaçante de Louis contre son ancienne servante, et ils parlaient de façon à confirmer un esprit tel que celui de Guillaume dans la pensée qu’il soutenait et représentait la cause publique.

Des lambeaux de phrases comme celles-ci : À la place de ces deux-là, je ne le souffrirais pas. Ils jouent aux cartes ici ! — On les a peut-être achetés ! arrivèrent à Guillaume. Chaque fois, il fixait sur Volusien ses yeux, impérieusement, comme pour lui dire : Entends-tu, entends-tu ?

Mais quand son oreille eut reçu l’imprudente opinion murmurée la dernière, Guillaume jeta ses cartes et se retourna vers celui qui l’avait laissée échapper et qui se repentit aussitôt de n’avoir pas pris de précautions. Le braconnier l’interpella.

— Tu sauras, toi, lui cria-t-il, que je n’ai jamais vendu à personne ma poudre et mes balles !

Le bruit de la salle s’éteignit comme par enchantement, et tous les visages se suspendirent à celui de Guillaume et de l’homme ainsi admonesté. Ce dernier se serait caché sous la table sans le respect humain.

Guillaume se rassit et reprit le jeu. Volusien était resté presque immobile.

Une voix s’écria : Bravo, Guillaume !

C’était un de ceux qui le craignaient le plus, et qui faisait acte de courtisanerie.

On se rappelait ce qui était arrivé à Bagot.

Une rumeur s’éleva d’abord sourde et voilée, puis grandit et remplit tout le cabaret. Puis, comme on vit Guillaume se lever de nouveau, le silence et l’attente recommencèrent.

— Il est nuit, allons faire notre promenade, dit-il à Volusien. Le frère de Lévise l’imita sans demander aucune explication. Ils traversèrent les rangées de tables et sortirent, Guillaume fier de l’émoi ainsi causé.

Dès qu’ils furent sortis il ne fut plus question que d’eux, de Louis, de Lévise et des Cardonchas. Les récits furieux d’Euronique avaient beaucoup excité le village.

Le bruit courait que Louis l’avait battue. On commençait à savoir à peu près qui était Leforgeur, un étranger venu de quinze lieues de là, sans racines dans les environs. On trouvait qu’il traitait le village en pays conquis. Bien que Lévise fût une fille déconsidérée auparavant, ce n’était point parce qu’elle était séduite que les gens du village se fâchaient, mais parce que Louis prétendait la mettre au-dessus des autres femmes pour qui elle était autrefois une brebis galeuse. Chaque ménage voyait là une atteinte. Une fois lancé dans cet esprit, on en était venu à considérer Volusien et Guillaume jadis détestés, comme des égaux gravement outragés. Il avait suffi de ces motifs pour monter les têtes. L’attente qu’on avait d’une vengeance de la part de Guillaume encourageait et animait tout le monde. Les honnêtes gens à cause de leurs femmes, les gens de mauvaise réputation à cause des braconniers se réunissaient dans une même colère.

De sorte qu’à la Bossemartin l’entretien était général et vif. Les uns disaient : Que Guillaume se montre ! Les autres répondaient qu’on pouvait se fier à lui là-dessus. On faisait des suppositions sur ses projets. On reprenait et on commentait ses paroles et ses gestes pendant la soirée. On le vantait comme le champion du village. Parmi ceux qui étaient rassemblés au cabaret, il y en avait peu qui n’eussent quelque grief contre les bourgeois et les grands propriétaires.

Quand les braconniers arrivèrent près de la petite maison de Louis, le jeune homme et Lévise causaient tranquillement dans la chambre qui donnait sur le petit bois. Ils avaient parlé toute la journée du départ, de Paris ; Lévise avait fait la revue de ce qu’elle voulait emporter. Elle le pressait de partir. Elle l’avait tellement supplié de ne point aller à l’église le lendemain qu’il lui promit de rester à la maison. Elle parlait des bourrasques du matin comme de choses anciennes dont on aime à se souvenir une fois qu’on est à l’abri. Elle le questionnait sur Paris, puis le remerciait, puis laissait percer un peu d’ambition qu’éveillait en elle le mariage. Elle se sentait jetée dans un monde nouveau qu’elle était impatiente d’explorer. Partir ! partir ! tel était son cri continuel, elle avait encore peur des braconniers, bien que son inquiétude fût souvent dominée par les pensées du mariage, de l’avenir, du voyage. Il lui paraissait inutile, imprudent de retarder ces bonheurs dont on était à peine séparé, le moindre délai pouvait les reculer tout à coup. Mangues devenait un lieu triste, pauvre, insupportable. On n’y respirait plus. Rien n’empêchait qu’on ne se mît tout de suite en marche vers les splendeurs nouvelles. Enfin elle pensait un peu à elle, ce qui ne lui était peut-être pas arrivé depuis qu’elle était auprès de Louis.

Quant au jeune homme, s’il avait eu un moment de son côté la joie du bien qu’il faisait à la jeune fille, il n’en restait pas moins toujours dans le même sentiment de mécontentement personnel, toujours accroché, sans pouvoir s’en délivrer, à cette idée qu’on appellerait son départ une fuite, son mariage une craintive soumission, toujours mâchant sous ses dents les paroles d’Euronique et des autres femmes, toujours irrésistiblement contraint par l’orgueil à revenir sur tout ce monde-là et à relever sa dignité, qu’il jugeait abattue.

À chaque instant, au milieu de ce que lui disait Lévise et de ce qu’il répondait se glissait dans son sein le défi qu’on lui avait jeté : Il ne manque plus qu’il la fasse asseoir au banc d’honneur à l’église !

— Eh bien ! pensait-il, vous verrez tous qu’en dépit des fusils des braconniers, des criailleries des femmes, je ferai mon bon plaisir, en face de vous tous et de vos chefs, de votre maire, de votre curé !

Il était dans sa nature que les choses qui le touchaient prissent de grandes proportions.

À ce moment, Lévise disparaissait complètement. Elle n’était plus qu’une chose qu’il voulait placer en face de tout le monde en disant : Elle sera là, quoique vous ne le vouliez pas et on ne défera pas ce que je fais !

Pendant que Louis et Lévise se tenaient dans leur petite chambre dont ils avaient laissé la fenêtre ouverte, la soirée étant chaude et belle, Volusien et Guillaume examinaient la façade de la maison.

— Les volets sont fermés ! dit Guillaume, il faudra les leur faire ouvrir.

— Comment ? demanda l’autre.

— On y jettera quelque chose, on appellera ! ou bien on frappera à la porte, on entrera. C’est à voir. Faisons toujours le tour.

Ils suivirent la haie au coin de laquelle avait eu lieu la querelle avec Lévise. Là, Guillaume dit vivement à son camarade : Nous tenons le bon endroit, il y a de la lumière. Dans les arbres, en face, on doit être bien placé.

Ils se glissèrent avec précaution dans le taillis, et Guillaume choisit une place d’où les yeux plongeaient parfaitement dans la chambre.

Volusien et lui se tinrent immobiles et muets un moment. Guillaume regardait très-avidement Louis.

— C’est celui-là ! dit-il étonné.

Il ne trouvait en ce petit homme maigre, pâle, laid presque, aucune rivalité possible avec lui, telle qu’il la comprenait. Il n’y avait donc réellement en Louis que l’habit et l’argent pour séduire ! Lévise n’avait pu être attirée par autre chose. Néanmoins, et par le fait même que Louis n’était rien en lui-même aux yeux de Guillaume, toute la puissance sociale de la classe riche apparaissait au braconnier derrière le jeune homme et revêtait celui-ci d’une force mystérieuse.

— C’est bien cela ! disait Guillaume, il n’y a pas un de ces hommes-là qui pourraient lutter corps à corps avec nous, pas un qui nous vaille, mais le sac d’écus fait qu’ils sont toujours les plus forts !

Il regarda longtemps et ardemment les deux jeunes gens, ne perdant pas de vue un instant le jeu de leurs visages et de leurs gestes.

Et comme il voyait Lévise sourire, envoyer des regards doux et tendres à Louis, il suivait avec une haine froide tous ces mouvements, en pensant : Combien sera-ce payé tout cela ? avant peu, vous ne vous regarderez plus ainsi, avant peu, toi Lévise, tu ne feras plus toutes ces grâces ! et l’autre ne s’en régalera plus !

À la fin, il dit à Volusien avec une fureur qui lui fit lâcher un éclat de voix : L’occasion aurait été belle ! si j’étais sûr d’en venir à bout avec des pierres !… Si je leur criais que je suis là ! au moins pour les voir grimacer de peur ! Je ne veux pas qu’il soient si tranquilles !

À ce moment, Louis et Lévise entendirent quelque chose, non pas nettement, mais le bruit dans les arbres ne leur sembla pas naturel.

— Il y a quelqu’un dans le petit bois ! s’écria Lévise en se dressant.

— Non, répondit Louis en venant à la fenêtre et cherchant à pénétrer l’obscurité.

Volusien avait mis sa main sur le bras de Guillaume pour le faire taire et le retenir.

— C’est un chat ou un chien ! dit Louis.

— C’est égal, ferme la fenêtre, reprit Lévise instamment.

Et comme Louis restait toujours penché elle se leva, et ferma les volets.

— Je tremblerai toujours tant que nous resterons ici, dit-elle.

— J’ai presque envie de tirer sur le taillis, dit Louis, gagné par l’inquiétude, mais il haussa les épaules et ajouta : Ce serait trop ridicule, en vérité.

Guillaume jura tout bas, puis Volusien et lui se dégagèrent du taillis à pas de loup et regagnèrent le chemin.

— Il était impossible d’être mieux placés, dit Guillaume à son camarade, il n’y a pas plus d’une quarantaine de pas du taillis à la fenêtre.

— Non !

— Bon, je ne sais pas encore si ce sera là que je les prendrai. Un autre jour, les volets peuvent être encore fermés ou seulement la fenêtre, et il faut savoir tirer à travers une vitre. Je ferais peut-être mieux de les tirer hors de là, en pleine rue. Ils doivent sortir, aller quelque part de temps en temps ! Écoute, c’est demain dimanche, nous viendrons nous poster par ici et voir s’ils sortent. On pourrait peut-être entrer par derrière dans la maison, et quand ils reviendraient, nous y serions. Il faut mûrir cela. Demain soir ce sera décidé.

— Où allons-nous ? demanda Volusien.

— Au magasin, et puis de là nous retournerons à la Bossemartin, je veux essayer quelque chose.

Les braconniers allèrent à leur magasin ainsi qu’ils appelaient l’ancien trou à charbon, et Guillaume prit son fusil.

— C’est donc pour ce soir ? s’écria Volusien avec trouble.

— Eh non !

Ils redescendirent en effet vers le cabaret. Le père Houdin allait fermer. Il n’avait plus personne chez lui.

— Tiens, te voilà encore, Guillaume ; les oreilles ont dû te corner, on a fait un beau vacarme à propos de toi, ce soir.

— On en fera un plus beau, interrompit le braconnier.

— C’est donc vrai ? On dit que tu fais bien ! reprit le cabaretier enchanté d’obtenir des confidences.

— Qu’est-ce que tu me chantes ? répliqua Guillaume brusquement, mais au fond il était heureux de l’approbation que lui annonçait Houdin. Il ajouta : Combien te coûtent tes carreaux ?

— Vingt sous pièce.

— Je te donne trois francs si tu veux m’en laisser casser un.

— En voilà une idée ! s’écria Houdin, je veux bien !

— Bon, eh bien ! mets une bouteille vide sur une table et puis la plaque de fonte de la cheminée de ta cuisine par derrière, contre le mur.

— Pourquoi faire ?

— Je vais aller à quarante pas et je tirerai. C’est un pari que j’ai fait avec Volusien.

Le cabaretier se retourna vers celui-ci qui fit signe de la tête que c’était vrai.

— Comment ! tu veux tirer à cette heure-ci ? demanda le cabaretier, tu es fou.

— Puisqu’on te paie, nous boirons après ! Qu’est-ce que ça te fait ?

— On entendra, on verra mon carreau brisé demain matin.

— Tu arrangeras cela, c’est cent sous à gagner pour toi. Je les ai là. Moi, c’est un essai que je fais.

— Ah ! dit Houdin, n’en parle pas, ne me mêle à rien, et dépêche-toi. Volusien et lui disposèrent les choses comme le voulait Guillaume, qui s’éloigna en comptant quarante pas, puis se retourna, épaula son fusil, visa avec soin et tira. Il avait brisé la vitre et la bouteille, avait volé en éclats.

— Je suis sûr de ce côté-là ! dit-il.

Il fit avaler une bouteille de vin à Volusien et l’emmena enfin à la maison de celui-ci. À peine arrivés :

— Il faut être de bonne heure à l’affût demain matin. Dormons ! s’écria-t-il.

Volusien ne s’étonnait plus, il était comme stupide et automatique.

Le lendemain, à six heures du matin, les braconniers se postèrent à une centaine de pas de la maison de Louis. Mais rien n’y bougea avant neuf heures.

Les émotions de la journée avaient donné une violente migraine à Lévise. Quant à Louis, il avait été tenu en éveil très-avant dans la nuit par les pensées qui le secouaient. Ils se réveillèrent tard.

Les cloches sonnaient l’appel de la grand messe. Aussitôt Louis fut pris d’une résolution inflexible, rigide. Un ressort de fer l’entraînait vers l’église. Il ne sentait qu’une chose, c’est que s’il survenait un danger, il le dominerait. Mais il fallait qu’il allât là-bas, comme on mange pour vivre, par une nécessité indiscutable.

— Fais-toi belle, dit-il à Lévise.

— Ah ! tu veux aller à l’église ? répondit-elle ayant l’air de demander grâce.

— Tu ne veux pas faire ta prière avant de quitter Mangues ? reprit Louis feignant l’enjouement, afin de ne pas l’effrayer.

En « donnant » le mariage à Lévise, il avait mis fin à un des plus grands combats intérieurs auxquels il avait été livré. Maintenant Lévise devait être satisfaite, elle était hors de cause, elle pouvait bien faire un effort en retour et le soutenir dans la dernière lutte qu’il engageait pour lui-même. Telle était l’impression du jeune homme persuadé qu’il restait le seul blessé, le seul vaincu de toutes ces batailles, le seul qui eût à poursuivre une réparation.

Lévise se dit qu’elle devait le suivre partout. Elle mit ce qu’elle avait de plus beau.

— Je suis prête ! dit-elle enfin courageusement.

— Allons donc ! s’écria Louis avec un accent concentré plein de détermination hostile.

Ils sortirent. — Donne-moi le bras ! dit Louis. Lévise obéit avec un léger tremblement. Elle ne savait à quoi Louis était décidé, mais le sentiment d’agression visible dans toute la personne du jeune homme la remplissait d’anxiété.

