La Chambre des communes et le gouvernement parlementaire en Angleterre

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La Chambre des communes et le gouvernement parlementaire en Angleterre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 99 (p. 269-303).
LA
CHAMBRE DES COMMUNES
ET
LE GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE


I

Il n’y a pas d’assemblée plus auguste que le parlement anglais ; son nom va de pair avec celui du sénat de Rome. Elle a été le berceau de la liberté moderne ; les règles, les lois, les formules du gouvernement « parlementaire » ont été adoptées de tous les pays civilisés. Dans tout l’univers, on sait ce que veulent dire ces mots : motion, résolution, amendement, budget, ordre du jour. Rome a fait la grammaire du droit civil, l’Angleterre a fait la grammaire politique. Elle apprit à l’Europe, à l’Amérique, à l’Australie, au monde entier, à connaître, à envier un certain idéal de gouvernement qui met la force au service de la raison, qui livre le pouvoir à l’intelligence, qui, en conciliant les besoins du présent avec les droits du passé, empêche les révolutions par les réformes, impose des réserves à toutes les impatiences et des freins à toutes les ambitions.

L’histoire des parlemens anglais se perd dans la nuit féodale : les premiers font penser à ces réunions que peint Tacite, décrivant les mœurs des Germains[1]. La grande charte du roi Jean ne créa pas une véritable représentation nationale : elle n’appelait au conseil royal, avec les prélats et les pairs, que les tenanciers de la couronne ; elle ne parle ni d’élection, ni de représentation, ni de villes, ni de bourgs. Sous Henry III, successeur de Jean, il y a déjà un vrai parlement représentatif. Il naît dans l’ombre ; les vieux historiens s’occupent à peine de ces assemblées. Le 22 janvier 1265, le parlement se réunit à Londres. Les lettres de convocation ordonnent aux shérifs[2] de choisir et d’envoyer deux chevaliers par comté, deux citoyens par ville, et deux bourgeois par bourg du comté. Sous Édouard II (1272-1307), il y eut douze parlemens, où chevaliers, propriétaires, bourgeois, prirent place. Ce roi s’en servit dans toutes ses entreprises, notamment pour faire sanctionner le meurtre de David de Galles, et pour subjuguer l’Écosse. Le parlement de 1327 était assez puissant pour déposer le roi Édouard II. Sous son règne s’opéra sans doute la séparation définitive du parlement en chambre haute et chambre basse ; le grand conseil féodal s’organise en quelque sorte, les rôles se divisent. Sous Richard II, les communes ne se contentent plus de voter l’impôt en bloc ; elles votent des fonds pour des services spécifiés. Sous ce règne et sous le suivant (Henry IV), le parlement se réunit presque chaque année. Dès la fin du XIIIe siècle, les communes sont donc un organe reconnu de la constitution anglaise. La souveraineté de fait est déjà dans le parlement ; mais dès cette époque son attitude vis-à-vis de la royauté est plutôt défensive qu’agressive. Quand le parlement proclame le 30 septembre 1399 la déposition de Richard II, le duc de Lancastre s’avance vers le trône vacant et prononce la formule : « au nom de Dieu le père et du Fils et du Saint-Esprit, moi, Henry de Lancastre, réclame ce royaume d’Angleterre, parce que je suis descendu en ligne directe du bon lord roi Henry III, lequel royaume était sur le point de se défaire par manque de gouvernement et par violation des bonnes lois. » Cela dit, Henry s’assit sur le trône. La royauté reconnaissait le parlement comme son juge ; on punissait le roi sans punir la royauté. Les guerres des deux roses fortifièrent pourtant le pouvoir royal en détruisant les grandes familles. Sous les Tudors, les communes deviennent humbles et serviles ; Henry VIII écrivait cependant au pape : « Les discussions du parlement anglais sont libres et sans restrictions ; la couronne n’a ni le droit de limiter les débats, ni celui de contrôler les votes des membres. »

À la fin du XVe siècle, les rois dans tous les pays avaient lutté avec succès contre l’aristocratie, Ferdinand d’Aragon, Ferdinand de Naples, Louis XI, Henry VII. Il semblait que les mêmes causes dussent produire partout les mêmes effets ; mais la monarchie, en devenant plus absolue, ne prit point partout les mêmes caractères. La chambre des communes fut la complice plutôt que l’esclave du sanguinaire despotisme d’Henry VIII. Sous les Tudors comme sous les Plantagenets, le parlement conserva ses privilèges essentiels, il continuait à fixer le chiffre et la nature de l’impôt. La passion royale et la passion nationale avaient les mêmes objets. Henry VIII, le roi le plus absolu qu’ait eu l’Angleterre, donna sans le vouloir l’omnipotence au parlement. Qu’est-ce qui pouvait être interdit ou impossible à un corps qui avait déposé, flétri des reines, confisqué le quart des terres dans le royaume, changé la religion établie, condamné des innocens, modifié plusieurs fois l’ordre de succession au trône ? Il n’y avait rien qu’on ne lui demandât : il pouvait donc tout faire.

Sous le règne d’Elisabeth, la ferveur nationale et l’exaltation religieuse firent de la reine une idole. On lui pardonna ses caprices arrogans, son dédain pour les formes constitutionnelles, encore mal définies du reste. Ce fut seulement sous son triste successeur que commença la lutte mémorable d’où le parlement devait sortir vainqueur et maître définitif des destinées de l’Angleterre. L’histoire de ces combats restera toujours la grande époque de l’Angleterre ; rien n’en fera pâlir la gloire tragique, ni la révolution de 1688, ni la lutte contre la révolution française et contre Bonaparte.

Les libertés parlementaires sont comme de fortes racines entrées dans le sol : l’arbre a souvent été insulté, ses branches, son tronc même, ont été brisés, la vieille souche est toujours restée. Trois grands principes traversent tous les événemens mal définis au début, souvent contestés, mais toujours vainqueurs : 1° le roi ne fait point la loi sans le parlement ; 2° il ne lève point d’impôts sans le parlement ; 3° si la loi n’est pas exécutée, les agens du roi sont responsables devant les tribunaux., Henry VIII est obligé de céder quand il veut établir l’impôt du sixième du revenu ; Elisabeth cède quand les marchands se révoltent contre les monopoles qu’elle veut créer. Comines vante déjà la constitution anglaise, la royauté limitée, tempérée.

Charles Ier ose rêver la royauté latine, romaine, de droit divin ; ses théologiens niaient le contrat, le pacte entre la royauté et la nation. De 1629 à 1640, et bien qu’il eût accepté la pétition des droits, qui était la confession des obligations du souverain, Charles Ier se passa de parlemens. Celui qu’il convoqua en 1640 devint le long parlement. Il frappa d’abord Laud et Strafford, puis, quand le roi voulut faire arrêter sous ses yeux cinq de ses membres, entre autres Pym et Hampden, il se vengea sur le roi lui-même. La révolution, d’abord défensive et faite au nom de la constitution, renverse bientôt le parlement lui-même. Cromwell, devenu protecteur, fit une réforme électorale, des communes nouvelles, une nouvelle chambre haute ; mais ces chambres ni ne furent ni ne parurent jamais assez libres. Au moment de la restauration, le cri universel était « le parlement libre. » La réforme électorale de Cromwell était judicieuse, mais c’était l’œuvre de la violence ; après lui, on retourna au vieux parlement.

L’idée de la réforme du système parlementaire n’était point populaire ; elle ne devait le devenir que dans notre siècle. L’Angleterre était contente de ses communes, quelle qu’en fût l’origine. Ne tenaient-elles pas la royauté en échec ? Ne faisaient-elles pas en 1688 une révolution défensive, qui donnait une satisfaction définitive à toutes les passions, à tous les intérêts du pays ? Tant que les intérêts, tant que les passions dominantes sont représentés dans le gouvernement, on peut dire de ce gouvernement qu’il est représentatif. Au sens où l’on entend ce mot dans les temps modernes, le gouvernement anglais ne l’était point aux siècles derniers ; il commence à peine à le devenir. Dans sa constitution, on trouve ce principe fondamental : les hommes ne sont point représentés, ce sont les corporations, les êtres moraux, villes ou comtés. Un député vaut un député, un électeur ne vaut pas un électeur. Dans l’acte d’Henry VI, il n’est jamais question d’un chiffre quelconque de population. Nulle proportion n’existe encore aujourd’hui entre le nombre de ceux qui élisent et de ceux qui sont élus.

Les premiers parlemens anglais furent en réalité les diètes des grands feudataires ou de leurs délégués. Les villes y étaient représentées en leur qualité de villes libres. Un bourg franc avait une parcelle de souveraineté ; c’était un centre de commerce libre, sans douanes, délivré de péages, de pontage, de droits royaux, administré par une guilde de marchands. Une charte lui accordait le droit de tenir des foires, des marchés, de lever des taxes ; le droit d’envoyer des membres au parlement était considéré comme onéreux, c’était la rançon des libertés municipales. La représentation était un privilège souvent peu envié. La couronne pouvait donner et retirer la franchise électorale ; Henry VIII, Charles II, firent un grand nombre de ces bourgs dits bourgs de nomination. Souvent c’était le simple shérif qui choisissait les villes électorales. Cette prérogative exorbitante du roi ne finit que sous Charles II. Il n’y avait aucune règle fixe pour l’attribution du droit électoral dans les centres d’élection. Ici, tous les hommes libres, freemen, étaient électeurs, ailleurs c’étaient seulement les membres des corporations, les maires et les conseillers municipaux. Ce système, si grossier, si arbitraire, était la dernière expression de la féodalité ; il laissait le pouvoir aux possesseurs du sol, aux grandes familles. La plupart des députés, directement ou indirectement, représentaient l’aristocratie conquérante. A la fin du siècle dernier, Leeds, Birmingham, Manchester, n’étaient pas représentés ; mais le duc de Norfolk nommait défait 11 députés, lord Lonsdale 9, lord Darlington 7, les ducs de Rutland et de Buckingham 6 chacun. Il y avait à Galton 7 électeurs, 10 à Tavistock, 7 à Saint-Michel ; 70 députés ne représentaient presque personne, 90 députés représentaient en moyenne chacun 50 électeurs, 37 en moyenne 100 électeurs. Il y avait 200 députés nommés par 7,000 électeurs. Jusqu’à la réforme de 1832, 300 députés étaient de fait les élus des pairs, 170 seulement pouvaient être considérés comme tout à fait indépendans. Macaulay se trompe lorsqu’il écrit à propos de cette réforme : « Des villes ont dégénéré en simples villages, des villages ont grandi jusqu’à être des villes, » et lorsqu’il semble croire que les villages électoraux, les bourgs pourris, sont tout ce qui reste de lieux jadis importans. Il y a eu au contraire en tout temps des villages, des hameaux, des solitudes, représentés en tant que villages, que hameaux et solitudes. Le bourg fameux d’Old-Sarum, qui perdit son privilège électoral en 1832, nommait 2 députés et n’avait que 12 électeurs. Ce qui semblait un abus en 1832 ne le paraissait point aux siècles précédens. Les communes représentaient bien l’Angleterre, non pas tel et tel village, telle colline avec ses moutons, ses bergers, ses charrues, mais l’Angleterre. Le droit politique de cette époque était le droit de propriété. Pendant que toute l’Europe passait sous la domination de rois absolus, l’aristocratie anglaise maintenait sa puissance : attachée au sol, elle y puisait la sève de la politique. Qu’importaient les irrégularités, les absurdités du système électoral, si ce système laissait le pouvoir à ceux qui exerçaient sur le pays un patronage incontesté, qui défendaient l’honneur, la religion, la liberté anglaise ? Les grandes familles possédaient des sièges au parlement au même titre que des domaines héréditaires. Le candidat sortait du château avec musique et bannières, il était salué par les acclamations des laboureurs. Les tonneaux de bière étaient défoncés, les tables de bois se couvraient de lourdes viandes. Le député faisait à ses constituans un discours où il s’efforçait de les égayer ; l’élection était une kermesse.

