La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition classique/Partie 1

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LA
CHANSON DE ROLAND


(TEXTE, TRADUCTION ET COMMENTAIRE)




PREMIÈRE PARTIE

LA TRAHISON DE GANELON

À SARAGOSSE. —
CONSEIL TENU PAR LE ROI MARSILE


I


Charles le Roi, notre grand empereur,
Sept ans entiers est resté en Espagne :
Jusqu’à la mer, il a conquis la haute terre.
Pas de château qui’ tienne devant lui,
5Pas de cité ni de mur qui reste encore debout
Hors Saragosse, qui est sur une montagne.
Le roi Marsile la tient, qui n’aime pas Dieu,


6. Sarraguce. «Il restait un château que l’Empereur n’avait pu réduire : on l’appelait Saragus, et il était sur une montagne élevée. » (Keiser Karl Magnus’s kronike) On voit avec quelle exactitude le petit livre danois calque parfois le Roland.

7. Marsilies. Ce personnage n’a rien d’historique ; mais son rôle est considérable dans la légende. Un Marsile figure dans le récit des " enfances » de Charlemagne : c’est le frère de cette Galienne qui fut la première femme du grand Empereur (Charlemagne de Girart d’Amiens, compilation du commencement du XIVe siècle, etc.). Dans le Karl du Stricker (poème allemand d’environ 1230), ce même Marsile nous est présenté, tout au contraire, comme l’allié du jeune Charles. Mais ce n’est point là le véritable Marsile, et les poètes du moyen âge ont usé, ici comme ailleurs ; de ce procédé qui consiste à donner le même nom à des personnages de même physionomie. Voici maintenant ce qui concerne réellement le héros païen du Roland... D’après l’Entrée en Espagne (poème du XIVe siècle mais renfermant des fragments du XIIIe et qui copie ici le

faux Turpin), c’est contre Marsile qu’est dirigée la grande expédition de Charles au delà des Pyrénées. Le fameux géant Ferragus, contre lequel luttent les douze Pairs et dont le seul Roland triomphe, n’est autre que le neveu de Marsile. Sous les murs dé Pampelune, le roi de France trouve devant lui le même ennemi, et l’auteur de la Prise de Pampelune (commencement du XIVe siècle) nous fait assister à la fin de ce siège célèbre : c’est alors que Marsile ordonne la mort des deux ambassadeurs de Charles, Basin et Basile, et qu’il perd dix de ses meilleures villes. C’est Marsile encore qui, dans Gui de Bourgogne (XIIe siècle), résiste aux armées chrétiennes. Quant à la Chronique de Turpin, (qui, sauf les cinq premiers chapitres, à dû être rèdigée vers 1109-1119), elle fait do Marsire un frère de Beligand, et nous les montre chargés tons deux par l’Émir de Babylone de tenir tête aux Français. Le récit latin rapporte, avec de grands détails, l’ambassade et la trahison de Ganelon, le désastre de Roncevaux et la mort de Marsile, que Roland frappe d’un coup mortel quelques instants seulement avant de mourir lui-même (cap. XXI-XXIII). = Tous les documents poétiques du moyen

Qui sert Mahomet et prie Apollon ;
Mais le malheur va l’atteindre : il ne s’en peut garder.Aoi.


II


10Le roi Marsile était à Saragosse.
Il est allé dans un verger, à l’ombre ;
Sur un perron de marbre bleu se couche :
Autour de lui sont plus de vingt mille hommes.
Il adresse alors la parole à ses ducs, à ses comtes :
15« Oyez, seigneurs, » dit-il, « le mal qui nous accable :
« Charles, l’empereur de France la douce,
« Pour nous confondre est venu dans ce pays.
" Plus n’ai d’armée pour lui livrer bataille,
« Plus n’ai de gent pour disperser la sienne.
20« Comme mes hommes sages, donnez-moi un conseil,
« Et préservez-moi de la mort, de la honte. »

gique (seculorum amen), et plus tard « au saxon abeg ou à l’anglais away, exclamation du jongleur pour avertir le ménétrier que le couplet finit. » M. Alex, de Saint-Albin traduit AOI par " Dieu nous aide » et y voit (!) le verbe «adjuder » ; mais on ne trouve, dans la Chanson, que les formes ait et. aiut venant du subjonctif adjuvet. Une troisième opinion de M. Michel vaut mieux que les deux premières : « AOI, suivant lui, serait un neume. » Les neumes sont, comme on le sait, la notation musicale qui a précédé la notation sur portée ou notation guidonienne. Mais cette théorie n’est appuyée d’aucune preuve. Le mot AOI ne peut, suivant nous, être expliqué que comme une interjection analogue à notre ohé ! Ahoy est encore en usage dans la marine anglaise, où l’on dit : « Boat ahoy, » comme nous disons : « Ho ! du canot !»

14. Dux e cuntes. Nos poètes, qui n’avaient aucune connaissance réelle des institutions des peuples musulmans, et qui, d’ailleurs, n’avaient pas le moindre sentiment de la couleur locale,

prêtent aux infidèles la même organisation politique qu’aux chrétiens. Ils leur attribuent les mêmes lois, les mêmes usages, les mêmes costumes, etc. 16. France dulce. Voilà bien l’épithète dite « homérique », qui est le résultat d’une constatation une fois faite, mais que l’on généralise et que l’on applique universellement. « Alors même qu’Achille serait blessé ou paralysé, Homère l’appellerait encore Achille aux pieds légers ». Il en est ainsi dans nos Chansons de geste où fleurit l’épithète épique. La fiancée de Roland y est toujours appelée « Aude au vis cler » ; la France y est toujours « France la douce » ; Charles "l’emperere magnes» ; toutes les villes sont qualifiées «fort cité » ou " cité antie » ; tous les héros ont la « chière hardie », etc. Ce n’est pas d’ailleurs le seul procédé homérique qu’on puisse constater dans nos anciens poèmes. On y trouve également les longs discours des ambassadeurs ou des combattants, les répétitions littéraires d’un certain nombre de vers, les descriptions d’armures, etc. Cependant

nos trouvères ne connaissaient

Pas un païen, pas un qui réponde un seul mot,
Hors Blancandrin, du château de Val-Fonde.Aoi.


III


Blancandrin, parmi les païens, était l’un des plus sages,
25Chevalier de grande vaillance,
Homme de bon conseil pour aider son seigneur :
« Ne vous effrayez point, » dit-il au Roi.
« Envoyez un message à Charles, à ce fier, à cet orgueilleux ;
« Promettez-lui service fidèle et très grande amitié.
30« Faites-lui présent de lions, d’ours et de chiens,
« De sept cents chameaux, de mille autours qui aient mué ;
« Donnez-lui quatre cents mulets chargés d’or et d’argent,
« Tout ce que cinquante chars peuvent porter.
« Bref, donnez-lui tant de besants d’or pur.« Que le roi de France enfin puisse payer ses soldats.
35«Mais il a trop longtemps fait la guerre en ce pays
" Et n’a plus qu’à retourner en France, à Aix.
« Vous l’y suivrez, — direz-vous, — à la fête de saint Michel ;
« Et là, vous vous convertirez à la foi chrétienne,« Vous serez son homme en tout bien, tout honneur.
40«S’il exige des otages, en bien ! envoyez-en