— Que va-t-il faire ? se demandait-elle, le cœur agité. Puis elle pensait qu’elle avait bien fait de l’accompagner. Au moins elle pourrait se jeter entre lui et ceux qu’il paraissait disposer à braver. Elle commençait à comprendre son intention.

Les braconniers les suivirent de loin.

À chaque pas, Louis et Lévise dépassaient ou étaient dépassés par des groupes de paysans qui se rendaient aussi à l’église. Tous éprouvaient la même surprise et la montraient à l’aspect de Lévise parée et donnant le bras à Leforgeur ganté et rigoureusement habillé. Louis passait sur le chemin, se tenant hautain et méprisant, mais Lévise avait la tête basse et perdait contenance.

— Elle n’était pas vêtue de la sorte quand elle était avec nous, disait Guillaume à Volusien. Les braconniers s’étonnèrent de les voir entrer à l’église.

— Comment ! ils osent entrer là ! s’écria Guillaume.

À l’entrée de Louis et de Lévise, l’église était aux trois quarts pleine, une petite église nue, humide, sombre et mesquine. Malgré lui il sembla à Louis que les proportions de l’église rapetissaient son acte.

Il fallait fendre la presse pour pénétrer dans le chœur. Lévise voulut quitter le bras du jeune homme, il la retint et la traîna plus morte que vive à travers l’assemblée. Il marcha droit là où les gens étaient le plus serrés. Tout le monde se retourna, il y eut une haie de regards autour d’eux, et un murmure courut successivement tout le long de la foule. Louis avança, ouvrant le passage avec des yeux décidés, menaçants, qui indiquaient d’avance qu’on eût à se reculer. Il conduisit ainsi Lévise jusqu’au milieu du chœur, accompagnés d’un bourdonnement de voix ennemies. Le banc d’honneur était un peu devant eux, occupé par cinq ou par six personnes dont les têtes se penchaient en arrière par-dessus le dossier pour reconnaître la cause de ce bruit. Les personnages importants ainsi placés se parlèrent vivement dès qu’ils eurent reconnu les nouveaux arrivants. Le bourdonnement croissait. La messe était finie, le curé prenait quelques instants de repos avant de monter en chaire.

Louis fit un pas vers le banc d’honneur, mais Lévise, à bout de forces, se cramponna des pieds aux dalles, arracha son bras à celui du jeune homme, et se jeta sur une chaise où elle s’agenouilla baissant le plus possible la tête pour se cacher. Louis se tourna de tous côtés, considérant dédaigneusement tous les visages dirigés vers lui. Tandis que Lévise souffrait un terrible supplice, il ressentait un bonheur aigu. Il était arrivé à ses fins. Il tenait en échec tout ce monde murmurant et le forçait à subir à son tour l’humiliation. Il domptait ces gens et jouissait de leur colère et de leur impuissance. Il oubliait Lévise. Il avait enfin conquis un moment de joie âpre depuis quinze jours qu’il vivait dans les épines, sur les charbons ardents.

L’amour ne lui avait peut-être pas apporté de plaisir comparable, un plaisir rude et fortifiant.

Un double mouvement se fit parmi les assistants, les uns s’occupèrent du curé qui montait en chaire, les autres dirigèrent toute leur attention vers la grande porte où un nouveau murmure montait à la voûte. Guillaume et Volusien venaient d’entrer à leur tour.

Le curé ne savait point ce qui se passait. Sa voix débitant un sermon sur la bonne conduite se fit entendre.

Guillaume et Volusien étaient intimidés par le lieu sacré. Ils s’appuyèrent à un pilier, cherchant à découvrir Louis et Lévise. Ils les aperçurent. Le sermon du curé continuait à retentir dans l’église. Guillaume ne songea pas à manquer au respect consacré. D’ailleurs il n’était venu que pour suivre la trace du gibier.

— J’aime à les tenir sous ma main, dit-il bas à Volusien, et à les voir courir devant moi. C’est comme la chasse. Il s’interrompit. — Il nous voit ! dit-il.

Louis qui ne cessait de parcourir des yeux l’assemblée aperçut en effet d’abord Volusien, puis le beau Guillaume. Voyant un grand garçon auprès de Volusien, il le « reconnut » lui aussi. Leurs yeux restèrent un moment fixés l’un sur l’autre. Ils s’envoyèrent toute leur colère réciproque dans ces regards, comme s’ils eussent pu se frapper. Louis se sentait une certitude de supériorité, un besoin d’agression qui lui donnaient la confiance d’être le plus fort même physiquement, et qui le poussèrent à marcher vers les braconniers pour aller se mettre coude à coude avec eux. Il était sûr qu’eux non plus ne bougeraient pas et seraient dominés.

Le silence de ces actes muets, l’impression de l’endroit, le visage hautain de Louis, son mouvement mesuré, cette assurance tranquille, froide, le prestige de l’habit, le mystère qu’il y avait pour le braconnier dans cette hardiesse jointe à une si frêle apparence, firent un certain effet sur Guillaume. Il n’eut pas peur, mais il lui sembla que ce petit homme était pourvu d’une force cachée contre laquelle on ne pouvait rien.

Le curé avait été surpris du va-et-vient des têtes, et en cherchant le motif partout, il avait distingué Louis et Lévise. Il s’irrita.

Louis fut tout à coup arrêté dans sa marche. La voix du curé, claire, vive, chantante, disait : — Et surtout, mes filles, ne croyez pas que le scandale qu’on vous donne aujourd’hui reste impuni. Détournez les yeux avec horreur de cet exemple funeste. La honte et le péché se sont introduits près de vous, l’audace au front ! Eh bien…

Sa voix se perdit dans une espèce de tumulte qui éclata. Lévise crut que l’église s’écroulait sur elle.

— À la porte ! à la porte ! crièrent plusieurs paysans en désignant Louis.

Le maire, furieux contre le jeune homme, se leva néanmoins au banc d’honneur pour imposer silence. Le curé reprit :

— Mes frères, ne troublez pas le recueillement du saint lieu et écoutez ce que j’ai encore à vous dire !

L’animation générale augmenta. Guillaume surexcité, par ce qu’il considérait comme un encouragement inattendu de la part du curé, s’écria, dominant tout le bruit :

— C’est mon affaire ! je m’en charge !

Il écarta ceux qui l’entouraient et s’avança.

Partout ce furent des clameurs, des interpellations :

— Oui, oui ! mais c’est ici l’église, non, non ! c’est le curé qui l’a dit. Il faut que Guillaume en finisse ! Eh bien ! il s’en charge ! À la porte le débaucheur ! la déhontée !

Au milieu de son émotion, Louis était content, au moins c’était un orage devant lequel il y avait quelque gloire à ne pas plier. Calme avec fureur, il était revenu à côté de Lévise qui était près de défaillir. Guillaume arrivait vers lui. Un combat allait-il s’engager dans l’église ? Louis était prêt à tout.

Le maire s’élança alors au milieu du chœur et s’adressa au curé :

— Il faut faire cesser cette scène, monsieur le curé, cria-t-il, faites sortir tout le monde, quittez la chaire.

— Mes frères, reprit aussitôt le curé, retirez-vous, retirez-vous tous, le saint lieu ne peut souffrir un tel désordre. Quant à moi je m’interromps et je suspends. L’office est fini. Retirez-vous et calmez-vous !

Il descendit.

Le maire saisit Guillaume par le bras et lui dit avec colère :

— Sortez le premier, vous qui ne venez jamais ici, mauvais drôle !

Il poussa devant lui plusieurs autres paysans. Volusien entraîna son camarade déconcerté. Le maire s’approcha de Louis, se disposant à ne pas le traiter avec plus d’égards. Heureusement le capitaine Pasteur et l’aubergiste accoururent. On avait su partout, en cinq minutes, la grande nouvelle que Leforgeur, Lévise et les braconniers étaient dans l’église. Beaucoup de gens qui n’allaient jamais à la messe s’y précipitèrent par curiosité. Le capitaine et l’aubergiste furent de ceux-là. Ils étaient d’ailleurs les seules personnes sympathiques à Louis, et ils vinrent, inquiets pour lui. Ils assistèrent au grand trouble.

— C’est monsieur qu’il faut protéger, dirent-ils, si on ne veut pas monter davantage les têtes !

— Que le diable l’emporte ! répondit le maire avec irritation ; et il se détourna vers des groupes qui restaient arrêtés dans l’église et faisaient tapage.

— Aidez-moi à les renvoyer au moins ! appela-t-il de loin en faisant signe au capitaine et à l’aubergiste.

Tous trois allèrent alors aux petits rassemblements, le maire sommant les gens, les deux autres leur conseillant de partir. Le curé sortant de la sacristie se joignit à eux et exhorta ses paroissiens à la tranquillité. L’église se vida peu à peu, les paysans se massèrent le long des marches du porche, où Volusien et Guillaume s’étaient placés pour attendre Louis et Lévise à la sortie.

Guillaume s’en était pris à Volusien qui avait eu peur du maire, et il l’avait ramené.

— C’est le moment, lui dit-il, c’est le moment. Si j’avais su, j’aurais pris mon fusil ! Mais nous pourrons peut-être nous en passer. Tu vois ce que le curé a dit ! Nous allons leur tomber dessus !

Louis et Lévise restaient à peu près seuls dans l’église. La pauvre fille ne voyait, n’entendait plus rien ; ses jambes fléchissaient, elle était sans forces, à genoux sur sa chaise, dans une prostration et un écrasement complets. Elle ne pouvait plus se relever. La terreur, le désespoir, le désir d’être morte battaient dans sa poitrine à coups désordonnés et meurtrissants. Elle ne savait où elle était. Ses yeux voyaient du noir partout, l’idée vague et pleine d’égarement qu’elle venait peut-être d’être précipitée dans l’enfer par la parole du prêtre faisait aussi qu’elle se repliait sur elle-même et n’osait remuer de peur de toucher la réalité de cette espèce de vision.

Cependant le maire, le curé, le capitaine et l’aubergiste étaient parvenus à pousser devant eux les derniers retardataires. Voyant tout le monde rassemblé au dehors :

— Que faites-vous là ? demanda le maire, qu’attendez-vous ? rentrez donc chez vous.

Il descendit les marches, et du geste et de la voix il contraignit une grande partie des gens à s’éloigner, puis fit comme eux. Le curé et les deux autres continuèrent du haut du péristyle leur travail de pacification et de dispersion de la foule. Néanmoins aucun d’eux ne se soucia de s’adresser aux braconniers. On fit comme si on ne les voyait pas, après que le curé leur eut dit une seule fois : Allons, ne restez pas là !

Louis se trouvait seul avec Lévise à demi-folle. Alors il s’aperçut de ce qu’elle avait dû souffrir. Il resta un moment lui-même atterré de l’avoir tellement oubliée et de n’avoir pensé qu’à lui. Il éprouva un grand serrement de cœur. Il crut un instant qu’il ne pourrait jamais ranimer Lévise, ni apaiser et guérir cette dernière et extrême douleur qu’il avait tout fait pour lui apporter. Sa conscience allait-elle être chargée d’un malheur irrémédiable ? Mais il songea qu’il avait toutes les ressources de l’avenir devant lui. — Je donnerai à Lévise, se dit-il, toute ma vie pour prix de sa journée d’aujourd’hui, je mettrai tant d’ardeur, de soins, de volonté qu’elle ne saura plus un jour qu’aujourd’hui a existé, ou si elle se le rappelle, il faudra que ce soit avec bonheur !

Une autre pensée vint presque aussitôt le débarrasser de ce tourment. Est-ce moi qui ai fait cela, est-ce moi qui l’ai voulu ? se dit-il encore. Non, ce sont ces misérables, c’est ce braconnier. Alors il fut repris par l’exaspération enragée qui l’avait amené à l’église, cette exaspération qui lui mettait de l’acier dans les veines et voulait que rien ne le fît reculer. Mais elle était plus impatiente, plus nerveuse, et tournée plus directement contre Guillaume.

— Viens, dit-il d’abord doucement à Lévise, viens, il faut rentrer.

Elle eut un mouvement de crainte machinal. Louis l’enleva de la chaise presque de force.

— Voyons, reprit-il d’un accent plus bref, il n’y a plus personne !

Elle le regarda avec des yeux si troublés que Louis se demanda si elle perdait la raison. Elle parut revenir à elle-même.

— Où étais-tu donc ? dit-elle plaintivement.

Cette question atteignit Louis au cœur ; ce triste étonnement de n’avoir pas eu son ami, son protecteur auprès d’elle ! En effet il était bien loin d’elle tout à l’heure, quoiqu’à son côté ! Et que lui répondre ? — Je me rachèterai de tout cela, se dit-il.

— Sauvons-nous d’ici, reprit-elle avec l’effroi d’un enfant, pourquoi y sommes-nous venus ? on veut nous tuer, nous sommes perdus !

Louis eut de la peine à l’empêcher de courir jusqu’à la porte. Elle l’entraînait. La porte était masquée en dedans par une petite construction qu’il fallait contourner et qui avait issue sur le porche au moyen de deux autres fausses portes. En arrivant là en pleine lumière et apercevant encore beaucoup de gens rangés sur la place, Lévise fut comme repoussée à l’intérieur par un choc violent. Elle recula. Louis avait vu en même temps les braconniers plantés au haut des marches. On les attendait !

— Pour l’amour de Dieu ! Lévise ! s’écria Louis avec une colère impérieuse, et il la ramena en avant. Il la fit passer avec lui devant les braconniers qu’il frôla presque de l’épaule. Ses sensations étaient curieuses, il pensait que Guillaume pouvait l’assommer d’un coup, les braconniers avaient de gros bâtons, et, embarrassé de Lévise, il était hors d’état de se défendre, il se le disait, et néanmoins il ne craignit pas une seconde d’être frappé. Il sentait qu’on le laisserait passer, et que plus il provoquerait et braverait ainsi par sa seule attitude, plus il en imposerait. Il sentait même que s’il était frappé, le coup porterait mal, ou qu’il y résisterait mieux qu’en toute autre circonstance. Il en était sûr.

— S’ils font un signe, un geste, s’ils disent un mot, se promit-il, advienne que pourra, je lève ma canne.