Les bourgs pourris, les bourgs de poche, étaient des bénéfices politiques. Le poète Waller fut député d’Ayesham à l’âge de seize ans. Fox entra en 1768 au parlement à dix-neuf ans comme député de Midhurst, que son père, lord Holland, avait acheté pour lui ; à vingt et un ans, il faisait partie du ministère de lord North. Le pouvoir n’était pas encore mis au concours, on ne considérait pas la souveraineté nationale comme un trésor qu’il faille diviser exactement entre tous les habitans mâles ; deux partis, tous deux aristocratiques, tous deux armés de la puissance sociale, se disputaient seulement le pouvoir et l’exerçaient tour à tour. Le même système électoral leur convenait. On entrait dans la politique comme on entre dans le monde, où on a une place toute marquée. Les grands propriétaires pouvaient, dans leurs bourgs, faire nommer leurs parens, leurs cliens. Ce patronage profitait souvent à des hommes de plaisir, des parasites ; il savait chercher pourtant les Pitt, Fox, Burke, Tierney, Sheridan, Canning, Brougham, Macaulay.


II

Le vieux système électoral anglais eut les conséquences suivantes : il établit une solidarité secrète entre les partis politiques ; l’un voulait donner plus, l’autre donner moins à la couronne, aucun ne voulait perdre son privilège. Il associait l’idée de puissance politique avec l’idée de richesse, de possession ; il la matérialisait, la rendait inviolable, habituait la nation à croire que les maîtres du sol anglais devaient être les maîtres de tout. Il opposait au raffinement et à la corruption des cours une certaine rusticité énergique, jalouse, fière. — Il confondit de très bonne heure les bourgeois et les nobles[3], car les fils cadets des grandes familles entrèrent dans la chambre basse, les aînés s’y mêlèrent aux affaires publiques du vivant de leur père ; les deux états apprirent à vivre, à raisonner, à discuter, à penser en commun.

Le tiers et la noblesse ne se trouvèrent pas tout d’un coup, ainsi qu’il arriva en France en 89, en face l’un de l’autre comme deux masses aveugles, impénétrables, dont l’une devait écraser et renverser l’autre. La bourgeoisie et l’aristocratie étaient liées par des nœuds séculaires ; le parlement était comme un arbre dont les branches et les racines vivent du même air et de la même eau. Le préjugé, la haine, l’ignorance, n’élevaient pas un mur infranchissable entre les grands et le peuple ; la race gouvernante n’était pas devenue une espèce nouvelle. Le pouvoir absolu n’avait eu ni le temps ni l’occasion de créer une société artificielle, de passer un niveau sur l’aristocratie comme sur le peuple ; l’organisation politique n’était l’œuvre ni du caprice, ni d’une volonté unique, ni d’une théorie, ni d’un système ; c’était l’ouvrage inconscient de toutes les forces naturelles, du temps, de l’hérédité, de l’énergie humaine, du caractère, des inégalités natives, des événemens. La force d’une telle société venait de ce qu’elle ne doutait pas d’elle-même, et elle ne doutait pas d’elle-même parce sa foi religieuse avait passé dans sa foi politique. « Il y aura toujours des pauvres parmi vous. » Le peuple croyait aussi fermement à cette autre maxime : « il y aura toujours des lords parmi vous, » La vie était acceptée comme un fardeau, une tâche, un labeur ; tous les ouvriers ne pouvaient travailler aux mêmes étages. Qu’importent les inégalités, les injustices même d’un jour, à celui qui a la vision d’un avenir infini ? Au-dessus de ces milliers d’existences, les unes brillantes, faciles, les autres ternes, sombres, désespérées, toutes éphémères, il y avait sur la terre une existence prolongée et durable, celle de l’Angleterre. Tout ce qui la glorifiait, l’embellissait, était bon, tout ce qui la fortifiait utile. L’idée chrétienne du sacrifice est le fil qui coud la nation comme la famille. Que n’est-on prêt à donner à cette idole qui s’appelle la patrie ! Les politiques modernes ne songent pas assez que le peuple, enfant de cœur et d’esprit, a une vie tout imaginative : ce sont les petits, les humbles qui se plaisent le plus aux rêves de grandeur. Pourquoi le Breton, qui n’a jamais vu, qui ne verra jamais le clocher de la cathédrale de Strasbourg, souffre-t-il si vivement aujourd’hui de la perte de l’Alsace ? Il y a sans doute plus d’un paysan en France qui troquerait volontiers cette belle province contre sa fraction infinitésimale d’impuissante souveraineté. Tant que l’Angleterre grandissait, abattait ses rivaux, bravait Rome et les puissances catholiques, la vision et le retentissement de ces luttes remplissaient les esprits : il n’y avait pas encore de place pour les calculs égoïstes. La hiérarchie politique anglaise n’aurait pu être respectée tant d’années, si l’Angleterre n’avait pas été menacée par tant d’ennemis, si elle n’avait eu que des besognes et des soucis domestiques ; mais sa vie fut une longue conquête défensive, en Europe, dans l’Inde, aux Antilles, au Canada. Si elle n’était une très grande puissance, elle n’était rien. Si elle ne pouvait se faire respecter dans toutes les mers, elle ne pouvait plus défendre ses propres côtes. Ainsi elle s’accoutumait à regarder le monde entier comme son ennemi. De là une tension extraordinaire, des habitudes impériales, et, sous tant de flegme apparent, un état permanent de crise, de hâte, d’inquiétude, une disposition à se servir des instrumens les plus proches, les plus familiers. L’Angleterre a toujours été comme un général plus pressé de gagner des batailles que de changer l’uniforme de ses soldats.

Quelles que fussent leurs imperfections, les parlemens anglais ont eu ce grand mérite : ils ont su gouverner, tantôt avec le roi, tantôt contre le roi, dans l’intérêt du pays. L’impureté des collèges ne touchait point les élus. Paley l’avait dit : « en fin de compte, il s’agit de l’élu et non de l’électeur. » Dans ces élections, orgie, farce ou marché, la main royale ne se montre plus depuis longtemps. Une loi, rendue sous George II, défend aux soldats de se tenir à moins de deux milles de l’élection ; ils ne peuvent revenir que deux jours après. Tous les fonctionnaires pensionnés par la couronne sont exclus du parlement ; les shérifs ne peuvent être élus dans leur comté ; les juges sont exclus du parlement parce qu’ils sont nommés par le roi. Les listes électorales sont faites par des employés des provinces, les inspecteurs des pauvres ; les juges de circuit choisissent des « avocats réviseurs » qui statuent sur les réclamations. On ne voit l’état nulle part dans ces opérations ; on ne l’aperçoit pas davantage le jour de l’élection. Les commissaires électoraux sont le shérif dans le comté, le maire dans les villes, dans les bourgs qui n’ont pas de maire un notable choisi par le shérif. Les élections sont absolument libres ; les partis y sont seuls en présence. Les réunions électorales sont aussi libres que les élections. Quel système est le meilleur, celui qui restreint la liberté, ou celui qui restreint le nombre des électeurs ? L’élection est un duel entre les partis qui a ses règles établies ; l’état y assiste comme un témoin.

Ce système si simple et si honnête ne peut s’appliquer que lorsque les partis ont une organisation séculaire. Il y a bien des pays qui ont des parlemens, des chambres haute et basse ; il y en a peu qui aient le vrai gouvernement parlementaire. Le caractère propre de ce gouvernement est de tenir en présence deux partis, l’un qui occupe le pouvoir, l’autre qui est tout prêt à remplacer le premier, si celui-ci commet quelque faute et cesse de satisfaire les instincts, les intérêts dominans. Dans un tel gouvernement, l’état n’est point quelque chose de supérieur, d’extérieur à tous les partis, qui profite de leurs divisions, dont la force vienne de leur faiblesse, la permanence de leur instabilité. Les idées de la nation s’infiltrent dans le corps électoral, de là elles passent dans une majorité parlementaire, et enfin s’incarnent dans un comité qui se nomme le cabinet. Au-dessus de tout, il y a la couronne, indifférente au moins en apparence et impartiale, qui n’est plus que l’image de l’unité nationale. C’est bien à tort qu’on a cm voir en Angleterre le pays par excellence où les trois pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont séparés et indépendans. Les pouvoirs exécutif et législatif sont au contraire entièrement confondus. Un tel système produirait la tyrannie ou l’anarchie, si les volontés individuelles étaient déréglées, les ambitions dévorantes et insoucieuses de l’intérêt national ; mais, dans un parlement aristocratique, la passion de la toute-puissance, naturelle à l’homme, perd quelque chose de son âpreté. Dans d’autres pays, les députés n’ont à choisir qu’entre le pouvoir et la misère ; la politique y devient personnelle, on suit des hommes, on ne suit plus des traditions, des principes. En Angleterre, les politiques se soumettent à une discipline volontaire, l’ambition la plus ardente est réglée par une obéissance plus ou moins sincère à des partis séculaires. On arrive au pouvoir avec son parti, on trouve tout naturel d’en sortir avec lui. On attend patiemment pendant des années que les fautes du parti ennemi lui enlèvent la confiance du pays et lui retirent la majorité dans le parlement. On se contente souvent toute la vie du rôle ingrat de censeur. On se résigne à n’être rien, on est retenu dans les rangs du parti vaincu par un sentiment d’honneur. On n’a point inventé en Angleterre cette maxime commode, qu’il est toujours licite de servir l’état : l’état, ce n’est jamais qu’un des partis au pouvoir ; s’il a besoin de serviteurs, il a aussi besoin de successeurs.

Sur le continent européen, il s’attache une sorte de défaveur à ce mot d’opposition systématique ; l’opposition en Angleterre est toujours systématique, en ce sens qu’il y a toujours un certain nombre d’hommes occupés à critiquer le pouvoir, à relever toutes ses erreurs, à signaler toutes ses fautes. Il y a un gouvernement potentiel à côté du gouvernement de fait ; l’opposition a des cadres, des chefs, une discipline. C’est chose certaine que la longue jouissance du pouvoir stérilise un parti, lui ôte l’invention, le ressort, il devient comme une terre qu’il faut mettre en jachère. L’opposition réglée aiguise au contraire, affine les facultés ; il faut s’y montrer digne du pouvoir, s’ingénier, promettre quelque chose au pays et ne rien lui promettre d’impossible. Il y a aussi, dans un pays naturellement enclin à respecter le succès, grande utilité à forcer les hommes d’état à savoir se passer du succès ; on n’y voit point les généraux, ni même les soldats, passer d’un camp à l’autre, attacher la fortune de l’état à leur propre fortune, trahir les principes qu’ils ont longtemps publiquement épousés et défendus. Sans doute l’intelligence humaine ne peut rester éternellement emprisonnée dans les mêmes formules ; l’opinion publique n’astreint pas les hommes d’état à une rigidité entêtée, mais il est bien rare que ceux qui ont un esprit supérieur n’entraînent pas leurs amis dans le sens où les conduit leur propre raison. Dans la chambre des lords, qui a la part la moins active dans la législation, les opinions sont presque héréditaires : l’esprit des familles patriciennes se transmet avec le sang. Les privilèges du droit d’aînesse nouent une chaîne morale entre les représentans successifs du même nom. En sortant de l’université, le jeune lord imberbe va prendre sa place à Westminster du côté où siégeaient ses aïeux. En quoi diffère-t-il de ses amis qui sont assis de l’autre côté ? Ils ont mêmes habitudes, mêmes préjugés, même idéal politique, religieux, moral, et néanmoins, tant qu’ils vivront, l’un votera ouf quand l’autre votera non. Ils sentent qu’ils accomplissent une fonction, ils sont comme des poids de même métal attachés aux deux bouts d’un levier ; quand l’un monte, l’autre descend.

