La Cavalière/06

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Société générale de librairie catholique (p. 128-144).

VI

comment le chevalier de saint-georges se mit enfin en route pour la poste de nonancourt


Hélène Olivat se promenait à grands pas dans sa chambre, la face rouge et les sourcils froncés.

— Toujours des histoires ! grommelait-elle, Les autres ! les autres ! c’est la grêle ! ce vagabond ne m’est de rien ! et le temps passe ! et M. Ledoux va revenir ! et je n’aurai pas mes vingt mille livres… parce qu’il a plu à un va-nu-pieds de percer une haie !…

— Sœur, interrompit Mariole, le voilà qui monte. Faut-il ouvrir ?

— Va-t’en ! ah mais ! ne m’affonte pas : On te dit de t’en aller ! et plus vite que ça !

Les larmes vinrent aux yeux de Mariole.

— Va-t-en si tu ne veux pas être battue ! s’écria la grande fille avec fureur.

Des pas piétinaient sur le carré. Elle alla ouvrir elle-même et débuta ainsi :

— Tas de gueux, qu’est-ce qui va atteler ma carriole ?

— Demoiselle… voulut dire Nicaise qui arrivait bravement le premier…

Elle leva la main sur lui, mais elle vit le blessé pâle, qui était porté par quatre hommes, et sa main retomba.

Derrière le blessé venait Jolicœur, le postillon, parmi les gens de l’auberge. Il échangea un regard avec Mariole, qui se faisait toute petite dans un coin. Ce fut contre Jolicœur que la colère d’Hélène se tourna.

— Vous, bel homme, dit-elle, vous m’avez l’air d’un mauvais sujet, vous ne ferez pas de vieux os chez nous, c’est mon idée. Trente sous d’amende, et pas de réplique !

On introduisit le blessé qui avait son pourpoint ouvert, et dont la chemise était tachée de rouge. Hélène détourna les yeux. Elle voulait rester fâchée.

— Demoiselle, murmura humblement le fatout, on dirait qu’il ouvre les yeux.

— Je m’en moque ! répondit Hélène qui ajouta presque aussitôt en rudoyant un des porteurs :

— Ne le secoue pas comme ça, toi ! bourreau, n’as tu jamais touché un homme en peine ?

D’un bras vigoureux et sans aide, elle arracha deux matelas du lit et les étendit par terre, contre la muraille, de façon à ce que leurs extrémités relevées pussent servir de dossier.

— V’là comme elle est ! dit Nicaise aux assistants émerveillés.

Pendant qu’elle avait le dos tourné, Jolicœur se pencha sur le blessé.

— Sire, dit-il rapidement, vous m’entendez, n’est-ce pas ? Votre blessure est légère, je l’ai déjà examinée. Il faut que votre Majesté parte cette nuit, il le faut…

— Que faites-vous là, vous ? s’écria Hélène en revenant. Vous ne me plaisez pas, monsieur Jolicœur !

Mariole trembla ; Nicaise espéra. Tous deux pensaient que le beau postillon allait être renvoyé séance tenante. Mais la grande Hélène ne songeait déjà plus à Jolicœur, qui s’était mis prudemment à l’écart.

— Allons ! dit-elle, en parlant du blessé, déposez-moi ce vagabond sur le matelas. Doucement ! entendez-vous ? Mais doucement donc, imbéciles !… Et rangez-vous de ma route ! Plus vite que ça !

Elle s’agenouilla auprès du lit improvisé et ouvrit la chemise avec une délicatesse infinie.

Mais aussitôt elle se rejeta en arrière avec un rire méprisant et s’écria :

— Voilà bien du tintoin pour une égratignure !

— C’est le froid… murmura le blessé.

— Tiens ! tiens ! il parle… Appelez maître Daniel. Qu’on lui fasse un lit bien chaud, et puis tout sera dit. S’il le faut, je payerai.

Elle allait se relever, quand la main du blessé la retint.

— Bonne dame… commença-t-il.

— Je ne suis ni bonne, ni dame ! dit rudement Hélène.

Elle ajouta en elle-même, ricanant tout haut, mais non point de bon cœur :

— C’est au chevalier de Saint-Georges qu’il faudra demander demain soir si je suis bonne !

— Faites retirer ces braves gens, je vous prie, poursuivit le blessé.

— Pourquoi ça ? demanda Hélène.

— Je voudrais vous parler en particulier…

— Sœur, dit Mariole derrière elle, tu vois bien que c’est un gentilhomme !

— Je ne m’embarrasse pas des gentilshommes, répliqua Hélène durement. Mêle-toi de ce qui te regarde, petiote.

Elle jeta pourtant un coup d’œil sur le blessé. Voyant cette noble figure si pâle et ce regard si doux, elle grommela :

— Un fou, qui s’est battu en duel, sûrement !

— Il s’agit de vie et de mort ! dit le blessé suppliant.

Hélène hésita, puis, consolée par la satisfaction qu’elle avait de molester ainsi l’assistance curieuse, elle s’écria :

— Messieurs et dames, faites-moi l’amitié de déguerpir. Et vite ! chacun chez soi !