que Charles donne une grande fête, à l’occasion de la soumission de Marsile et de la fin de la guerre. (T. 37 et 53.) Au moment où Roland va mourir, un tremblement de terre agite le sol de toute la France, et l’un des quatre points extrêmes que le poète indique est Saint-Michel-du-Péril. (V. 1428.) Enfin, quand Roland meurt, c’est saint Michel du Péril qui descend près de lui. (V. 2394.) Or, Saint-Michel - du - Péril, c’est le Mont - Saint-Michel, près d’Avranches, et la «teste seint Michiel », dont il est ici question, tombe le 16 octobre. D’anciens Martyrologes attestent que l’on célébrait ce jour-là l’apparition, en 708, du glorieux archange à saint Aubert, évêque d’Avranches, et c’est cette apparition qui donna sujet à ce prélat de

bâtir la fameuse abbaye du Mont-Saint-Michel. = Cette fête du 16 octobre a été célébrée dans toutes les églises de la seconde Lyonnaise et jusqu’en Angleterre. (Synode d’Oxford, en 1222, Calendarium Exoniense, etc.) Quant au nom même de saint Michel du Péril, il est des plus populaires, et, dans les textes des XIe- XIIe siècles, on voit souvent figurer le récit de certains pèlerinages ad sancti Michaelis periculum on ad montem sancti Michaelis de periculo maris. = Quoi qu’il en soit, saint Michel du Péril et la fête du 16 octobre jouent dans le Roland un rôle trop important pour que notre poète n’ait pas, à tout le moins, connu très particulièrement

l’abbaye normande et son pèlerinage.

« Dix ou vingt, pour avoir sa confiance.
« Oui, envoyons-lui les fils de nos femmes.
« Moi, tout le premier, je lui livrerai mon fils, dût-il y mourir.
a Mieux vaut qu’ils y perdent la tête
45« Que de perdre, nous, notre seigneurie et notre terre
« Et d’être réduits à mendier. »
Et les païens de répondre : « Nous vous l’accordons volontiers.»Aoi.


IV


« Par ma main droite que voici. » dit Blancandrin,
« Et par cette barbe que le vent fait flotter sur ma poitrine,
« Vous verrez soudain les Français lever leur camp
50« Et s’en aller dans leur pays, en France.
" Une fois qu’ils seront de retour en leur meilleur logis,
« Charles, à sa chapelle d’Aix,
« Donnera pour la Saint-Michel une très grande fête.
« Le jour où vous devrez venir arrivera, le terme passera, .
55« Et Charles ne recevra plus de nos nouvelles.
« L’Empereur est terrible, son cœur est implacable ;
« Il fora trancher la tête de nos otages.
« Mais il vaut mieux qu’ils y perdent la vie
" Que de perdre, nous, claire Espagne la belle
60« Et de souffrir tant de maux et de douleurs.
« — Il en pourrait bien être ainsi, » s’écrient les païens.Aoi.


V


Le Conseil de Marsile est terminé.

les chanoines d’Aix à Frédéric Barberousse. Voir l’Histoire poétique de Charlemagne, p. 109, et nos Épopées françaises, 2e édition, II, 126, 127.

58. La vie. Tous les mots en italiques sont, comme nous l’avons dit, ajoutés ou suppléés par nous d’après le plus ancien manuscrit de Venise ou d’après les Remaniements. Nous ne répéterons plus cette observation.

62. Les laisses v et VI peuvent passer pour l’un des types les plus parfaits des « Couplets similaires " Nous appelons

de ce nom plusieurs strophes consécutives, OU LES MÊMES IDÉES SONT RÉPÉTÉES À PEU PRÈS DANS LES MÊMES TERMES, MAIS SUR DES ASSONANCES DIFFÉRENTES. Il en existe au moins neuf exemples dans le Roland, et ces répétitions peuvent être doubles, triples, quadruples ou même quintuples. M. Fauriel ne les regarde que comme des leçons diverses d’un même passage, copiées à la suite l’une de l’autre par un scribe inintelligent. M. G. Paris les

considère comme autant de versions

Le Roi mande alors Clarin de Balaguer,
Avec Estramarin et son pair Eudropin,
65Priamus avec Garlan le barbu,
Machiner avec son oncle Matthieu,
Joïmer avec Maubien d’outre-mer,
Et Blancandrin, pour leur exposer son dessein.
Il fait ainsi appel à dix païens, des plus félons :
70« Seigneurs barons, vous irez vers Charlemagne,
« Qui est en ce moment au siège de la cité de Cordoue.
« Vous porterez dans vos mains des branches d’olivier,
« En signe de soumission et de paix.
« Si vous avez l’art de me réconcilier avec Charles,
75« Je vous donnerai or et argent,
« Terres et fiefs autant que vous en voudrez.
« — Notre seigneur parle bien, » s’écrient les païens.Aoi.


VI


Le conseil de Marsile est terminé :
« Seigneurs, » dit-il à ses hommes, «vous allez partir
80« Avec des branches d’olivier dans vos mains.
« Dites de ma part au roi Charles
« Qu’au nom de son Dieu il ait pitié de moi :
« Avant qu’un seul mois soit passé,

se vante, en effet, dans un autre passage de notre poème (V. 200), d’avoir conquis cette ville à Charlemagne.

71. Cordres. Nous avions, dans nos précédentes éditions, partagé sur Cordres l’opinion de M. Gaston Paris, « II est certain, disions-nous, que la ville désignée par « Cordres » est près des Pyrénées. » Et, dans notre carte du Roland (première édition, t. II, frontispice), nous l’avions placée entre Valtierra et Tudela. Mais l’étude des anciennes cartes "nous a fait changer d’avis. Nos pères du XIe siècle ne connaissaient que le nord de l’Espagne et ne supposaient pas que cette péninsule eût de la profondeur. Dans cette légère bande de terrain, au sud des Pyrénées, ils plaçaient toutes les villes qui avaient eu jadis quelque renommée ;

Cordoue, Séville, etc. = En somme, nos épiques avaient dans la mémoire un certain nombre de noms de lieux célèbres qu’ils décernaient un peu au hasard. L’auteur du Roland est à coup sûr le plus sérieux de tous, et néanmoins il n’est pas incapable d’avoir complètement ignoré la situation de Cordoue, dont il ne savait que le nom, et qu’il se figurait sans doute au nord de l’Espagne.

72. Branches d’olive. Ces branches d’olive sont un symbole de paix emprunté à l’antiquité. On les retrouve plus d’une fois aux mains des ambassadeurs dans nos autres Chansons de geste : Portèrent rains d’olive : c’est senefiement — De pais, d’umilitè, que il la vont querant. (Renaus de Montauban.

édit, Michelant, p. 37.) Etc. etc,

« Je le suivrai avec mille de mes fidèles,
85" Pour recevoir la loi chrétienne
« Et devenir son homme par amour et par foi.
« S’il veut des otages, certes, il en aura.
« — Bien, » dit Blancandrin. " Vous aurez là un bon traité. »Aoi.


VII


Marsile fit alors amener dix mules blanches
90Que lui envoya jadis le roi de Sicile,
Les freins sont d’or, les selles d’argent ;
Les dix messagers y sont montés,
Portant des branches d’olivier dans leurs mains
En signe de soumission et de paix.
Et voici qu’ils arrivent près du roi qui tient la France en son pouvoir.
95Charles a beau faire : ils le tromperont.Aoi.