Ces traditions pénètrent, quoique avec un caractère moins impératif, dans la chambre des communes. De la sorte il s’y trouve toujours deux partis en présence ; leur nom change d’âge en âge, les problèmes du siècle présent ne sont pas les mêmes que ceux des siècles derniers. La prérogative royale, qui a été si longtemps en litige, semble aujourd’hui parfaitement définie. Les questions sociales ont pris le pas sur les questions de l’ordre constitutionnel. Les whigs sont devenus les libéraux, les tories les conservateurs ; mais le tour d’esprit, les instincts, les aspirations des tories, se retrouvent modifiés par le temps et les circonstances dans les conservateurs. Les conservateurs modernes ont des principes de gouvernement qui en bien des pays épouvanteraient ceux qui se flattent d’être les représentans du progrès. Tories et whigs ont le même respect de la constitution et des droits populaires, les mêmes mœurs politiques ; ni les uns ni les autres ne songent à usurper le pouvoir, à s’y maintenir autrement que par les moyens légaux, par la persuasion, par le concours des majorités. On peut causer très longtemps avec un homme politique anglais avant de s’apercevoir qu’il appartienne à l’un ou à l’autre des partis. On ne voit point chez ceux qui attendent le pouvoir cette amertume, cette impatience, cette lassitude de la fidélité ou cette ardeur désespérée qui s’observent en France, en Espagne, en Italie. Le mot de vaincu s’applique mal à des gens qui sortent si simplement des affaires.

On peut s’étonner cependant que les cadres politiques aient une telle solidité et se déforment si lentement, d’autant plus que les oscillations qui élèvent et rabaissent un parti ont été souvent d’une extrême lenteur. La révolution de 1688 porta les grandes familles whigs au pouvoir. Le nouvel établissement avait à lutter contre les passions les plus tenaces ; il conserva longtemps, pour la moitié de la nation, le caractère de l’usurpation et presque de la conquête. Guillaume III était arrivé comme un conquérant avec ses régimens ; il resta toujours son propre ministre des affaires étrangères. L’Angleterre n’était pas sa pensée dominante, elle n’était qu’un de ses instrumens contre la puissance de Louis XIV. Au dedans, il n’avait rien à refuser à ceux qui lui avaient donné la couronne ; ceux-ci étaient perdus, s’ils ne restaient tout-puissans. L’oligarchie des whigs abusa de sa victoire, comme il arrive à tous les vainqueurs : elle acheta le parlement. A l’époque de la révolution, les débats des chambres n’étaient pas encore publiés ; de fait, le vote était secret. Le trafic des voix fut éhonté sous les George. La dynastie hanovrienne, importée d’Allemagne, tenait à peine au sol anglais ; elle laissait faire les whigs. La reine Caroline, plus virile que son mari, avait des momens de révolte. « Pouvez-vous, mylord, dit-elle un jour à Stair, qui voulait s’opposer à un impôt, oser venir me parler de l’opinion des électeurs et du compte qu’en doivent tenir les élus ? Comment avez-vous l’assurance de me dire que vous croyez que l’opinion des constituans, que leurs intérêts, que leurs instructions servent de mesure ou de règle à la conduite de leurs représentans dans le parlement[4] ? » Caroline, élevée dans les idées despotiques du continent, ne respectait dans les libertés anglaises que le prestige, l’auréole qu’elles jetaient sur l’Angleterre. Avec son appui, sir Robert Walpole resta vingt ans ministre, il érigea la corruption en système.

La vague qui avait soulevé les whigs en 1688 ne commençait à baisser que sous le règne de George III ; les excès des whigs les avaient perdus. Depuis la défaite du prétendant, le parti jacobite s’était transformé ; il était devenu simplement le parti monarchique, il avait contracté avec la nouvelle dynastie un mariage de raison. Il avait toujours des racines dans la population des campagnes, il était dès lors un parti national, ne portait plus les regards au dehors. Il soutenait encore la prérogative royale, cependant ses théories politiques n’avaient plus le caractère d’une foi religieuse. Ce parti avait mûri en quelque sorte pour le gouvernement. Le règne des whigs avait duré presque sans interruption pendant soixante-dix ans, depuis la mort de la reine Anne ; il prit fin quand lord North se coalisa avec Fox. En regardant l’histoire seulement par les sommets, on peut dire que les tories conservèrent l’ascendant jusqu’en 1832. Depuis cette époque, les libéraux ont repris l’avantage. Ces grandes oscillations subissent des arrêts ou même des retours momentanés, mais il y a comme de fortes impulsions qui se font sentir à travers plusieurs générations d’hommes. George III tira les tories de leur longue disgrâce ; le jeune souverain, plus Anglais que ses prédécesseurs, se sentait aussi plus roi. Les règnes précédens avaient servi à mettre en pratique le gouvernement parlementaire ; ses règles étaient si bien établies que les batailles pour la prérogative royale livrées sous George III ne furent que des escarmouches, comparées à celles qui s’étaient livrées sous les Stuarts. Les tories n’étaient plus que les amis du roi. Ils portaient dans les questions extérieures plus d’âpreté et de hauteur, dans les questions intérieures un esprit plus conservateur. La révolution française, en épouvantant le monde entier par ses crimes, l’empire, en l’alarmant par son ambition, rivèrent pour ainsi dire les tories au gouvernement. L’instinct de conservation agit sur les peuples comme sur les individus ; dans les grands périls, les nations se cramponnent, à moins que leurs instincts même ne soient corrompus, à ce qui leur semble le plus ferme et le plus solide. Quand tout succomba en Europe, quand les plus redoutables puissances subirent le joug d’un parvenu couronné, l’Angleterre devint un instant le seul refuge de la liberté, elle resta la seule terre vierge de conquête et d’oppression. Que valaient les généreuses et pacifiques espérances des whigs, quand le monde était livré à la force, quand la guerre restait la dernière ressource de l’honneur ? La vieille constitution anglaise, comme une forteresse, leva ses ponts-levis.

La grande marée conservatrice qui avait englouti la France impériale ne descendit que lentement : le règne des whigs ne recommença véritablement qu’en 1830 ; ils obtinrent une réforme électorale, mais dès ce moment ils paraissent plus préoccupés de modérer le progrès des idées démocratiques que de combattre leurs anciens ennemis. Depuis longtemps, conservateurs et libéraux n’ont plus qu’un objet commun ; ils cherchent à conserver aux classes moyennes la direction de la politique anglaise. S’ils restent divisés, c’est moins pour se nuire que pour ne pas risquer de tout perdre ensemble. A peine peut-on dire que les uns sont plus enclins, les autres plus opposes aux réformes. L’esprit réformateur pénètre l’un et l’autre des partis.

Il y a toujours eu, en dehors des vieux cadres politiques, des groupes irréguliers qui, sans prétendre former un parti de gouvernement, ont exercé une influence considérable sur la marche des affaires en se portant d’un côté ou de l’autre, en déplaçant le centre de gravité des partis, en apportant des idées nouvelles dans le parlement. Les libres échangistes, ceux qu’on a appelés les peelites, ceux qu’on nomme aujourd’hui les radicaux, n’ont jamais constitué des partis véritables, mais ils ont fourni des dogmes nouveaux, des thèses, des doctrines. Ils ont plus de sincérité que d’ambition ; le triomphe de leurs idées leur importe plus que celui de leurs personnes. Il s’établit ainsi comme une sorte d’accord tacite même entre ceux qui journellement se font la guerre. Dans les pays où les partis parlent sans cesse de concorde, on peut dire qu’il n’y a déjà plus de concorde ; « ils crient : la paix ! et il n’y a point de paix. » En Angleterre, les partis ne s’offrent jamais la branche d’olivier, ils se poursuivent, se querellent, s’invectivent sans relâche, mais leur inimitié n’est point mortelle.

Les réformes électorales n’ont pas encore altéré la nature du parlement. La réforme de 1867 a été très radicale ; elle a considérablement augmenté le corps électoral, mais rien n’a été changé dans l’idéal constitutionnel. Aujourd’hui comme autrefois, le député est un représentant, sans être un simple délégué, c’est-à-dire qu’il représente des intérêts plutôt que des personnes ; il ne subit point le mandat impératif. Souverain le jour de l’élection, le corps électoral s’efface le lendemain. Chaque intérêt cherche ses collèges électoraux, les achète au besoin. L’électeur transmet en quelque sorte une puissance plutôt qu’il ne la produit, il est pareil aux courroies des usines. La vraie puissance est dans les choses durables, dans la richesse naturelle ou créée, dans la terre, dans les manufactures, dans le capital ; les électeurs l’en expriment en quelque sorte et ne font pas autre chose. Les compagnies d’assurance, par exemple, ont intérêt à être représentées au parlement ; elles trouvent des électeurs dociles, et disposent d’une cinquantaine de voix (1867). La terre, au moment où se faisait la réforme de 1867, avait 396 représentans dans les comtés, sans parler de 200 nommés dans les bourgs, mais appartenant à la classe des propriétaires fonciers.

La terre et le capital immobilier se partagent le parlement. La terre y a encore la part du lion, on peut bien compter 500 voix pour elle ; le reste appartient au commerce, aux mines, aux manufactures, aux banques, aux manieurs d’argent. De même que dans la société civile une fortune mobilière semble moins noble qu’une fortune territoriale, le capital, incertain, fragile, remuant, abandonne encore la primauté politique au capital séculaire, éternel, immobile. Il n’y a plus au reste entre eux de rivalité, comme au temps de l’abolition de la loi des céréales. Tout le monde sait que, plus riche sera le commerce anglais, plus riche sera la terre anglaise. Les profits faits aux quatre coins du globe viennent s’endormir dans les champs mieux drainés, dans les prés, se solidifier dans les murailles des châteaux. Mille bras vont comme des tentacules chercher la richesse sur la terre entière pour la ramener toujours à la vieille Angleterre. Il y a dans l’esprit des parlemens des traditions tenaces qui survivent à toutes les réformes. Le corps électoral les subit ; les électeurs ne peuvent que choisir entre des hommes qui, sous des masques différens, ont même visage. La réforme de 1832 a surtout profité à la classe des petits boutiquiers, elle leur a donné la majorité numérique ; qui pourtant oserait dire que c’est la classe des petits boutiquiers qui a gouverné l’Angleterre de 1832 à 1867 ? Elle s’est contentée de vendre ses voix à ce que l’on nomme en Angleterre les classes gouvernantes (governing classes) ; elle n’a pas eu d’hommes d’élite propres, de visées politiques particulières, elle a eu tout au plus des passions, des préjugés faciles à satisfaire. Il n’y a pas de classe au reste plus attachée aux lords, à l’aristocratie, plus naïvement éprise du rang, de la richesse, que celle des petits marchands. C’est ce qu’il y a de moins noble dans la nation ; les détaillans sont les électeurs les plus impurs, les agens les plus complaisans de la corruption électorale. Cette corruption a été aussi éhontée après 1832 qu’auparavant. De temps en temps, des comités d’enquête la recherchent, la poursuivent ; mais la publicité de leurs procès-verbaux, loin de réprimer le mal, semble seulement familiariser les esprits avec les habitudes de la vénalité électorale. Dans les comtés, dans les bourgs, on vend sa voix au plus offrant, whig ou tory. Les libéraux ne sont pas plus scrupuleux que les conservateurs. Pour faire une élection, il faut gagner les gens de loi et les cabaretiers. Les courtiers parlementaires sèment l’argent, les cabaretiers versent la bière ; les grands brasseurs, qui possèdent presque tous les cabarets, sont une puissance dans l’état. Le petit marchand ne se croit pas déshonoré, s’il tire une dizaine ou une vingtaine de livres sterling d’une élection ; le candidat ne l’est point pour acheter de quelques milliers de livres sterling l’honneur de faire des lois.

