La Chaîne d’or (LeMay)/I

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C. Darveau (p. 3-15).
II.  ►

Ce que je conte est vrai. Ce n’est pas une histoire
Comme on en fait souvent et qu’on doit ne pas croire.
Au reste en ces temps durs il surgit bien des maux.
Tant de bras vigoureux demeurent en repos
Et qui travailleraient s’ils avaient de l’ouvrage !
Oui, l’on souffre partout. Puis il faut du courage
Pour redire les maux de l’humble pauvreté,
Comme, pour les guérir, il faut la charité,
La charité du Christ qui va courbant la tête,
Et que rien ici-bas ne rebute ou n’arrête.


J’étais donc, l’autre jour, au bureau. J’écrivais.
Et, le front dans la main, écrivant, je rêvais
Au passé qui n’est plus, au présent qui s’envole,
À l’avenir, ce grand problème qui désole
Ceux qui n’aiment pas Dieu, ceux qui n’ont pas la foi.
Jean Dumanoir entra. Marchant tout droit à moi :

— Comment te portes-tu ? dit-il.

— Comment te portes-tu ? dit-il. Et sa main blanche
Serre la mienne alors dans une étreinte franche.

— Dieu merci, répondis-je, on se porte assez bien ;
Mais l’on vieillit toujours et l’on n’y gagne rien.

Il sourit d’un air triste en approchant un siège.

Nous nous étions connus autrefois au collège,
Et nous étions amis. Alors assez souvent,
Dans les beaux jours d’automne, à l’époque où le vent
Avec un bruit plaintif traîne les feuilles mortes,
Nous marchions, en causant choses de toutes sortes,
Sous les ormes touffus qui protègent la cour.
Mais nous aimions surtout à parler de l’amour,
Car il était sensible, et moi, j’étais poète.


Nous perdîmes ainsi des jours que je regrette,
Je l’avoue à cette heure où je suis sans orgueil.
Si c’était à refaire… On est loin de l’écueil,
Disons qu’on ferait mieux : il est aisé de dire.

Ainsi l’on oubliait Mélibée et Tytire
Pour songer au village où l’on avait quitté —
Dans les pleurs, pensait-on — quelque jeune beauté.
Jean rêvait une femme adorable et fidèle,
Belle comme Didon, amoureuse comme elle —
Un peu moins peut-être — et le plus beau des séjours,
Un séjour dans les champs pour y filer ses jours.
Je rêvais aussi moi de semblables délices ;
Je rends grâces aux cieux qui me furent propices.

Jean quitta de bonne heure Horace et Lucien,
Et le vieux séminaire où plus d’un doux lien,
Comme un charme inconnu, nous ramène sans cesse.
Après un long repos il entra dans la presse
Pour rédiger l’annonce et l’humble fait divers.
Ensuite il fut commis, puis, marchand. Les revers,
Qui ne sont épargnés souvent qu’à la sottise,
L’atteignirent bientôt. Ce fut une surprise
Pour les riches prêteurs qui perdaient leur argent ;
Ce fut pour lui la honte. Il reprit indigent,

Pour nourrir sa famille, un emploi que j’ignore.

Mais je reviens au fait. Si je digresse encore
Sois indulgent, lecteur, et ne murmure pas.
Mon récit n’est pas long, mais il est triste, hélas !
Jean me dit :

Jean me dit : — Le Seigneur t’a fait digne d’envie :
Un emploi magnifique, et pour toute la vie !
Des livres ! ces amis aux cœurs toujours ouverts
Qui nous font oublier que le monde est pervers.
De l’argent ! et jamais cette peur qui fend l’âme,
De voir mourir de faim ses enfants et sa femme !
Non, tu ne fus pas, toi, marqué d’un sceau fatal !…

Il s’animait ; son œil prit l’éclat du métal.

— Es-tu donc malheureux, Jean Dumanoir, lui dis-je ?

— Moi ? hah ! laissons cela : voilà que je t’afflige
Voulant t’être agréable et te féliciter…
Mais on voit tant de maux qu’on peut bien s’irriter.

— S’irriter ? allons-donc ! est-ce là le remède ?