Il espérait, il aurait voulu que Guillaume fît une démonstration quelconque. Mais celui-ci fut retenu encore une fois par un sentiment d’inaction qu’il ne pouvait s’expliquer. Ces manières de dédain, de provocation muette le déroutaient. Il n’avait pas confiance dans son bâton. Les événements de l’église l’avaient pris à l’improviste, dérangeaient ses combinaisons, ses préparatifs. Il comprenait aussi que Volusien ne le seconderait pas. S’il avait eu son fusil, l’habitude de l’arme l’eût entraîné. Mais là d’ailleurs un instinctif respect du lieu religieux le retenait. Et puis, il l’avait dit à Volusien, il préparait un affût pour tirer à coup sûr. Pendant qu’il s’étonnait de ses incertitudes, Louis et Lévise étaient sur la route. La jeune fille n’avait pas eu conscience qu’elle vivait pendant la minute qui fut employée à descendre les marches.

Une fois sur le chemin, elle reprit un peu de courage et l’espérance que le danger était passé lui revint.

Le capitaine et l’aubergiste attendaient un peu en avant les jeunes gens, pour les accompagner et les couvrir par leur présence contre une attaque.

Guillaume indécis, ne jugeant pas bons le moment ni les moyens de les assaillir, irrité aussi de n’avoir pas rempli la mission de vengeance que la foule et le curé lui avaient donnée selon son sens, dit à Volusien : Viens derrière eux, le petit brigand fait trop le faraud, je ne sais pas, ça ne peut pas en rester là.

Alors un véritable cortège se trouva échelonné le long de la route. Deux par deux, trois par trois, hommes et femmes, une centaine de paysans s’étaient mis en marche pour voir la suite de l’affaire. Le capitaine et l’aubergiste, Louis et Lévise allaient sur le même rang. Les deux partisans de Louis ne savaient trop que lui dire : le blâmer, lui donner le conseil de quitter le pays ? Il ne paraissait pas avoir envie de parler.

Guillaume dit, après quelques pas, à Volusien :

— Rapprochons-nous, qu’ils nous sentent au moins sur leurs talons. Voilà deux occasions manquées. Gare la troisième ! Si j’avais eu un port d’armes, ce serait fait maintenant. Avançons toujours. Je ne lui ai pas encore parlé, à lui.

Guillaume était désorienté, il aurait voulu se jeter sur Louis et en même temps se le réserver pour un meilleur moment. Il avait besoin de faire savoir à Louis qu’il le « rattraperait ».

Ils forcèrent en effet le pas, et Louis, qui ne voulait pas même leur faire l’honneur de regarder derrière lui, devina qu’ils se rapprochaient. De son côté, Lévise n’osait pas se retourner, elle avait un peu moins peur en ne les voyant pas.

Le capitaine dit enfin à Louis :

— Vous n’avez guère été prudent.

Le jeune homme ne l’écoutait pas : les braconniers étaient à cinq ou six pas derrière lui, les paysans serraient aussi peu à peu leurs rangs pour se maintenir à l’allure des acteurs de ce drame.

— Les gredins ! dit à très-haute voix Guillaume, ils s’imaginent que c’est fini, ils se sauvent, ils croient en être quittes pour la peur !

Le capitaine, qui ouvrait la bouche pour parler encore de prudence, s’arrêta.

— Les voilà ! dit Lévise, dont la voix s’éteignit dans sa gorge contractée par l’effroi.

Louis ne put en supporter davantage. Il fit brusquement volte-face, et d’un bond se trouva sur les braconniers, hors de lui, vert, les dents serrées et les lèvres retroussées. Cela était mieux l’affaire de Guillaume. Il s’y connaissait, à ces symptômes de querelle.

— Que voulez-vous ? dit Louis d’un accent sifflant ; il s’adressa à Volusien : Vous, je vous ai défendu de jamais reparaître devant moi ! et vous, misérable, je vous défends de me suivre, vous allez retourner par là !

Il montra avec le bout de sa canne la direction d’où ils venaient.

— Oh, oh ! répliqua Guillaume non moins emporté, ôte-toi toi-même de mon chemin, ou je te brise tes méchants petits os !

Louis lui lança un coup de canne. Guillaume para et une bataille sans quartier commença enfin. Le premier choc des bâtons, les piétinements, la façon dont les deux hommes se ruèrent l’un sur l’autre, tout fut effrayant de bruit, de mouvement et de menace.

Lévise jeta un grand cri, dix autres y répondirent, poussés par les femmes qui se trouvèrent à l’entour. Tout le monde pensa que Louis allait rester sur le carreau. Lévise cessa d’avoir peur pour elle, elle ne vit plus que le péril de son ami menacé par un être qu’elle exécrait, elle se précipita vers les deux combattants, convaincue dans son désir ardent de défendre Louis qu’elle allait pouvoir arracher le bâton des mains du braconnier et l’en frapper, mais le capitaine la saisit à bras le corps et la retint :

— Malheureuse, dit-il, vous lui feriez encore casser la tête plus vite et à vous aussi.

Elle se débattit comme un chat sauvage, désespérée de ne pouvoir porter le secours de son dévoûment à Louis, elle se tordit, essaya de mordre le capitaine pour lui faire lâcher prise, et cria :

— Mais il va le tuer, au secours ! au secours ! laissez-moi.

— Non, non, malheureuse, répondait le capitaine, lui résistant avec une impitoyable force.

La pauvre enfant se figurait qu’elle terrasserait à elle seule le colossal Guillaume, tant elle avait une envie désespérée de sauver Louis. Elle éprouvait une horrible désolation qu’on la retînt : elle seule était capable de secourir Louis, elle le sentait, et on le privait de cette seule chance de salut !

Le capitaine, l’aubergiste, personne n’osait s’exposer à ces deux bâtons qui sifflaient et claquaient l’un contre l’autre avec un bruit sinistre, lancés de part et d’autre avec un vœu frénétique que le coup fût mortel et abattît l’adversaire.

L’aubergiste alla à Volusien :

— Séparez-les, lui dit-il tout ému, séparez-les, c’est votre ami ! retenez-le.

— Laissez-les faire, dit Volusien, on verra bien qui est-ce qui est dans son droit ! Il voyait là-dedans une espèce de jugement de Dieu !

Lévise luttait de toute sa force avec le capitaine, et, ne sachant que faire pour venir à l’aide de son pauvre Louis, ne sachant quel renfort lui envoyer, elle lui cria, comme si au moins son désir eût eu quelque pouvoir :

— Louis, courage, défends-toi bien !

Et de ses deux mains raidies elle essayait de briser la ceinture que lui faisaient les bras du capitaine qu’elle traînait malgré lui pas à pas vers les adversaires. Une voix parmi les assistants fit écho à Lévise en lançant un : Hardi, le petit, hardi ! Mais presque aussitôt tous les autres ripostèrent en encourageant le braconnier : Va donc Guillaume, va ferme ! tu es le plus fort ! finis-en d’un bon coup.

Le combat était devenu un spectacle d’un intérêt terrible pour tous ceux qui le regardaient. Louis et le braconnier tournoyaient au milieu d’un cercle avide et palpitant, qui avançait et reculait avec eux.

Le jeune homme avait attaqué Guillaume avec une impétuosité si rapide qu’il l’avait fait rompre toujours devant lui ; mais la vigueur du braconnier eût infailliblement maîtrisé à la fin l’énergie galvanique du frêle Louis. Heureusement pour lui, les coups étaient portés avec une aveugle violence, et si les bâtons s’entrechoquaient d’une façon si vive qu’on ne les voyait plus voltiger par moments, ils ne touchèrent qu’une fois ou deux la chair, et à faux.

Lévise, la tête perdue, criait : Au secours ! Louis, tue-le ! Le capitaine épuisé allait la laisser échapper quand plusieurs femmes jetèrent une exclamation qui fit tressaillir et bondir la jeune fille de bonheur : — Monsieur le curé ! dirent-elles.

Un hasard véritablement protecteur venait préserver Louis. Le curé allait dire une messe dans un château du voisinage, il marchait très-vite accompagné d’un enfant de chœur qui portait les vêtements et appareils sacerdotaux.

— Monsieur le curé ! appela de loin Lévise d’un ton de prière irrésistible. Il hâta le pas. On s’écarta devant lui. Il se trouva en face des deux forcenés, qui râlaient d’acharnement en voyant qu’ils ne réussissaient pas à se faire assez de mal.

— Monsieur le curé ! ne les laissez pas s’égorger ! dit vivement le capitaine !

— Monsieur le curé ! répéta Lévise que l’espoir, la joie subite soulevaient. Elle lui montrait Louis et Guillaume ! Les bras étendus, elle eût voulu pousser elle-même le prêtre au milieu d’eux. Elle s’arracha des mains du capitaine par une secousse extrême.

Tout cela n’avait pas pris deux minutes de temps, la bataille et l’arrivée du prêtre ! Le curé hésita une seconde ; rien ne semblait devoir arrêter ces bras qui se levaient et retombaient en emportant tout le corps dans leur élan. Il eut une bonne inspiration, il enleva promptement sa chasuble des mains de l’enfant de chœur, et jeta comme un voile sur les bâtons la lourde étoffe brodée. Louis et Guillaume tout étourdis, stupéfaits, baissèrent leurs bras ; la chasuble tomba à terre entre eux et les sépara. Aussitôt le curé s’avança et les repoussa de la main.

— Oh ! monsieur le curé ! s’écria Lévise folle de reconnaissance.

— Malheureux ! dit-il, osez donc fouler aux pieds le vêtement sacré !

Ils reculèrent sans bien comprendre. L’ivresse de la lutte fermentait encore toute chaude dans leur tête. L’intervention du prêtre donnait de la honte à tous ceux qui étaient là. Chacun avait sur la conscience le reproche d’avoir assisté, comme à une partie de plaisir, à un assaut qui pouvait amener la mort d’un homme. Pas un seul n’avait fait son devoir.

Le beau Guillaume reprit le premier son sang-froid. Il vit aussitôt qu’il n’y avait rien de décisif à faire là, sa pensée se reporta au petit taillis d’où l’on plongeait sur la maison de Louis. C’était l’endroit sûr. Il n’avait pas à se battre au hasard, il avait à se venger, à venger tout le monde. Il reconnaissait qu’en plein chemin, au dehors, il y aurait toujours quelqu’un qui se mettrait entre lui et Louis, comme faisait le curé. Il secoua son bâton, en frappa la terre, et dit : Les corbeaux portent malheur ! Et il partit à grands pas à travers les curieux, sans même s’inquiéter de Volusien. Celui-ci courut après lui et l’accompagna. Volusien était tout à fait démonté par la conduite de Louis, qui l’avait jeté hors de la maison, qui avait bouleversé toute l’église et s’était le premier attaqué à Guillaume dont tout le monde avait peur. Le frère de Lévise commençait à être inquiet que ces débats ne finissent mal pour Guillaume et pour lui.

Tandis que les braconniers s’éloignaient, Lévise délivrée du capitaine dit à celui-ci : — Vite, vite, emmenons-le. Elle prit Louis par la main, le capitaine le poussa légèrement par l’épaule. Interrompu subitement dans son mouvement furieux, le jeune homme était comme sans équilibre.

Louis se laissa faire, dégoûté de s’apercevoir soudain qu’il était en butte à tous les regards, et comme quelqu’un qui sort d’un rêve, subissant l’impulsion qu’on lui donnait. Puis il revint à lui, voulut se tenir en homme que rien n’a troublé, et salua le curé. Ce dernier de son côté, tremblant d’émotion en envisageant l’action soudaine et heureuse qu’il venait d’accomplir, ne se sentait plus ni éloquence, ni élan. Il répondait à moitié à des paysans et à l’aubergiste qui se pressaient autour de lui en le félicitant. Un instant après la route était vide, le curé à sa messe, les paysans dans les maisons ou les cabarets, les braconniers dans le bois, Louis rentré chez lui avec Lévise et le capitaine. Mais partout bouillonnait le levain de ces scènes excessives.




CHAPITRE XII


ultima ratio


Dès qu’ils furent arrivés dans la petite maison, Lévise qui n’avait songé qu’à mettre Louis en sûreté, ne pleura pas, mais encore pleine d’épouvante, elle prit les deux mains du jeune homme et s’écria : Oh ! partons, partons, ils te tueront ! que faisons-nous dans ce maudit village ? Louis ! je t’en supplie, partons ! je ne peux plus rester ici ! j’ai peur, ils sont tous contre toi ! Ne m’épouse pas, laisse-moi, mais ne reste pas ici.

Elle ne savait à quel prix le déterminer et comme, sombre, le visage contracté, il ne répondait pas, elle ajouta, s’adressant au capitaine : — Monsieur le capitaine, dites-lui, dites-lui de partir.

Elle reprit de nouveau, en se tordant les mains : On le tuera et je ne pourrai pas le sauver !

Le capitaine alla à Louis.

— Voyons, lui dit-il, ne vous entêtez pas. Vous n’en avez donc pas assez ? Elle a raison, voulez-vous attirer un malheur ? soyez raisonnable. Il faut absolument que vous partiez !

Louis ressentait un grand ébranlement. Combien avait été stérile et vaine toute cette furie dépensée pendant une heure. Quel bénéfice en avait-il retiré, même pour son amour-propre ? C’était lui que le curé avait protégé par son intervention, et non le braconnier. Il avait eu beau arriver à la dernière limite de ses forces, vainement tout ce qu’il avait de volonté s’était soulevé, et il avait mis en jeu une énergie morale dix fois supérieure, eu égard à sa complexion, à celle d’aucun autre homme, pensait-il. Il se rappelait l’invincible raideur du bras de Guillaume, cette puissance naturelle de muscles contre laquelle son vouloir exalté jusqu’à l’infinie tension, avait échoué. Il devait reconnaître qu’il était le moins fort et qu’il aurait été assommé, si on ne les eût séparés à temps. Louis ne pouvait supporter l’idée d’aucune infériorité. N’était-il donc qu’un pauvre petit homme impuissant ?

Découragé de lui-même, il trouvait qu’à l’église il avait été mou, inerte, il s’accusait aussi d’avoir été enchanté de laisser aller le braconnier sans essayer de recommencer le combat, et d’avoir trop facilement profité de ce que le capitaine et Lévise le pressaient, pour abandonner le terrain et venir se réfugier chez lui. J’aurais du me faire tuer sur la place se disait-il. Il n’avait rien obtenu pour Lévise non plus, sinon de démontrer que sa protection était inefficace pour elle.

— Vous m’avez fait fuir, dit-il ; si on laisse croire à ces gens-là qu’on a peur, il est certain qu’on ne les arrêtera pas.

— Comment, répliqua vivement le capitaine, vous n’êtes pas encore content ? Vous avez mis tout le village à l’envers, vous avez tenu tête sans un seul accroc à un homme qui est la terreur du pays ! que vous faut-il donc de plus ?

— Oui, ajouta Lévise, Volusien, Guillaume, tu as le dessus sur tout le monde !