La réforme de 1832 n’a guère changé le parlement ; celle de 1867 a donné la franchise dans les bourgs à tout homme domicilié depuis un an et payant la taxe des pauvres, quel que soit son loyer. Dans les comtés, il faut payer un loyer de 12 livres. On est réduit aux conjectures pour apprécier les conséquences de cette nouvelle réforme. Les Cassandres ont fait les plus sinistres prophéties. On craint d’avoir donné trop de droits au nombre, à l’ignorance ; « il faudra, a dit M. Lowe, que nous nous décidions à enseigner l’alphabet à nos maîtres. » On peut se rassurer cependant. En premier lieu, la réforme n’a pas été violemment arrachée par le peuple aux classes gouvernantes. Depuis bien des années, le mot de réforme parlementaire n’était qu’un appât de popularité ; on la promettait sans la désirer. Tant que dura le ministère de lord Palmerston, on savait qu’on en pouvait parler sans danger. Après sa mort, le parti libéral, qui n’était plus soutenu par sa popularité, se crut obligé de présenter un bill de réforme ; mais il s’éleva bientôt dans son propre sein un corps d’opposition recruté principalement dans les grandes familles. Celles-ci redoutaient moins une réduction du cens qu’un remaniement des circonscriptions électorales et la suppression de leurs derniers bourgs pourris. Lord Russell et M. Gladstone virent une partie de leur propre armée se retourner contre eux. On eut peur au dernier moment de la démagogie, de l’inconnu. L’Angleterre, riche, prospère, avait-elle besoin de rien changer ? pourquoi ne pas la laisser entrer tranquillement dans l’avenir, comme un vaisseau dans une passe familière ?

Les réformistes défaits organisèrent des démonstrations populaires ; les grilles de Hyde-Park furent arrachées un jour qu’on voulait les empêcher de s’y réunir. Cette force nouvelle, le nombre, qui voulait entrer au parlement, se montra dans la rue. Le parti conservateur, tout surpris de se trouver au pouvoir, crut nécessaire, pour s’y maintenir, de faire lui-même une réforme que la veille il repoussait encore. Il n’y a presque pas de doctrinaires en Angleterre ; le gouvernement s’y donne pour tâche de satisfaire le pays ; il ne prétend pas être plus sage que lui. Les tories firent donc la réforme, comme autrefois ils avaient enlevé à leurs adversaires le mérite de l’acte d’émancipation des catholiques et de l’abolition des lois sur les céréales. La session de 1867 fut non pas enthousiaste, mais résignée ; ce fut à qui ouvrirait le plus largement les portes à la réforme. M. Disraeli ne s’arrêta qu’aux confins du suffrage universel.

Témoin de ces changemens pacifiques, j’ai la conviction que la pression populaire n’était pas assez forte pour en rendre l’ajournement périlleux. On pouvait encore faire attendre le peuple, ou le contenter du moins à meilleur marché ; mais on voulut éloigner jusqu’à la crainte et à la pensée même d’un bouleversement. On comprit que le vieil édifice social serait moins menacé, si les concessions étaient offertes par le parti le plus attaché au passé ; les conservateurs sacrifièrent moins leurs principes à leur ambition qu’à une sorte de patriotisme profond, jaloux, qui veut épargner à l’Angleterre les épreuves et les hontes des révolutions. Le rôle que le parti aristocratique par excellence a joué dans ces événemens noue une sorte d’alliance secrète entre ceux qui sont le plus épris des changemens et ceux qui ont le plus à les redouter. Jusque dans le radical se cache un conservateur. Le peuple anglais ne regarde pas ses nobles comme des ennemis, comme des étrangers. Quand un jeune lord se fait radical, ce qui arrive fréquemment, il obtient plus aisément les suffrages des ouvriers qu’un plébéien. Qu’il s’agisse d’éducation, d’hygiène des grandes villes, de salaires, d’heures de travail, de logemens à bon marché, d’assistance publique, d’une réforme sociale quelconque, le peuple voit toujours des pairs au premier rang des réformateurs. Il aime encore son aristocratie, il la regarde avec complaisance, comme un père qui, perdu dans une foule et les pieds dans la boue, verrait passer sa fille parée pour le bal.

La nouvelle, réforme n’a pas changé encore le personnel parlementaire. La richesse et l’aristocratie y sont restées souveraines. Le centre de gravité politique a été à peine déplacé. Comme autrefois, on peut définir le parlement « un club d’hommes riches. » Il faut payer une entrée de 2,000 à 5,000 livres sterling (ce chiffre est quelquefois dépassé), et chaque réélection coûte une somme pareille. Il n’y a pas au budget et longtemps sans doute on n’y verra point de chapitre intitulé « appointemens des députés. » L’opinion publique repousse l’idée du député salarié. Les candidats sont donc exclusivement des propriétaires ou fils de propriétaires fonciers, des hommes enrichis dans l’industrie, la banque, le commerce, des gens de loi dont la carrière parlementaire augmente la clientèle. Le titre de député vaut de l’argent à ceux qui sont dans les affaires, mais il faut déjà beaucoup d’argent pour le conquérir. Les hommes de lettres, les journalistes, n’y aspirent pas ; ce serait un luxe trop coûteux. Comment diminuer les frais d’élection ? Plus le droit de suffrage s’étend, plus les frais obligatoires augmentent. La coutume est plus forte que la loi. Il faut qu’un candidat fasse tomber une pluie de Danaé sur son district. A peine sait-il où elle tombe, il ne va pas lui-même corrompre les électeurs ; c’est l’affaire des agens, qui savent toujours, quand on leur demande des comptes, faire des comptes fictifs, réguliers en apparence. Le député n’a point la ressource de promettre des faveurs, comme dans les pays de grande centralisation. Il faut qu’il dépense son propre argent, souscrive pour les écoles, les églises, les asiles, les hôpitaux, les monumens, pour les jeux, pour la chasse. L’ambition paie la dîme. Plus d’un maugrée contre ces terribles impôts, mais personne ne veut que les autres en soient exempts, et l’on achète fort cher la défaite de ses rivaux. Les lois contre la corruption électorale ne font que restreindre le nombre des candidats, car, sur cent personnes qui peuvent acheter un siège, il n’y en a pas beaucoup qui veuillent courir le risque de se voir enlever ce qui a tant coûté. En dépit de toutes les lois, la chambre des communes restera donc une chambre riche. Personne ne veut faire les affaires d’un homme pauvre, économe. S’il s’agit d’un Mill, d’un Gladstone, les électeurs consentiront à se faire eux-mêmes agens électoraux ; ce sont là de rares exceptions. M. Mill avait déclaré qu’il voulait être élu par Westminster sans rien payer : il fut élu, mais son élection coûta 50,000 francs à ses amis.

L’aristocratie n’a plus, comme autrefois, le désir de gouverner uniquement en vue de ses propres intérêts : elle abandonne tout ce qu’elle croit nécessaire de perdre ; elle ne peut pourtant se détruire de ses propres mains, elle ne peut extirper ses propres instincts. Les ouvriers, qui par la dernière réforme sont devenus électeurs, ne cherchent pas encore à se faire représenter par des ouvriers ; ils ne paraissent pas y avoir songé sérieusement jusqu’ici. L’ouvrier anglais n’est pas révolutionnaire : il ne veut que des réformes, et il les obtient des partis politiques. Les agitateurs qui le flattent obtiennent ses applaudissemens, mais ils n’oseraient lui demander son sang, ils ne pourraient le mener à l’assaut de la royauté, de la constitution ; leur gloire, qui brille dans les carrefours, s’obscurcit à Whitehall. Le peuple gronde, remue, s’agite, cependant il est encore retenu par le respect de la constitution, ou plutôt d’un je ne sais quoi qui n’a pas de nom dans la langue politique, qui lui représente et la grandeur des souvenirs et la majesté du présent et cette force invisible qui a construit l’Angleterre, assuré sa durée, son autorité morale, sa fortune sans pareille. L’idée chrétienne du devoir, du renoncement, a aussi une place dans les âmes simples qui se consolent de leur petitesse par la vue de la prospérité nationale. Le froid égoïsme ne les a pas complètement salies. Le peuple anglais n’est pas seulement une poussière humaine. Toutes ces volontés ont un ciment : dans leur grand et douloureux effort, elles ne demandent à l’état, aux gouvernans, que ce qu’elles regardent comme le strict nécessaire de la vie humaine, la liberté, une certaine protection pour les faibles, les impuissans, les malheureux. Le socialisme même reste chrétien ; il ne relève ni d’Épicure ni de Babeuf ; il a des alliés dans les palais, parmi les privilégiés. L’ouvrier anglais n’est point indifférent à la politique, car les journaux à bon marché l’en nourrissent : il s’abuse sur la puissance et la compétence de l’état ; mais son intelligence n’est pas corrompue. Il admire naturellement plutôt qu’il ne hait ce qui le dépasse ; il veut s’élever plutôt que rabaisser les autres.

Tant qu’il en sera ainsi, le parlement restera fermé aux démagogues, aux aventuriers, aux politiques hasardeux. Il y a quelque chose dans la rudesse anglo-saxonne qui repousse la flatterie. Le peuple considère comme ses amis ceux qui s’efforcent de lui donner le pain, la viande, les vêtemens à bon marché, qui protègent ses enfans contre la rapacité industrielle, qui lui promettent de les mieux instruire ; il se défierait de ceux qui lui diraient que l’ignorance et la pauvreté sont les seuls maîtres, les seuls juges légitimes, qu’elles- doivent seules faire et appliquer les lois. L’esprit révolutionnaire n’a pas encore franchi le seuil de la chambre des communes. L’esprit de réforme y trouve ses instrument dans des partis parfaitement organisés, qui se remplacent au pouvoir comme des ouvriers qui descendent les uns après les autres dans une mine. Cette chambre reste encore aujourd’hui le modèle des assemblées politiques ; son président a la gravité et l’impartialité d’un juge. Elle n’a pas de règlement écrit ; des précédens séculaires lui servent de loi. Elle connaît le prix du temps. Sa besogne est énorme, car elle gouverne le plus vaste empire du monde. Comparez-la à tant d’autres assemblées où l’on agit d’autant moins qu’on par le davantage, où des journées entières sont données à de vaines paroles, à des discussions théoriques, à des querelles ! Dans les pays novices, les assemblées, surtout à leurs débuts, ne savent comment user de leur force ; elles discourent, s’embourbent dans la rhétorique ; elles ressemblent à une armée qui ne saurait point manœuvrer, et qui remuerait sans pouvoir se mettre en ligne. Des règlemens compliqués, les discussions et les intrigues des bureaux, les rapports, dévorent son temps. En Angleterre, l’action parlementaire est plus virile ; toute proposition arrive directement à la chambre, elle est toujours défendue, et à chaque lecture, par son propre auteur, elle ne passe point par la nuit des bureaux pour revenir transfigurée dans un rapport théâtral ; elle s’adresse à un gouvernement, à une chambre, préparés à toutes les discussions, à des partis qui savent prendre une décision et ne sont pas réduits à se chercher eux-mêmes. La fonction parlementaire ressemble moins à un rôle. Il n’y a point dans toute discussion une part secrète et une part publique. Les clubs servent bien d’antichambre au parlement ; on y discute, on s’y prépare aux discussions, on s’y concerte. Dans les occasions solennelles, les chefs des partis appellent autour d’eux leurs adhérens dans leurs propres demeures ; mais tous les grands débats qui s’ouvrent devant les communes n’en ont pas moins quelque chose de direct, de spontané. Les partis n’ont pas besoin d’apprendre leur leçon.