— Non ! on courbe le front, on prie, on intercède,
On demande du bois et du pain s’il vous plaît,
Et l’on baise la main qui nous donne un soufflet !…
On connait bien cela, ça s’enseigne à l’école.

Il se leva de suite après cette parole.

— Attends un peu, lui dis-je, il faut encor causer.
Ouvre mes vieux bouquins, cela va t’amuser
Pendant que je termine une dernière lettre.

— C’est bien, je t’attendrai si tu veux le permettre.

— Je t’en prie.

— Je t’en prie. Aussitôt il s’en alla plus loin,
Avec un in-quarto, se cacher dans un coin.

Alors entra sans bruit, marchant d’un pas timide,
Une enfant de dix ans. Son œil était humide.
Le rayon qu’il jetait en se levant sur vous
Valait une prière adressée à genoux.
Elle avait les terreurs d’une biche farouche ;
Et l’on ne voyait pas s’échapper de sa bouche

Le sourire si doux chez les enfants heureux.
Elle eut été jolie avec ses blonds cheveux
Et son chapeau de feutre appuyé sur l’oreille,
Si sa joue eut gardé quelque teinte vermeille ;
Mais elle était, hélas ! livide à faire peur.

— Approche, mon enfant, lui dis-je avec douceur ;
Que veux-tu ?

Que veux-tu ? — Je venais vous offrir une chaîne.

— Une chaîne ? Et pourquoi ?

— Une chaîne ? Et pourquoi ? — Nous sommes dans la gêne ;
L’hiver arrive vite, et chez nous il fait froid.

— À ton air souffreteux, pauvre enfant, l’on te croit.
Comment te nommes-tu ?

Comment te nommes-tu ? — Bernadette.

Comment te nommes-tu ? — Bernadette. — Et ton père ?

— Mon père ? Excusez-moi, monsieur ; maman espère ?
Qu’on trouvera bientôt quelque place pour lui.

Et que nul ne saura ce qu’on souffre aujourd’hui.

— Il est donc sans emploi ?

— Il est donc sans emploi ? — Les places sont bien rares,
Et les riches, monsieur, sont quelquefois avares.

— Prends garde d’être injuste à force de souffrir.
Que de pleurs à sécher, d’indigents à nourrir,
Chère enfant, en ces jours de détresse où nous sommes !
Et puis Dieu vient à nous quand s’éloignent les hommes.

Bernadette inclina la tête sur son sein ;
Je vis deux pleurs tomber sur sa petite main,
Et je craignis un peu d’avoir été sévère.
Enfants, n’êtes-vous pas les anges de la terre ?
Pourquoi vous contrister ? Mais je repris encor,
Et d’un ton caressant :

Et d’un ton caressant : — La chaîne est-elle d’or ?

— Oui, monsieur, regardez.

— Oui, monsieur, regardez. Sa voix était tremblante :

C’était l’espoir, sans doute. Elle ne fut pas lente
À me faire admirer le précieux bijou.

— Ma mère ne veut plus la porter à son cou,
Dit-elle en soupirant.

Dit-elle en soupirant. Cette chaîne était belle.

— Ta mère veut la vendre ? Et qu’en demande-t-elle ?

— Rien, monsieur.

— Rien, monsieur. Un sanglot vint étrangler sa voix.

— C’est pour avoir du pain, c’est pour avoir du bois !
Ajouta-t-elle ensuite en joignant ses doigts maigres.

J’entendis rire alors des enfants tout allègres,
Et cela me fit mal. Je cachai mon émoi.

— As-tu diné ? repris-je.

— As-tu diné ? repris-je. — Aujourd’hui ? non, pas moi,…
Ni les autres non plus, excepté la petite.


— La petite ?

— La petite ?— Oui, monsieur ; son nom est Marguerite.
Elle a quatorze mois et commence à marcher.
Elle dîne toujours car je vais lui chercher,
Lorsque le soir arrive et qu’il fait un peu sombre,
Le pain qu’on jette aux chiens en des endroits sans nombre.

— Et ta mère ? et ton père ?

— Et ta mère ? et ton père ? — Eux, ils n’ont jamais faim.
Ils le disent, toujours, en nous donnant le pain.