Ces éloges, ce bon témoignage rendu à sa conduite firent sourire Louis de plaisir malgré lui et ramenèrent un peu de satisfaction dans son esprit troublé.

— Eh bien ! dit-il, si je puis être sûr que je n’ai pas été faible, je veux bien partir !

En effet, dès que cette grande et dominante avidité de supériorité et d’énergique dignité se trouvait apaisée et satisfaite, Louis se portait avec non moins de vivacité vers l’idée de partir, la plus forte après l’autre. Il lui tardait de quitter Mangues, afin de rendre un peu de repos à Lévise, afin d’être lui-même en paix, pour éviter l’arrivée et la rencontre de son père qui eût pu être plus fatale que tout le reste à la jeune fille.

— Oh Louis ! s’écria Lévise, si tu savais quel bien tu me fais ; le ciel m’a entendue ! Il me semble encore te voir devant Guillaume, ajouta-t-elle, pensant qu’une telle image chassait toute velléité de rester plus longtemps à Mangues. Elle l’embrassa, le serrant avec un emportement de bonheur, comme si elle le retrouvait sain et sauf par une chance miraculeuse. Il se dégagea assez brusquement.

— Ne me parlez plus de cet homme, dit-il, si vous voulez que je quitte Mangues !

— Non, non, reprit Lévise avec une espèce d’exaltation, ne parlons plus de tout cela. C’est passé, c’est fini, c’est loin ! À l’heure qu’il est, nous sommes en chemin pour Paris, n’est-ce pas ? c’est bien irrévocable ! — Elle aurait voulu en même temps, épancher la douleur qu’elle éprouvait encore, mais Louis ne cherchait ni à plaindre, ni à être plaint. La jeune fille mettait dans sa joie quelque chose d’agité, de craintif, et toutes ses émotions se réunissaient dans ces cris fébriles, par lesquels elle essayait de refouler sa souffrance.

— Ah ! se dit Louis, la pauvre fille, il est temps en effet que je pense à elle.

— Oui, répondit-il avec une vivacité que lui communiquait l’agitation, la fièvre de la jeune fille. Eh bien ! capitaine, y a-t-il une voiture ? peut-on se la procurer aujourd’hui même ?

— L’aubergiste vous prêtera la sienne, répliqua le capitaine.

Il fut convenu alors qu’on se servirait de la voiture pour aller à l’un des chefs-lieux d’arrondissement du département où relayait la diligence de Paris. Lévise pressait l’arrangement, il n’y avait pas de difficultés, il ne fallait pas de retard. S’il n’y avait pas eu huit lieues à faire de Mangues au relai de la diligence, elle eût proposé d’aller à pied, laissant tout derrière eux !

Quand le projet fut bien arrêté : Allons, prépare les coffres, les malles ! dit Louis à Lévise.

Oh ! s’écria-t-elle, nous serons donc enfin heureux ! Elle parlait de bonheur avec opiniâtreté pour masquer ses tourments. Et elle avait envie de pleurer malgré l’espérance qui était revenue.

Ces deux terribles jours avait détruit pour elle le bonheur antérieur, il lui semblait que les angoisses duraient depuis plusieurs mois, et ne pouvaient disparaître. Elle fût partie sur-le-champ, elle se fût trouvée transportée à vingt lieues de Mangues, qu’elle n’eût pas encore été rassurée.

— Tu as vraiment trop peur ! reprit Louis, et, reconduisant le capitaine, il lui dit : N’annoncez surtout à personne que nous partons ! on croirait…

— Cela n’a vraiment pas le sens commun, répliqua le capitaine, avec une certaine colère contre cette susceptibilité puérile et redoutable qui était une maladie chez Louis.

Le capitaine ne disait pas combien il était inquiet des dispositions de Guillaume, mais il courut chez l’aubergiste pour qu’on tînt la voiture prête. On devait partir de Mangues à onze heures du soir et rejoindre à deux heures du matin le relai où la diligence passait à trois heures.

Ensuite le capitaine alla chez le maire qu’il trouva dans une humeur terrible suscitée par l’affaire de l’église.

— Monsieur le maire, dit-il, je crois devoir vous prévenir qu’il serait bon de faire surveiller le beau Guillaume. C’est un homme dangereux. Tout le monde a entendu ses menaces. Cela tournera mal !

— Ah çà, reprit le maire, vous connaissez donc ce petit monsieur qui est venu faire tout ce trouble dans ma commune ? C’est très-ennuyeux. Cela pourrait aller aux oreilles du préfet. Je vais renvoyer cette fille qui a causé tout le tapage. J’en ai conféré avec M. le curé avant vêpres ! Ils se sont battus sur la route, à ce qu’il m’a dit. On ne m’a pas nommé maire pour n’être occupé que des sottises de ce monsieur. Je le ferai partir aussi. J’ai appris qui est son père et je vais écrire à celui-ci pour qu’il vienne le chercher. On n’a jamais rien vu de pareil.

— Mais ils partent ce soir ! dit le capitaine, et comme il n’est pas absolument sûr que la voiture qui doit les emmener soit disponible aujourd’hui, on peut surveiller le braconnier et l’empêcher de faire quelque mauvais coup qu’il tentera certainement.

— Eh ! s’écria le maire, faut-il mettre une brigade de gendarmerie en l’air pour préserver ce fou des suites de ses incartades ? Tant pis pour lui !

— Mais, monsieur le maire, dit le capitaine, si un meurtre est commis, vous aurez encore bien d’autres tracas…

— Ah ! interrompit le maire, j’aime mieux en effet qu’on me laisse tranquille ! Je dirai au garde-champêtre de tenir l’œil ouvert sur le beau Guillaume !

Le capitaine s’en revint allégé. Cependant le garde-champêtre n’était pas bien choisi pour une telle commission. Ce n’était pas un être esclave de la consigne. Il alla bien rôder aux environs de la Bossemartin, mais décidé à ne point continuer sa faction le lendemain ni les jours suivants.

Néanmoins son apparition auprès du cabaret et dans le cabaret fut remarquée par Volusien toujours prudent, et il avertit le beau Guillaume qu’ils étaient probablement gardés à vue.

Le beau Guillaume eut d’abord envie de dégoûter le garde-champêtre de les épier et de les suivre. Mais il se contint, sachant que cet homme, auquel il avait eu souvent affaire, n’exécuterait qu’un simulacre de surveillance.

L’insuccès de la lutte avec Louis, à laquelle il jugeait maintenant qu’il avait eu tort de se laisser emporter puisque cette espèce de duel ne présentait pas une issue certaine, l’avait ramené très-fortement à l’idée de tuer. Les tuer était sa mission. Il ne s’agissait plus d’une querelle particulière, comme avec Bagot, qui se vide en maltraitant seulement l’adversaire, il fallait employer la plus grande habileté, les soins, et le sang-froid. Le village entier l’avait chargé de punir, il devait punir à coup sûr, rapidement et sans rémission.

Il était irrité de n’avoir pu surmonter Louis et cela aussi demandait châtiment. Le petit taillis d’où l’embuscade était si bonne l’attirait et le sollicitait. Il voyait encore Louis et Lévise dans leur chambre livrés pleinement à son fusil. Il lui semblait qu’après leur mort ils se diraient que c’était lui qui les avait tués et que leur « âme » conserverait une éternelle épouvante de lui. Il se voyait traversant glorieusement les rues de Mangues, et tous les paysans diraient sur son passage : Voilà celui qui en a fait plus que nous !

Il imposa violemment silence à Volusien qui montrait des inquiétudes, des doutes, et répétait toujours que Louis était armé chez lui, et que ni le maire ni le curé ne paraissaient favorables à Guillaume.

— Eh ! dit le beau Guillaume, c’est parce qu’ils ne veulent pas faire eux-mêmes ce que je ferai. Tout le monde m’attend !

— Qu’est-ce que vient faire le garde-champêtre ? demanda Volusien.

— C’est pour l’apparence ! reprit Guillaume ; d’ailleurs si le maire et le curé ne sont pas pour nous, ce n’est pas une raison pour que je m’arrête. Ce n’est pas pour eux que je vais, c’est pour nous tous, comprends-tu, nous tous, les petits !

Alors Volusien répliqua qu’en tout cas ce même soir Louis devait se tenir sur ses gardes.

Guillaume répondit : Je les guetterai quinze nuits de suite, s’il le faut.

Néanmoins ce que Volusien avait dit de l’opposition probable du maire et du curé fit que Guillaume se décida à arrêter le plan des précautions à prendre après le meurtre.

Il fut convenu qu’on établirait une espèce d’alibi, qu’on laisserait tous les soirs une lumière dans la maison de Volusien, pour faire croire que les braconniers ne l’avaient pas quittée, qu’ils y rentreraient après le coup, nettoieraient le canon des fusils afin de pouvoir prouver qu’on ne s’en était pas servi, les accrocheraient au râtelier et fumeraient paisiblement leur pipe en gens qui n’ont point songé à se déranger, qu’on n’irait point à la Bossemartin de quelque temps non plus, afin également que personne ne pût témoigner qu’ils fussent sortis du cabaret à une heure proche de celle où ils agiraient.

Grâce à ces moyens, Guillaume déjà persuadé de l’impunité en vertu de son droit, était convaincu qu’aucune preuve ne pourrait être invoquée contre eux. Il pensa même aux recherches qu’on ferait peut-être sur le calibre des balles et la bourre des fusils et crut imaginer un moyen pour rendre ces recherches infructueuses. On mâcherait les balles et on bourrerait avec des feuilles. Enfin on passerait cette même soirée à la Bossemartin et à tous ceux qui parleraient de Louis et des scènes de la journée, on répondrait avec indifférence, comme si on ne s’occupait plus de rien, et que les quelques coups de bâton échangés eussent tout terminé.

Les deux braconniers allèrent donc à la Bossemartin où le dimanche amenait beaucoup de monde, et ils furent assaillis de félicitations et de questions toute la soirée. Ils suivirent exactement leur programme. Guillaume feignit de ne plus prendre aucun intérêt à ce qu’on lui disait. Mais l’impatience battait la charge dans sa poitrine, et comme on lui demandait à chaque instant s’il ne « rattraperait » pas Louis, il faillit plusieurs fois éclater et répondre avec emportement à ceux qui paraissaient douter de lui. Il avait des tentations de les assommer.

Les autres cabarets de Mangues étaient pleins aussi à neuf heures, après la danse au Mail, et on n’y parlait que du scandale de l’église et de la bataille. Le sentiment universel voulait qu’on fît payer à Louis sa bravade. Cardonchas se trouvait dans l’un de ces cabarets. Euronique était absente depuis deux jours, il avait sa liberté et en profitait. Le garçon de l’auberge vint et annonça que Louis et Lévise partaient le lendemain, que l’aubergiste lui avait dit de tenir la carriole prête pour onze heures du soir.

Alors on chercha ce qu’on pourrait bien faire avant le départ de Louis et de Lévise, et Cardonchas glissa sournoisement la proposition de leur donner un charivari. Il était fort humilié depuis que le bruit courait que Louis lui avait fait épouser Euronique pour se débarrasser de celle-ci, et le soufflet donné à sa femme lui restait sur le cœur.

La proposition fut accueillie avec des cris de joie. Quinze ou vingt garçons se levèrent avec enthousiasme pour se munir des instruments nécessaires, mais à cette heure avancée il devenait difficile de composer un orchestre bien complet. Cardonchas conseilla de se borner à chanter la chanson faite sur Lévise.

— Oui, oui, la chanson, c’est tout ce qu’il faut ! s’écria-t-on.

Aussitôt la bande prit des torches de résine et se précipita dehors, en hurlant, en braillant et en dansant. En chemin, on arrêtait les gens qu’on rencontrait, et on leur proposait de venir au charivari. La bande se grossit et se composa bientôt d’une quarantaine de personnes, filles et garçons, presque tous secouant une torche, et elle s’avança entonnant à tue-tête la terrible chanson.

Lévise faisait les préparatifs du départ avec une précipitation agitée. En se hâtant, elle espérait dévorer le temps, mais, quand elle eut fini, elle se trouva en face de longues heures mortellement lentes.

Elle embrassa cent fois Louis en répétant : Enfin, nous en avons fini avec nos tourments ! Elle essayait de montrer un grand contentement, mais elle croyait toujours voir reparaître les braconniers, tressaillait au moindre bruit, puis elle s’exaltait à l’idée de Paris, retombait dans l’inquiétude, revenait sur ce qu’elle avait éprouvé depuis deux jours, s’emportait en cris de colère contre les braconniers, disant que s’ils se montraient de nouveau, il faudrait les tuer, puis pleurait au cou de Louis en s’écriant : Je t’ai cru mort ! enfin reprenait encore de l’exaltation, déclarant de nouveau que tout était fini, qu’il ne fallait plus penser qu’à être heureux ! souriant, retenant ses larmes, maudissant la pendule, allant, venant sans motif, parlant subitement de choses insignifiantes pour avoir l’air d’être calme, tombant dans un silence morne, d’où elle sortait pour s’écrier que le ciel n’avait pas eu pitié d’eux, puis se redonnant courage et voulant en donner à Louis.

Les tendres paroles de Lévise pénétrèrent enfin le cœur de Louis. Le soleil amoureux rayonna comme dans les beaux jours du commencement. Les pensées pénibles ou âpres se dissipèrent aussi promptement qu’un brouillard du matin. L’avenir se montra à l’horizon, aussi pur et aussi brillant que le ciel le plus bleu.

Louis écrivit un billet fort laconique à sa famille : Je pars pour Paris. Je vous en apprendrai les motifs dans quelques jours !

La lettre devait être mise à la poste au moment du départ.

Lévise avait souvent parlé à Louis de la famille du jeune homme. Il avait toujours évité de lui laisser entrevoir les embarras qui pouvaient naître de ce côté, en répondant que ses parents ne s’occupaient pas de lui et approuvaient tout ce qu’il faisait. Le voyage à Paris amenait sous les yeux de Louis l’image de nouveaux embarras, mais ceux-là étaient éloignés et faibles en comparaison de ceux qui formaient la situation présente.

Il se laissa donc aller à échafauder complaisamment avec Lévise de beaux projets pour leur vie à Paris et à lui conter tout ce qu’il en savait de merveilleux. Ils se bercèrent de toutes sortes d’idées agréables, heureux de se sentir délivrés des sentiments pénibles !

Par une extrême délicatesse, Lévise ne lui parlait pas du mariage, afin de lui laisser toute liberté d’y renoncer, s’il en était tenté, car elle regardait comme trop grande de la part de Louis l’offre qu’il lui avait faite de l’épouser.

