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laisses 1 à 50. ► |
CCLI
Li amiralz chevalchet par le camp, |
CCLI
L’ÉMIR chevauche par le champ. Il va frapper le comte Guineman. Il lui écrase son écu blanc contre le cœur, déchire les pans de son haubert, lui ouvre en deux la poitrine et l’abat mort de son cheval rapide. Puis il a tué Geboin et Lorant, et Richard le Vieux, le seigneur des Normands. Les païens s’écrient : « Précieuse vaut son prix. Frappez, païens, nous avons un garant ! » |
CCLII
Ki puis veïst li chevaler d’Arabe, Des francs barons i ad mult gran damage ; |
CCLII
IL fait beau voir les chevaliers d’Arabie, ceux d’Occiant, d’Argoille et de Bascle, comme ils frappent de leurs épieux ! Et, de leur part, les Français ne songent pas à rompre. Des Français, des païens, beaucoup meurent. Jusqu’au soir la bataille fait rage. Combien sont morts, des barons de France ! Que de deuils encore avant qu’elle s’achève. |
CCLIII
Mult ben i fierent Franceis e Arrabit. |
CCLIII
FRANÇAIS et Arabes frappent à l’envi. Tant de hampes se brisent, tant d’épieux fourbis ! Qui aurait vu ces écus fracassés, qui aurait ouï ces blancs hauberts retentir, ces écus grincer contre les heaumes, qui aurait vu ces chevaliers choir et tant d’hommes hurler et mourir contre terre, il lui souviendrait d’une grande douleur. Cette bataille est lourde à soutenir. L’émir invoque Apollin et Tervagan et aussi Mahomet : « Mes seigneurs dieux, je vous ai longuement servis. Toutes vos images, je les ferai d’or pur… ! » Devant lui vient un sien fidèle, Gemalfin ; il lui apporte de males nouvelles. Il dit : « Baligant, sire, un grand malheur est venu sur vous. Malpramis, votre fils, vous l’avez perdu. Et Canabeu, votre frère, est tué. Deux Français ont eu l’heur de les vaincre. L’empereur est l’un des deux, je crois : c’est un baron de haute stature, qui semble puissant seigneur ; il a la barbe blanche comme fleur en avril. » L’émir baisse sa tête, que le heaume charge ; son visage s’assombrit, sa douleur est si forte qu’il en pense mourir. Il appela Jangleu d’Outremer. |
CCLIV
Dist l’amiraill : « Jangleu, venez avant ! |
CCLIV
L’ÉMIR dit : « Jangleu, avancez. Vous étes preux et de grande sagesse : toujours j’ai pris votre conseil. Que vous en semble, des Arabes et des Francs ? Aurons-nous la victoire dans cette bataille ? » Et il répond : « Vous êtes mort, Baligant ; vos dieux ne vous sauveront pas. Charles est fier, ses hommes sont vaillants. Jamais je ne vis engeance si hardie au combat. Mais appelez à votre aide les barons d’Occiant, Turcs, Enfruns, Arabes et Géants. Advienne que pourra. Ne tardez pas ! » |
CCLV
Li amiraill ad sa barbe fors mise, |
CCLV
L’ÉMIR a étalé sur sa brogne sa barbe, aussi blanche que fleur d’épine. Quoi qu’il doive arriver, il ne veut pas se cacher. Il embouche une buccine au timbre clair, en sonne si haut que ses païens l’entendirent. Par tout le champ ses troupes viennent au ralliement. Ceux d’Occiant braient et hennissent, ceux d’Argoille glapissent comme des chiens. Ils requièrent les Français, avec quelle témérité ! se jettent au plus épais, les rompent et les séparent. Du coup ils en jettent morts sept milliers. |
CCLVI
Li quens Oger cuardise n’out unkes ; Quant de Franceis les escheles vit rumpre, |
CCLVI
