La Chèvre d’or/23

La bibliothèque libre.
Lemerre (p. 113-117).


XXIII

discours de peu-parle


Étant retourné plusieurs fois au rocher de la Chèvre, j’ai fini par lier connaissance avec Peu-Parle. Tel est le sobriquet de cet homme silencieux.

Sa taciturnité est grande. Brièvement, à son habitude, il en explique les raisons.

— « Pourquoi parler quand on n’a rien à dire ; pourquoi, surtout, parler si l’on a quelque chose à dire, puisque neuf fois sur dix se taire serait le plus sage ? »

Et Peu-Parle se tait énormément, avec délices, passant ses heures, comme la première fois où je le rencontrai, près du rocher de la Chèvre, toujours assis à la même place, toujours l’œil fixé sur le même point.

Les gens prétendent que Peu-Parle a le secret.

C’est pour cela que chaque matin, hiver comme été, il monte là-haut, et qu’on le voit, des journées entières, couver du regard un endroit connu de lui seul, retraite de la Chèvre fée.

Peu-Parle, s’il voulait, serait riche comme un Crésus. Il ne veut pas, l’idée lui suffit. Gardien jaloux d’un trésor qu’il dédaigne, refusant d’y toucher, craignant d’en laisser approcher les autres, il vit ainsi depuis quarante ans, heureux, déguenillé, avec son rêve et sa chimère.

Peu-Parle passe pour sorcier ; les vieilles femmes qui s’en vont couper les lavandes, ont vu la nuit, quand il garde après le soleil couché, des formes étranges se promener devant son feu.

Les hommes, même courageux, n’aiment guère entendre sur le tard l’aigre aboi de son chien Guerrier et le bruit de ses souliers ferrés dans les pierrailles.

D’ailleurs, brave homme, et respecté comme on respecte les puissances !

Un jour, Peu-Parle m’a parlé.

Je lui avais offert du tabac pour en bourrer sa pipe que, faute d’argent, il suçait à vide. L’attention le toucha, nous causâmes.

— « Alors vous êtes venu pour le trésor ?… Ne dites pas non ; je parle peu, mais j’entends bien et je descends quelquefois au village… Venu même de très loin, paraît-il. Bon ! le trésor du roi de Majorque vaut bien qu’on fasse quelques lieues.

— Du roi de Majorque ?

— Eh ! oui, un ancien roi arrivé par mer, qui plus tard fut obligé de fuir… Vous savez ces choses mieux que moi et me faites bavarder. Mais n’importe ! Peu-Parle s’appelle Peu-Parle, il ne conte que ce qu’il veut, il a tout deviné l’autre jour en vous voyant regarder l’ombre.

« Que vous a fait la Chèvre d’Or ? Pourquoi ne pas la laisser tranquille sur sa montagne ? Elle va, vient, au clair de lune, buvant l’eau pure, broutant la mousse, et ne fait de mal à personne.

« Quand on l’aura prise, la belle avance !

« Captive, la Chèvre d’Or se vengera, car l’or est source de toute misère. C’est à cause de lui que les hommes se haïssent, c’est à cause de lui que les femmes ne vont pas vers qui sait les aimer. Dans le clos des ermites, il y a deux tombes, M. Honnorat les connaît bien, les tombes de deux cousins, presque deux frères, qui moururent de mort sanglante pour avoir cherché la Chèvre d’Or.

« Que l’or reste oublié, que la Chèvre d’Or reste libre !

« Si je pouvais, — moi, Peu-Parle, — comme les gens croient, rien qu’en levant un doigt, faire reparaître au soleil les richesses que ce rocher recouvre, je ne lèverais pas le doigt, je laisserais dormir les richesses… »

Peu-Parle, quelques instants encore, continua son discours où se mêlaient, ainsi que dans une apocalyptique vision, la fabuleuse Chèvre d’Or avec les préoccupations plus positives des trésors du roi de Majorque.

Puis, fatigué sans doute de son effort, il siffla Guerrier, se dressa ; et, me tendant la main :

— « Réussir dans cette entreprise serait beau, je vous souhaite bonne chance !… Autrefois, jeune, j’ai tenté ; mais la hardiesse ne suffit pas, il faut encore qu’on vous aime. Les hommes inventent, calculent. C’est la femme qui a la clef d’or : faites-vous aimer de Norette ! »