— C’est un crin que c’te femme-là ! dit une servante.

Mariole voulut se rapprocher de sa sœur ; mais Jolicœur, le postillon, mit un doigt sur sa bouche, et la fillette docile s’éloigna comme les autres.

— Et qu’on rattrape le temps perdu ! ordonna Hélène. Nous n’allons pas causer longtemps nous deux le gentilhomme. Dans un quart d’heure le départ, montre à la main, ou je me fâche tout à fait.

— Qu’est ce que vous me chantez, vous, reprit-elle en se tournant vers le blessé, qu’il s’agit de vie et de mort. Pour qui ?

— Pour moi, madame, je suis étranger…

— Il fallait rester dans votre pays !

— Hélas ! madame !… si Dieu avait voulu !…

— Bon ! voilà Dieu qui s’en mêle ! c’est vrai qu’il se mêle de tout.

Elle s’était agenouillée de nouveau, et à l’aide de son mouchoir déchiré, elle avait pansé, avec une singulière adresse, la blessure qui était, en réalité, fort légère. Par-dessus l’appareil elle referma la chemise. Le blessé poursuivait :

— Non seulement étranger, mais traqué…

— C’est bon ! gronda-t-elle, la main sur son pouls, vous êtes bavard, l’ami. Cela ne vaut rien pour la fièvre que vous avez.

Elle lui passa un bras autour du cou, pour le ramener dans une position commode. Mariole dans la chambre des enfants, Nicaise sur le carré, la regardaient à la dérobée, et avaient tous deux des sourires mouillés.

— Bigre de bigre ! pensait le fatout, je voudrais être malade, pour qu’elle me soignerait de même !

— Je vous en prie, madame, implora le blessé, ne me livrez pas !

— Le livrer ! gronda Hélène, moi ! voilà qu’il a le délire !

— J’aurais pu partir… Mais j’ai voulu embrasser ma mère encore une fois…

Elle ôta son châle qu’elle étendit sur lui.

— Sa mère ! répéta-t-elle. Il est tout jeune. C’est quelque déserteur… Mettez vos deux mains dans mon giron, l’enfant.

— Que Dieu vous donne tout le bonheur que vous méritez, madame !

— Comme c’est doux, ces voix de nobles ! dit-elle. Ça ne s’enroue pas à crier. Il me fait pitié, moi, ma parole !

— Si je reste dans cette auberge après votre départ, reprit l’étranger, car je crois avoir compris que vous partiez…

— Et tout de suite, mon garçon !

— Si je reste…

— En conscience, dites donc, je ne peux pourtant pas vous emporter avec moi !

Elle se mit à rire à l’absurdité de cette supposition.

— Alors, murmura le blessé, je suis perdu.

— C’est fait, demoiselle, dit le fatout à la porte du carré. Les chevaux sont à la carriole.

— Sœur, nous sommes tous prêts, ajouta Mariole de l’autre côté.

Hélène songeait, et ses sourcils étaient froncés.

— Placez toujours la tante Catherine et les petits, répliqua-t-elle, de façon à ce qu’ils ne me gênent pas surtout. J’aime mes aises. Poupette, mes souliers fourrés !… Vous, tenez bon vos jambes, cadet.

En deux tours de main, elle enleva les bottes de l’étranger.

— Voilà, sœur, dit Mariole qui apportait les souliers, doublés de pelleterie.

— Chausse-lui cela, princesse… Mon manteau, Nicaise ! et ma peau de mouton.

— Voilà, demoiselle.

— Entortille-le là-dedans… Non ! laisse ! les hommes sont maladroits !

— Eh bien, eh bien ! dit Nicaise stupéfait, et vous !

— Pas de réplique !

Mariole souriait au sourire de Jolicœur, demi-caché dans l’ombre du carré en admirant le cœur de cette bienfaisante bourrue.

— Vous aurez froid, demoiselle, insistait le fatout.

— Coupe ta langue, toi !

— Oh ! merci, merci, madame ! voulut dire Jacques Stuart profondément ému.

— Vous, la paix ! Est-ce que vous croyez que c’est pour vous ? Si je vous laissais ici, ça me taquinerait le long de la route… et je veux faire un bon somme. Vous saurez que je ne fais rien pour les autres, dites donc !

— Ça, c’est vrai ! déclara le fatout avec une ironique emphase. N’y a pas beaucoup d’égoïstes comme la demoiselle, trébigre !

— Voilà le vin sucré, annonça la servante.

Hélène attendit qu’elle fût partie pour présenter la tasse au blessé.

— Buvez, fit-elle.

Et comme il hésitait, elle ajouta sévèrement :

— On vous dit de boire ! allons !

Elle porta elle-même la tasse aux lèvres de Jacques Stuart, murmurant pendant qu’il buvait :

— Ça va vous réchauffer le cœur, jeunesse ! Vous autres, quatre bonnes paires de bras ! Qu’on me prenne ce garçon-là gentiment… Y êtes-vous ?… gentiment, on vous dit !

Pendant qu’on soulevait, le blessé murmura :

— Madame, comment vous témoignerai-je ma reconnaissance !