LE comte Ogier ne connut jamais la couardise ; jamais meilleur baron ne vêtit la brogne. Quand il vit se rompre les corps de bataille des Français, il appela Thierry, le duc d’Argonne, Geoffroi d’Anjou et le comte Jozeran. Très fièrement il exhorte Charles : « Voyez les païens, comme ils tuent vos hommes ! Ne plaise à Dieu que votre tête porte la couronne, si vous ne frappez sur l’heure pour venger votre honte ! » Il n’est personne qui réponde un seul mot. Tous donnent fortement de l’éperon, lancent à fond leurs chevaux, vont les frapper, où qu’ils les rencontrent. |
CCLVII
Mult ben i fiert Carlemagnes li reis, |
CCLVII
CHARLEMAGNE le roi frappe merveilleusement, et Naimes le duc et Ogier le Danois, et Geoffroi d’Anjou, lui qui tenait l’enseigne. Et monseigneur Ogier le Danois est preux entre tous. Il broche son cheval, le lance à toute force et va frapper celui qui tenait le dragon, d’un tel coup qu’il renverse sur place devant lui Amboire et le dragon et l’enseigne du roi. Baligant voit son gonfanon abattu et l’étendard de Mahomet avili : alors l’émir commence à entrevoir qu’il a tort et que Charlemagne a droit. Les païens d’Arabie..... L’empereur invoque ses Français : « Dites, barons, pour Dieu, si vous m’aiderez ! » Les Français répondent : « Pourquoi le demander ? Félon qui ne frappera point à outrance ! » |
CCLVIII
Passet li jurz, si turnet a la vespree. |
CCLVIII
LE jour passe, la vêprée approche. Francs et païens frappent des épées. Ceux qui ont mis aux prises ces armées sont preux l’un et l’autre. Ils n’oublient pas leur cri d’armes. L’émir crie : « Précieuse ! », Charles : « Montjoie ! », l’enseigne renommée. À leurs voix hautes et claires, ils se sont reconnus. Au milieu du champ ils se joignent, se requièrent, s’entredonnent de grands coups d’épieux sur leurs targes ornées de cercles. Ils les brisent toutes deux au-dessous des larges boucles ; les pans des deux hauberts se déchirent, mais ils ne se sont pas atteints dans leur chair. Les sangles rompent, les selles versent, les deux rois tombent..... Ils se redressent vite debout. Ils dégainent hardiment leurs épées. Cette lutte ne sera pas entravée : sans mort d’homme elle ne peut s’achever. |
CCLIX
Mult est vassal Carles de France dulce ; Ceste bataille ne poet remaneir unkes, |
CCLIX
IL est très vaillant, Charles de douce France, et l’émir ne le craint ni ne tremble. Ils dressent leurs épées toutes nues, et sur leurs écus s’entredonnent de grands coups. Ils en tranchent les cuirs et les ais, qui sont doubles ; les clous tombent, les boucles volent en pièces. Puis, à corps découvert, ils se frappent sur leurs brognes ; de leurs heaumes clairs des étincelles jaillissent. Cette lutte ne peut cesser que l’un des deux n’ait reconnu son tort. |
CCLX
Dist l’amiraill : « Carles, kar te purpenses, |
CCLX
L’ÉMIR dit : « Charles, rentre en toi-même : résous-toi à me montrer que tu te repens ! En vérité, tu m’as tué mon fils et c’est à très grand tort que tu revendiques mon pays. Deviens mon vassal..... Viens-t’en jusqu’en Orient, comme mon serviteur. » Charles répond : « Ce serait, à mon sens, faire une grande vilenie. À un païen je ne dois accorder ni paix ni amour. Reçois la loi que Dieu nous révèle, la loi chrétienne : aussitôt je t’aimerai ; puis sers et confesse le roi tout-puissant. » Baligant dit : « Tu prêches là un mauvais sermon ! » Alors ils recommencent à frapper de l’épée. |
CCLXI
Li amiralz est mult de grant vertut. |
CCLXI