À CORDOUE. —
CONSEIL TENU PAR CHARLEMAGNE


VIII


L’Empereur se fait tout joyeux et est de belle humeur.
Il a pris Cordoue, il en a mis les murs en pièces,
Avec ses machines il en a abattu les tours ;
Ses chevaliers y ont fait un butin très abondant
100D’or, d’argent, de riches armures.
Dans la ville il n’est pas resté un seul païen
Qui ne soit forcé de choisir entre la mort et’ le baptême.
Le roi Charles est dans un grand verger ;
Avec lui sont Roland et Olivier,

est fils de Renier de Gennes : Vus futes fila à l’ bon cunte Renier. (V. 2208.) Le premier de nos poèmes où il apparaisse avec un rôle important, c’est Girars de Viane (fin du XIIe, commencement du XIII° siècle). Il y figure parmi les adversaires de Charlemagne, et on l’y voit

lutter avec Roland (pp. 106-155 de l’édition P. Tarbé). Après un duel sans pareil, les deux héros finissent par tomber dans les bras l’un de l’autre (Ibid., pp.155,156), et tel est le commencement de cette amitié touchante qui fait d’Olivier

et de Roland l’Oreste et le Pylade,

105Le duc Samson. le fier Anséis,
Geoffroi d’Anjou, qui porte le gonfanon royal,
Gerin et son compagnon Gerier
Et, avec eux, beaucoup d’autres,
Hommes barbus et vieux,
Quinze mille chevaliers qui sont des Français de France.

(XIIIe siècle). Il ne faut pas le confondre avec Auseïs le Jeune on Anseïs de Carthage, personnage purement imaginaire et qui n’a rien de traditionnel. Ce dernier est le héros d’un poème de notre décadence épique où il est représenté comme le successeur de Roland et comme le premier roi d’Espagne après les grandes représailles de Charles contre les Sarrasins.

106. Gefreiz... le rei gun fanuniers. Geoffroi d’Anjou est un personnage historique qui a été introduit dans la légende de Roland vers la fin du Xe siècle : c’est Geoffroi Grise-Gonelle, mort en 987. Il était contemporain de Richard le Vieux, duc de Normandie, dont il sera question plus loin De l’introduction de ces deux héros dans l’épopée rolandienne, on peut conclure qu’une partie de notre légende s’est formée sous les derniers Carlovingiens et les premiers Capétiens, et il faut admettre qu’il a pu dès lors exister certains poèmes consacrés à Roland : notre Chanson n’est pas la première dont il ait été le héros. D’un autre côté, l’importance des Angevins dans notre légende a permis de regarder le Roland comme l’oeuvre d’un poète de cette province, lequel aurait voulu flatter le comte Geoffroi ou ses premiers successeurs. On en arrive ainsi à supposer que le dialecte de la PREMIÈRE REDACTION de notre poème aurait été celui d’Anjou, lequel ne se distinguait pas nettement de.celui de France. =Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, Geoffroi l’Angevin joue un grand rôle dans tous nos vieux poèmes. Il fait partie de cette expédition de Charles en Italie, qui se termine par la défaite du Sarrasin Agolant. (Chanson d’Aspremont ? XIIIe siècle.) Dans la guerre des Saxons, il tue le roi Caloré (Chanson de Saisnes, XIIe siècle, couplets 107 et suiv.), et nous est offert comme un des chefs des barons Hérupois, soulevés contre l’Empereur. (Ce sont les Normands, les Manceaux, les Bretons, les Tourangeaux et les Angevins, toute l’ancienne Neustrie.) = Geoffroi est compté au nombre des douze Pairs par Renaus de Montauban (XIII° siècle), la Chronique de Weihenstephan (XIVe-XVe siècle) et Fierabras (XIIIe siècle). = C’est Geoffroi enfin qui, dans les Remaniements du Roland, a la charge, avec Girart d’Orléans et Guion de Saint - Omer (couplets 339 et suiv. du ms. de Paris, édition Fr. Michel), de se rendre en message auprès de Girart de Viane et d’amener la belle Aude à l’Empereur. = Thierry, qui doit vaincre Pinabel à la fin de notre chanson, est représenté dans le Roland comme le frère du duc Geoffroi (v. 3819). Dans Gaidon (XIIIe siècle), dans ce poème de la décadence, il nous est offert comme son fils, et c’est lui qui, sous le nom de Gaidon, devient duc d’Angers.

  • Gunfanuniers. Le gonfanon de

Charlemagne n’est autre que la bannière de saint Pierre ou des Papes. De là son nom de Romaine : Seint Piere fut ; si aveit num Romaine ; mais notre poète nous dira plus loin que, depuis la grande bataille de Saragosse, cette enseigne s’appela Munjoie. V. la note du v. 3094.

107. Gerins... Geriers. Ils sont compris au nombre des douze Pairs par la Chanson de Roland, par les Remaniements de Paris et de Cambridge, par la Karlamagnus Saga, etc. = Gerin seul est conservé par l’auteur

d’Otinel et par celui du Voyage à Jérusalem.

110Ils sont assis sur des tapis blancs,
Et, pour se divertir, jouent aux tables ;
Les plus sages, les plus vieux jouent aux échecs,
Et les bacheliers légers à l’escrime...
Sous un pin, près d’un églantier,
115Est un fauteuil d’or massif :
C’est là qu’est assis le roi qui tient douce France.
Sa barbe est blanche et son chef tout fleuri ;
Son corps est beau, et fière est sa contenance.
A celui qui le veut voir il n’est pas besoin de le montrer.
120Les messagers païens descendent de leurs mules
Et saluent Charles en tout bien, tout amour.Aoi.


IX


Blancandrin, le premier, prend la parole,
Et dit au Roi : « Salut au nom de Dieu,
« Du Glorieux que vous devez adorer !
125« Voici ce que vous mande le roi Marsile, le vaillant :
« Après s’être bien enquis de votre loi, qui est la loi du salut,
« Il veut largement partager ses trésors avec vous.
« Vous aurez des lions, des ours, des lévriers enchaînés,
« Sept cent chameaux, mille autours après la mue,

ment composer une théodicée d’après les seuls testes de nos Chansons de geste. La spiritualité de Dieu est, de tous ses attributs, celui que nos poètes ont mis le plus volontiers en lumière, et l’épithète qu’ils accolent le plus souvent’ au mot " Dieu » est celle-ci : « Dieu qui est un pur esprit, Dex l’espirital. » C’était là une protestation contre la pluralité des anciens dieux et contre leur matérialité grossière. = Dans la Chanson de Roland et dans la plupart de nos autres poèmes, Dieu est encore qualifié de glorieux, et par ce mot il faut à la fois entendre la suprême béatitude, la suprême puissance, la suprême invisibilité. = On peut rapprocher de cette expression les suivantes, qui sont à peu près synonymes : « Le Dieu de majesté, le Roi du monde, le Dieu du paradis,

le Roi très grand qui est au-dessus de nous. » = Les autres attributs de Dieu ne sont pas, d’ailleurs, exprimés avec moins de clarté. Le Dieu de nos épopées est tout-puissant. Il est éternel, et à tout instant nos poètes s’écrient : Cil Damedex qui fut, est et qui iert. Mais le titre que les trouvères se plaisent surtout à lui décerner, c’est celui de oc créateur » : Par Deu le creator. — Par Deu qui tout forma.— Qui fist pluie et gelée. — Qui fist la rose en mai. — Qui nos fist à s’image, etc. etc. Rien n’était en réalité plus utile que de telles épithètes si souvent répétées, puisque le dogme de la création avait été méconnu de toute l’antiquité païenne. Et tel est le point de vue pratique et élevé auquel on doit surtout considérer nos

anciens poèmes.

130« Quatre cents mulets chargés d’argent et d’or,
« Tout ce que peuvent porter cinquante chars.
« Vous aurez tant et tant de besants de l’or le plus fin,
« Que vous pourrez enfin payer tous vos soldats.
« Mais il y a trop longtemps que vous êtes en ce pays,
135« Et vous devriez retourner en France, à Aix.
« Mon maître vous y suivra, c’est lui-même qui vous le promet,
« Et il y recevra votre loi.
« Il y deviendra, mains jointes, votre vassal
« Et tiendra de vous le royaume d’Espagne. »
L’Empereur élève alors ses deux mains vers Dieu ;
Il baisse la tête et commence à penser.Aoi.