— C’est le premier objet que tu cherches à vendre ?

— C’est le dernier, monsieur ; si vous voulez le prendre.

— Non, garde-le. Vois-tu ? c’est encore un espoir.
Mais reçois cette obole et dinez tous ce soir.

— Merci ! merci, monsieur ! dit-elle.

— Merci ! merci, monsieur ! dit-elle. Et sa paupière
S’emplit à ce moment d’une ardente lumière ;

Et sur sa pâle joue, et sur son front pensif
Parut, dans un rayon, un bonheur fugitif.
Elle s’en retournait. Il me vint une idée :
La coupe des chagrins n’est pas encor vidée
Pour cette pauvre enfant et ses parents honteux,
Si j’allais voir quelqu’un et demander pour eux ?

— Donne ta chaîne d’or, dis-je à la jeune fille.

— Oui, la voici, monsieur.

— Oui, la voici, monsieur. — Elle est lourde, elle brille,
Pensais-je en la faisant rebondir dans ma main.

Mon ami Jean lisait je ne sais quel bouquin ;
Je m’approche de lui, le touche sur l’épaule :

— Veux-tu faire une aumône ?

— Veux-tu faire une aumône ? — Une aumône ? Mon rôle,
Me répond-il, hélas ! serait d’en recevoir.

Je crus qu’il plaisantait. Je ne pouvais le voir.
Incliné sur son livre et tout à sa lecture,

Il n’avait pas vers moi retourné sa figure.

— Achète pour ta femme un bijou précieux,
Repris-je, lui mettant la chaîne sous les yeux

— D’où vient cela ? fit-il, bondissant sur sa chaise.

— On garde le secret, mon cher, ne t’en déplaise.

— Voilà, quand on est pauvre, à quoi l’on est réduit,
Et, quand tout est vendu, l’on meurt dans un réduit !

— Tu connais cette chaîne, et tu sais quelle dame ?…

Il m’arrête soudain, se reprend :

Il m’arrête soudain, se reprend : — Sur mon âme,
Ajoute-t-il alors, je ne sais rien du tout.
Je ne sais que cela : la misère est partout…
Mais cette chaîne, toi, combien l’as-tu payée ?

Cette dernière phrase elle fut bégayée.

— Elle n’est pas à moi, mon brave Dumanoir.


— Non ? À qui donc alors ? Il faudrait le savoir.

— À quelques nobles gens, honteux de leurs misères,
Qui vont mourir de faim au milieu de leurs frères,
Plutôt que mendier.

Plutôt que mendier. Jean dit : C’est vrai cela…
Mais qui donc t’a remis cette chaîne ?

Mais qui donc t’a remis cette chaîne ? — Voilà,
C’est une pauvre enfant qui m’attend à ma porte…
Moi je n’achète point d’objets de cette sorte,
Du moins en pareil cas. Je n’ai jamais goûté
Ce commode moyen de faire charité.

— Si j’avais, repart-il, quelques sous dans ma bourse,
Je les donnerais bien à l’enfant sans ressource…

Il fouillait son gousset. D’un ton rauque et fiévreux
Il ajoute :

Il ajoute : — Rien ! rien ! que je suis malheureux !

Or, comme il prononçait cette triste parole,
La petite survint. Une crainte frivole

De ses jeunes esprits, je le crois, s’emparait.
Je tardais à venir et le temps lui durait.
Elle ne savait pas si j’étais bien honnête,
Et de sa chaîne d’or pouvait être inquiète.

— Que je suis malheureux ! disait Jean, se levant.

Et son regard tomba sur la naïve enfant
Qui venait de sourire en me voyant près d’elle.
L’enfant s’arrête alors comme un oiseau dont l’aile
Se brise tout à coup en volant dans les cieux.
Elle porte sur nous un regard anxieux
Et puis courbe la tête. On voit frémir sa lèvre :

— Ô mon père ! dit elle.

— Ô mon père ! dit elle. Et lui, l’œil plein de fièvre,
La bouche frémissante et le front en sueurs,
Il la prend dans ses bras et l’inonde de pleurs.