L’ÉMIR est d’une grande vigueur. Il frappe Charlemagne sur son heaume d’acier brun, le lui brise sur la tête et le fend ; la lame descend jusqu’à la chevelure, prend de la chair une pleine paume et davantage ; l’os reste à nu. Charles chancelle, il a failli tomber. Mais Dieu ne veut pas qu’il soit tué ni vaincu. Saint Gabriel est revenu vers lui, qui lui demande : « Roi Magne, que fais-tu ? » |
CCLXII
Quant Carles oït la seinte voiz de l’angle, |
CCLXII
QUAND Charles entend la sainte voix de l’ange, il ne craint plus, il sait qu’il ne mourra pas. Il reprend vigueur et connaissance. De l’épée de France il frappe l’émir. Il lui brise son heaume où flambent les gemmes, lui ouvre le crâne, et la cervelle s’épand, il lui fend toute la tête jusqu’à la barbe blanche, et sans nul recours l’abat mort. Il crie : « Montjoie ! » pour qu’on se rallie à lui. Au cri le duc Naimes est venu ; il prend Tencendur, le roi Magne y remonte. Les païens s’enfuient, Dieu ne veut pas qu’ils restent. Les Français sont parvenus au terme tant désiré. |
CCLXIII
Paien s’en fuient, cum Damnesdeus le volt. |
CCLXIII
LES païens s’enfuient, car Dieu le veut. Les Francs, et l’empereur avec eux, les chassent. Le roi dit : « Seigneurs, vengez vos deuils, faites votre volonté et que vos cœurs s’éclairent, car j’ai vu ce matin vos yeux pleurer. » Les Francs répondent : « Sire, il nous faut ainsi faire ! » Chacun frappe à grands coups, tant qu’il peut. Des païens qui sont là, bien peu échappèrent. |
CCLXIV
Granz est li calz, si se levet la puldre. Ensembl’ od li si clerc e si canonie |
CCLXIV
LA chaleur est forte, la poussière s’élève. Les païens fuient et les Français les harcèlent. La chasse dure jusqu’à Saragosse. Au haut de sa tour Bramidoine est montée : avec elle ses clercs et ses chanoines de la fausse loi que jamais Dieu n’aima : ils ne se sont ni ordonnés ni tonsurés. Quand elle vit les Arabes en telle déroute, à haute voix elle s’écrie : « … Ah ! gentil roi, les voilà vaincus, nos hommes ! L’émir est tué, si honteusement ! » Quand Marsile l’entend, il se tourne vers la paroi, ses yeux versent des larmes, sa tête retombe. Il est mort de douleur, sous le fléau qui l’accable. Il donne son âme aux démons. |
CCLXV
Paien sunt morz, alquant..... |
CCLXV
LES païens sont morts..... Et Charles a gagné sa bataille. Il a abattu la porte de Saragosse : il sait qu’elle ne sera pas défendue. Il se saisit de la cité ; ses troupes y pénètrent : par droit de conquête, elles y couchèrent cette nuit-là. Le roi à la barbe chenue en est rempli de fierté. Et Bramidoine lui a rendu les tours, les dix grandes, les cinquante petites. Qui obtient l’aide de Dieu achève bien ses tâches. |
CCLXVI
Passet li jurz, la noit est aserie ; Fruissent les ymagenes e trestutes les ydeles : |
CCLXVI
LE jour passe, la nuit est tombée. La lune est claire, les étoiles brillent. L’empereur a pris Saragosse : par mille Français on fait fouiller à fond la ville, les synagogues et les mahommeries. À coups de mails de fer et de cognées ils brisent les images et toutes les idoles : il n’y demeurera maléfice ni sortilège. Le roi croit en Dieu, il veut faire son service ; et ses évêques bénissent les eaux. On mène les païens jusqu’au baptistère ; s’il en est un qui résiste à Charles, le roi le fait pendre ou brûler ou tuer par le fer. Bien plus de cent mille sont baptisés vrais chrétiens, mais non la reine. Elle sera menée en douce France, captive : le roi veut qu’elle se convertisse par amour. |