X


L’Empereur demeurait là, tête baissée ;
140Car jamais sa parole ne fut hâtive,
Et sa coutume est de ne parler qu’à loisir.
Quand enfin il se redressa, très fier était son visage :
ce Vous avez bien parlé, » dit-il aux messagers.
« Cependant le roi Marsile est mon grand ennemi,
145ce Ces paroles que vous venez de prononcer,
« En quelle mesure puis-je m’y fier ?
« — Vous aurez de bons otages, » répond le Sarrasin ;
« Nous vous en donnerons dix, quinze, vingt-.
« Mon fils sera du nombre, dût-il y périr.
150« Et vous en aurez, je pense, de plus nobles encore.
« Lorsque vous serez de retour en votre palais seigneurial,
« À la grande fête de saint Michel du Péril,
« Mon maître, c’est lui qui vous le promet, vous suivra
« A vos eaux d’Aix, que Dieu a fait jaillir pour vous,
155« Et là consentira à devenir chrétien.
« — C’est ainsi, » répond Charles, «qu’il pourra encore se sauver. »Aoi.


XI


Le soir fut beau, le soleil clair.
Charles fait conduire les dix mules dans ses étables :
Puis, dans le grand verger, fait tendre un pavillon

160Et y donne l’hospitalité aux dix messagers :
Douze sergents en prennent soin ;
Jusqu’au jour clair ils y passent la nuit...
L’Empereur se lève de grand matin.
Charles entend messe et matines ;
165Puis va s’asseoir sous un pin,
Et mande ses barons pour tenir son conseil :
Car il ne veut rien faire sans ceux de France.Aoi.


XII


L’Empereur va sous un pin,
Et mande ses barons pour tenir son conseil :
170C’est le duc Ogier et l’archevêque Turpin ;

12970-1804 ?). = Toute cette légende d’Ogier s’est formée EN MEME TEMPS que celle de Roland, et remonte par conséquent aux XIIIe-IXe siècles.=Ajoutons qu’Ogier n’est pas mis dans notre poème au rang des douze Pairs, mais qu’il reçoit cet honneur dans le Voyage à Jérusalem, Gui de Bourgogne, Renaus de Montauban, Fierabras, Otinel et l’Entrée en Espagne. = M. Barrois, éditeur du vieux poème que nous avons tout à l’heure analysé, prétend qu’Ogier était un Ardennais, et non pas un Danois. Cette opinion nous semble suffisamment réfutée par ces vers de la Chevalerie Ogier : Mult es quvers et plains de grant outrage. — Bien le dois estre : tu es de Danemarche... — AINC N’APARTINS DE FRANCE À NUL

BERNAGE (V. 1300 et suiv.).

  • Turpin. Il y a eu un véritable

archevêque de ce nom, lequel vécut sur siège de Reims, depuis 750 (ou 763, suivant la Gallia christiana) jusqu’en 811 ou 788 (ou 794, suivant la Gallia). Il a donc été réellement contemporain du grand désastre do Roncevaux, qui eut lieu en 778. Mais le Turpin de nos épopées présente des traits que l’histoire n’a point fournis. Il est né à Rome, si l’on en croit la Karlamagnus Saga (XIIIe siècle), ou en France, suivant la Chanson d’Aspremont (XIIIe siècle).

L’auteur de ce dernier poème ajoute que Turpin fut abbé do Jumièges avant d’être élevé au siège de Reims.-Quoi qu’il en soit, il est partout le type de l’évêque militaire. Dans Aspremont, on le voit porter au front de l’armée chrétienne le bois de la vraie croix, qui devient, entre ses mains, éblouissant comme le soleil. Dans Ogier (XIIe siècle), c’est lui qui livre à Charlemagne le Danois endormi ; mais il a pitié de cet illustre vaincu, et ne permet pas qu’il meure de faim dans sa prison. Après s’être couvert de gloire dans tous les combats que racontent l’Entrée en Espagne (XIIIe-XIVe siècle) et Gui de Bourgogne (XIIe siècle), l’archevêque-soldat meurt à Roncevaux (v. 2252). = La Chronique qui porte son nom se garde bien de le faire ainsi succomber dans la grande bataille, et le fait, survivre au désastre qu’il raconte. C’est lui qui, d’après ce singulier récit, célébrait la messe des morts auprès de Charles, lorsque l’Empereur vit passer dans le ciel les Anges qui emportaient l’âme de Roland. = Turpin est compté au nombre des douze Pairs par les Remaniements du Roland (XIIIe siècle), le Voyage à Jérusalem (XIIe siècle), la Karlamagnus Saga (XIIIe siècle),

Otinel (XIIIe siècle), l’Entrée en Es

C’est Richard le Vieux et son neveu Henri ;
C’est le brave comte de Gascogne, Acelin ;
C’est Thibaud de Reims et son cousin Milon.
Gerier et Gerin y sont aussi,
175Et le comte Roland y est venu avec eux,
Suivi du noble et vaillant Olivier.
Il y a là plus de mille Français de France.
On y voit aussi Ganelon, celui qui fit la trahison.
Alors commence ce conseil de malheur.Aoi.

des héros morts à Roncevaux. Alors, comme ici, son. nom est associé à celui de Milon (t. 2433). C’est à lui qu’est confié, lors de la grande bataille contre Baligant, le commandement du sixième corps (v. 3058).= Ce nom de « Thibaut DE REIMS » a-t-il pénétré dans la légende de Roland à l’époque où régnait le premier comte de Champagne de ce nom (ann. 1063) ? Nous ne le pensons pas, parce que Reims ne faisait point partie du comté de Champagne. = Milun est un de ceux qui sont chargés de conduire sur des carettes les corps d’Olivier, de Turpin et de Roland (v. 2971). Dans les Remaniements du Roland, il est un des messagers que Charles envoie à sa sœur Gilles. 178. Guenes. Ganelon, qui est dans notre poème le type du traître, a-t-il été un personnage historique ? Faut-il voir ici le souvenir encore vivace de ce fameux archevêque de Sens, Wenilo, lequel trahit, pour Louis le Germanique, la cause de Charles le Chauve qui l’avait comblé de bienfaits, et se réconcilia, en 859, avec son bienfaiteur ? Cette assimilation nous paraît aujourd’hui beaucoup plus vraisemblable qu’autrefois. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’an Xe siècle le nom de «Guenes» était déjà l’objet du mépris populaire, et l’auteur du «poème sur saint Léger » donne ce nom au geôlier de son héros. Nous revenons donc sur notre première opinion à ce sujet, et nous ne saurions adopter le système de Hertz et du baron d’Avril, d’après lequel Ganelon dériverait du Hagen des Nibelungen. = Quoi qu’il en soit, Ganelon n’a dans le Roland qu’une vie individuelle, et sa famille n’y est pas constituée à l’état de geste. Il en est à peu près de même de l’Entrée en Espagne, où il est encore montré sous les traits d’un baron courageux et loyal, et de la Prise de Pampeiune, où il est déjà, au contraire, dénoncé comme un traître. C’est à son instigation que, d’après ce poème traditionnel, Basin et Basile sont envoyés comme ambassadeurs à la cour du roi Marsile, et c’est lui qui tente de faire assassiner par les païens un troisième messager, nommé Garon. = Mais quand nos épiques furent atteints de la monomanie cyclique ; en d’autres tenues, quand ils voulurent classer tous leurs personnages en des familles distinctes, ils imaginèrent de faire de Ganelon le fils de Grifon d’Hautefeuille, qui lui-même fut présenté comme le troisième fils de Doon de Mayence. Voilà donc Ganelon installé dans cette geste de Doon qui, avec celles du Roi et de Garin de Montgiane, est une de nos trois grandes Gestes : et de là vient ce nom de Mayençais qui fut donné aux traîtres de nos romans. On ne s’arrêta pus en si beau chemin : l’auteur de Jourdain de Blaives (XIIe siècle) alla jusqu’à créer décidément une quatrième geste, «celle des traîtres », et l’auteur de Parise la duchesse (XIIe siècle) énuméra avec quelque complaisance les « douze traîtres " de la race de Ganelon. Voir Gaufrey, édit. Guessard, v. 3999 et suiv. ; Renaus de Montauban, édit. Michelant, pp. 421-442, etc. Cf. la Note de notre première édition, II, pp.78-80.