Recrutée en majeure partie dans la caste aristocratique, la chambre a des allures très républicaines. Le crédit d’un député ne tient ni à son nom, ni à sa richesse ; il n’est dû qu’au talent, ou plus encore au caractère. Nulle servilité ; on sent une sorte d’égalité politique pareille à l’égalité sociale qui relie tous les gentlemen. La chambre ne donne pas volontiers « son oreille ; » mais elle ne la refuse jamais à un serviteur éprouvé de la nation ou à un débutant. Après le lord, le député est ce qu’il y a de plus élevé dans le pays. Quelle dignité dépasse celle du législateur ? Il ne faut point s’étonner si les parvenus ouvrent avec une clé d’or les portes de Westminster. Membre du parlement, le nouveau riche va de pair avec tout le monde, il devient « l’honorable ami » de ce qu’il y a de plus illustre. La puissance nationale se fait visible en lui : il entre dans un courant de grandeur, dans un nimbe de lumière ; il est souverain. Le peuple fut mécontent quand son « grand communeux » Pitt en 1776 devint lord Chatham. La souveraineté des communes est la plus vivante, la plus agissante, la plus entière ; les grands orateurs ne s’exilent dans la chambre haute que quand leur ardeur s’éteint, quand leur propre flamme les a consumés. Ils regardent alors de loin, souvent avec envie, ces combats où ils ne peuvent plus se mêler.


III

« Le parlement, a dit Blackstone, a la puissance absolue, et il est omnipotent. » On a dit plus familièrement de la chambre des communes a qu’elle peut tout faire, sauf d’un homme une femme et d’une femme un homme. » Il est certain que l’autorité parlementaire n’a point de limites bien tracées. Les fonctions du souverain n’ont jamais été définies, et, le parlement se trouvant être l’héritier de l’antique souveraineté royale, tous les pouvoirs y sont indistinctement mélanges. Le parlement est un souverain en trois personnes, le roi, les lords, les communes ; de ces trois personnes, les deux premières sont aujourd’hui les moins actives. Il faut à toute loi la sanction royale et la sanction des lords ; mais la royauté ne refuse plus la sienne quand les deux chambres sont d’accord, et les lords cèdent toujours à temps à la volonté, de la nation, exprimée dans les communes.

La couronne n’a jamais été dépouillée par des lois de ses antiques prérogatives ; théoriquement, son autorité est presque sans limites. Il n’y a point de constitution écrite qui l’oblige à prendre ses ministres dans le parlement, à renvoyer un ministère déplaisant aux chambres. Les ministres sont les ministres de la couronne ; le cabinet est un conseil royal. Les juges n’exercent leur pouvoir qu’en vertu d’une patente royale qui peut toujours être révoquée. Le roi nomme le commandant en chef de l’armée ; l’armée même est son armée. On ne peut intenter une action contre le souverain. Il gouverne l’église établie ; la convocation n’est que son conseil. La suprématie ecclésiastique, au temps d’Henry VIII, d’Elisabeth, de Jacques Ier, de Charles Ier, donnait au roi une autorité absolue sur l’église ; elle s’exerçait par une haute cour qui punissait tous les délits ecclésiastiques, et qui sous Laud devint un objet de terreur pour la nation. Qui reconnaîtrait aujourd’hui dans ce qui reste des cours ecclésiastiques (la cour des arches) la cour de haute commission ?

Rien dans les mots n’a changé ; tout a changé dans les choses. La royauté est comme une façade antique qui couvre des bâtimens nouveaux. Le droit de veto subsiste toujours, mais depuis le commencement du XVIIIe siècle le parlement n’a pas entendu une seule fois la formule du rejet : « le roy s’avisera. » Entourée des cercles de l’aristocratie, comme le soleil de ses planètes, la royauté demeure toujours pour le peuple comme l’image visible de la nation. Les respects humains se fixent plus aisément sur des hommes que sur des idées ; mais, quand ces hommes représentent des idées, le respect devient une sorte de religion. Ce simple mot le roi, la reine, évêque dans l’âme de l’Anglais toutes les passions qui sont son orgueil, son souci, et qui sont entrées dans la fibre nationale, car à l’idée de la royauté ne s’attache pas seulement l’idée d’une antique possession, de glorieux souvenirs, de bonheurs ou de malheurs partagés en commun ; il s’y attache celle d’un traité, d’un pacte qui protège les libertés religieuse et civile.

Ce traité existe toujours ; il fut conclu avec Guillaume d’Orange. La Déclaration des droits rappelle les crimes et les erreurs qui ont rendu une révolution nécessaire. Le roi désormais ne pourra plus, par l’exercice d’un prétendu droit de dispense, arrêter l’effet des lois pénales ; il ne pourra lever des impôts sans un vote du parlement, ni entretenir en temps de paix une armée permanente. La déclaration confirme le droit de pétition, la liberté électorale, constate que les débats du parlement sont libres, que la nation a droit à une administration de la justice humaine et conforme aux lois. Tous ces droits, tous ces biens sont l’héritage inviolable de la nation anglaise, et c’est à la condition que cet héritage sera gardé intact que l’autorité exécutive est confiée à la nouvelle dynastie. Il faut descendre l’histoire jusqu’à 1830 pour trouver quelque chose de semblable, une négociation ouverte entre une nation et un roi. On ne parle pas de droit divin en Angleterre ; le pouvoir exécutif y est moins une propriété qu’une fonction. La nation est fidèle au roi, le roi est fidèle à la nation.

La nouvelle royauté, en se faisant complice de la nation contre l’ancienne, renonçait à la toute-puissance ; elle se montra tantôt plus et tantôt moins exigeante, elle était forcément amenée à ne garder du pouvoir royal que ce qui était un obstacle aux prétendans et aux ambitieux. On sent encore, après plusieurs générations, ce caractère exceptionnel de la monarchie anglaise : elle n’a pas l’allure, le ton des monarchies continentales. Elle ne parle pas à l’Angleterre comme les Habsbourgs parlent à l’Autriche, les rois de Prusse à la Prusse, comme les Bourbons parlaient à la France. Elle se sent en même temps plus solidaire de la nation et plus étrangère, pourrait-on presque dire, à la nation. Elle a les mêmes principes sans avoir le même sang, elle lui est unie par les intérêts plutôt que par les instincts. Elle plane comme un arbitre au-dessus des partis. Elle est moins une race qu’une magistrature. Son principe véritable, c’est l’utilité. We love, dit Cowper, the king who loves the law (nous aimons le roi qui aime la loi).

Depuis la chute des Stuarts, les discussions sur la prérogative royale n’ont été que des querelles de ménage ; la monarchie ne disait plus : être ou ne pas être ; elle argumentait, marchandait. Les derniers dévots de la royauté furent ceux qu’on nomma sous George III « les amis du roi, » qui n’allaient point à la cour, mais qui attaquaient l’administration au nom du souverain, dont ils prétendaient connaître la pensée secrète. Au fond, c’était leur propre pensée qu’ils défendaient. Lord Bute fut le dernier favori ; George III, qui l’aimait, le fit d’emblée secrétaire d’état. Bute fit son premier discours en qualité de premier ministre ; au bout de deux ans, las du pouvoir, il se retira sans motif apparent. Sous les deux premiers Georges, la royauté était en tutelle ; George Ier vivait avec des femmes rapaces et des courtisans qui préféraient l’argent au pouvoir ; George II, flegmatique et lourd, laissa régner Chatham. Seul, George III, plus Anglais et moins Allemand, plus roi que ses prédécesseurs, osa lutter pour sa prérogative. Il n’avait rien du despote, mais il prenait son autorité au sérieux, et voulait secouer le joug des grandes familles. Son esprit comprenait mal les fictions constitutionnelles ; il tenait autant aux apparences du pouvoir qu’au pouvoir même ; il ne permit jamais à ses ministres de s’asseoir devant lui. Il sacrifia Pitt à un scrupule religieux ; sa résistance aux projets de cet homme d’état empêcha la réconciliation de l’Irlande et de l’Angleterre. La guerre d’Amérique fut sa guerre ; tant qu’elle dura, il fut premier ministre avec North. Il lui parle sans cesse, dans ses lettres, de son honneur, de ses droits, de sa dignité ; il menace quelquefois de retourner en Hanovre et de faire armer son yacht. Bien que la politique personnelle du roi n’eût amené que des désastres, il reste assez puissant pour qu’un billet de sa main colporté par lord Temple[5] fit rejeter l’India bill et tomber le ministère de coalition de North et Fox. L’allié du roi, Pitt, devenu ministre à vingt-quatre ans, lutta pour un souverain qui ne l’aimait point, et mit les grandes familles en déroute ; cependant, soutenu au pouvoir par sa popularité, par les erreurs de Fox, par la guerre avec la France, il contint la prérogative royale. Le roi le subissait sans pouvoir lui pardonner sa hauteur et son génie. Enfin la folie du roi livra tout au parlement ; elle fit de la royauté une fiction. Si aucun parti ne proposa d’interdire le souverain, ce respect même mettait l’interdit sur la fonction souveraine ; la nation aimait son pauvre vieux roi, mais elle ne se sentait plus gouvernée que par le parlement.

Dans George IV, le prince de Galles avait d’avance tué le roi ; son alliance haineuse avec l’opposition, ses procès, ses vices, son mariage secret, le livrèrent désarmé aux partis. La prérogative enfin passa aux mains délicates d’une femme ; elle s’y dépouilla de tout caractère oppressif ; elle se fit plus impersonnelle. La reine, protégés par son sexe, par une vie sans tache, par l’intégrité de son caractère, a joué comme sans effort ce rôle suprême d’arbitre entre les partis que les théories constitutionnelles lui assignent. La nation l’aperçoit au-dessus des partis, plutôt résignée à la grandeur que jalouse de s’en parer, fidèle à des conseillers sans avoir de favoris, humaine, ennemie de la guerre ; elle ne s’est jamais liguée avec un parti contre un autre parti, elle n’a jamais conspiré contre les communes. Elle a régné au grand jour ; elle n’a eu ni diplomatie secrète, ni politique occulte, ni cour ennemie du parlement. La reine a très nettement tracé en 1852 le programme de ce qu’elle regardait comme les droits de la couronne dans une note qui fut lue par lord Russell au parlement. Ce mémorandum était ainsi conçu : « La reine exige d’abord que lord Palmerston (il était alors le chef du cabinet) dise distinctement ce qu’il propose dans un cas donné, afin que la reine sache elle-même distinctement ce à quoi elle donne la sanction royale. Ensuite, quand elle a donné sa sanction à une mesure, elle exige que cette mesure ne soit point arbitrairement altérée ou modifiée par le ministre. Elle est obligée de considérer un tel acte comme un manque de sincérité envers la couronne, lequel mérite d’être puni par l’exercice constitutionnel du droit de renvoyer le ministre. Elle s’attend à être informée de ce qui se passe entre lui et les ministres étrangers avant que des décisions importantes ne soient prises sur leurs rapports, à recevoir les dépêches en temps convenable, à recevoir les documens qui ont besoin de son approbation à temps pour qu’elle puisse bien en connaître le contenu avant expédition. » On ne peut trouver ces prétentions exagérées : le premier ministre soumet à la reine toutes les décisions importantes du cabinet, il lui fait connaître les principaux scrutin du parlement ; mais elle ne prend point de part aux discussions du cabinet. Les théoriciens politiques ont cherché en Angleterre l’exemple de la séparation des trois pouvoirs, mais le secret de la constitution anglaise est au contraire dans le mariage du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Qu’est-ce que le cabinet ? C’est un comité des assemblées législatives investi de toutes les fonctions exécutives. Le premier ministre est un souverain électif et révocable qui gouverne au nom du souverain héréditaire. Les ministres sont nominalement les serviteurs de la reine, en fait ceux du parlement. En théorie, c’est le souverain qui choisit les membres de la commission exécutive ; en pratique, c’est la majorité des communes. Un ministère renversé, le souverain appelle le chef du parti vainqueur, qui amène ses amis, ses adhérens, tous ceux qui ont préparé la victoire ou qui peuvent la consolider.