CCLXVII
Passet la noit, si apert le cler jor. En blancs sarcous fait metre les seignurs, |
CCLXVII
LA nuit passe, le jour se lève clair. Dans les tours de Saragosse Charles met une garnison. Il y laissa mille chevaliers bien éprouvés : ils gardent la ville au nom de l’empereur. Le roi monte à cheval ; ainsi font tous ses hommes et Bramidoine, qu’il emmène captive ; mais il ne veut rien lui faire, que du bien. Ils s’en retournent, pleins de joie et de fierté. Ils occupent Nerbone de vive force et passent. Charles parvient à Bordeaux, la cité renommée (?) : sur l’autel du baron saint Seurin, il dépose l’olifant, rempli d’or et de mangons ; les pèlerins qui vont là l’y voient encore. Il passe la Gironde sur les grandes nefs qu’il y trouve. Jusqu’à Blaye il a conduit son neveu, et Olivier, son noble compagnon, et l’archevêque, qui fut sage et preux. En de blancs cercueils il fait mettre les trois seigneurs, à Saint-Romain : c’est là qu’ils gisent, les vaillants. Les Français les remettent à Dieu et à ses Noms. Par les vaux, par les monts, Charles chevauche : jusqu’à Aix, il ne veut pas séjourner aux étapes. Tant chevauche-t-il qu’il descend au perron. Quand il est arrivé dans son palais souverain, il mande par messagers ses jugeurs, Bavarois et Saxons, Lorrains et Frisons ; il mande les Allemands, il mande les Bourguignons, et les Poitevins et les Normands et les Bretons, et ceux de France, qui entre tous sont sages. Alors commence le plaid de Ganelon. |
CCLXVIII
Li empereres est repairet d’Espaigne
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CCLXVIII
L’EMPEREUR est revenu d’Espagne. Il vient à Aix, le meilleur siège de France. Il monte au palais, il est entré dans la salle. Voici que vient à lui Aude, une belle demoiselle. Elle dit au roi : « Où est-il, Roland le capitaine, qui me jura de me prendre pour sa femme ? » Charles en a douleur et peine. Il pleure, tire sa barbe blanche : « Sœur, chère amie, de qui t’enquiers-tu ? D’un mort. Je te ferai le meilleur échange. Ce sera Louis, je ne sais pas mieux te dire. Il est mon fils, c’est lui qui tiendra mes marches. » Aude répond : « Cette parole m’est étrange. À Dieu ne plaise, à ses saints, à ses anges, après Roland que je reste vivante ! » Elle perd sa couleur, choit aux pieds de Charlemagne. Elle est morte aussitôt : que Dieu ait pitié de son âme ! Les barons français en pleurent et la plaignent. |
CCLXIX
Alde la bel’ est a sa fin alee. |
CCLXIX
AUDE la Belle est allée à sa fin. Le roi croit qu’elle est évanouie, il a pitié d’elle, il pleure. Il la prend par les mains, la relève ; sur les épaules, la tête retombe. Quand Charles voit qu’elle est morte, il mande aussitôt quatre comtesses. À un moutier de nonnes on la porte ; toute la nuit, jusqu’à l’aube, on la veille ; au long d’un autel bellement on l’enterre. Le roi l’a hautement honorée. |
CCLXX
Li emperere est repairet ad Ais. |
CCLXX
L’EMPEREUR est rentré à Aix. Ganelon, le félon, en des chaînes de fer, est dans la cité, devant le palais. Contre un poteau des serfs l’ont attaché ; ils entravent ses mains par des courroies de cuir de cerf, ils le battent fortement de verges et de bâtons. Il n’a point mérité d’autres bienfaits. À grande douleur il attend là son jugement. |
CCLXXI
Il est escrit en l’ancienne geste