XIII


180« Seigneurs barons, » dit l’empereur Charles,
« Le roi Marsile vient de m’envoyer ses messagers.
« Il me veut donner une large part de ses richesses,
« Des lions, des ours, des levriers enchaînés,
« Sept cents chameaux, mille autours après leur mue,
185« Quatre cents mulets chargés d’or arabe,
« Plus de cinquante chars tout chargés.
« Mais il y met cette condition : c’est que je retourne en France.
" II s’engage à me rejoindre dans mon palais d’Aix,
« Pour y recevoir notre loi, qui est la loi du salut.
190« Il se fera chrétien et tiendra de moi ses Marches.
« Mais en a-t-il vraiment l’intention, voilà ce que je ne sais pas.
« — Prenons bien garde, » s’écrient les Français.Aoi.


XIV


L’Empereur a fini son discours.
Le comte Roland, qui point ne l’approuve,
195Se lève, et, debout, parle contre son oncle :
« Croire Marsile serait folie, » dit-il au Roi.
« Il y a sept grandes années que nous sommes entrés en Espagne.
" Je vous ai conquis Commible et Nobles ;
« J’ai pris Valtierra et la terre de Pina,

notre légende épique (1re branche de la Saga, 51. 52).Cette version est la seule qui nous permette de saisir le sens des vers 1776-1770 de notre Roland : la prist il Noples seinz le vostre cumant ; — Puis od les ewes lavat les prez de l’ sanc : — Pur ço le fist ne fust aparissant. = Un autre récit nous est fourni par l’Entrée en Espagne (XIIIe-XIVe s.) : nous y voyons Roland abandonner son oncle au milieu d’une grande bataille contre les Sarrasins et s’échapper avec les onze autres Pairs, pour s’en aller conquérir Nobles. C’est au retour de cette équipée qu’il est frappé par Charles, quitté le camp français et fait son voyage en Orient, (Voir le ms. fr. XXI de Venise, f° 177-217.) Cf. un autre récit, dans la cinquième branche de la Karlamagnns : Saga, et aussi les Chroniques de Saint-Denis, où l’on voit les murs de Nobles tomber soudain devant Charles, comme ceux de Jéricho devant Josué, etc. = Commibles. La version islandaise et les Remaniements de Versailles et de Venise nous donnent Merinde ou Morinde.

199. Valterne, c’est Valtierra. = Quant à la tere de Pine, ce ne peut être le castel de Pinhoo, que M. Raymond nous montre tout près de Roncevaux,

dans la commune de Saint-Michel

200Avec Balaguer, Tudela et Séville.
Mais, quant au roi Marsile, il s’est toujours conduit en traître
Jadis il vous envoya quinze de ses païens,
Portant chacun une branche d’olivier,
Et qui vous tinrent le même langage.
205Vous prîtes aussi le conseil de vos Français,
Qui furent assez fous pour être de votre avis.
Alors vous envoyâtes au païen deux de vos comtes :
L’un était Basan, l’autre Basile.
Que fît Marsile ? Il prit leurs têtes, là-haut, dans les montagnes au-dessous de Haltoïe.
210Faites la guerre, comme vous l’avez entreprise ;
Conduisez sur Saragosse votre armée ;
Mettez-y le siège, dût-il durer toute votre vie,
Et vengez ceux que le félon Marsile a fait mourir. »Aoi.


XV


L’Empereur tient la tête baissée.
215Il tourmente sa barbe et tire sa moustache ;
À son neveu ne répond rien, ni bien ni mal.
Tous les Français se taisent, tous, excepté Ganelon.
Ganelon se lève, s’avance devant Charles,
Et très fièrement commence son discours :
220« Vous auriez tort d’en croire les fous, .» dit-il au Roi,
« Les autres ou moi ; n’écoutez que votre avantage.
« Quand le roi Marsile vous fait savoir
« Qu’il est prêt à devenir, mains jointes, votre vassal ;
« Quand il consent à tenir toute l’Espagne de votre main
225« Et à recevoir notre-foi,
« Celui qui vous conseille de rejeter de telles offres
« N’a guère souci de quelle mort nous mourrons.
« Conseil d’orgueil ne doit pas l’emporter plus longtemps.
« Laissons les fous, et tenons nous aux sages. »Aoi.

207, Dous de voz cuntes, etc. Le récit détaillé de l’ambassade de Basin et de Basile se trouve dans la Prise de Pampelune, poème du commencement du XIVe siècle, mais écrit d’après des données traditionnelles. Nous en avons donné l’analyse dans nos Épopées françaises, 2e édition, III, 465-481 ; et M. Mussafia en a publié le texte (Vienne, 1864).


XVI


230Naimes alors s’avance à son tour ;
Il avait la barbe blanche et tout le poil chenu ;
Dans toute la cour il n’est pas de meilleur vassal.
« Vous l’avez entendue, » dit-il au Roi,
« La réponse du comte Ganelon.
« Sage conseil, pourvu qu’il soit suivi !
235« Le roi Marsile est vaincu dans la guerre.
« Vous lui avez enlevé tous ses châteaux,
« Vos machines ont brisé tous ses murs ;
« Vous avez brûlé ses villes, vous avez battu ses hommes.
« Or il ne vous demande aujourd’hui que d’avoir pitié de lui :
240" Ce serait péché que d’exiger davantage,
" D’autant que par ses otages il vous offre toute garantie.
» Vous n’avez plus qu’à lui’envoyer un de vos barons :
" Car il est temps que cette grande guerre prenne fin. »
Tous les Français de dire alors : « Le Duc a bien parlé. »Aoi.


XVII


« Seigneurs barons, quel messager pourrons-nous envoyer
245« Vers le roi Marsile à Saragosse ?
« — J’irai, si vous le voulez bien, » répond le duc Naimes.
« Donnez-moi sur-le-champ le gant et le bâton.
« — Non, » répond le Roi, " vous êtes un homme sage.
« Par la barbe et les moustaches que voici,
250« Vous n’irez pas à cette heure aussi loin de moi.
« Rasseyez-vous : personne ne vous invite à prendre la parole. »Aoi.

où son, duel avec le roi norois met fin à la guerre de Bretagne. Sa mort est racontée dans Anseïs de Carthage, méchant poème de la décadence, et qui n’a rien de traditionnel. (B. N. fr. 793, f° 92.) En résumé c’est dans ; Aubri, et surtout dans Roland, que se ! trouvent les meilleurs éléments de sa légende.= Il est le Nestor de nos Chansons de geste, et nos poètes le représentent partout sous les traits d’un vieillard prudent et sage. Tel conseillier n’orent onques li Franc : ce vers d’Aspremont résume tout son portrait.