Quand la nuit vint, la jeune fille pria Louis de fermer les volets, ce qu’il accomplit sans objection. Alors les choses tristes reparurent à cause des idées qui s’éveillèrent. En fermant les volets, on pensait aux braconniers et aux événements fâcheux dont ils étaient le pivot.

Ni Louis ni Lévise ne voulurent en parler, bien qu’ils ressentissent à peu près la même impression en ce moment, et ils s’efforcèrent de revenir à la gaieté.

Le capitaine arriva, ayant l’air contrarié.

— On n’aura la voiture que demain soir ! dit-il.

C’était comme une chance funeste qui se déclarait contre eux, une condamnation du ciel. Lévise en eut l’esprit frappé. Il était si simple, si facile d’avoir une voiture ; n’en pas trouver dans une circonstance aussi pressante, c’est que leur perte était écrite !

— Il ne faut pas se désoler, reprit le capitaine, ce n’est qu’un jour de retard, il n’y a rien à craindre, les braconniers sont surveillés.

— Oh ! dit Lévise, avec accablement, il y a quelqu’un entre nous ! Elle éleva le doigt et montra le ciel. — Au lieu de me réjouir de partir, j’aurais dû faire des prières ! Mais enfin, ajouta-t-elle aussitôt avec une espèce de colère contre son propre pressentiment, pourquoi cela ? nous ne sommes pas méchants ! Est-ce qu’on ne peut pas avoir cette voiture demain matin ?

— Oh ! dit Louis d’un ton absolu, je ne partirai pas de Mangues en plein jour !

— Oh ! s’écria la jeune fille, qui pour la première fois manifesta de l’irritation contre Louis, tu ne voudrais pas partir ! c’est ce qui nous portera malheur !

Louis ne répondit pas, il écoutait une clameur confuse qui, d’abord lointaine, s’approchait et grandissait rapidement.

— Que veulent-ils encore ? dit violemment Lévise en allant vers la porte qui séparait la chambre où ils étaient de celle qui donnait sur la rue.

Elle s’arrêta la main posée sur le bouton de la serrure.

Le bruit croissait et devenait distinct. C’était la chanson !

Autant Lévise avait eu peur à l’église, autant elle se trouvait forte, là, chez elle.

La persécution des paysans prenant un caractère acharné l’indignait. Elle ne se voyait pas coupable, en s’interrogeant, si ce n’est de dévouement envers le seul homme qui eût été bon pour elle. Elle était encore plus indignée en songeant que cette persécution tombait du poids de tous ses dangers sur Louis, que les paysans eussent dû vénérer et à qui on faisait un crime de sa bonté. Elle avait vu Louis user toutes ses forces depuis deux jours avec une vaillance qu’elle admirait et qui lui faisait peine. Elle ne pouvait supporter l’angoisse que lui causaient les laborieux et épuisants efforts du jeune homme. Elle était comme un cerf acculé, qui se défend à outrance puisqu’il ne reste plus aucun moyen d’échapper à la meute. L’injustice des assaillants la révoltait. Elle avait reconnu des voix de femmes parmi le tumulte, et cela surtout lui paraissait monstrueux.

— Qu’ils viennent ! dit-elle d’une voix tremblante de colère, qu’ils viennent « les paysans » ! ils seront reçus. Je les connais. Il n’y a pas ici une seule fille qui n’ait « fauté » avant son mariage ici ! Et les vols, et les assasinats cachés, et toutes les infamies qu’ils font tous les jours. Ils osent me jeter la pierre ! il n’y a pas une bonne conscience entre eux tous. Je répondrai ! je peux lever la tête. Tu es ma famille, mon père, tout pour moi ! et l’on ne voudrait pas que je t’aime. Eh bien ! qu’on s’en prenne à moi seule ! si j’en souffre, je ne paierai pas encore tout ce que je te dois ! Mais non, ils n’ont pas le droit de parler !

Elle ouvrit la porte, et aussitôt, beuglées avec une joie et une provocation furibondes, arrivèrent dans la chambre comme une volée de cailloux ces paroles :

— « C’est comme ça que la Hillegrin gagne son pain ! »

Puis une réelle volée de pierres vint siffler, claquer et mugir contre les volets de la façade.

Les traits de Louis se tendirent comme si les muscles eussent été intérieurement serrés et tordus. Tout son être était raidi par une extrême impulsion. Il lui semblait que sa tendresse pour Lévise était décuplée tout à coup, et la nécessité de la venger définitivement le transformait en une machine de colère, une machine qui doit agir jusqu’à ce qu’elle se brise en éclats. Il alla décrocher ses pistolets, avec l’idée de tirer, de recharger, puis de tirer, jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus personne debout devant la maison.

Le capitaine qui faisait depuis le matin un rude métier de pacificateur éprouva une espèce de désespoir de se trouver jeté entre tous ces êtres acharnés. Il songea un instant à décamper ; puis, cherchant de toute la vitesse de son esprit un moyen d’empêcher les suites funestes qui menaçaient de survenir, il enleva brusquement la clef de la porte qu’il ferma sur Louis avec la décision d’un vieux stratégiste.

Celui-ci resta un moment hébété dans l’obscurité en face de cette porte fermée ! avec ses deux pistolets devenus inutiles dans ses mains !

Pendant ce temps-là, le capitaine s’élança vers Lévise. La jeune fille avait ouvert la fenêtre et les volets, et elle était apparue aux paysans comme une louve qui bondit.

Toutes les torches s’élevèrent en l’air de toute la longueur des bras qui les portaient pour qu’on vît bien ceux qui venaient à la fenêtre.

Quarante faces étaient dirigées vers Lévise. La flamme agitée des « résines » les éclairant subitement, ou les laissant retomber dans l’ombre semblaient les faire onduler et les multiplier, faces grossières, odieusement curieuses, pleines d’une méchanceté bestiale, et portant un rire imbécile.

— Les voilà ! s’écrièrent les paysans avec un beuglement prolongé et retentissant.

Aussitôt la chanson fut lancée à pleins poumons comme un mugissement de bœuf ou d’ours. Quelques-uns des chanteurs dansaient du reste comme des ours. Jamais divertissement ne leur avait causé un tel plaisir. La chanson passa comme une décharge d’artillerie. Lévise était frémissante et folle devant ce vacarme au milieu duquel aucune parole ne pouvait se faire entendre. Ce fut en ce moment qu’arriva le capitaine. Il voulut attirer la jeune fille en arrière, mais elle s’attacha des deux mains à la barre d’appui de la croisée, et il ne put lui faire lâcher prise. Il fallait qu’elle leur jetât à la figure ce flot de mots violents qui se pressaient dans sa gorge.

Les paysans prirent d’abord le capitaine pour Louis, mais quelques-uns le reconnurent : Eh ! le capitaine, dirent-ils.

— Mes amis ! cria le capitaine, retirez-vous, vous n’avez pas le droit de troubler le repos public. Vous pourriez vous en repentir.

Une salve d’exclamations moqueuses l’accueillit : Il est de la famille, c’est le compère à la Hillegrin, c’est le mitron ! etc. On leur fit des grimaces, et la chanson recommença avec de nouveaux hurlements.

À travers cette espèce de tonnerre, le capitaine et Lévise entendirent cependant les coups frénétiques que Louis donnait dans la porte pour la faire céder.

— Fermez, mais fermez donc ! disait le capitaine à la jeune fille qui attendait un apaisement du bruit pour prendre sa revanche et frapper à son tour. Il essaya de ramener un des contrevents, elle rejeta le volet contre la muraille d’un mouvement violent.

— Mais vous êtes tous des fous ! s’écria le capitaine perdant tout espoir de venir à bout de ces énergumènes !

— N’êtes vous pas honteux de vous mettre quarante pour insulter une femme ? lança-t-il de toute sa force.

L’abominable tapage ayant un peu faibli, la voix de Lévise partit comme une flèche aiguë :

— Qu’est-ce qui a le droit d’être ici ? Il n’y en a pas un seul ! Tenez, continua-t-elle en les montrant du doigt successivement capitaine, en voilà une qui s’est fait avorter l’année dernière, en voilà un qui a fait mourir son père de faim pour en hériter plus vite, en voilà un qui a volé et qui a fait condamner un innocent…

Une explosion incroyable de jurons, d’insultes, de menaces, de hurlements plus forts étouffa sa voix, bien qu’elle criât à se briser la poitrine, frénétiquement. Une torche fut jetée contre Lévise, le capitaine saisit la torche au vol. L’indignation le prenait.

— Vous mériteriez qu’on vous tire des coups de fusil ! leur dit-il.

Une avalanche des plus horribles invectives monta dans l’air. Lévise se voyait un peu vengée, peu lui importait. Elle secouait la tête avec mépris.

— Il faut entrer dans la maison ! Il faut la démolir ! Démolissons la maison ! braillèrent les paysans devenus furieux. Ceux qui avaient des bâtons commencèrent à attaquer à tour de bras la porte et les volets du rez-de-chaussée.

Louis était dans une espèce de fièvre chaude. Après avoir inutilement battu la porte à en tomber épuisé, il était allé à la fenêtre donnant sur le pré pour sauter à terre et courir sur les paysans. Puis le son de la voix de Lévise l’avait ramené à la porte qu’il avait recommencé à ébranler désespérément.

— Ouvrez-moi, ouvrez-moi donc ! demandait-il avec des supplications exaspérées.

Puis quand il entendit les paysans menacer de démolir la maison, et taper sur les fenêtres du rez-de-chaussée, il ne cria plus, il ne hurla pas, son accent devint indescriptible : Mais, capitaine, jetez-leur donc de l’eau bouillante ! mais qu’on tue ces misérables, mais ouvrez-moi, je vous tuerai vous-même ! ouvrez-moi donc que je tire sur ces chiens enragés.

Il ne savait pas se qui se passait, ce qui adviendrait à Lévise ; ne l’égorgerait-on pas ?

Il se précipita contre la porte et frappa sans s’arrêter avec ses poings, ses pieds, ses épaules.

Ses efforts étaient inouïs et redoublaient à chaque seconde au lieu de diminuer par la fatigue. Le capitaine hésitait à ouvrir. Il se troublait, se sentait les sentiments d’un allié pour les jeunes gens, se demandait s’il ne devait pas soutenir avec Louis une bataille en règle contre les paysans. Tout le monde entrait en fièvre. Des cailloux commençaient à siffler autour de Lévise. Elle quitta la fenêtre pour s’emparer de n’importe quoi et le jeter aux assaillants. Le capitaine saisit instinctivement la barre de la cheminée.

Mais alors deux grosses voix s’élevèrent au dehors : c’étaient deux gendarmes qu’on envoyait sur les lieux. Le maire avait été prévenu. L’arrivée des gendarmes dissipa le rassemblement.

Le pauvre Louis, comme un insensé, continuait toujours son travail terrible contre la porte. Enfin le capitaine lui ouvrit. Il n’y avait plus rien à craindre, les paysans étaient déjà loin.

Louis repoussa le capitaine et courut à la fenêtre de la route. Il ne vit personne.

— Où sont-ils ? demanda le jeune homme haletant.

— Les gendarmes les ont fait partir, répondit le capitaine d’un ton bourru. Il redoutait pour lui-même les conséquences de cette affaire où il avait semblé entrer en guerre avec les paysans.

Louis se retourna vers Lévise tombée sur une chaise. La jeune fille mesurait maintenant le danger qu’elle avait couru. Toute l’impression de cette scène, un moment suspendue par le mouvement de résistance et d’indignation qui avait soutenu Lévise, s’abattait sur elle. Elle entendit encore ces abominables mots dont elle n’avait pu parer la cinglante lanière, elle voyait grandir et revenir cette haine des paysans contre laquelle il n’y avait pas d’abri ni de défense, il lui semblait que ces gens acharnés rendus effrayants par la lueur fantastique des torches montaient à l’assaut de la fenêtre, étendaient leurs mains sur elle ; ses dents claquaient, elle tremblait. Du silence et de l’obscurité, elle s’attendait que de nouveaux cris allaient jaillir. Elle ne savait où fuir assez loin pour se débarrasser de ces images, de ces échos. Louis lui apparaissait comme un être séparé d’elle, qui ne pouvait rien. Elle avait froid, elle avait honte, elle n’avait plus d’espoir. Elle croyait que la nuit ne finirait plus. Elle ne croyait plus à rien de favorable.

— Est-ce qu’ils t’ont fait du mal ? s’écria Louis venant à elle et lui mettant la main sur l’épaule ; qu’as-tu donc ? voyons, je suis là !

— Ah ! c’est trop, c’est trop ! dit faiblement Lévise.

— Et je n’ai pas pu étre là ! reprit Louis en revenant au capitaine, vous m’avez stupidement enfermé quand j’aurais dû casser la tête à ces misérables et les chasser comme des loups. Vous laissez cette malheureuse enfant seule devant eux, lorsqu’elle n’a que moi pour la protéger ! vous êtes une brute comme eux. On aurait pu la tuer, la frapper, on l’a insultée, et tandis que je pouvais leur faire payer leur infamie, les écraser, vous m’en empêchez !

— Eh ! répliqua le capitaine, je l’ai fait dans votre intérêt et je ne m’en repens pas. Croyez-vous, d’ailleurs, que cela m’amuse ? Au nom de Dieu, partez donc, que nous n’entendions plus parler de vous ! Nous en avons tous par dessus la tête.

— Je ne peux vous le pardonner, dit Louis, vous m’êtes aussi odieux que tous les autres. Sans vous, Lévise ne serait pas à demi-morte.

— Comme vous voudrez, reprit le capitaine en descendant l’escalier, on ne se mêlera plus de vos affaires.

— Ne te fâche pas ! dit Lévise, il a été bien bon.

— Si c’est à vous qu’on casse la tête, ajouta le capitaine, je vous promets que je laisserai faire.

— Eh ! qu’ai-je besoin de vos services ! répondit Louis.

— Vous êtes reconnaissant ! reprit le capitaine, à l’heure qu’il est, vous seriez là à terre tous les deux, ou vous en prison et la petite Dieu sait où !

Louis fut forcé de reconnaître la bonne intention du capitaine.

— Eh bien ! oui, je vous remercie, dit-il d’un accent encore grondant, vous avez pensé nous rendre un grand service… pardonnez-moi.

— Allons, continua le capitaine, donnez-moi la main, je me suis mis dans une belle passe pour vous, ne pensez plus qu’à partir et soyez prudent.

Il les quitta.

Louis se disait qu’il incendierait le village, qu’il sortirait dans les rues et tuerait tous les gens qu’il rencontrerait, qu’il se ferait écharper, tuerait Lévise pour pouvoir plus librement exterminer les gens ensuite. Aucun châtiment aucune atrocité extravagante ne pouvait encore le satisfaire !

