La Chèvre d’or/20

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Lemerre (p. 101-104).


XX

le livre de raison


L’abbé hésitait en me donnant le livre, il semblait regretter de me l’avoir offert. Et puis, pourquoi cette expresse recommandation de n’en jamais rien dire à M. Honnorat non plus qu’à Norette ?

J’ai tressailli, je me le rappelle, oui ! visiblement tressailli quand l’abbé, sans penser à mal, laissa échapper ces syllabes : « la Chèvre d’Or » dont l’obsession depuis quelque temps me poursuit.

Aurait-il remarqué mon émotion ? me soupçonnerait-il, lui aussi, comme Galfar, de rêver la conquête des trésors enfouis au Puget-Maure ?

Malgré que l’abbé insistât, j’ai refusé d’aller manger le lièvre au presbytère ; j’ai même, prétextant un travail d’importance, des lettres pressées à écrire, faussé pour ce soir compagnie aux Gazan.

Et me voilà, dans mon infâme auberge, en train de dîner face à face avec Ganteaume qui m’observe, qui se demande ce que peut bien contenir le précieux bouquin placé près de moi, sur la table, et que je ne quitte pas du regard.

Mais Ganteaume en sera pour sa curiosité.

Quelque chose me dit que sous cette reliure en cuir fauve, criblée par les vers, piquée par les mites, molle, pareille à l’amadou, je vais trouver, sinon la solution, du moins les prémices du problème dont l’inconnu de plus en plus me préoccupe et m’attire.

J’attends d’être rentré chez moi ; et seul, écoutant le plaintif chevrotement de Misé Jano dans sa logette, tournant le dos au paysage, toujours sublime, à cette heure où le soleil tombe, des collines et de la mer, les doigts tremblants, ému comme quelqu’un qui craint de trouver vide un coffret antique et mystérieux, je dénoue le ruban fané qui ferme la tranche du livre.

L’abbé ne m’a pas trompé.

C’est un de ces livres de raison, d’usage commun autrefois dans les familles provençales, mémorandum manuscrit sur les pages respectées duquel, avec les naissances, les morts, les mariages, on relatait, au jour le jour, les gros et menus faits concernant le pays ou la maison.

Mais ces archives domestiques des Gazan ont ceci pour elles qu’elles remontent au delà du xve siècle. Car si, précédant quelques feuilles de la fin demeurées blanches, les dernières pages noircies révèlent, par leur fine et ferme écriture, la main d’une riche bourgeoise, sage contemporaine de la Pompadour, les lettres gothiques du commencement, régulières, ornées, magistrales, sont dues évidemment à la plume savante du clerc de la chapelle ou du tabellion écrivant, attentifs, sous la dictée des châtelaines.

Il y a deux semaines, c’eût été pour moi un régal, une vraie débauche, que de dévorer des yeux, les compulsant, les annotant, au risque de me laisser surprendre par l’aurore, ces feuillets jaunis où, depuis le bisaïeul de Norette, je puis, d’année en année, presque de jour en jour, remonter jusqu’à l’origine, aux lointains ancêtres venus d’Orient.

Quelle source de documents, quelle mine pour mes études ! Mais aujourd’hui c’est autre chose que j’y cherche : un détail, une indication ayant rapport avec l’ermitage, la fontaine, le cadran énigmatique et indéchiffré du vieux médecin cabaliste.

Par malheur, bien des pages manquent qu’on dirait intentionnellement arrachées.

Nulle trace de la légende, rien que quelques lignes constatant qu’en l’année 1503, noble Melchior Gazan, dans une intention de bienfaisance et pour assurer le repos des âmes « des deux qui sont morts », a permis aux ermites, présentement et aussi longtemps qu’elle coulera, de conduire « par tuyaux de terre jusqu’à leur ermitage et chapelle, sous la condition d’en laisser la jouissance et la tombée aux gens qui passeront sur le chemin, la source lui appartenant et naturellement jaillissante au lieu dit : Rocher de la Chèvre ».