XVIII


« Seigneurs barons, quel messager pourrons-nous envoyer
« Vers le Sarrasin qui règne à Saragosse ?
« — J’y puis fort bien aller, » s’écrie Roland.
255« — Non, certes, » répond le comte Olivier.
« Vous avez un cœur trop ardent et farouche ;
« J’aurais souci pour vous d’une méchante affaire.
« J’irai plutôt, s’il plaît au Roi. »
L’Empereur baisse la tête :
« Taisez-vous tous les deux, » répond-il :
260«Vous n’y mettrez les pieds ni l’un ni l’autre.
« Par cette barbe blanche que vous voyez,
« J’entends qu’on ne choisisse aucun des douze pairs. »
Les Français se taisent ; les voilà cois.Aoi.


XIX


Turpin de Reims se lève, sort de son rang,
Et interpelle Charles de sa grande et haute voix :
«265 Beau sire roi, laissez en paix vos Francs.
« Vous êtes depuis sept ans dans ce pays,
« Et vos barons n’y ont eu que travaux et douleurs.
« C’est à moi, Sire, qu’il faut donner le gant et le bâton.
« J’irai trouver, le Sarrasin d’Espagne,
«270 Et lui dirai un peu ma façon de penser. »

Ogier, quoique avec moins de précision. = Nous avons donné (premièré édit., II, pp. 73-75) seize listes des douze Pairs ; mais nous voulons seulement reproduire ici les plus antiques on les plus spéciales. I. Chanson de Roland. I. Roland. 2. Olivier. 3. Gerin. 4. Gerier. 5. Bérengier. 6. Othon. 7. Samson. 8. Engélier. 9. Ivon. 10., Ivoire. 11. Anseïs. 12. Girart. — II. Roncevaux. (C’est le titre sous lequel on désigne les Remaniements du Roland : textes de Paris, de Versailles, etc.) 1. Roland. 2. Olivier ; 3. Turpin. 4. Estoult. 5. Haton. 6. Gerin. 7. Gerier. 8. Samson. 9. Girart. 10. Anseïs. 11. Bérengier. 12. Hue. -III. Karlamagnus. Saga. Les mêmes que dans le Roland, si ce n’est que Turpin et Gautier remplacent ici Anseïs et Girart. — IV. Voyage à Jerusalem. 1. Roland. 2. Olivier. 3. Guillaume d’Orange. 4. Naimes. 5. Ogier. G. Gerin. 7. Bérengier. 8. Ernaut. 9. Aïmer. 10. Turpin. 11. Bernard de Brebant. 12. Bertrand. Il est aisé de voir que cette dernière énumération et le poème dont nous la tirons sont dus à un cyclique de la geste de Guillaume : dans cette liste, en effet, on ne trouve

pas moins de cinq membres de cette geste,

L’Empereur, plein de colère, lui répond :
« Par cette barbe, vous n’en ferez rien ;
« Allez vous rasseoir sur ce lapis blanc,
" Et ne vous avisez plus de parler, à moins que je ne vous
l’ordonne. »Aoi.


XX


« Chevaliers francs, » dit l’empereur Charles,
275« Elisez-moi un baron de ma terre,
« Qui soit mon messager près de Marsile
« Et qui, au besoin, puisse se battre comme il faut.
« — Eh ! » dit Roland, « ce sera Ganelon, mon beau-père :
« Si vous le laissez ici, vous n’en enverrez point de meilleur.
« — Il s’en acquitterait fort bien, » s’écrient tous les Français,
« Et, si le Roi le veut, il est trop juste qu’il y aille. »Aoi.


XXI


280« Ganelon, » dit le Roi, « avancez près de moi
« Pour recevoir le bâton et le gant.
« C’est la voix des Francs qui vous désigne : vous l’avez entendu.
« — Non, » répond Ganelon, « tout cela est l’oeuvre de Roland.
« Et plus jamais ne l’aimerai de ma vie.
285« Et je n’aimerai plus Olivier, parce qu’Olivier est son ami.
« Et je n’aimerai plus les douze Pairs, parce qu’ils l’aiment.
« Et là, sous vos yeux, Sire, je leur jette mon défi.
« — C’est trop de colère, » dit le "Roi.
« Puisque je l’ordonne, vous irez.
290« — J’y puis aller, mais c’en est fait de moi,
« Comme jadis de Basile et de son frère Basan. »Aoi.


XXII


« Je vois bien, » dit Ganelon, « qu’il me faut aller à Saragosse.
« Qui va là-bas n’en revient point.

sadeurs épiques consiste à jeter un de Lohier dans Renaus de Montauban défi solennel : de la le gant qu’on édit. Michelant, p. 11 : Or li donts

leur confie. CI.’ le récit’ de l’ambassade errant le gant et le baston, etc.

« Sire, n’oubliez pas surtout que votre sœur est ma femme.
295« J’en ai un fils ; on ne pourrait trouver de plus bel enfant.
« C’est Baudouin, qui, s’il vit, sera un preux.
« Je lui laisse mes terres et mes fiefs ;
« Gardez-le bien ; car je ne le reverrai plus de mes yeux.
« — Vous avez le cœur trop tendre, » lui répond Charles.
300« Puisque je vous l’ordonne, il y faut aller. »Aoi.


XXIII


Le comte Ganelon en est tout plein d’angoisse :
Il rejette de son cou ses grandes peaux de martre.
Et reste avec son seul bliaud de soie.
Il a les yeux vairs et très fier le visage ;.
305Son corps est tout gracieux, larges sont ses côtés,
Ses pairs ne le peuvent quitter des yeux, tant il est beau.
« Fou, » dit-il à Roland, « pourquoi cette rage ?
« On le sait assez, que je suis ton beau-père.
« Ainsi tu m’as condamné à aller vers Marsile !
310« C’est bien ; mais, si Dieu permet que j’en revienne,
« J’attirerai sur toi tel deuil et tel malheur,
« Qui dureront autant que ta vie.
« — Orgueil et folie, » répond Roland.
« On sait trop bien que je ne prends nul souci des menaces.
315« Mais, pour un tel message, — il faut un homme sage,
« Et, si le Roi le veut, je suis prêt à le faire en votre place. »Aoi.


XXIV


« Tu n’iras point à ma place, » dit Ganelon.
« Tu n’es pas mon vassal, et je ne suis pas ton seigneur.
« Charles ordonne que je fasse son service :
320« J’irai donc à Saragosse, vers Marsile ;
« Mais j’y ferai quelque folie

avoir été violette. Tout le long des bordures est cousue de la ganse de soie verte. Ce vêtement n’a qu’un mètre huit centimètres de hauteur. Relevé par la ceinture, il ne devait pas

atteindre les genoux. » (J. Quicherat, Histoire du costume en France, 1815. p. 139.) Le même savant donne (Ibid. p. 118) le dessin d’un bliaud de l’annéé

1181. Voir l’Éclaircissement III.

« Pour soulager ma grande colère. »
Lorsque Roland l’entend, il commence à rire.Aoi.


XXV


Quand Ganelon voit que Roland rit de lui,
325Il en a telle douleur que, de colère, son cœur est tout près de se fendre.
Peu s’en faut qu’il n’en perde le sens :
« Je ne vous aime pas, » dit- il au comte Roland ;
« Vous avez fait sur moi tomber ce choix injuste.
« Droit Empereur, me voici devant vous,
330« Tout prêt à remplir votre commandement. »Aoi.