Le cabinet commença par la cabale. L’institution qu’on regarde aujourd’hui comme l’organe essentiel du gouvernement parlementaire fut regardée d’abord avec méfiance. Les ministres étaient les hommes du roi ; ils se nomment encore les ministres de sa majesté, car en Angleterre les mots changent longtemps après les choses, tandis qu’en France les choses ne changent que longtemps après les mots. Au début, il n’y avait aucune solidarité dans le cabinet ; aujourd’hui cette solidarité est si étroite qu’un ministre est responsable d’une mesure qu’il a combattue dans le conseil. S’il diffère de ses. collègues sur un point important, il doit se démettre. Les délibérations du conseil sont enveloppées d’un secret absolu ; on ne tient aucun procès-verbal des séances. Les ministres n’écrivent point, ne racontent jamais ce qui s’y passe. Il y a une saveur presque révolutionnaire dans cette proposition : le cabinet est un comité des chambres ; il faut la corriger en ajoutant que le mandat de ce comité n’est pas plus impératif que le mandat des députés. Le mystère dont s’enveloppe, le conseil, la solidarité de ses membres, lui font unie sorte de conscience qui reste libre. La majesté de la couronne est aussi préservée par ces précautions. Il serait impossible à un Anglais de rester longtemps ministre, s’il n’était secret.

Il n’est pas mauvais que la puissance du premier ministre, qui risque de s’exalter par les. triomphes de l’éloquence et les applaudissemens populaires, vienne pour ainsi dire se reposer et se refroidir dans des délibérations sans écho. La force bruyante qui éclate dans les assemblées et qui entraîne les hommes par la parole ne suffit pas aux hommes d’état : ils ont besoin encore d’une force latente, tirée de ce qui représente l’intérêt et la grandeur nationale sous la forme la plus auguste et la plus invariable. Le pouvoir du ministre est une conquête qu’il a sans cesse à protéger contre les partis ; il n’a pas seulement à vaincre ses ennemis politiques, il doit encore triompher de ses amis, de leurs sourdes divisions, de leurs jalousies. La royauté lui sert en quelque sorte d’armure invisible, elle l’élève à des sommets plus tranquilles. Sans convoitises, elle peut calmer les convoitises, — sans haine, guérir les haines. Il faut la supposer ce qu’elle est aujourd’hui, honnête, sincère, fidèle à la nation ; alors sa seule présence n’a plus seulement le don de réprimer l’ambition, elle l’élève et la purifie.

Tombât-elle pour quelque temps entre des mains indignes, la royauté anglaise n’est plus capable d’opposer des obstacles infranchissables à la souveraineté parlementaire. Les droits positifs dont elle est encore armée, le droit de dissolution, celui de créer de nouvelles pairies, ne peuvent s’exercer qu’avec le concours du cabinet, et les cabinets sortent des chambres, et ne peuvent se passer de leur concours. Dans une crise suprême, le premier ministre peut faire appel au pays, renvoyer une chambre hostile ; mais la liberté électorale est entière, il n’y a point d’administration qui puisse corrompre, épouvanter ou tromper les électeurs ; le pays a toujours le dernier mot. Tout s’incline à la longue devant lui, ministres, pairs, monarchie.

Les partis ne peuvent s’organiser fortement que dans les pays où l’état n’est pas organisé lui-même comme un parti, et le gouvernement parlementaire ne va pas sans l’organisation des partis ; j’entends par là la faculté pour les hommes qui poursuivent le même but politique de se grouper, de se réunir, de fonder des journaux, de propager leurs doctrines dans des réunions publiques, de maintenir une perpétuelle agitation pacifique. Un parti est comme une armée, il a son état-major, ses cadres, son trésor ; l’état n’intervient pas dans la lutte : il ne convertit pas ses fonctionnaires en agens électoraux. Quand il pose des questions au pays, il n’essaie pas d’y répondre d’avance. On cherche en vain l’état hors de Londres : le lord-lieutenant, le shérif, sont des notables plutôt que des fonctionnaires.

Mille gouvernemens locaux, paroisses, corporations, comités, couvrent toute la surface du royaume ; l’aristocratie, la richesse, la terre, le clergé, sont les seules puissances visibles dans les comtés. Tout ce que nous nommons en France l’administration leur appartient. Qu’une lutte électorale s’engage, les deux partis, toujours prêts, mettent en ligne toutes leurs forces ; sous mille formes, en mille lieux, on cherche à exciter, à émouvoir les électeurs. L’état pendant ces grands duels n’a qu’une mission, il maintient l’ordre. La diffamation contre les hommes publics, les ministres, n’a d’autre frein que le droit commun ; la colère, l’envie, l’injustice et la haine peuvent à leur gré se déchaîner. Ces orages n’épouvantent personne, ils semblent aussi inévitables que les vents d’équinoxe. Au pouvoir ou hors du pouvoir, les partis font de la propagande, remuent l’opinion. La politique a une sorte d’ardeur théologique ; ce mot ne fait pas horreur comme aux pays latins. La politique envahit tout, elle est assise au foyer domestique, à toutes les tables, elle se glisse dans tous les livres, elle respire partout ; on n’en sépare point l’économie politique, l’administration, la science des finances, comme je ne sais quoi de bas et d’impur. Les femmes n’en sont pas moins des femmes pour avoir une opinion. Les affaires de l’état ne sont point le monopole d’une classe de vendeurs de sermens et de marchands d’éloquence. Il n’y a pas deux pays dans le pays, l’un qui vit de la politique, et l’autre qui la subit, s’en défend, s’en éloigne avec dédain ou dégoût. On demande à un homme d’avoir la préoccupation, la passion des choses publiques, du bien public ; l’esprit de parti n’est pas regardé comme un danger pour l’état, on y voit une condition nécessaire du gouvernement libre. Ce n’est pas assez de dire : Je veux servir le pays ; avec qui voulez-vous le servir ?

Ces mœurs n’assurent pas seulement la liberté électorale la plus complète ; la nation est tellement pénétrée et saturée de politique que l’élection exprime d’une manière à peu près parfaite la volonté nationale. Elle n’est point une sorte de saillie imprévue, elle sort du corps électoral comme le fruit sort de l’arbre. Il faut sans cesse avoir cette vérité devant les yeux pour ne pas s’étonner de l’omnipotence parlementaire : la souveraineté de la chambre n’est pas en quelque sorte superposée à celle de la nation, elle en est exprimée. Rien ne la gêne dès lors, les hommes politiques vivent dans l’opinion comme des salamandres dans le feu. Il n’y a pas de mesure législative qui ne soit discutée, commentée, amendée, critiquée, d’un bout à l’autre du pays. Les parlemens ne sont que des greffiers de la volonté nationale, ou plutôt il y a comme une circulation perpétuelle de volontés entre les mandataires et les mandans, entre le peuple et ses représentans. Le parlement agit sur la nation, et la nation sur le parlement. Il est assez vain de décréter que le mandat est impératif quand la nation est insoucieuse, indolente, ignorante ; il est oiseux de le faire quand les esprits sont toujours. tendus, quand le souci des affaires publiques est incessant, universel, quand la politique devient pour ainsi dire une partie de l’hygiène nationale.

IV

Il n’y a point de constitution, point de charte écrite qui définisse les pouvoirs du parlement. Ces pouvoirs n’ont pas de limite précise ; ils sont de toute nature, religieux, législatifs, judiciaires, administratifs.

La constitution actuelle de l’église d’Angleterre date des premières années du règne d’Elisabeth ; toute une session lui fut consacrée. On vota des lois canoniques et liturgiques comme on aurait voté d’autres lois ; elles furent envoyées, comme de coutume, des communes aux lords. Il se trouva deux pairs temporels et neuf prélats pour voter contre la suprématie spirituelle de la reine et l’exclusion absolue de l’autorité spirituelle de « tout prince ou prélat étranger. » Ce fut à la majorité des voix qu’on remit en vigueur, avec quelques changemens, le « livre de prières » d’Edouard VI, et qu’on établit de fortes pénalités contre ceux qui attaqueraient la nouvelle liturgie. Le parlement n’est pas un concile, et pourtant la transsubstantiation a été la doctrine de l’église jusqu’à ce que le parlement l’ait abolie. Qui a mis fin au célibat des prêtres ? Le parlement. L’église étant nationale, elle reste forcément soumise à la puissance législative. L’église aime à considérer sa doctrine comme un héritage direct des apôtres, comme un dépôt transmis à travers les âges ; mais on ne peut la regarder comme une simple famille apostolique, elle demande trop à l’état, à la société civile. Elle possède des privilèges ; elle a une part directe dans l’autorité législative, puisque ses évêques siègent à la chambre des lords ; elle conserve un rôle important dans l’administration des paroisses, et la constitution des paroisses n’a été qu’ébranlée par la réforme de la loi des pauvres ; en principe et en fait, elles demeurent toujours les foyers, les centres de l’administration provinciale.

Quel est l’état de la législation en ce qui concerne l’église anglicane ? 1° La loi a permis qu’un grand nombre de fondations fussent appropriées à des usages religieux, 2° que le clergé anglican conservât ces fondations à la condition de remplir certains devoirs et engagemens ; 3° elle asservit ce clergé à une forme particulière de culte, à la doctrine du Prayer Book et des 39 articles ; 4° elle permet aux évêques de siéger à la chambre des lords ; 5° elle leur permet de tenir des cours ecclésiastiques, mais on peut en appeler des décisions de ces cours devant le conseil privé ; 6° elle autorise les réunions d’une assemblée ecclésiastique nommée convocation, qui peut discuter certaines matières, et, avec la permission et l’assistance du parlement, prendre une part subordonnée dans la législation. Le parlement, qui a donné à l’église ses dogmes, sa constitution, ses privilèges, sa richesse, peut modifier son ouvrage. Il a déjà défait l’établissement de l’église anglicane d’Irlande, et remis cette église dans le droit commun. Il n’y a aucun doute qu’il pourrait délier un à un en Angleterre même les liens qui rattachent l’église à l’état.

Pour ce qui est de l’administration, on ne peut pas dire qu’elle soit tout entière dans le parlement, car les comtés, les villes, les paroisses, ont des pouvoirs administratifs très étendus ; mais il n’y a rien pour ainsi dire entre le parlement et cette multitude de corps isolés, indépendans et sans cohésion. Il n’y a pas de grands corps administratifs tout-puissans, formant une sorte d’état dans l’état. L’administration ne se sépare pas nettement de la politique. Si l’on réduisait le cabinet aux ministères purement politiques, on ne laisserait pas assez de place à l’ambition des partis, on ne saurait plus comment récompenser les services rendus dans l’opposition ; les autres ministères sont les premiers échelons sur lesquels se hissent les jeunes talens, les réputations nouvelles. En face de cabinets réduits à un petit nombre d’hommes indispensables s’élèverait une administration savante placée au-dessus des orages de la politique, bien plus préoccupée d’échapper au contrôle de la chambre des communes le jour où ses chefs n’appartiendraient plus au parlement ; en ce moment, ceux-ci servent de lien vivant entre les volontés changeantes de la nation et cette volonté tenace et traditionnelle qui s’enracine toujours dans les bureaucraties.