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CCLXXI
IL est écrit dans la Geste ancienne que de maints pays Charles manda ses vassaux. Ils sont assemblés à Aix, à la chapelle. C’est le haut jour d’une fête solennelle, celle, disent plusieurs, du baron saint Sylvestre. Alors commence le plaid et voici l’histoire de Ganelon, qui a trahi. L’empereur devant lui l’a fait traîner. |
CCLXXII
Seignors barons, » dist Carlemagnes li reis, |
CCLXXII
« SEIGNEURS barons, » dit Charlemagne, le roi, « jugez-moi Ganelon selon le droit. Il vint dans l’armée jusqu’en Espagne avec moi : il m’a ravi vingt mille de mes Français, et mon neveu, que vous ne reverrez plus, et Olivier, le preux et le courtois : les douze pairs, il les a trahis pour de l’argent. » Ganelon dit : « Honte sur moi, si j’en fais mystère ! Roland m’avait fait tort dans mon or, dans mes biens, et c’est pourquoi j’ai cherché sa mort et sa ruine. Mais qu’il y ait là nulle trahison, je ne l’accorde pas. » Les Francs répondent : « Nous en tiendrons conseil. » |
CCLXXIII
Devant le rei la s’estut Guenelun. Si me jugat a mort e a dulur. |
CCLXXIII
DEVANT le roi, Ganelon se tient debout. Il a le corps gaillard, le visage bien coloré : s’il était loyal, on croirait voir un preux. Il regarde ceux de France et tous les jugeurs, et trente de ses parents qui tiennent pour lui ; puis il s’écrie à voix haute et forte : « Pour l’amour de Dieu, barons, entendez-moi ! Seigneurs, je fus à l’armée avec l’empereur. Je le servais en toute foi, en tout amour. Roland, son neveu me prit en haine et me condamna à la mort et à la douleur. Je fus envoyé comme messager au roi Marsile : par mon adresse, je parvins à me sauver. Je défiai le preux Roland et Olivier, et tous leurs compagnons. Charles et ses nobles barons entendirent mon défi. Je me suis vengé, mais ce ne fut pas trahison. » Les Francs répondent : « Nous irons en tenir conseil. » |
CCLXXIV
Quant Guenes veit que ses granz plaiz cumencet, |
CCLXXIV
GANELON voit que commence son grand plaid. Trente de ses parents sont assemblés. Il en est un à qui s’en remettent les autres, c’est Pinabel, du château de Sorence. Il sait bien parler et dire ses raisons comme il convient. Il est vaillant, quand il s’agit de défendre ses armes. Ganelon lui dit : « Ami… reprenez-moi à la mort et à la honte ! » Pinabel dit : « Bientôt vous serez sauvé. S’il se trouve un Français pour juger que vous devez être pendu, que l’empereur nous mette aux prises tous deux, corps contre corps : mon épée d’acier lui donnera le démenti. » Ganelon le comte s’incline à ses pieds. |
CCLXXV
Bavier e Saisnes sunt alet a conseill Laisum le plait e si preium le rei |
CCLXXV
BAVAROIS et Saxons sont entrés en conseil, et les Poitevins, les Normands, les Français. Allemands et Thiois sont là en nombre ; ceux d’Auvergne y sont les plus courtois. Ils baissent le ton à cause de Pinabel. L’un dit à l’autre : « Il convient d’en rester là. Laissons le plaid, et prions le roi qu’il proclame Ganelon quitte pour cette fois ; que Ganelon le serve désormais en toute foi, en tout amour. Roland est mort, vous ne le reverrez plus ; ni or ni argent ne le rendrait. Bien fou qui combattrait Pinabel ! » Il n’en est pas un qui n’approuve, hormis Thierry, le frère de monseigneur Geoffroy. |
CCLXXVI
A Charlemagne repairent si barun ; |
CCLXXVI
