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La Chaîne des dames/Madame Jane Mortier

La bibliothèque libre.
G. Crès (p. 127-137).


JANE MORTIER


Elle a sourire d’une jeune Immortelle. C’est elle qui porte la lyre parmi les Muses du Vatican, et c’est elle que Rubens, amoureux de sa resplendissante jeunesse, peignit endormie dans un verger des Flandres.

Lorsque Jane Mortier apparaît dans une salle de concert, le public s’émerveille de la voir si majestueuse et si belle.

Elle attaque, et du piano s’élève avec une vigueur magnifique, ou une sonorité pleine de charme, les chants éternels de l’Amour et de la Douleur. Penchée sur son clavier le cou et les épaules nus, le corps drapé dans une tunique lamée d’or dont les manches traînantes laissent voir les bras harmonieux et puissants, Jane Mortier joue non comme une virtuose, mais comme une inspirée.

Nulle recherche, nul effet dans son art, nul souci de plaire au public qui vient à elle attiré par le magnétisme que dégage une grande artiste. De son visage, aussi longtemps qu’elle joue, on ne voit que ce profil grec, et les cheveux coupés, rejetés hardiment en arrière, comme chez un garçon. Elle ne regarde pas la salle, elle l’oublie, et s’émeut, s’enflamme, s’emporte, s’apaise, comme si un Dieu l’animait tout entière.

La sérénité de Bach, l’emportement de Liszt conviennent également à cet art qui unit à toutes les délicatesses d’une sensibilité féminine une puissance quasi virile.

Maîtresse d’un métier difficile entre tous, cette grande pianiste recrée le drame pathétique qui inspira les maîtres de la musique ; c’est la passion dans Beethoven, la suavité d’un Schumann ; l’angoisse d’un Chopin, la joie spirituelle d’un Mozart. Elle pense en musique, de là sa compréhension si vive et si profonde des œuvres musicales qu’elle interprète. Mais qu’est-ce que l’intelligence sans l’amour ? C’est la clarté et la sécheresse. Quel écueil ! Quelle froideur, si le clavier n’est qu’un cadavre sous les doigts agiles de la virtuose.

En cette admirable musicienne, le talent vit de toute la vie de son cœur. Elle joue comme elle sent, elle joue avec un instinct que l’intelligence n’a pas détruit, et l’on ne saurait l’entendre sans partager l’émotion qui nous ouvre le royaume des anges, l’empire des démons, ou simplement les mystères ravissants et cruels de l’amour.

De tous les arts, la musique est le seul qui possède cette vertu magique d’entrer dans le mystère qui nous entoure et d’exalter les êtres jusqu’à tirer d’eux-mêmes une force insoupçonnée. Par le moyen des sons, des accords, et surtout des rythmes, le musicien lance une incantation magique à travers le temps et l’espace. C’est cette vertu souveraine de la musique, vertu maléfique ou bienfaisante, qui déchaîne tout à coup la folie parmi les hommes, ou leur verse la seule consolation qui puisse adoucir leur misère.

Est-ce que tous les interprètes dont les noms sont célèbres, savent le secret de bouleverser ainsi les âmes, est-ce qu’ils ont tous le don de parler au cœur avec un pathétique accent ? Non, cette langue divine n’est le partage que d’un petit nombre d’artistes. Les belles mains de Jane Mortier courant sur son piano sont les servantes dociles du Dieu qui l’inspire.

Il faut avoir entendu ses concerts de musique romantique pour connaître la force de son talent, la beauté de son jeu et de son style, la sûreté de cet instinct secret qui colore cette musique évocatrice entre toutes. Qui a entendu par Jane Mortier la Danse des morts de Liszt, — hallucinante vision des spectres qui nous entourent, — les Scènes d’Italie, si plastiques, les Sonnets de Pétrarque, ou les variations sur un motif de Bach peut connaître l’âme orageuse du compositeur et le magnifique tempérament d’artiste de sa grande interprète.

Jane Mortier n’a point limité son répertoire aux œuvres des grands maîtres, la curiosité d’un esprit qui suit le mouvement de son temps l’incita à faire connaître la musique moderne, dont les audaces sont encore incomprises, et qui, soutenues dès l’abord par le snobisme, fut attaquée aussitôt par un public hostile.

L’artiste fit là œuvre de courage, en interprétant l’une des premières à Paris et à l’étranger l’œuvre des Six et d’Erik Satie. Aujourd’hui le bloc des six est célèbre. Qui ne connaît les compositeurs Honegger, Auric, Durez, Germaine Tailleferre, Poulenc, Darius Milhaud ? qui n’a goûté l’humour d’Erik Satie, et l’élévation religieuse de son Socrate ?