Faire paraître à côté des ministres des directeurs placés à la tête des grandes administrations répugnerait à l’esprit du parlement anglais. Ces personnages, habitués au respect, au silence des bureaux, seraient emportés comme des feuilles mortes dans les orages des communes. Leur éloquence technique reculerait devant la dialectique aisée, devant les sarcasmes des gladiateurs oratoires. Ils détesteraient la chambre, qui les mépriserait. Les ministres, dont le sort est toujours incertain, les sacrifieraient sans pitié. C’est à conjurer à temps les colères de la chambre que servent surtout les petits ministres. Vrais souffre-douleurs, ils couvrent à la fois le ministère et les administrations. Quand on fit la grande réforme de la loi des pauvres, on essaya de confier la direction de l’assistance, publique à une commission purement administrative. Les « trois rois de Somerset-house » n’eurent qu’un règne assez court ; ils avaient dans le parlement beaucoup d’ennemis et pas un défenseur officiel. La commission fut dissoute, et c’est un ministre aujourd’hui qui dirige ce département.

On n’entend point parler en Angleterre de « l’administration » comme d’un corps distinct du corps politique. Ce mot s’emploie dans un tout autre sens ; on dit : « l’administration de lord Palmerston » pour « le cabinet de lord Palmerston ; » c’est qu’en effet le cabinet et la chambre, que le cabinet représente, sont la véritable administration. Il n’y aura rien à redouter de l’esprit bureaucratique tant que le parlement le dominera par l’esprit politique. On pourra centraliser davantage tout ce qui touche à l’éducation publique, à l’assistance, à la collection des impôts ; mais tant que le pouvoir législatif restera le moteur principal de l’état, l’âme du gouvernement, la centralisation, étant liée à la loi, en respectera les formes, les garanties, et ne deviendra pas un instrument d’oppression. Le parlement peut tout changer, il pourra effacer les limites féodales des paroisses, abolir la corporation de Londres, mettre des préfets à la place des lords-lieutenans, réformer Oxford, Cambridge, les grandes écoles : les barrières locales, les constructions antiques, ne restent debout que par sa tolérance ; mais l’instinct de la conservation l’avertit qu’il ne faut pas transférer à d’autres son droit universel de réforme. Les lords eux-mêmes le sentent, ils accordent une réforme pour conserver le droit d’en empêcher une autre.

Il n’y a pas de pays plus centralisé que l’Angleterre, en ce sens qu’il y a une volonté centrale qui peut tout faire et défaire, qui embrasse tout, qui ne connaît pas de frein, qui se modifie librement, d’âge en âge, de génération en génération, d’année en année, en restant toujours souveraine. Cette volonté est économe d’efforts, comme un ouvrier habile qui ne dépense que la force nécessaire pour obtenir un certain effet. Elle ne fait que le nécessaire, elle ne dérange point tous les petits centres où s’accomplit tant bien que mal une besogne sociale, politique, religieuse. Elle laisse vivre tout ce qui a de la vie, durer tout ce qui peut durer. L’Anglais ne goûte pas, ne connaît pas le plaisir de la destruction. Le lord-chancelier est toujours le cancellarius, le gardien de la conscience du roi ; il est le représentant suprême de cette juridiction d’équité, reste des temps barbares où le roi mitigeait lui-même ou cassait les jugemens ; il nomme à des bénéfices et convoque le parlement, il est le tuteur naturel des mineurs, des aliénés ; il confond en sa personne les trois pouvoirs, le judiciaire comme magistrat, l’exécutif comme membre du cabinet et comme représentant spécial du roi, le législatif comme président de la chambre des lords. Quand il s’agit de ses privilèges, la chambre des communes a eu longtemps la prétention de se rendre elle-même justice, et de ne pas tolérer l’intervention des cours ordinaires. Elle a fait incarcérer des prévenus sur un simple mandat et sans indication des motifs de l’arrestation. En 1810, sir Francis Burdett fut arrêté et emprisonné à la Tour par ordre du parlement. La chambre des communes peut mettre en accusation et faire juger par la chambre des lords, convertie en cour suprême, non-seulement les ministres, mais tous les officiers de la couronne ; on se souvient du procès de Warren Hastings. Dans ces grands procès, les communes sont représentées par trois accusateurs ; c’étaient, pour Warren Hastings, Burke, Fox et Sheridan. Le dernier procès de ce genre a été, dans ce siècle, celui de lord Melville, accusé de malversation.

La prérogative judiciaire de l’assemblée est une arme bien émoussée ; on saurait à peine parler aujourd’hui des privilèges du parlement, car le plus humble Anglais jouit de la liberté de la parole et de la liberté personnelle. Depuis longtemps, il n’y a plus de précautions à prendre pour garantir les députés contre l’autorité royale. Aussi chaque fois que les communes ont voulu invoquer de trop grands privilèges, la nation et la justice du pays ont repoussé ces prétentions. Elles ont triomphé des communes quand celles-ci ont voulu empêcher les imprimeurs de reproduire leurs débats ou priver des citoyens des bénéfices de l’habeas corpus et les soustraire aux tribunaux ordinaires. En 1771, un imprimeur, Wheeble, fut cité devant la chambre pour répondre de la publication des débats parlementaires ; il refusa de paraître. La chambre offrit une prime de 50 livres pour son arrestation. Wilkes, alors alderman faisant fonction de juge à Guildhall, acquitta l’imprimeur. Un autre imprimeur intenta une poursuite contre le messager de la chambre chargé de l’arrêter. Wilkes et Oliver condamnèrent ce messager à payer caution. Les ministres mirent Oliver à la Tour, et peu de temps après le lord-maire Crosby. Les juges refusèrent de s’interposer entre la chambre et les magistrats de la Cité, et ceux-ci restèrent en prison jusqu’à la fin de la session. Depuis cette époque, les journaux ont publié sans être inquiétés les débats de la chambre. Tous ces procès ne sont que des souvenirs. Les communes hésiteraient longtemps aujourd’hui avant de poursuivre un pamphlétaire ou un orateur pour « mépris de leur privilège. » La diffamation contre la chambre ou contre l’un de ses membres peut être réprimée par a la cour du banc du roi, » aussi bien que tout autre libelle calomnieux.

Il faut bien le remarquer, toutes les fois que les communes font l’abandon de quelque ancien droit, c’est moins au profit du pouvoir exécutif que du pouvoir judiciaire : le pouvoir exécutif, c’est encore le parlement, car il n’est qu’une délégation du parlement, c’est un pouvoir essentiellement politique ; mais il est arrivé fréquemment que la chambre des communes a fait des sacrifices volontaires au pouvoir judiciaire, qui vit en dehors et au-dessus des partis. C’est ainsi que le parlement a institué une cour spéciale pour prononcer sur les demandes en divorce. Il a récemment décidé qu’il n’examinerait plus les pétitions faites contre les élections entachées de corruption ou de violence ; il confie à des juges la vérification des pouvoirs contestés de ses propres membres, abandonnant ainsi un privilège précieux, et dont toutes les assemblées politiques sont jalouses. Il songe aujourd’hui très sérieusement à modifier tout le système de la législation dite privée. Au début de chaque session, on nomme un grand nombre de comités qui ont pour mission principale de statuer sur toutes les demandes de concessions. Ces comités fonctionnent en réalité comme des tribunaux : les compagnies de chemins de fer, les constructeurs de docks, de ports, les compagnies rivales qui s’occupent d’éclairer les villes, de leur fournir de l’eau, de les assainir, apparaissent devant ces tribunaux avec leurs témoins, leurs avocats spéciaux, qu’on nomme les avocats parlementaires. Les enquêtes, au lieu de se faire sur rapports d’ingénieurs, comme devant nos savans conseils des mines et des ponts et chaussées, se font par un débat oral et contradictoire.

Le parlement a été frappé des vices de ce système. D’abord il est fort coûteux ; il n’est pas rare qu’une compagnie de chemins de fer dépense 40,000, 50,000, 60,000 liv. st. dans l’enquête parlementaire : il y a une compagnie de chemin de fer anglaise qui n’a pas dépensé moins de 300,000 livres. S’agit-il de travaux à faire dans le port de Cork en Irlande, le procès, au lieu de se faire sur place, se fait à Londres ; il faut faire venir les témoins à grands frais. Le prix des bills parlementaires a pesé bien lourdement sur la construction du réseau des chemins de fer anglais. Ce réseau représente un capital de 300 millions de liv. st. On peut juger ainsi de la grandeur des intérêts qui se débattent dans-les comités de la chambre. Les juges de ces tribunaux parlementaires sont souvent inexpérimentés, ignorans ; les ingénieurs les accablent de leur science, les avocats de leurs argumens. Il faut traiter chaque question ab ovo, la jurisprudence de ces comités nombreux et mobiles est forcément incertaine, changeante ; elle doit être souvent redressée par le comité judiciaire permanent de la chambre des lords, qui sert de cour d’appel. Les comités sont si surchargés d’ouvrage et travaillent si lentement, qu’il est devenu nécessaire de donner au ministère dit Board of trade la faculté d’émettre des ordres provisoires pour les grands travaux publics. Le parlement, bien entendu, peut confirmer ou infirmer ces ordres, et les intéressés peuvent envoyer des pétitions à la chambre pour en arrêter l’exécution. Aujourd’hui il est question de renvoyer toute la législation privée à un véritable tribunal extérieur au parlement, mais l’on ne s’accorde pas encore sur la constitution et sur la compétence de ce tribunal. Ne contiendra-t-il que des juges, des gens de loi ? Leur associera-t-on des ingénieurs, des financiers ? Quoi qu’il en soit, le parlement semble tout prêt à faire l’abandon de son ancienne autorité en matière de concessions ; mais il ne veut la livrer qu’à des arbitres indépendans de la couronne et du gouvernement du jour.


V

C’est une erreur générale de croire que le gouvernement parlementaire soit forcément un gouvernement libre. L’histoire de la convention ne montre-t-elle pas qu’une assemblée peut devenir le tyran le plus odieux, le plus impitoyable, parce que la responsabilité s’y divise, et pour ainsi dire s’y perd et s’y dissout ? Y a-t-il rien de plus pitoyable que tant d’essais du gouvernement parlementaire qui n’ont jamais abouti qu’à des dictatures plus ou moins hypocrites ? Une chambre peut, tout comme un souverain, devenir arbitraire, violente, s’engouer, s’entêter, avoir des caprices, des manies. Quel est en Angleterre le frein le plus puissant de l’omnipotence parlementaire ? Ce n’est plus la prérogative royale, ce n’est plus la chambre des lords, c’est plutôt l’autorité judiciaire. J’ai déjà montré comment le parlement se dépouille de ses attributions au profit du pouvoir judiciaire plutôt qu’au profit du pouvoir exécutif. Il y a plus : l’autorité judiciaire fixe la place de tous les organismes politiques et en arrête tous les écarts ; elle sert de nec plus ultra à tout ce qui exerce une autorité publique. La cour du banc de la reine est une quatrième puissance dans l’état ; elle a le droit de contrôle, elle empêche toutes les usurpations, celles de la couronne, celles des ministres, celles des fonctionnaires de l’état, celles des fonctionnaires municipaux. Là fut jugé le différend entre Jacques et les sept évêques, et l’histoire doit rendre cet hommage au roi, qu’il ne songea pas à pervertir la justice dans ce grand débat où sa couronne était en jeu. Les jurés furent choisis comme de coutume. Que signifie cette institution du jury aussi sacrée que l’institution parlementaire ? C’est que la nation, qui délègue tous les pouvoirs, a gardé pour soi le droit de punir. Les marchands qui vont donner leur verdict (vere dictum) sont les descendans de ces guerriers barbares qui rendaient eux-mêmes justice et qui déposaient des rois.