VERS Charlemagne ses barons s’en reviennent. Ils disent au roi : « Sire, nous vous en prions : proclamez quitte le comte Ganelon : puis, qu’il vous serve en tout amour et toute foi ! Laissez-le vivre, car il est très haut seigneur… Ni or ni argent ne vous rendrait Roland. » Le roi dit : « Vous êtes des félons. » |
CCLXXVII
Quant Carles veit que tuz li sunt faillid, Par anceisurs dei jo tel plait tenir : |
CCLXXVII
QUAND Charles voit que tous lui ont failli, il baisse la tête douloureusement. « Malheureux que je suis ! » dit-il. Or voici venir devant lui un chevalier, Thierry, frère de Geoffroy, un duc angevin. Il a le corps maigre, grêle, élancé, les cheveux noirs, le visage assez brun. Il n’est pas très grand, mais non plus trop petit. Il dit à l’empereur, courtoisement : « Beau sire roi, ne vous désolez pas ainsi. Je vous ai longtemps servi, vous le savez. Pour mes ancêtres, je dois parler comme voici. Si même Roland eut des torts envers Ganelon, Roland était à votre service : c’en devait être assez pour le garantir. Ganelon est félon, en tant qu’il l’a trahi : c’est envers vous qu’il s’est parjuré et qu’il a forfait. C’est pourquoi je juge qu’il soit pendu et qu’il meure, et que son corps… soit traité comme celui d’un félon qui fit une félonie. S’il a un parent qui veuille m’en donner le démenti, je veux, de cette épée que j’ai ceinte, soutenir sur l’heure mon jugement. » Les Francs répondent : « Vous avez bien dit. » |
CCLXXVIII
Devant lu rei est venuz Pinabel. |
CCLXXVIII
DEVANT le roi Pinabel s’est avancé. Il est grand et fort, vaillant et agile ; celui qu’un de ses coups atteint a fini son temps. Il dit au roi : « Sire, c’est ici votre plaid : commandez donc qu’on n’y fasse pas tant de bruit. Je vois céans Thierry, qui a jugé. Je fausse son jugement et je combattrai contre lui. » Il remet au roi, en son poing, un gant de peau de cerf, le gant de sa main droite. L’empereur dit : « Je demande de bons otages. » Trente parents s’offrent en loyale caution. Le roi dit : « À mon tour, je vous cautionnerai. » Il les met sous bonne garde, jusqu’à ce qu’il soit fait droit. |
CCLXXIX
Quant veit Tierri qu’or en ert la bataille, Puis fait porter .IIII. bancs en la place : |
CCLXXIX
QUAND Thierry voit qu’il y aura bataille, il présente à Charles son gant droit. L’empereur donne caution pour lui, puis il fait porter quatre bancs sur la place. Là ceux qui doivent combattre vont s’asseoir. Au jugement de tous, ils se sont provoqués selon les règles. C’est Ogier de Danemark qui a porté le double défi. Puis ils demandent leurs chevaux et leurs armes. |
CCLXXX
Puis que il sunt a bataille justez, |
CCLXXX
PUISQU’ILS sont prêts à s’affronter en bataille, ils se confessent ; ils sont absous et bénis. Ils entendent leurs messes et reçoivent la communion. Ils laissent aux églises de très grandes offrandes. Puis, tous deux reviennent devant Charles. Ils ont chaussé leurs éperons, ils revêtent des hauberts blancs, forts et légers, lacent sur leurs têtes leurs heaumes clairs, ceignent des épées dont la garde est d’or pur, suspendent à leurs cous leurs écus à quartiers, saisissent de leurs poings droits leurs épieux tranchants, puis se mettent en selle sur leurs destriers rapides. Alors pleurèrent cent mille chevaliers, qui, pour l’amour de Roland, ont pitié de Thierry. Quelle sera la fin, Dieu le sait bien. |
CCLXXXI
Dedessuz Ais est la pree mult large.
