La Chèvre d’or/27

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Lemerre (p. 132-136).


XXVII

perplexités sentimentales


Resterai-je ? Ne resterai-je pas ?

Dois-je écouter les prudents conseils de patron Ruf, ou m’obstiner à la poursuite d’un rêve peut-être chimérique ?

L’alternative me rend perplexe.

Si je quitte le Puget-Maure, j’aurai l’air, et cela m’offense, de redouter Galfar, de fuir devant ses menaces. Mais je me sens médiocrement fier quand je songe au rôle de comédie que, dans le cas contraire, il me faudra jouer.

Me voit-on d’ici, par intérêt — eh ! oui, par intérêt, puisque la fortune est au bout, — feignant une affection que je n’ai pas pour Mlle Norette !

Je me rappelle avec quel sentiment de pitié, mêlé de mépris, il m’est arrivé, jadis, de considérer, dans ce qu’on appelle le monde, des gens honnêtes au demeurant, qui n’auraient pas menti à un homme et qui se mentaient à eux-mêmes impudemment, pour se prouver qu’ils aimaient d’amour quelque insignifiante fillette dont ils ne désiraient guère que la dot.

Et ils finissaient, les malheureux, par se croire épris, comme font ces pleureuses gagées qui, se grisant de leurs propres cris, s’attendrissant par leurs propres plaintes, arrivent à verser de vraies larmes sur la fosse d’un mort qu’elles n’ont pas connu.

Il me répugnerait d’agir ainsi, bien qu’après tout, avec Mlle Norette, maîtresse et gardienne de la Chèvre d’Or, mon cas ait je ne sais quoi d’agréablement chevaleresque.

Mais, hélas ! comme en peu de temps les choses s’emparent de vous !

Me voici tout triste, maintenant, à la seule idée de partir, de laisser ce village et ses tortueuses ruelles, cette vieille maison devenue mienne, ce pavé de l’âne dont les galets pointus, depuis quelque temps, me semblaient doux.

Et Misé Jano qui m’apparut dans le vallon, bondissante, surnaturelle, pour me souhaiter la bienvenue ! Et M. Honnorat, et Saladine !…

Je n’ose pas ajouter : et Mlle Norette ! par crainte de voir trop clair en moi.

Car elle est charmante, décidément, Mlle Norette.

Avant le dîner d’hier, je ne l’avais jamais regardée, et je n’aurais su dire si ses yeux étaient noirs ou bleus.

Ils sont noirs, d’un noir de velours noyé d’ombre. Un peu alanguis, par exemple, et doucement mélancoliques. Des yeux d’esclave heureuse, qui se serait volontairement donnée. La belle Schéhérazade devait avoir ces yeux-là.

C’est bien de l’honneur que me fait Galfar en me jugeant digne d’être remarqué par deux yeux pareils ! Pourtant, je ne me suis jamais guère mis en frais pour leur plaire ; Galfar non plus, d’ailleurs.

Singuliers galants que nous sommes : aussi mal vêtus l’un que l’autre, faits tous deux comme des brigands ; et sa veste en velours à côtes peut affronter la comparaison avec ma jaquette de gros cadis.

N’importe, béni soit Galfar ! Sans Galfar, sans ses jalousies, j’ignorerais encore Norette.

Et Norette ! comme il serait bon, savoureux d’avoir à soi, à soi tout seul, cette âme neuve.

Je me sens au cœur une sensation de délicieuse fraîcheur, sensation presque physique, en me rappelant sa rougeur ingénue, quand je lui offris le bouquet, et le subit frémissement de sa petite poitrine passionnée.

S’imaginer qu’on vous aime est le commencement de l’amour. Norette m’aimant, il me semble que je ne pourrai plus m’empêcher d’aimer Norette.

Mais comment savoir ? Je crois avoir trouvé le moyen.

Patron Ruf s’en retourne demain. Je me mettrai en route avec lui, ainsi que la loyauté l’ordonne.

Mais si Mlle Norette s’obstinait à me retenir, si elle avouait… Alors, dame ! Je n’aurais qu’à laisser faire le destin. Ma conscience sera tranquille. On ne peut pourtant pas tenir rigueur à une enfant aimable et qui vous aime, uniquement sous le prétexte qu’elle est la très hypothétique héritière d’un roi de Majorque et de ses trésors.