La Chaîne des dames/Madame Alphonse Daudet

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G. Crès (p. 41-52).



Mme ALPHONSE DAUDET


On ne décore pas une femme à l’ancienneté !

C’est pourtant ce qui vient d’arriver à Mme Alphonse Daudet, la veuve du grand romancier auquel Paris fit autrefois des funérailles nationales.

Elle reçoit le ruban rouge, à l’âge où d’autres sont en passe de devenir commandeur !

Ô Justice ! Tandis que notre « consœur » la charmante Mme Z…, recevait dans la fleur de son âge, on ne sait trop pourquoi, le ruban rouge qu’elle porte en deux traits sur la poitrine, « comme une rature », dit une méchante langue, Mme Daudet, poète et moraliste, épouse d’Alphonse, mère de Léon, le fougueux pamphlétaire, de Lucien, ce dandy qui fut la parure du Salon de l’Impératrice ; mère d’Edmée, qui inspira des vers si tendres à l’auteur de ses jours, Mme Daudet, l’une des personnalités les plus en vue du monde des lettres, dans le rang, marquait le pas ! Dieu soit loué, l’oubli est réparé. Comme François Coppée serait content !

Il y a bien des années de ça, je rencontrai l’auteur de la Bonne souffrance devant le tombeau de Napoléon.

Que venait-il faire là, et qu’est-ce que j’y venais faire moi-même ? C’était un dimanche, il y avait quelques troupiers errants. Le poète s’attristait de voir si peu de monde autour des mânes du petit Caporal.

Tout à coup, il me dit :

— Vous faites bien partie de ce comité de la Vie Heureuse, qui distribue chaque année un prix de cinq mille francs ?

D’un signe, j’affirmai qu’il ne se trompait pas.

Le visage de Coppée aussitôt s’éclaira.

— Vous avez parmi vous une femme remarquable ! Quel charme, quelle distinction, quel agrément ! Pas l’ombre de méchanceté ou de perfidie et rien d’un bas-bleu ! Ah quel plaisir de converser avec un esprit qui est resté fidèle à la tradition, à la bonne, la seule, la vraie, à la tradition de notre mère la sainte Église et à celle de nos rois !

— C’est Mme Daudet ! m’écriai-je.

— Vous l’avez nommée, dit-il d’un air rayonnant. N’est-ce pas que c’est une femme unique ?

— J’en conviens volontiers.

— Alors, vous pensez comme elle ?

— Pas du tout.

— Est-ce possible, vous donneriez dans le travers du féminisme ? Ah ! mon amie (c’est la seule fois de ma vie que Coppée m’ait nommée ainsi), croyez-moi, pour sauver la France, il nous faut des milliers de Françaises qui vivent, pensent, écrivent comme Mme Daudet !

La France est sauvée, pensai-je, car il y a des milliers et des milliers de femmes qui vivent et qui pensent comme Mme Daudet, — mais toutes ne savent pas si bien écrire qu’elle, — car les vertus qui jettent notre vieux poète dans un tel ravissement sont des vertus éminemment françaises : Dévouement, Travail, Persévérance, Finesse, Soumission conjugale !

La vie entière de Mme Daudet est l’illustration de ces vertus de chez nous. Elle fut la compagne intelligente et zélée d’un grand écrivain qui avait,

besoin, comme tout artiste, d’une affection fidèle et clairvoyante. Avant de Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/63 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/64 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/65 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/66 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/67 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/68 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/69

D’un flot presque invisible à force d’être pur,
Que j’ai dû mon regard vers les heures lointaines
À travers le chagrin de ce monde peu sûr !


À ces volumes de poésie où le vers se presse, facile, nombreux et charmant, il sied d’ajouter un livre exquis dédié à Odile, sa petite-fille. Mme Daudet s’y révèle peintre de l’enfance et de l’intimité. Des articles parus dans les grandes revues, qui décèlent un sens très vif de l’observation directe, comme ce voyage en Angleterre, si amusant. Mais je ne parlerai pas du Journal pendant la guerre, parce qu’on ne taillade pas le monstre, en mois ni saisons lorsqu’on attend, impuissante, mais loin du danger, le destin de nos armes.

Et si vous me dites : « Pour tant d’années vécues, le bagage est léger ! », je vous répondrai, avec mon bon maître, ami lecteur, qu’il y a des choses qui se pèsent à la balance et d’autres à la bascule !