— Oui, je les brûlerai dans leurs maisons ! dit-il tout haut ! se laissant prendre à la croyance que de tels projets fussent exécutables.

Par ces mots, ces agitations d’une impuissance aux abois, Louis maintenait sans le savoir Lévise dans une atmosphère de terreur, c’étaient encore des combats, des dangers qu’il évoquait.

— Oh ! j’ai peur ! dit-elle, je ne sais pas ce que j’ai, j’ai peur ! je suis malade !

Cette plainte répondait cruellement au sentiment d’impuissance contre lequel se débattait Louis. Elle accabla le jeune homme et le mit hors d’état de consoler Lévise.

Pendant un moment, il regarda Lévise avec rancune. Que ne se rassurait-elle, elle-même ? Qu’avait-elle à redouter toujours ? Elle l’entraînait, lui aussi, dans l’inquiétude. On partait, on allait partir cependant ! Puis il considérait que l’arrivée à Paris ne terminerait pas les soucis et en ferait naître d’autres !

C’était lui qui l’avait voulu, qui était venu à Mangues, qui avait tout fait pour attirer Lévise et soulever ces conséquences fâcheuses. Que faire ? Une seconde après, il se voyait avec elle avançant rapidement vers Paris, puis avec elle encore dans Paris. L’impatience le saisissait de cette vie renouvelée, de ce changement absolu. Le départ pouvait-il être encore empêché ? Les braconniers avaient fait entendre des menaces. Ils avaient vingt-quatre heures à eux pour essayer de les exécuter. Mais en admettant qu’ils fussent décidés, à quel moment viendraient-ils ? En plein jour ? c’était impossible ! Cette même nuit ? mais la petite maison était fermée comme une forteresse ; le lendemain soir ! comment admettre une fatalité si tragique, et que d’incertitude dans leur tentative. Pourquoi le tenteraient-ils plutôt le lendemain que le jour présent. Sauraient-ils qu’on partait ? Quelle chimère que ce drame qu’il inventait là !

Malgré lui à tous ces raisonnements s’opposait une idée qu’il ne pouvait chasser : Ils ont pourtant le temps s’ils le veulent de nous tirer un coup de fusil ! Le capitaine nous presse singulièrement de partir ! Alors Louis pensait encore que c’était se tracasser pour un coup de dés qui pouvait tourner à son avantage, ou qui ne serait même pas joué, qu’on ne tue pas les gens si brusquement, et que quand même les braconniers auraient le désir et la volonté d’assassiner, il y avait une grande distance entre ce désir et sa réalisation.

C’était Lévise qui lui avait transmis cette supposition cruelle qu’on voulait les tuer.

Il la regarda de nouveau et son cœur se serra ! La nuit porte l’impression de l’abandon, de l’isolement, de la faiblesse ; elle semble anéantir l’existence des amis, des choses favorables, des lieux où l’on trouvera abri !

— Oh, se dit-il, mon adoration pour cette fille si bonne, si dévouée, si généreuse, ne saurait donc pas la sauvegarder !

Il décida Lévise à prendre quelque repos.

— Ah ! répondit-elle, où sommes-nous ?

Elle était obsédée par la pensée que le ciel ne l’aimait pas et elle attendait avec une terreur sourde l’heure où l’arrêt prononcé serait exécuté. Chaque fois qu’un craquement ou un bruissement se faisait entendre soit au dehors, soit dans la maison, elle se disait : Voilà qu’on va nous tuer ! Elle n’osait en parler à Louis, elle était absorbée par sa crainte et ne pouvait un seul instant s’empêcher d’écouter les avertissements de cette crainte qui étaient comme une voix basse et sinistre parlant dans son sein. Dans la nuit elle se sentait abandonnée avec Louis, environnée de puissances malfaisantes et mystérieuses, de fantômes, de revenants.

Louis s’étant un peu endormi, elle le réveilla et lui dit de nouveau d’un ton qui le glaça lui-même : J’ai peur, j’ai peur !

— J’ai, au contraire, répondit-il, l’absolu pressentiment que tout va nous réussir à présent. Je me sens plein de tranquillité et de confiance. Tous mes projets d’avenir sont clairs, distincts. Chaque fois qu’il doit m’arriver une bonne chose, j’éprouve cela !

Ce mensonge atteignit assez heureusement son but.

— Ah ! dit Lévise, pourvu que tu ne te trompes pas !

Elle respirait un peu en croyant pouvoir s’appuyer sur la confiance de Louis comme sur un soutien.

Le jour vint d’ailleurs chasser en partie l’influence du mauvais rêve qui pesait sur Lévise. Elle put enfin s’endormir, Louis également.




CHAPITRE XIII


la cause du beau guillaume


Après le charivari, quelques-uns de ceux qui y prirent part allèrent à la Bossemartin.

Guillaume était responsable devant tout le village de la justice à exercer, et voilà que ceux qui n’avaient nul droit à intervenir le devançaient.

Avec sa force, avec sa mission à remplir, avec sa propre cause à venger, il était coupable de retard ! Et tout ce monde le lui reprochait indirectement.

Ce fut plus grave encore lorsque la nouvelle du départ de Louis et de Lévise fut apportée un instant après au cabaret.

La proie aurait pu lui échapper, et il ne l’avait pas prévu !

Cette fois, elle était venue cette nécessité inévitable, il était venu le moment !

Le sang s’était comme refroidi dans les veines de Guillaume, sa chair prenait l’insensibilité de la matière inanimée, il lui semblait qu’il devenait un poids, un instrument de pierre poussé par un levier extérieur d’un mouvement lent, inflexible, impossible à arrêter.

Pâle, le beau Guillaume regarda Volusien d’une façon terrible, despotique. Sous ce regard Volusien n’eut d’autre sentiment que celui d’une obéissance complète. Il sentit impossible d’insinuer dans la volonté du braconnier la plus faible suggestion de pitié, de rémission, d’ajournement.

Guillaume restait dans le cabaret, silencieux et immobile. Tout le monde s’en étonnait.

Le cabaretier lui dit :

— Eh bien Guillaume, tu dors !

Il sortit sans répondre. Volusien le suivit.

— Qu’est-ce que tu te charges de faire ? demanda Guillaume à l’autre.

— J’irai avec toi ! répondit Volusien entièrement absorbé par une attente inquiète des actes de son compagnon.

En rentrant chez Hillegrin, Guillaume alla tout de suite au fusil, le prépara. Il le tint une partie de la nuit entre ses jambes. Tout ce qui se rattachait de près ou de loin à Lévise se déroulait devant lui. Il parla toute la nuit à Volusien de leur enfance passée avec la jeune fille. Volusien en fut assez ému ; ce souvenir du temps où Lévise était tout à fait à eux le désarmait, et lui semblait propre à faire tomber le fusil des mains de Guillaume.

Quand celui-ci se fut bien attaché à faire ressortir les anciennes journées de camaraderie et d’amitié avec la jeune fille, il dit à Volusien : C’est sur Lévise la première que je tirerai !

Volusien crut recevoir un coup de marteau qui remettait ses idées en ordre, il lui sembla que Guillaume avait l’esprit plus juste que lui et qu’il devait se laisser conduire par son compagnon !

Guillaume reprit : Maintenant, nous allons rester tranquillement ici demain. Si par hasard ils partaient dans le jour, il faudra qu’ils passent devant nous.

Les deux braconniers dormirent. Ces idées, toujours les mêmes, tournant cesse dans leur crâne, sans que le corps bougeât, les engourdirent à la fin.

Le lendemain, Guillaume ne parla pas. Sa salive était supprimée, ses mains étaient glacées, ses fibres raidies. Il ne sentait pas qu’il vécût à Mangues, qu’il fût le même homme. Ses yeux, son cerveau, tous ses sens étaient remplis toujours par l’image de cette fenêtre et des deux jeunes gens étendus à terre dans le sang ! image qui se reformait sans cesse et chaque fois lui donnait une joie immense. L’hallucination était si forte que par moments il mettait son fusil en joue.

Guillaume ne ressentait pas d’impatience, le temps n’avait pas de durée pour lui. Il semblait que des rouages régulièrement montés et chargés de se détendre, et de lui donner l’impulsion à l’heure fixée eussent remplacé en lui tous les organes de la vie. Il était absolument absorbé par le spectacle intérieur qui lui donnait les mêmes sensations qu’une action réelle. Il était écrit dans sa tête que la chose « devait » se faire, et sa pensée l’accomplissait et la recommençait d’avance. Il ne raisonnait, ni ne jugeait, ni ne songeait en dehors de cet état singulier. Il savait qu’à un moment qui serait indiqué par l’obscurité complète, il aurait à partir. Mais déjà il était mille fois satisfait par son imagination qui lui montrait la vengeance réalisée. Et ce moment arriva sans que Guillaume eût senti s’il était arrivé promptement ou lentement.

Volusien fut troublé par cette concentration intérieure de Guillaume. Il s’agita et parla beaucoup sans que l’autre y fît attention et entendît autre chose qu’un bruit indistinct à ses oreilles. Volusien répétait à chaque instant : Nous avons raison, il fallait en finir. Nous sommes dans notre droit ! Ce soir on parlera de nous !

Le temps lui parut incroyablement lent. Du reste il n’avait pas le sentiment précis de ce meurtre. Il s’attendait à une chose extraordinaire, mais l’habitude de manier son fusil, celle des aguets nocturnes faisaient qu’il n’avait aucune impression redoutable devant ces apprêts qui lui étaient familiers. Il lui semblait qu’on allait en chasse. Il ne pouvait concevoir l’idée de Lévise morte. Sa lourde intelligence ne le mettait en communication vive avec les faits que lorsqu’ils se produisaient. Il était plus particulièrement effrayé par son compagnon parce qu’il le voyait là sous ses yeux, dans un état mystérieux et inexplicable.

Quand la nuit fut arrivée, Guillaume sembla revenir subitement à lui.

— Allons, dit-il à Volusien d’une voix nette.

— Je suis prêt, répliqua celui-ci.

Si Guillaume lui eût mis un fusil dans la main, il l’eût pris. Si Guillaume lui eût dit : — C’est toi qui tireras, Volusien eût cru qu’il obéirait.

La nuit était noire, Guillaume le fit d’abord marcher rapidement. Quand ils furent près de la maison, les braconniers rasèrent le bord de la route et assourdirent leurs pas. Guillaume tenait son fusil sous sa blouse. Il était redevenu un chasseur ayant l’esprit aussi libre qu’il convient pour bien établir son affût.

En tournant un coin de la haie, Guillaume aperçut la fenêtre éclairée.

— Il y a de la lumière ! dit-il bas à Volusien en l’arrêtant un moment.

Ils se glissèrent très-lentement avec de grandes précautions dans le taillis jusqu’à ce qu’ils fussent en face de la fenêtre. Ils restèrent un moment immobiles.

Volusien maintenant se rendait compte de ce qui allait se passer. Il était bouleversé, son cœur battait et la sueur coula sur son front. Il n’avait qu’à étendre le bras, à ouvrir la bouche pour arrêter Guillaume. Il n’osa pas, il ne le pouvait.

Louis et Lévise allaient et venaient d’une chambre à l’autre. À ce moment, ils soulevaient une malle pour la transporter dans la chambre de la façade, et Louis ayant dit à Lévise : Allons, nous voilà au port ! elle sourit.

Guillaume épaula son fusil et visa. Son œil était rivé à la mire. Ses mains serraient l’arme avec une raideur incroyable.

L’explosion retentit, la vitre éclata en morceaux avec un fracas aigu. Lévise tomba. Louis vit comme à travers un éclair la chute de la jeune fille, puis du sang ! Il s’élança instinctivement à la fenêtre et s’y pencha, hagard, stupide, paralysé, croyant entendre le bruit d’un écroulement énorme, sentant comme un déracinement intérieur de tout son être !

Une seconde explosion roula avec l’écho des prés, et Louis tomba ensanglanté près du corps de la jeune fille.

La tâche de Guillaume était achevée, mais le misérable meurtrier demeura un instant comme ivre. Dans la nuit, cette action paraissait plus horrible, plus lâche. Il lui sembla qu’il ne savait plus pourquoi il les avait tués et qu’ils n’avaient commis contre lui aucune offense, mais que quelque chose dans le ciel allait témoigner contre ce crime, que quelque figure surnaturelle allait se dresser et le précipiter dans le feu ! Puis, saisi d’une terreur sans bornes, il courut de toute sa force vers la maison de Volusien, il se figurait qu’une forme, une ombre le poursuivait.

Volusien éprouvait une terreur égale. Le remords de n’avoir point préservé sa sœur lui montrait la jeune fille renversée à terre et couverte de sang. Lui aussi, il croyait sentir derrière lui le souffle de Lévise qui courait à sa poursuite avec son trou rouge à la poitrine et lui disait : Pourquoi ne m’as-tu pas sauvée ! toi qui m’avais permis d’être dans cette maison.

Les deux braconniers tombèrent chez eux comme des rochers qui roulent du haut d’une pente, et ils fermèrent leur porte à clef et au verrou pour se barricader contre ces fantômes de leur esprit en désordre. Ils écoutèrent, haletants, fous. Cette épouvante d’une punition mystérieuse et surnaturelle se calma, et ils essayèrent de compter aussitôt avec leur conscience, d’envisager le plus ou moins de justice de ce qui venait d’être fait. Mais la pensée que sa sœur était morte devant lui et qu’il aurait pu lui conserver la vie, la pensée que si elle était morte, c’était lui qui avait laissé faire, et qu’il ne voulait pas cependant sa mort, accabla Volusien. Il se dit qu’il s’était laissé aveugler par son compagnon, qu’il n’avait pas mesuré une seule fois la portée de l’action. Il fut pris d’une grande haine contre Guillaume, mais de cette haine d’un être qui a peur de ce qu’il hait. L’idée d’une expiation méritée le saisit aussi.

— Guillaume, s’écria-t-il, tu es un brigand ! si nous mourons sur l’échafaud, nous l’aurons mérité !

Le beau Guillaume se raidissait et luttait avec lui-même pour se justifier, pour chasser l’horreur qui le tourmentait. Il avait accompli son œuvre, il avait fait justice, pensait-il ; pourquoi s’en repentirait-il ? pourquoi, « après », n’aurait-il pas la satisfaction de l’homme qui a fait son devoir, comme « auparavant », il avait la satisfaction de l’homme qui va le faire ?

Aussi cette accusation de Volusien, qui lui paraissait le dernier de qui elle pût venir, le jeta-t-elle dans un accès de rage. Il voulait n’entendre ni en lui-même ni au dehors aucune voix contraire.