« La pureté et l’impartialité, dit Janius (lettre du 21 janvier 1769), dans l’administration de la justice est le lien le plus ferme par où l’on s’assure de la soumission empressée du peuple et on rattache ses affections au gouvernement. Il ne suffit pas que les questions de droit privé soient décidées avec justice, ni que les juges soient supérieurs à l’infamie de la corruption pécuniaire. Jeffries lui-même, quand il ne s’agissait pas de la cour, était un juge probe. Un juge qui est sous l’influence du gouvernement peut être honnête dans la solution des procès privés et pourtant traître envers la nation. » Comment les juges anglais sont-ils soustraits à l’influence du gouvernement ? Comment la justice est-elle devenue le pouvoir suprême, le grand régulateur de l’état ? Ceux qui font les lois, presque en tous pays, se croient supérieurs aux lois ; en Angleterre, le législateur tire plus de gloire du respect qu’on accorde à la loi que de la puissance qu’il possède de la changer. En France, qui a le plus souvent violé la légalité, les rois ou les assemblées ? Notre histoire est remplie des outrages que la monarchie absolue, puis les gouvernemens révolutionnaires, ont faits au droit. C’est en France qu’a été dit ce mot : « la légalité nous tue ! »

« Nous comptons, dit le duc de Broglie dans son livre sur le Gouvernement de la France, des juges non par centaines, mais par milliers. De ce fait, il résulte que nous ne pouvons avoir, comme nos voisins, un corps composé d’hommes de premier ordre et de jurisconsultes consommés. » Si l’autorité judiciaire est si puissante en Angleterre, cela vient de ce qu’il y a très peu de juges. Trois cours seulement représentent l’ancienne coir du roi, l’aula regia, celle du banc du roi, plus spécialement chargée à l’origine des procès criminels, celle de l’échiquier des matières fiscales, celles des plaids communs, des causes civiles ordinaires. Chacune a cinq juges seulement ; et quinze juges, dans leurs assises criminelles et civiles, rendent la justice dans presque toute la Grande-Bretagne. Il faut ajouter à ces cours de droit strict les cours d’équité, qui peuvent suppléer à la loi, en corriger les lacunes, qui créent une sorte de droit perpétuel, organique, toujours en croissance, émané de la conscience individuelle du juge. Il y a donc fort peu de juges ; ces personnages sont hors de pair, ils ont une majesté empruntée à la majesté royale, une dignité aussi stable que celle des législateurs héréditaires. À peine monté sur le trône, George III décida que les commissions royales données aux juges n’expireraient pas à la mort du souverain. Leurs appointemens sont payés par la liste civile, et ne sont par conséquent pas discutés tous les ans dans le parlement, puisque le chiffre de la liste civile est réglé pour toute la durée d’un règne. Le lord chancelier, qui est ministre de la justice, et président de la chambre des lords en même temps que juge, reçoit 500,000 fr. par an, le chief justice du banc de la reine 200,000 fr., celui des plaids communs et le lord chief baron 175,000 fr. ; les autres juges 125,000 fr.[6]. Quand ils montent au banc des juges, ils sont déjà riches, car on ne choisit que les avocats les plus en renom, les plus heureux. Le juge n’a rien à demander à la couronne, aux ministres ; il n’a ni la crainte de descendre, ni celle de ne pas monter. S’il est jaloux de renommée, il n’en peut tirer, que de son impartialité ; il ne descend à la postérité que s’il est devenu comme une image de l’équité, si sa raison profonde a exprimé le sens le plus exact en même temps que le plus heureux de cette foule de documens et de règles qu’on appelle la loi. Il faut qu’il représente quelque chose d’impersonnel, la continuité dans le mouvement discontinu des affaires humaines, le passé parmi les mouvantes passions du présent.

Il est tout simple que l’autorité judiciaire, née à l’abri de la couronne et représentant les droits de la société contre les passions individuelles, soit, même dans un pays aristocratique, restée longtemps le défenseur jaloux des droits de la royauté. Lord Mansfield, lord Thurlow, lord Loughborough, lord Eldon, lord Ellenborough, furent des alliés de la cour ; lord Mansfield et lord Ellenborough entrèrent même dans des cabinets, devinrent des agens du pouvoir exécutif. Lord Mansfield tenta de réduire les droits du jury en matière de presse, de l’enfermer dans le simple jugement des faits. Il ne s’attira pas seulement les colères de Junius. Un autre juge se trouva pour combattre cette doctrine, lord Camden. Il montra qu’on ne peut séparer absolument le fait et le droit, que le jury qui dans le meurtre cherche le degré de malice, dans le vol le degré de félonie, peut chercher aussi dans un libelle l’intention coupable. Lord Camden eut raison de lord Mansfield, et en 1791 le bill de Fox devint la sauvegarde de la liberté de la presse.

Le parlement n’est qu’un des ouvriers qui travaillent à l’édifice de la loi : à côté de la loi écrite, faite sous la piqûre et l’éperon du moment, il y en à une autre, fille des siècles, de la coutume, sortie par degrés de la conscience et de la raison des juges. Ce sont presque toujours des procès qui ont fixé de la manière la plus stable et avec le plus de retentissement les conquêtes solides de la liberté, car les théories politiques ne remuent pas l’âme d’une nation aussi aisément que ces drames dont elle voit, dont elle aime ou dont elle abhorre les acteurs. Il y a d’ailleurs dans le génie anglais une disposition à vénérer, tout ce qui est puissant : or le législateur ne fait que conférer une puissance sur les hommes et sur les choses, il ne touche pas de sa propre main à la fortune et à la vie des citoyens ; il semble donc moins redoutable et moins grand que le juge.

Qui le premier a décidé que tout esclave devenait libre en touchant le sol anglais ? C’est lord Mansfield à propos d’un noir saisi sur un vaisseau de la Tamise. Qui apprit la tolérance aux whigs ? Ce sont les magistrats. Ils ont atténué les effets des lois iniques contre les dissidens et Les catholiques. Les gens de robe, habitués à consulter la raison, ne sont pas enclins au fanatisme. Lord Mansfield, conservateur si sévère, gardien si jaloux des droits de toute autorité antique, fut un protecteur des dissidens. Il condamna la corporation de la Cité de Londres, qui infligeait des amendes aux shérifs qu’elle avait nommés et qui ne pouvaient remplir leurs fonctions faute de se conformer au rite anglican. « Ce n’est pas un crime, disait-il à la chambre des lords, érigée en cour d’appel, pour un homme de dire qu’il est un dissident, ce n’est pas un crime pour lui de ne pas recevoir le sacrement suivant les rites de l’église d’Angleterre ; le crime consisterait à le faire contrairement aux dictées de la conscience (1767). » C’est la cour de chancellerie qui a tout à fait mis à l’abri les chapelles et les terres des sectes dissidentes (1844). Faut-il rappeler tout ce qu’ont fait les juges pour une liberté aussi précieuse que la liberté de conscience, pour la liberté personnelle ? Jusqu’au règne de George III, il fut permis de faire des arrestations en vertu de mandats généraux (general warrants) qui ne désignaient pas nominativement les personnes suspectes. Quand parut le 45e numéro du journal de Wilkes, le North Union, Halifax fit arrêter 45 personnes. En 1762, le chief justice du banc du roi prononça que ces mandats généraux étaient illégaux ; les agens du pouvoir furent condamnés à de fortes amendes. Wilkes, un moment arrêté, obtint 100,000 francs de dommages-intérêts. Les tribunaux interdirent, jusqu’à la saisie en bloc des papiers d’un sujet du roi ; les mandats de saisie doivent spécifier exactement les papiers qui sont recherchés, et ce sont les seuls qu’on puisse emporter. Il n’est pas licite de mettre le domicile d’un citoyen au pillage. Lord Camden expose cette doctrine en 1765 dans la cour des plaids communs.

Les communes n’intervinrent pas législativement dans ces fameuses querelles. Pendant que les procès relatifs aux mandats généraux duraient encore, l’attorney-général pouvait dire audacieusement « qu’il ne se souciait pas plus des résolutions des communes en cette matière que d’autant de jurons de porteurs ivres. » Les résolutions des communes ne sont en effet que des expressions d’opinion, elles n’ont pas de sanction légale. Les communes ne se croient pas le droit de changer une loi pendant qu’elle s’interprète et s’exécute : elles ne pourraient donner à une loi nouvelle un effet rétroactif. La nation représentée dans le parlement ne défie point la nation représentée dans le jury. Le juge se trouve ainsi pendant des mois, souvent pendant des années, sur une sorte de Sinaï, plus haut que les faiseurs de lois, et appelant sur lui les yeux de toute la nation.

Le prestige des juges ne tient pas seulement à ce rôle auguste ; ce n’est pas assez que leur sagesse dirige les consciences ignorantes des jurys, que leur main les mène au vrai, que leurs arrêts deviennent comme des axiomes que les âges se transmettent. Le magistrat devient législateur sans cesser d’être magistrat. La chambre des lords peut être ou tribunal ou chambre, législative. Ceux qui ont le plus longtemps veillé à l’application des lois sont les meilleurs correcteurs de législation. L’autorité morale des juges est donc presque sans bornes. La liberté de conscience, la liberté personnelle ; la liberté de la presse, ne sont pas, grâce à eux, restées des mots, des chimères ; ces biens sacrés sont devenus aussi inviolables que le droit de propriété, que les biens purement tangibles et matériels.

La chambre des communes est l’expression vivante de la souveraineté nationale ; mais cette souveraineté n’est point une force aveugle, enfantine, capricieuse, remuante, prête à faire des ruines plutôt qu’à ne rien faire. Le parlement peut tout faire, mais il se contente de corriger l’œuvre du passé, il ne prétend pas la renouveler tout entière. L’Angleterre ne connaît pas encore la doctrine funeste en vertu de laquelle nulle génération n’aurait le droit de lier d’autres générations. S’il en était ainsi, ce n’est pas seulement la constitution politique, ce sont toutes les lois qu’il faudrait sans cesse changer. Où commencent d’ailleurs, où finissent les générations ? La chambre des communes est la force motrice de l’Angleterre, et il lui suffit de vaincre dans ses patiens efforts les forces résistantes de la tradition, de la coutume, de la couronne, de l’aristocratie. Une sorte d’équilibre mobile s’établit sans cesse entre toutes ces forces. Les communes anglaises ne se sont jamais considérées que comme des instrumens de la grandeur, de la prospérité, de la sécurité de l’Angleterre. Lear souveraineté s’arrête toujours instinctivement devant tout ce qui semble menacer la patrie.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. « Mox rex vel princeps, prout ætas cuique, prout nobilitas, prout decus bellorum, prout facundia est audiuntur, auctoritate suadendi magis, quam jubendi potestate. »
  2. Le shérif est le vicomte normand de chaque province ou shire saxonne auquel les Saxons conservaient le vieux nom de shire-reve.
  3. Le fils d’un duc de Bedford, pendant les guerres des deux roses, fut le premier noble qui se présenta au parlement.
  4. Mémoires de lord Hervey, ami et confident de la reine.
  5. « Sa majesté a permis à lord Temple de dire que quiconque doit voter pour l’India bill non-seulement n’est pas son ami, mais sera par lui considéré comme un ennemi, et, si ces paroles ne sont pas assez fortes, le comte Temple pourra employer des mots qu’il jugera plus forts et plus efficaces. » L’India bill ôtait le gouvernement de l’inde à la compagnie, et le donnait à une commission nommée par le parlement.
  6. Les juges irlandais (il y en a douze) ont 92,000 francs, les écossais 75,000, les juges des cours de comté 27,000 francs.