XXVI


« Beau sire Ganelon, » lui dit Charles, « écoutez :
« Vous dires de ma part à Marsile
« Qu’il devienne, mains jointes, mon vassal,
« Et qu’il ait à recevoir le saint baptême.
« Je lui veux donner en fief la moitié de l’Espagne ;
« L’autre moitié sera pour Roland le baron.
« Si Marsile ne veut pas accepter cet accord,
« Sous les murs de Saragosse j’irai mettre le siège,
« Je le ferai prendre et lier de force.
On le mènera tout droit à Aix, siège de l’Empire ;
« Un jugement y finira sa vie,
« Et il y mourra en grand deuil et grande honte.
" Prenez donc cette lettre, qui est munie de mon sceau,
« Et remettez-la au païen dans le poing droit. »Aoi.


XXVII


L’Empereur tend à Ganelon le gant de la main droite ;
Mais le Comte voudrait bien n’être point là.

qu’à l’aide du plus ancien manuscrit de Venise, qui est notre source la plus précieuse, et de tous nos Remaniements (textes de Paris, de Versailles, de Lyon, de Venise et de Cambridge ).Voir, dans notre septième édition, les Notes pour l’établissement du texte, où nous donnons la raison de

toutes ces additions.

Comme il va pour le saisir, le gant tombe par terre.
« Dieu ! s’écrient les Français, que va-t-il arriver ?
335« Ce message sera pour nous la cause de grands malheurs.« 
— Vous en saurez des nouvelles, » leur répond Ganelon.Aoi.


XXVIII


Ganelon dit à l’Empereur : « Donnez-moi congé, Sire ;
« Puisqu’il y faut aller, je n’ai plus de temps à perdre.
« — Allez, » dit le Roi, « pour l’honneur de Jésus et pour le mien. »
340Et, de sa main droite, il fait sur Ganelon le signe de la croix Nil lui donne l’absolution ;
Puis, lui remet le bâton et la lettre.Aoi.


XXIX


Le comte Ganelon s’en va dans sa maison
Et se prend alors à revêtir ses armes,
Les meilleures qu’il y peut trouver.
345À ses pieds il fixe les éperons d’or,
À son côté ceint Murgleis, son épée,
Et monte sur son destrier Tachebrun ;
Son oncle Guinemer lui tient l’étrier.
Que de chevaliers vous eussiez vus pleurer !
350Et tous : « Ô baron, lui disent-ils, quel malheur pour vous !
« Il y a si longtemps que vous êtes à la cour du Roi
« Et que l’on vous y tient pour un noble vassal !
« Quant à celui qui vous a désigné pour aller là-bas,
« Charlemagne lui-même ne saura le défendre.
355« Jamais le comte Roland n’eût dû avoir une telle pensée :
« Car vous.êtes d’un si haut parentage ! »
Puis : « Seigneur, » lui disent-ils, « emmenez-nous :
« — À Dieune. plaise, » répond Ganelon.
« Tant de bons bacheliers mourir ! non, plutôt mourir seul.
360« Vous, seigneurs, retournez en douce France.
« Saluez ma femme de ma part ;

« Saluez aussi Pinabel, mon ami et mon pair,
« Et mon fils Baudouin, que vous savez.
« Défendez-le bien, et tenez-le pour votre seigneur. »
365Alors Ganelon entre en sa voie, et s’achemine vers Sarragosse.Aoi.




L’AMBASSADE ET LE CRIME DE GANELON


XXX


Voilà Ganelon qui chevauche sous de hauts oliviers.
Il a rejoint les messagers sarrasins :
Blancandrin, pour l’attendre, avait ralenti sa marche.
Tous deux commencent l’entretien, tous deux y sont habiles :
370" Quel homme merveilleux que ce Charles ! » s’écrie Blancandrin
« Il a conquis la Calabre et la Pouille,
« Constantinople et, la vasteSaxe : — -
« Il a passé la mer salée, afin de mettre la main sur l’Angleterre,
« Et il en a conquis le tribut pour saint Pierre.
« Mais pourquoi vient-il nous poursuivre chez nous ?
375« — Telle est sa volonté, » dit Ganelon,
« Et il n’y aura jamais d’homme qui soit de taille à lutter contre lui. ».Aoi.


XXXI


« Quels vaillants hommes que les Français ! » dit Blancandrin :
« Mais vos comtes et vos ducs font très grand tort
« A leur seigneur, quand ils lui donnent tel conseil ;

mares. Ethelwolf, père d’Alfred, renouvela la, promesse d’Offa, pendant son séjour à Rome en. 855. Alfred lui-même, dès qu’il eut-soumis les Danois, envoya le tribut annuel rétabli par son père, et sous le règne d’Édouard (900- 924) on parlait du Denier de saint Pierre comme d’une contribution régulière. C’est donc à tort que notre poète attribue à Charles cette institution célèbre ; mais, touchant la-date originelle, il ne se trompe point, et Offa était, en effet, un contemporain

de Charlemagne.

380« Ils perdent Charles, et en perdent bien d’autres avec lui.
" — Je n’en sais vraiment pas un, » dit Ganelon, « qui" mérite ce blâme,
« Pas un, si ce n’est Roland ; et il n’en tirera que de la honte.
« L’autre jour encore, l’Empereur était assis à l’ombre.
« Son neveu vint devant lui, vêtu de sa broigne :
385« C’était près de Carcassonne, où il avait fait riche butin.
« Dans sa main il tenait une pomme vermeille :
« Tenez, beau sire, dit-il à son oncle,
« Voici les couronnes de tous les rois que je mets à vos pieds. »
« Tant d’orgueil devrait bien trouver son châtiment.
390« Chaque jour il s’expose à la mort.
« Que quelqu’un le tue : nous n’aurons la paix qu’à ce prix. »Aoi.


XXXII


« Ce Roland, » dit Blancandrin, « est bien cruel
« De vouloir faire crier merci à tous les peuples
« Et mettre ainsi la main sur toutes les terres !
395« Mais, pour une telle entreprise, sur quelle gent compte-t-il ?
« — Sur les Français, » répond Ganelon.
« Ils l’aiment tant qu’ils ne lui feront jamais défaut.
« Il ne leur refuse ni or, ni argent,
« Ni destriers, ni mules, ni soie, ni armures ;
400« À l’Empereur lui-même il en donne autant’ que Charles en désire.
" Il conquerra le monde jusqu’à l’Orient. »Aoi.

que nous reproduisons ici est celui de Gui de Laval, 1105.

385. Carcasunie. La Prise de Carcassonne semble n’avoir été racontée que dans certains Récits qui sont restés à l’état oral. On connaît la fable d’après laquelle une des tours de la Tille, assiégée par Charlemagne, s’inclina respectueusement devant lui, et la légende ; plus curieuse encore dé " dame Carcas » ; qui sut défendre sa ville contre l’effort du puissant Empereur et de tout l’Empire. Voir à la Bibliothèque nationale, — fr. 8048, p. 157 dés « Antiquités de Rullmann », le dessin d’une tête représentant « dame Carcas », laquelle se trouvait à Béziers, au dehors de la porte de Carcassonne.

399. Palies. Nous possédons (sans vouloir ici remonter plus haut) des textes du Ve siècle où le mot pallium a le sens de " tapisserie » ou « tapis ». Dans les plus anciens monuments de notre langue, et en particulier ’dans nos premières Chansons de geste, palie signifie une étoffé de prix, et, plus exactement, une étoffe de soie.


XXXIII (?)


Le Sarrasin jette un regard sur Ganelon ;
Il lui trouve belle mine, mais regard de félon.
En ce moment Ganelon a un tremblement dans tout le corps.
Et Blancandrin lui adresse ce discours :
« Entendez-moi bien, lui dit-il.
« Voulez-vous vous venger de Roland ?
« Eh bien ! par Mahomet, livrez-le-nous.
" Le roi Marsile est plein de courtoisie
" Et il vous abandonnera volontiers ses trésors. »
Guenes l’entend, et baisse le menton.Aoi.