— Lâche ! misérable ! femme ! lui répondit-il, j’ai fait mon devoir ! Tout m’est égal maintenant ! Tu es venu avec moi ! Ainsi tu le savais bien. D’ailleurs tu ne me lâcheras pas ! Si on me fait un jugement, tu en seras !

Il s’excitait, comme si des êtres invisibles lui parlaient secrètement, et qu’il pût les réduire au silence par cette conviction, cette assurance !

— Oui ! j’ai fait mon devoir, j’ai fait le tien, s’il fallait recommencer, je recommencerais ! Quand vous seriez cent mille à me dire que j’ai tort, je soutiendrai mon droit !

— Lévise n’avait rien fait ! dit Volusien écrasé et dompté comme toujours par son compagnon, elle était libre, elle n’avait jamais voulu de toi. Ça ne te regardait pas !

— Eh bien ! va donc, va chercher les gendarmes. Range-toi avec eux ! Je te préviens qu’on ne mettra pas la main sur moi sans qu’il en coûte cher. Et toi ! serre ton gosier ! tu pourrais bien aller rejoindre ta sœur ! entends-tu !

— Égorgeur ! boucher ! répliqua Volusien en se redressant, je ne serai pas si facile à abattre que cette pauvre Lévise, ni cet autre pauvre petit homme qui n’était pas beaucoup plus solide qu’elle ! Et puis tu n’es pas caché sous les arbres, ici !

— Mais, hurla Guillaume, tu les as tués tout aussi bien que moi !

— Moi ? répéta Volusien avec une colère effrayée.

— Oui, toi ! et je le prouverai partout !

— Moi, dit Volusien abattu tout à coup, je ne croyais pas qu’ils mourraient, je ne le voulais pas !

Guillaume partit d’un éclat de rire saccadé, sinistre.

— Misérable idiot ! dit-il.

Volusien cacha sa tête dans ses mains. Guillaume sentait qu’il lui était nécessaire de retrouver le sang-froid et, ne pouvant y parvenir, il crispait tous ses muscles. Il aurait voulu contraindre sa cervelle et réfléchir sur la conduite à tenir, et il en était incapable. Il recommença à injurier Volusien et lui parla de son honneur lavé.

— Tu voudras donc toujours me mener, répondit brusquement celui-ci après l’avoir laissé aller un instant, même quand je sens bien que tu es un assassin ! Il fallait au moins tuer le petit monsieur en te battant avec lui ! Eh puis ne me parle plus, laisse-moi, laisse-moi, je te dis !

La pensée que, puisque Volusien se révoltait ainsi contre son influence, il le dénoncerait peut-être et le chargerait revint à Guillaume.

— Enfin, reprit-il, vas-tu aller conter tes peines aux vieilles femmes ? Fais attention ! si on vient prendre des nouvelles ici, tu sais ce qui est convenu, nous n’avons pas bougé !

— Ah ! dit Volusien, qu’on nous coupe le cou ! et que tout soit fini !

— Tu deviens fou !

— Les brigands ne méritent pas autre chose !

Les menaces prirent feu de nouveau.

Cependant, au bruit des deux coups de fusil, quelques gens encore éveillés dans le village, sortirent sur la route, poussés par un pressentiment lugubre. Ceux qui entendirent ainsi les explosions ne s’y méprirent point, et les cinq ou six paysans qu’elles surprirent séparément, chacun dans sa maison, s’écrièrent, sans s’être donnés le mot. On vient de faire un mauvais coup !

Chez tout le monde s’éveilla l’idée d’un crime. On s’attendait à l’événement ! Les plus proches de la maison de Louis y allèrent tout droit. Ils étaient sûrs que c’était là qu’il fallait aller. Les paysans frappèrent d’abord à la porte, puis crièrent : Hé, hé ! là haut !

Ils tentèrent d’enfoncer la porte. N’y réussissant pas, l’un d’eux fit le tour par derrière.

— Il y a de la lumière ! annonça-t-il aux autres avec étonnement.

— C’est singulier, dirent-ils tous, venant le rejoindre.

— Hé, hé ! là haut ! appelèrent-ils encore.

— Le coup est bien fait, allez, reprit quelqu’un.

À la pensée qu’ils allaient voir un terrible spectacle, un frisson courut dans le corps de tous ces hommes.

— Je ne me soucie pas d’entrer là-dedans ! murmura le plus ému.

— Allons, faites-moi la courte échelle, je regarderai par la fenêtre, répliqua un second.

On lui fit la courte échelle. Il s’accrocha à la barre d’appui et jeta un cri :

— Quoi ! quoi donc ? demandèrent effrayés les gens du groupe.

L’homme se laissa retomber sur le sol.

— Ça y est tout de même ! ils sont par terre tous les deux ! dit-il d’une voix basse et presque tremblante.

Un ou deux autres voulurent regarder aussi, grimpèrent sur les épaules de leurs camarades, jetèrent silencieusement un coup d’œil rapide et redescendirent.

— Ce n’est pas beau à voir, dit le dernier.

Le bruit des grelots, le roulement d’une voiture résonnèrent. Bientôt la carriole de l’aubergiste portant son maître, le capitaine et le garçon d’écurie arriva devant la porte.

Les nouveaux venus furent surpris de se trouver entourés par les cinq ou six paysans qui revinrent sur la route en entendant la voiture s’arrêter.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le capitaine.

— Vous venez trop tard ! répondit-on en le voyant prêt à frapper à la porte, ceux qui sont là-dedans sont partis pour…

— Comment, partis ! interrompit-il avec anxiété.

— Vous n’avez donc pas entendu qu’on a tiré deux fois !

Le capitaine resta foudroyé.

— Ah ! les malheureux enfants ! s’écria-t-il, moi qui leur avais dit qu’il n’y avait rien à craindre !

Ils retournèrent tous derrière la maison. Le capitaine se fit hisser par les paysans jusqu’à la fenêtre. La vue des deux corps étendus à travers la chambre lui causa un tressaillement. L’émotion l’arrêta. Puis la vieille décision militaire reprit le dessus. Il enjamba la barre d’appui, et alla aux victimes, les tâta tour à tour. Le sang sortait par flots épais et lents, par gouttes énormes des blessures, puis ruisselait le long des vêtements.

Les paysans entrèrent successivement derrière lui. Il essaya de bander les plaies, à tout hasard, fit transporter les jeunes gens sur la voiture qui ne devait pas être un char funèbre et sur laquelle il croyait les emmener vivants et joyeux. On se dirigea vers la mairie, parlant à haute voix de ce terrible événement. Des fenêtres s’ouvrirent sur le passage du cortège, et, du fond de l’obscurité des voix interrogèrent sur ce qui se passait.

— La Lévise et le petit monsieur qui sont tués ! Nous les ramenons !

— C’est le beau Guillaume ? C’est donc tout frais ? Où allez-vous ?

— À la mairie !

Le long du chemin, un assez grand nombre de personnes se joignirent à celles qui accompagnaient la voiture. Quelques-unes s’étant écriées : C’est bien fait, après tout ! De violentes discussions s’élevèrent.

En avant, le capitaine, se lamentant avec l’aubergiste sur le malheureux sort des jeunes gens, disait : Dussé-je me faire prendre en haine par tout le village, ces maudits braconniers seront punis !

L’aubergiste le quitta pour aller chercher le médecin. Le capitaine réveilla d’abord les gendarmes afin de les emmener avec lui chez le maire, voulant ne pas perdre de temps pour obtenir un mandat contre les braconniers. Ensuite la voiture et le rassemblement s’arrêtèrent devant la maison du maire où s’élança le capitaine. Ceux qui se considéraient comme des notables le suivirent, ainsi que le brigadier de gendarmerie. Le maire, tiré de son sommeil par cette désagréable nouvelle, n’eut d’abord que des paroles violentes contre Louis et Lévise. Le capitaine se fâcha à son tour et l’entraîna presque de force dans la rue où il lui montra les victimes ! L’autre resta morne et stupide.

— Si la surveillance avait été sérieuse, s’écria le capitaine, vous n’auriez pas ces ennuis ! Il faut donner des ordres pour qu’on arrête les braconniers, reprit-il impérativement.

— Eh bien allez ! dit le maire au brigadier ; allez avec vos hommes !

— Je les accompagnerai, s’écria le capitaine ; voyons, il nous faut quelques hommes de bonne volonté ! les coquins doivent être dans les bois. Il y aura une battue à faire !

Comme personne ne répondait à l’appel, l’entreprise paraissant périlleuse, le capitaine s’écria d’une voix tonnante : Vous êtes donc tous des complices ? il n’y en a donc pas un seul qui ait du cœur, ici ?

— Allons, répéta le maire, c’est dans l’intérêt général.

Bagot, qui se trouvait dans le nombre et qui avait une grande haine contre Guillaume, s’avança enfin.

— Moi, j’en suis !

Quatre ou cinq autres, gens vigoureux et qui avaient eu à se plaindre des braconnages, se présentèrent l’un après l’autre. On alluma des torches, les gendarmes et le capitaine prirent la tête, et la petite troupe se dirigea vers la maison de Volusien, à tout hasard, car on ne comptait pas y rencontrer les braconniers. Le médecin arrivait au même moment, et sous sa direction on transporta les corps dans une chambre.

Volusien et Guillaume étaient encore dans le fort de leur querelle quand les pas précipités de la bande conduite par le capitaine frappèrent leurs oreilles. Ils reconnurent la lourde et régulière marche des gendarmes. Le sentiment de la culpabilité, la fureur de n’avoir point pris de précautions, l’emportement excité par les reproches de Volusien, tout porta Guillaume à la violence et à la résistance. Il chargea son fusil et, poussant Volusien par l’épaule : Veux-tu te laisser arrêter ? dit-il rudement.

L’habitude des alertes dans la nuit, celle de manœuvres, de courses pour fuir les gendarmes, entraîna machinalement Volusien ; il se leva, mais il ne s’arma pas !

— Attention, ajouta Guillaume, tâchons de gagner les bois.

On vit la lumière disparaître tout à coup dans la chaumière. On fit une pause. Quel était le dessein des braconniers ?

Le brigadier de gendarmerie ordonna à ses hommes de cerner rapidement la chaumière, et il marcha vers la porte avec le capitaine.

Les braconniers voyaient toutes ces dispositions de siége. On entendit la fenêtre s’ouvrir et, tandis qu’on approchait, une détonation éclata. Personne ne fut blessé et ce fut le signal d’une espèce de bataille rangée. Les gendarmes ripostèrent par une décharge générale. Aussitôt, à la lueur rougeâtre des torches, on vit la porte se mouvoir et les deux braconniers apparaître brusquement sur le seuil, regardant autour d’eux, pour trouver un passage, avec des yeux effrayants. Guillaume coucha en joue tour à tour plusieurs des assaillants qui reculèrent.

Le capitaine et le brigadier s’écrièrent ensemble : En avant ! Néanmoins les gendarmes et les paysans hésitèrent involontairement.

Le mot : au bois ! lancé par la voix rauque et forte de Guillaume répondit.

Mais tout le monde se précipita à la fois vers les braconniers. Le brigadier tomba hardiment sur Guillaume, le capitaine prit Volusien par le collet. Celui-ci ne fit plus de résistance. Guillaume renversa le brigadier d’un coup de crosse sur la tête. Immédiatement il fut saisi par les bras et à la gorge par Bagot et les autres gendarmes. Après une défense terrible, il fut terrassé et garrotté. On les conduisit à la prison tous les deux. Pendant tout le trajet, ils ne dirent pas une parole.

Le médecin avait reconnu que Lévise seule était morte. Louis n’avait qu’une blessure grave mais non dangereuse.

Il ne revint à lui que pour tomber dans le délire de la fièvre qui dura plusieurs jours.

On enterra Lévise le lendemain dans l’après-midi, après que le curé et le maire eurent pris ensemble les déterminations qui parurent les plus convenables dans la circonstance. Lévise eut un convoi nombreux, non d’amis, mais de curieux. Cette mort causa une certaine consternation dans le village, et quelques paysans parlèrent tout haut de regret. Le personnage qui parut le plus affecté fut Euronique qui versa des larmes, un peu à la façon des crocodiles, et qui remplit Mangues de bruyantes lamentations.

On avait écrit au père de Louis. Il se croisa avec la lettre. Ainsi qu’il l’avait annoncé quelques jours auparavant à son fils, il venait de lui-même s’informer des motifs du séjour singulier de Louis dans ce village. Il apprit toute l’histoire qui lui causa peut-être plus de mécontentement que de douleur, parce que son nom allait être mêlé à un procès retentissant.

En effet, le parquet commençait déjà une enquête, et les prisonniers furent transférés au chef-lieu du département où siégeait une cour royale.

La maladie de Louis, cité comme principal témoin à charge contre les braconniers, retarda l’appel de la cause.

Quand la fièvre eut cessé, on jugea qu’on pouvait sans inconvénients transporter Louis à petites journées dans sa famille. Il était dans un chaos de sensations tel qu’il crut se réveiller un matin chez lui sans en être jamais sorti : une espèce de songe finissait. Avait-il réellement habité une petite maison dans un village avec une jeune fille qu’il ne reverrait plus ? Il se débattit au milieu d’un mélange confus d’images. Puis les souvenirs se mirent en ordre et défilèrent un à un. Une grande crise de désespoir eut lieu, la fièvre, le délire recommencèrent. La vie de Louis fut plus gravement compromise par le chagrin que par la blessure du corps. Ensuite l’apaisement du mal physique se fit, et l’amélioration matérielle amena un bonheur tout égoïste, qui prit une part des préoccupations du jeune homme et l’empêcha d’être tout entier à la douleur de son irréparable séparation avec Lévise. La délivrance de la maladie entraînait avec elle l’idée d’une délivrance générale. Le brusque éloignement des lieux dont l’aspect était tout rempli de Lévise, la présence d’autres endroits qui ne parlaient point d’elle contribuaient à diminuer l’émotion que pouvait inspirer à Louis l’apparition de la figure de la jeune fille lorsqu’il l’évoquait. Cette figure était comme voilée et lointaine. La violence, l’étrangeté du choc amenait une transformation totale de l’homme et de sa vie. Le souvenir se trouvait enfoncé dans le coin de son cœur engourdi, ainsi qu’une balle restée dans les chairs, qui fait souffrir parfois, mais point tous les jours. Sa liaison avec Lévise avait créé pour Louis un moment d’ivresse, de trouble, mais non une habitude d’affection impossible à déraciner. Cette liaison avait été courte. Il s’y rattachait la pensée de grands tourments, tourments qui devaient se renouveler avec l’avenir même de la liaison. Louis, par la blessure reçue aux côtés de la jeune fille, par les soucis qu’il avait éprouvés à cause d’elle, payait sa dette à la mémoire de Lévise. Elle était morte ! Elle était donc en repos et à l’abri de tous déboires. Il n’avait pas à s’affliger, à craindre que personne la fît souffrir. Il ne la reverrait plus jamais, mais plus d’inquiétudes, plus d’alarmes pour elle ni pour lui. Il n’aurait plus la terrible angoisse de la savoir torturée, de la savoir en danger, et de la savoir vouée à d’autres peines. Il éprouvait une sorte de langueur triste et heureuse à la fois de n’être plus dans ce monde fantastique et agité de l’amour !