— En vous taisant, fanfan ! Trop parler cuit !… Gentiment, vous autres !

Elle suivit les porteurs qui descendaient l’escalier avec précaution. Au bas de l’escalier, Jolicœur glissa à l’oreille du prince :

— Lady Stuart et tous nos amis sont prévenus.

— À tes chevaux, bel homme ! cria Hélène, et rattrape-toi ! Coquins, vous me cahotez mon vagabond comme si c’était un paquet de linge sale !

Des deux mains elle soutint la tête du blessé par derrière, et la procession arriva ainsi dans la cour, où la carriole attendait.

— La demoiselle Olivat ! demanda une voix dans la salle commune des Trois-Rois.

Le postillon Jolicœur, qui tenait un coin du matelas, tressaillit à cette voix et le blessé devint plus pâle.

— On y va, monsieur Ledoux, répondit Hélène. Montez à ma chambre, on y va.

Elle ajouta entre haut et bas :

— Décidément, l’affaire du chevalier de Saint-Georges est dans le sac ! Voilà les vingt-mille livres qui arrivent !

On était auprès de la carriole tout attelée.

— Vous allez me fourrer ce garçon-là, ordonna Hélène, dans mon coin, au fond, avec mon oreiller derrière le dos, et mon capuchon sur la tête…

— Bigre de bigre ! gronda Nicaise. Ça va bien !

— Ma couverture sur ses genoux, poursuivait Hélène, et mon coussin sous ses pieds.

— Ah ça, ah ça ! s’écria Nicaise en colère, et vous, demoiselle, à la fin ?

— Pas de réplique !… Gentiment.

On hissait le blessé dans la carriole.

— Gentiment, on vous dit, bourriques ! S’il pousse une plainte, gare à vous… Là !… ce n’est pas malheureux ! le voilà casé.

M. Ledoux se montrait à la porte du cabaret qui donnait sur la cour.

— Venez, si vous voulez, lui dit Hélène, ça m’évitera de remonter.

M. Ledoux descendit dans la cour. Jolicœur, au contraire, enfourcha lestement son cheval et boutonna son collet de postillon jusqu’à ses yeux.

— Eh bien, demanda M. Ledoux, avons-nous réfléchi, demoiselle ?

La grande Hélène était gaie comme pinson.

— Nous sommes d’accord, répondit-elle. Oui bien, j’ai réfléchi. Je n’ai fait que cela depuis tantôt. Tant pis pour le chevalier de Saint-Georges, quoi donc !

— Alors, vous partez ?

— Comme vous voyez.

— Brûlez le chemin, si vous m’en croyez !

— Tâtez-moi ces chevaux-là, dit Hélène avec orgueil. Monte, Nicaise. Tout notre monde y est-il ?

— Oui, demoiselle, répliqua le fatout.

— Et vous êtes sûre de votre postillon ? ajouta M. Ledoux.

— Hé ! Jolicœur ! cria Hélène, on me demande si je suis sûre de toi !… Je crois bien ! Nous nous connaissons depuis ce soir !

Ledoux se rapprocha d’elle et lui dit tout bas :

— L’autre arrivera chez vous demain soir au plus tard.

— Nous serons là pour le recevoir, monsieur le marquis.

Elle éclata de rire, ajoutant :

— Tout de même, j’ai manqué d’être marquise, moi !

— Il ne faut pas qu’il nous échappe, demoiselle !

— À qui le dites-vous ? Je veux gagner mes vingt mille livres, soyez tranquille !

Elle tendit la main à M. Ledoux qui la serra et marcha vers la carriole. Pendant qu’elle montait, Ledoux jeta un regard à l’intérieur.

— Qui avons-nous là dans le coin ? demanda-t-il avec un vague soupçon.

— Chut ! fit Hélène. C’est un blessé à qui je vais tâter le bras gauche, tout à l’heure.

Ledoux recula d’un pas malgré lui.

— Fouette, postillon ! ordonna Hélène.

Jolicœur ne se le fit point dire deux fois.

— Hie ! bijoux ! cria-t-il en touchant solidement ses deux bêtes.

La carriole s’ébranla.

— Bon voyage, demoiselle, dit Ledoux.

— À vous revoir, monsieur Ledoux, portez-vous bien !

— Jeunesse, reprit Hélène au moment où la carriole cahotait déjà sur le pavé de Saint-Germain, je vais le faire comme je l’ai dit. C’est une manie que j’ai, ne vous en fâchez pas.

Elle saisit le gras du bras gauche du blessé, et le serra brusquement.

— Vous fais-je mal ? demanda-t-elle.

— Ma blessure n’est pas là, répondit Jacques Stuart.

— Alors, dormez tranquille ! Et qu’on se taise ici autour. Nous n’allons faire qu’un somme jusque chez nous… Bonsoir, les voisins !

Elle se fit une large place aux dépens de tous, respectant seulement le blessé. Bientôt, on l’entendit ronfler, puis l’étranger tressaillit dans son coin, parce qu’elle murmurait en rêve :

— Oui, monsieur Ledoux, j’accepte les vingt mille livres, c’est entendu… et tant pis pour le chevalier de Saint-Georges !