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CCLXXXI
SOUS Aix la prairie est très large : là sont mis aux prises les deux barons. Ils sont preux et de grande vaillance, et leurs chevaux sont rapides et ardents. Ils les éperonnent bien, lâchent à fond les rênes. De toute leur vigueur, ils vont s’attaquer l’un l’autre. Les écus se brisent, volent en pièces, les hauberts se déchirent, les sangles éclatent, les troussequins versent, les selles tombent à terre. Cent mille hommes pleurent, qui les regardent. |
CCLXXXII
A tere sunt ambdui li chevaler. |
CCLXXXII
LES deux chevaliers sont tombés contre terre. Rapidement, ils se redressent debout. Pinabel est fort, agile et léger. Ils se requièrent l’un l’autre ; ils n’ont plus leurs destriers. De leurs épées aux gardes d’or pur, ils frappent et refrappent sur leurs heaumes d’acier : les coups sont forts, à fendre les heaumes. Grande est l’angoisse des chevaliers français : « Ah ! Dieu, » dit Charles, « faites resplendir le droit ! » |
CCLXXXIII
Dist Pinabel : « Tierri, car te recreiz ! |
CCLXXXIII
PINABEL dit : « Thierry, rends-toi ! Je serai ton vassal en toute foi, en tout amour ; à ton plaisir je te donnerai de mes richesses ; mais trouve pour Ganelon un accord avec le roi ! » Thierry répond : « Je ne tiendrai pas long conseil. Honte sur moi si j’y consens en rien ! Qu’entre nous deux, en ce jour, Dieu montre le droit ! » |
CCLXXXIV
Ço dist Tierri : « Pinabel, mult ies ber,
|
CCLXXXIV
THIERRY dit : « Pinabel, tu es très preux, tu es grand et fort, tes membres sont bien moulés, et tes pairs te connaissent pour ta vaillance : renonce donc à cette bataille ! Je te trouverai un accord avec Charlemagne. Quant à Ganelon, justice sera faite de lui, et telle qu’à jamais, chaque jour il en sera parlé. » Pinabel dit : « Ne plaise au Seigneur Dieu ! Je veux soutenir toute ma parenté. Je ne me rendrai pour nul homme qui vive. J’aime mieux mourir qu’en subir le reproche. » Ils recommencent à frapper des épées sur leurs heaumes, qui sont incrustés d’or. Contre le ciel volent claires, les étincelles. Les séparer, nul ne pourrait. Ce combat ne peut finir sans qu’un homme meure. |
CCLXXXV
Mult par est proz Pinabel de Sorence, |
CCLXXXV
PINABEL de Sorence est de très grande prouesse. Sur le heaume de Provence, il frappe Thierry : le feu jaillit, l’herbe s’enflamme. Il lui présente la pointe de sa lame d’acier. Elle descend sur son front..... Il en a la joue droite toute sanglante et tout sanglant le haubert, dans le dos et au long de la poitrine. Dieu le protège, Pinabel ne l’a pas renversé mort. |
CCXXXVI
Ço veit Tierris que el vis est ferut : Escrient Franc : « Deus i ad fait vertut ! |
CCLXXXVI
THIERRY voit qu’il est blessé au visage. Son sang tombe clair sur l’herbe du pré. Il frappe Pinabel sur son heaume d’acier brun, le brise et le fend jusqu’au nasal, fait couler du crâne la cervelle ; il secoue sa lame dans la plaie et l’abat mort. Par ce coup sa bataille est gagnée. Les Francs s’écrient : « Dieu y a fait miracle ! Il est bien droit que Ganelon soit pendu, et ses parents qui ont répondu pour lui. » |
CCLXXXVII
Quant Tierris ad vencue sa bataille, |
CCLXXXVII