À l’approche du procès, il se tint prêt à ne point se livrer vaniteusement à la curiosité publique, à ne pas remuer trop profondément les cendres de Lévise et à ne point peser sur la condamnation des braconniers, envers lesquels il se sentait une espèce de pitié, comme des gens qui, avec Lévise et lui, s’étaient trouvés le jouet d’un sort fatal.

Sur toute cette portion de son existence, il voulait mettre le sceau comme on scelle des papiers compromettants qu’on ne veut cependant pas détruire. Et il était impatient de se tourner vers d’autres voies, vers d’autres aspects de l’horizon ! Ainsi veut la jeunesse ; ainsi veut surtout l’esprit intelligent, plus mobile, plus avide de nouveauté et plus souple que les autres.

Quant aux braconniers, ils ne nièrent pas le meurtre à l’instruction.

Celui sur lequel la mort de Lévise fit le plus d’impression fut Volusien. Son regret lui donnait l’espoir qu’on ne pouvait le considérer comme coupable. Un acquittement eût grandement soulagé sa conscience. Il comptait pour se défendre sur ce qu’il n’avait pas participé de la « main » à l’assassinat.

D’ailleurs Volusien était abattu, il ne pardonnait pas à Guillaume. Souvent la condamnation lui était indifférente quand il y songeait d’avance. Les seuls liens qu’il eût avec d’autres êtres étaient rompus : ses liens avec Guillaume et Lévise !

Chez le beau Guillaume, l’émotion première de la cruelle action s’effaça peu à peu. Les mobiles qui l’avaient poussé avaient été si forts qu’ils reprirent le dessus. Le braconnier retrouva la conviction et la satisfaction d’une vengeance légitime, d’un service rendu aux paysans. Il se prépara donc non à se justifier, à demander grâce comme Volusien, mais à expliquer et démontrer la nécessité de son œuvre. Sa mise en jugement l’inquiétait et l’irritait autant qu’une injustice. Il se persuadait que tous les habitants de Mangues prendraient son parti et que le curé reconnaîtrait avoir commencé l’attaque contre Louis.

Le jour de la comparution aux assises arriva. Le département était très-remué. Il y avait deux classes en présence, les paysans et les gens riches. L’habileté et la fermeté des magistrats eurent grand’peine à empêcher que la cause ne prît les proportions d’une querelle sociale, du moins dans les esprits. La salle d’audience fut remplie d’une foule appartenant aux deux groupes de la société qui se croyaient intéressés à la condamnation ou à l’acquittement des braconniers.

L’acte d’accusation ne laissa pas de doute qu’il y aurait une condamnation. Un des chefs de la prévention portait sur le crime de rébellion armée à la force publique.

Louis et sa famille s’étaient désistés de toutes prétentions comme partie civile.

Le procès fut moins long qu’on ne s’y attendait et n’occupa qu’une seule audience, témoins et accusés convenant tous des mêmes faits. Bagot, le capitaine, Louis, le cabaretier Houdin et les gendarmes étaient les principaux témoins à charge. À décharge venaient principalement Euronique, Cardonchas, le curé, le maire. Pendant la lecture de l’acte d’accusation, Volusien parut anéanti, Guillaume eut quelques velléités de protester. Son avocat le retint.

Quand on interrogea Volusien, il répondit qu’il avait été entraîné par le désir de venger son honneur, et que d’ailleurs il avait laissé faire Guillaume et n’avait point pris de fusil ni tiré sur les victimes.

On lui objecta ses antécédents de braconnage et surtout sa première conduite vis-à-vis de Lévise qu’il avait laissée entrer en service chez Louis sans la surveiller et sans lui faire de représentations ainsi qu’il résultait du témoignage du jeune Leforgeur, d’après lequel la fille Hillegrin aurait toujours affirmé le consentement de son frère.

Volusien se rejeta sur l’usage de mettre les filles en service, sur ce qu’il avait cru à la sagesse de sa sœur.

— Mais cependant la jeunesse de Leforgeur aurait dû éveiller votre sollicitude. D’ailleurs vous aviez frappé votre sœur lorsqu’elle n’était encore qu’ouvrière chez lui. La déclaration de la femme Cardonchas mentionne ce fait.

Volusien se tut.

— Vous auriez été moins guidé par le mobile de l’honneur que poussé par vos habitudes de brutalité et par les excitations de Guillaume.

Volusien répliqua qu’en effet il avait cru que Guillaume lui ouvrait les yeux tout à coup, mais que cependant ce qui l’avait surtout entraîné à se venger, c’était le refus de Louis d’épouser Lévise, refus accompagné de violences, que néanmoins il ne pouvait se figurer que sa sœur mourrait, qu’il avait accompagné Guillaume sans savoir ce qu’il faisait, qu’enfin le sang n’avait pas été versé par lui.

Il se retourna alors vers Guillaume en disant : Dis la vérité, Guillaume, n’est-ce pas que je n’ai pas tiré ?

— Non, tu n’as pas tiré ! s’écria Guillaume avec une sombre impatience.

L’accusation se porta principalement sur celui-ci.

— Vous n’aviez point les mêmes motifs pour vouloir et poursuivre l’accomplissement du meurtre que Hillegrin, qui pouvait alléguer la séduction de sa sœur !

— C’était ma promise ! dit Guillaume.

— Il est avéré cependant que la jeune fille avait toujours montré un grand éloignement envers vous et qu’elle ne vous avait fait aucune promesse.

— C’est Volusien qui me l’avait promise.

— Oui, mais elle était majeure, son frère ne pouvait disposer d’elle.

Guillaume resta muet un instant, parut très-agité, et enfin cria presque : Je l’avais eue pour maîtresse !

Aussitôt, et cela causa une grande rumeur dans l’auditoire, Volusien se dressa et, le menaçant de la main, lui dit avec une extrême fureur : Tu mens ! tu mens !

On imposa silence à Volusien.

— Cette dernière allégation, dit-on à Guillaume, ne figure point dans votre interrogatoire à l’instruction.

Le braconnier baissa la tête, regarda en dessous, secoua de ses deux mains la barre qui le séparait du prétoire, haussa les épaules et répondit comme un homme qui ne conçoit pas que la justice de sa cause, la nécessité de ses actions ne soient pas évidentes à tous les yeux : Si j’ai tiré, c’est que tout le monde le demandait, je l’ai fait pour tout le monde !

Et il ajouta avec une chaleur sauvage : On est venu nous prendre une fille qui était à nous autres, les paysans, on nous a nargués, on nous a traités comme si nous n’étions pas des hommes : celui-là, il montrait Volusien peut le dire, on l’a jeté à la porte, on a voulu lui casser la tête avec un pistolet, on nous a tous insultés à l’église, et le curé a dit qu’il fallait en finir. S’il y a une justice, j’ai eu raison.

Le président lui adressa quelques paroles sévères pour le ramener au respect et au calme nécessaires, puis discuta un moment avec lui pour lui faire comprendre que le curé n’avait jamais eu l’intention que Guillaume imaginait.

Ensuite on rassembla tous les faits propres à constater le naturel féroce du braconnier et la préméditation du meurtre.

— Eh ! dit Guillaume, je me préparais. J’ai même trop attendu.

On lui représenta qu’il avait cherché à faire retomber sur toute une population une part de la responsabilité de son crime. Cependant le président laissa aux jurés « le soin d’apprécier jusqu’à quel point l’irritation générale dans le village avait pu influencer l’accusé. »

Enfin on argua de la rébellion tentée par les braconniers contre la force publique comme d’un aveu implicite de culpabilité.

— Quand je me suis défendu, répliqua Guillaume, j’étais comme je suis maintenant, attaqué par des gens qui ne servent que contre nous autres.

Il fallut le faire taire par une réprimande très-vive.

— Après tout, dit-il encore, ce que j’ai fait est fait, et on s’en souviendra !

Il se rejeta en arrière et sembla décidé à laisser aller les choses comme si rien ne lui importait au delà.

On appela les témoins, Louis le premier.

Quand il fut introduit pour déposer, il y eut parmi les femmes de l’assemblée un vif mouvement de surprise. Elles comparèrent avec effroi et pitié sa taille frêle à la stature colossale des braconniers. La sympathie se déclara pour sa figure, pâle et émue.

Le jeune homme eut dès son entrée la plus rude secousse qu’il eût encore reçue depuis l’assassinat. Parmi les pièces de conviction étalées devant les juges se trouvaient les vêtements ensanglantés de Lévise ! À cette vue tout Mangues surgit devant lui, et les belles et les pénibles journées, et Lévise l’infortunée, Lévise la victime, Lévise oubliée, abandonnée dans sa tombe par un cœur ingrat, Lévise jetant une de ces plaintes résignées qui autrefois tordaient et brisaient ce même cœur ! ce même cœur qui se brisa de nouveau comme jamais il ne s’était brisé.

On crut que Louis allait tomber. Il fallut le faire asseoir, le soigner pendant un instant. Alors il se rendit compte de l’endroit où il était. Il y avait là des spectateurs, il ne voulut plus à aucun prix donner ses sentiments en spectacle, et il maintint en se raidissant par un grand effort, sa résolution de déposer comme s’il était détaché de tout intérêt dans la cause.

D’un ton d’abord troublé, puis qui s’affermit, il raconta très-brièvement les faits, c’est-à-dire son histoire.

Il termina par ces mots : Je n’ai rien à dire contre les accusés, quant à ce qui me concerne. Je reconnais qu’ils étaient dans leur droit.

Alors le président et le ministère public relevèrent un à un les points qui pouvaient aggraver ou atténuer la criminalité du meurtre.

— Cette déclaration est grave, lui dit-on. N’aviez-vous aucunement l’intention d’épouser la fille Hillegrin ?

Une grande curiosité suspendit l’auditoire élégant à la réponse de Louis.

— J’en avais l’intention ! répondit-il.

— Pourquoi avez-vous déclaré à son frère que vous n’en feriez rien ?

— Il ne me convenait pas de céder devant une certaine brutalité de langage.

— Quelles ont donc été les paroles de Hillegrin ?

— Je ne me les rappelle plus, dit Louis, mais maintenant je reconnais qu’elles étaient telles qu’on devait les attendre de l’éducation de celui qui les prononçait.

On demanda à Volusien comment il avait invité Louis à épouser sa sœur.

— Je lui ai dit qu’il l’épouse, répondit naïvement celui-ci, et il m’a mis à la porte. Ce que venait de dire Louis le confondait. Volusien n’avait plus de pensée !

— Vous avez, dit-on à Louis, manqué de prudence, de sang-froid et de raisonnement. Vous avez semblé prendre à plaisir de provoquer tout un village, vous n’avez pas même respecté le lieu consacré au culte.

Il reconnut cette sorte de provocation. Il reconnut qu’il avait porté le premier coup de bâton dans la lutte avec Guillaume sur la route.

On lui demanda s’il y avait eu des menaces de mort ou paroles indiquant une préméditation de la part des braconniers.

Il répondit n’en point connaître.

Le président termina avec lui par ces mots : Vous avez reçu, monsieur, une bien cruelle leçon. Il est triste que vous n’ayez pas vu plus tôt où conduisent les égarements des passions !

Louis se retira épuisé. Malheureusement il dut rester, le cas pouvant se présenter où l’interrogatoire des prévenus exigerait qu’on lui fît de nouvelles questions.

Les braconniers ne comprirent pas la générosité de Louis. Du reste, ils assistèrent silencieux à toutes les dépositions. Elles étaient d’accord avec leurs aveux, avec celle même du capitaine, qui les chargeait le plus.

Pourtant Guillaume s’écria deux ou trois fois : À quoi sert-il de dire tout cela ? On le sait !

Euronique déclara hypocritement qu’elle aurait reçu mille soufflets de bon cœur si cela avait pu empêcher Lévise de mourir.

Les avocats plaidèrent dans le sens des faits, développèrent les sentiments qui avaient animé un frère, un fiancé provoqués par un séducteur qui se plaisait à tous les scandales.

Le réquisitoire signala légèrement la haine des classes inférieures contre les classes élevées, démontra que Volusien, en approuvant l’entrée en service de sa sœur chez Leforgeur s’était enlevé tout droit de réclamer ensuite au nom de l’honneur, que Guillaume était d’ailleurs le vrai coupable, un homme dangereux, égaré par un faux orgueil, déjà condamné ou poursuivi pour coups et blessures, insista sur se combat livré aux gendarmes, combat qui aurait pu ensanglanter encore cette terrible nuit, et prendre dans les rangs des braves gardiens de la sécurité publique de nouvelles victimes.

Le réquisitoire conclut à l’application de la plus forte peine pour Guillaume et admit des circonstances atténuantes pour Volusien.

Le jury les admit pour tous deux ; le tribunal condamna Guillaume à dix ans de travaux forcés et Volusien à cinq ans de réclusion.

À la question usuelle : Accusés, n’avez-vous rien à ajouter à votre défense ? Guillaume répondit avec une sourde fureur : Cela m’est égal ! mais j’aurais voulu que l’autre n’en soit pas revenu.

Volusien s’écria, en portant les mains à son front par un geste désespéré : C’est toi qui as tout fait !

Le lendemain matin, Louis, horriblement torturé par les émotions de cette journée, partit pour l’Allemagne, d’accord en ce voyage avec sa famille, que ce procès avait irritée contre lui.

Louis revint au bout de quatre ans. Il s’établit à Paris. Il avait changé de nom et se montra un archéologue à la fois savant et artiste.

À cinquante ans, c’était un homme plein de talent, mais aussi de manies, de troubles, de faiblesses et de passions, attaquant violemment dans des factums ses confrères qui ne pensaient pas comme lui, se plaignant, se décourageant, criant quand ils lui répondaient, puis revenant à la charge. Il mangea une moitié de sa fortune à faire des fouilles en Afrique pour gagner la victoire dans une controverse. Il avait vis-à-vis des femmes jeunes une allure inquiète, troublée, qui fut un mystère longtemps dans les salons où il allait ; mais à Paris tout se sait, et l’aventure de sa jeunesse finit par être connue de tout le monde. Jamais du reste il n’en parla et il ne lui en fut parlé.


Novembre 1859. Décembre 1861.