Un maître de la critique musicale, M. Arsène Alexandre, a dit en parlant de la compréhension de Jane Mortier, interprète des Six :

— Elle a donné à la musique moderne son maximum d’intensité ; avec elle, par-dessus les rythmes les plus fuyants et les plus contrariés, les dissonances les plus constantes et les moins familières à nos oreilles, nous discernons avec une parfait clarté les intentions ingénieusement fantasques de nos jeunes compositeurs.

Malgré l’hostilité du public qui accueillit l’œuvre des Six par des bordées de sifflets, malgré le dénigrement systématique de certains critiques et l’incompréhension des snobs, qui acclamèrent sans discernement et sans goût les débuts tapageurs de ce groupe, Jane Mortier poursuivit son œuvre d’apostolat avec autant d’enthousiasme que de courage et de désintéressement.

Elle n’avait rien à gagner en consacrant son talent et sa vie à cette œuvre audacieuse, et elle pouvait tout y perdre. Elle n’hésita pas un moment :

— Il faut imposer une œuvre au public, dit-elle, et non suivre le goût du public.

— Mais si le public regimbe ?

— Tant pis ! L’artiste doit aller jusqu’au bout. La victoire finira bien par le suivre.

Elle est venue pour Erik Satie, qui disait dans une spirituelle allocution.

« — Évidemment, il y a eu des contestations comme toujours, des petites contestations…, la venue de ces jeunes compositeurs n’a pas été acceptée avec un égal enthousiasme… Oui… parfaitement… Certains critiques, glorieux défenseurs de la routine et chargés de veiller au grain… (au grain de laideur) crurent devoir protéger ce grain qu’ils supposaient menacé… Il leur semblait que la vérité musicale était en danger, ce qui n’est pas très gentil de leur part… n’est-ce pas ?

Or, il n’y a pas de vérité en art… vis-à-vis de Beethoven, Bach n’est pas dans la vérité… au même titre. En art s’il y avait une vérité unique… depuis longtemps elle serait tellement établie… elle serait tellement fixée… qu’il serait impossible à l’artiste d’employer une autre technique, d’exprimer d’autres sensations, de traiter d’autres sujets que ceux monopolisés par cette vérité. »

Jane Mortier, qui m’a lu cette déclaration de guerre d’Erik Satie, à la vérité vient s’asseoir sur le divan de son grand atelier sous le portrait qu’a peint Hélène Dufau, en face des Trois Sirènes, des paysages, des natures mortes, de son mari Robert Mortier, l’un des peintres les plus sensibles d’aujourd’hui.

Elle me parle du compositeur dont elle interprète souvent les œuvres :

— Son génie, me dit-elle, c’est le renouvellement. Son esprit est toujours différent, et sa réalisation est en rapport avec l’esprit, jugez-en !

Et la voilà qui ouvre son piano et me joue le Cancan grand mondain de la Belle Excentrique, puis la Sonate bureaucratique, si amusante, et le Socrate, où la musique est dépouillée de toute parure inutile, et où l’œuvre tend à exprimer la sérénité platonicienne.

À son appel, tous les souvenirs de sa vie musicale accourent. La belle artiste évoque son père, le compositeur Léon Vasseur, que rendirent célèbre le Voyage de Suzette et la Timbale d’Argent. Sa mère, qui était cantatrice, lui enseigna le solfège, et l’enfant apprit d’elle à mêler la musique à ses jeux, à ses petits devoirs d’écolière, à ses rêves aussi, afin de charmer ses oreilles par des airs qu’elle inventait, et qui donnaient à ses paroles plus de douceur.

Excellente idée qui devrait présider à l’éducation de tous les enfants.

Puis ce fut le Conservatoire, la classe de Duvernoy, l’élève récalcitrante devant une méthode qui ne lui convenait pas et qui défendait par instinct des dons plus précieux que la science musicale. À onze ans Jane Mortier obtint son premier prix, à quatorze ans son grand prix d’honneur, suivi des autres.

Et dès lors commença pour elle la carrière des virtuoses en France, en Espagne, au Canada, en Tchécoslovaquie, à Vienne.

Elle m’explique encore des choses fort compliquées touchant à sa méthode de travail, aux pronations, aux pesées, à l’équilibre balistique, à l’horreur que lui inspire un jeu dit « perlé », à la haine qu’elle voue à l’acrobatie musicale ; à la supériorité d’une éloquence improvisée, à ses préférences d’artiste pour la gaucherie d’une déformation sincère, qui vaut mieux qu’une pure et froide exécution sans passion et sans vie.

Jane Mortier parla longtemps avec éloquence et amour d’un art auquel elle a donné son âme, art qu’elle élève et nourrit par un travail constant par une rare culture intellectuelle.

C’est un être frémissant, qui s’exprime dans cette langue musicale avec une éloquence magnifique, et je comprends qu’à Prague, lorsqu’elle eut interprété avec tant de fougue et d’éclat la grande Sonate de Dukas, quelqu’un ait dit avec enthousiasme : Jane Mortier, c’est la Rachel de la musique !