QUAND Thierry eut gagné sa bataille, l’empereur Charles vint vers lui. Quatre de ses barons l’accompagnent, le duc Naimes, Ogier de Danemark, Geoffroy d’Anjou et Guillaume de Blaye. Le roi a pris Thierry dans ses bras ; des grandes peaux de son manteau de martre, il lui essuie la face, puis rejette le manteau : on lui en met un autre. Très tendrement on désarme le chevalier, on le monte sur une mule arabe ; on le ramène avec joie et en bel arroi. Les barons rentrent dans Aix, mettent pied à terre sur la place. Alors commence la mise à mort des autres. |
CCLXXXVIII
Carles apelet ses cuntes e ses dux : .XXX. en i ad d’icels ki sunt pendut. |
CCLXXXVIII
CHARLES appelle ses ducs et ses comtes : « Que me conseillez-vous à l’égard de ceux que j’ai retenus ? Ils étaient venus au plaid pour Ganelon ; ils se sont rendus à moi comme otages de Pinabel. » Les Francs répondent : « Pas un n’a le droit de vivre. » Le roi appelle Basbrun, un sien voyer : « Va, et pends-les tous à l’arbre au bois maudit. Par cette barbe dont les poils sont chenus, s’il en échappe un seul, tu es mort et venu à ta perte. » Il répond : « Que puis-je faire d’autre ? » Avec cent sergents il les emmène de vive force : ils sont trente, qui furent tous pendus. Qui trahit perd les autres avec soi. |
CCLXXXIX
Puis sunt turnet Bavier e Aleman |
CCLXXXIX
ALORS s’en furent Bavarois et Allemands et Poitevins et Bretons et Normands. Tous sont tombés d’accord, et les Français les premiers, que Ganelon doit mourir en merveilleuse angoisse. On amène quatre destriers, puis on lui attache les pieds et les mains. Les chevaux sont ardents et rapides : devant eux, quatre sergents les poussent vers une jument, qui est au milieu d’un champ. Ganelon est venu à sa perdition. Tous ses nerfs se distendent, tous les membres de son corps se brisent, sur l’herbe verte son sang se répand clair. Ganelon est mort de la mort qui sied à un félon prouvé. Quand un homme en trahit un autre, il n’est pas juste qu’il s’en puisse vanter. |
CCXC
Quant li empereres ad faite sa venjance, As bainz ad Ais mult sunt granz les c.... |
CCXC
QUAND l’empereur eut pris sa vengeance, il appela ses évêques de France, ceux de Bavière et ceux d’Allemagne : « En ma maison j’ai une noble prisonnière. Elle a entendu tant de sermons et de paraboles qu’elle veut croire en Dieu et demande à se faire chrétienne. Baptisez-la, pour que Dieu ait son âme. » Ils répondent : « Qu’on lui donne des marraines ! » […] Aux bains d’Aix…, ils baptisèrent la reine d’Espagne ; ils lui ont trouvé pour nom Julienne. Elle s’est faite chrétienne par vraie connaissance de la sainte loi. |
CCXCI
Quant l’emperere ad faite sa justise |
CCXCI
QUAND l’empereur eut fait justice et apaisé son grand courroux, il a fait chrétienne Bramidoine. Le jour s’en va, la nuit s’est faite noire. Le roi s’est couché dans sa chambre voûtée. De par Dieu, saint Gabriel lui vient dire : « Charles, par tout ton empire, lève tes armées. Par vive force tu iras en la terre de Bire, tu secourras le roi Vivien dans sa cité d’Imphe, où les païens ont mis le siège. Là les chrétiens t’appellent et te réclament. » L’empereur voudrait ne pas y aller : « Dieu ! » dit-il, « que de peines en ma vie ! » Ses yeux versent des larmes, il tire sa barbe blanche. Ci falt la geste que Turoldus declinet.
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