XXXIV


Ils ont tant chevauché, Ganelon et Blancandrin,
Qu’ils ont fini par s’engager mutuellement leur foi
Pour chercher le moyen de faire périr Roland.
405Ils ont tant chevauché par voies et par chemins,
Qu’ils arrivent à Saragosse. Ils descendent sous un if.
À l’ombre d’un pin il y a un trône
Enveloppé de soie d’Alexandrie.
C’est là qu’est assis le roi maître de toute l’Espagne.
410Vingt mille Sarrasins sont autour de lui ;
Mais on n’entend, parmi, eux, sonner ni tinter un seul mot,
Tant ils désirent apprendre des nouvelles.
Voici venir Ganelon et Blancandrin.Aoi.


XXXV


Devant Marsile s’avance Blancandrin
415Qui par le poing tient le.comte Ganelon :
« Salut, " dit-il, « au nom de Mahomet

le marché principal où venaient s’approvisionner les gros négociants ’du moyen âge. Les palies furent jusqu’au XVe siècle le principal objet dé ce commerce. » (Fr. ’Michel, Recherches sur le commerce, la fabrication et l’usage des étoffes de soie, d’or et d’argent, I ; p. 279.) Il convient d’ajouter qu’Alexandrie recevait, par les caravanes,

des étoffes dé la Perse et de l’Inde.

« Et d’Apollon, dont nous observons la loi sainte.
« Nous avons fait votre message à Charles.
« Il a levé ses deux mains vers le ciel,
420« A rendu grâces à son Dieu, et point n’a fait d’autre réponse ;
« Mais il vous envoie un de ses nobles barons.,
« Qui est un très puissant homme de France.
« C’est par lui que vous saurez si vous aurez la paix ou non.
" — Qu’il parle, » dit Marsile ; « nous l’écouterons. »Aoi.


XXXVI


425Ganelon, cependant, prend son temps pour réfléchir
Et commence à parler avec un grand art,
Comme celui qui très bien le sait faire :
« Salut, » dit-il au Roi, « salut au nom de Dieu,
« De Dieu le glorieux que nous devons adorer.
430« Voici ce que vous mande Charlemagne le baron :
« Vous recevrez la sainte loi chrétienne,
« Et Charles vous daignera laisser en fief la moitié de l’Espagne.
« L’autre moitié sera pour Roland, le baron.
« (L’orgueilleux compagnon que vous aurez là !)
« Si vous ne voulez point de cet accord,
« Sous Saragosse il ira mettre le siège :
« Vous serez pris, vous serez-garrotté de force
435« Et l’on vous conduira à Aix, siège.de l’Empire.
« Un jugement y finira vos jours,
" Et vous y mourrez dans la vilenie, dans la, honte. »
Le roi Marsile fut alors tout saisi de frémissement :
Il tenait à la main une flèche empennée d’or ;
440Il en veut frapper Ganelon ; mais par bonheur on le retient.Aoi.

mologie de ce mot est anglo-saxonne : ategar est le nom du javelot saxon, et l’on ne trouve, en réalité, ce mot que dans des textes d’origine anglaise. (Florent de Worchester ; Guillaume de Malmesbury, De gest. Angl., cap. XII ; Hoveden. cf.» lé"Gloss. anglo-saxon de Somner ; Halliwell, au mot Algere, et surtout Dueange. au mot Ategar.) Le texte de Florent de Worchester est des plus précieux : "In manu sinistra clypeum cum umbonibus aureis et clavis deauratis ; in dextera lanceam auream quae lingua Anglorum hategar nuncupatur. » C’est tout à fait notre atgier ki d’or fut empénez. = Cette ètymologie est des plus importantes : comme-ce mot : n’a jamais été usité qu’en Angleterre, il-’ semble raisonnable de. conclure que le" poème où il se, trouve a été écrit en’ Angleterre.


XXXVII


Le roi Marsile a changé de couleur
El brandit dans sa main le bois de la flèche.
Ganelon le voit, met la main à son épée,
Et en tire du fourreau la longueur de deux doigts :
445« Épée, » lui dit-il, « vous êtes claire et belle.
« Tant que je vous porterai à la cour de ce roi,
« L’Empereur de France ne dira pas
« Que je serai mort tout seul au pays étranger.
« Mais, avant ma mort, les meilleurs vous auront payée de leur sang.
450« — Défaisons la mêlée, » s’écrient les Sarrasins.Aoi.


XXXVIII


Les meilleurs des païens ont tant prié Marsile,
Que sur son trône il s’est enfin rassis.
Et le Calife : « Vous nous mettiez, » dit-il, « en vilain cas,
« Quand vous vouliez frapper le Français.
455« Il fallait l’écouter et l’entendre.
« — Sire, » dit Ganelon, « je veux bien souffrir cet affront :
« Mais onques je ne consentirais, pour tout l’or que Dieu fit,
« Ni pour tous les trésors qui sont en ce pays,
« À ne pas dire, si l’on m’en laisse le loisir,
460« Le message que Charles, le roi très puissant,
« Vous mande à vous, son ennemi mortel. »
Ganelon était vêtu d’un manteau de zibeline ;
Couvert de soie d’Alexandrie.
Il le jette à terre, et Blancandrin le reçoit ;
465Mais, quant à.son épée, point ne la veut quitter :
En son poing droite la tient par le pommeau d’or.
« Voilà, » disent les païens, « voilà un’ noble baron ! »Aoi.

est creux et sert de reliquaire. = Voir notre Éclaircissement III, sur le costume de guerre, et les figures ci-contre, d’après cinq sceaux dés XIe-XIIe siècles.


XXXIX


Ganelon s’est approché du Roi :
« Vous vous emportez à tort, » lui a-t-il dit.
470« Celui qui tient la France, Charlemagne vous mande
« Que vous ayez à recevoir la loi chrétienne,
« Et il vous donnera en fief la moitié de l’Espagne.
« Quant à l’autre moitié, elle est pour son neveu Roland.
« (L’orgueilleux compagnon que vous aurez là !)
475« Si vous ne voulez accepter cet accord,
« Charles viendra vous assiéger dans Saragosse.
« Vous serez pris, vous serez garrotté de force,
« Et mené droit à Aix, siège de l’Empire.
« Pour vous pas de destrier ni de palefroi ;
480« Pas de mulet ni de mule où l’on vous laisse chevaucher.
« On vous jettera sur un méchant cheval de charge ;
« Et un jugement vous condamnera à perdre la tête.
« Voici la lettre que vous envoie notre Empereur. »
Il la remet au païen, dans le poing droit.Aoi.


XL


485Marsile était savant, était Lettré ;
Et avait été aux écoles de la loi païenne. ■
Il brise le sceau, il en faitcheair la cire,
Jette un regard sur la lettre et voit tout, ce qui y est écrit :
Il pleure des yeux, tire sa barbe blanche,
Se lève, et, d’une voix retentissante :
« Écoutez, seigneurs, quelle folie.
« Celui qui a la France en son pouvoir, Charles, me mande
« De me souvenir de la colère et de la grande douleur ;
490« C’est-à-dire.’de Basàn et de son frère-Basile,
« Dont j’ai pris les têtes aux monts de Haltoïe.
« Si je veux racheter la vie de mon corps,
« Il me faut lui envoyer le Calife, mon oncle.
« Autrement il ne m’aimera plus. »
Pas un païen n’ose dire un seul mot,
495El seul, après Marsile, son fils prend la parole :

« Ganelon a parlé follement, » dit-il au Roi. "
« Son langage mérite-la mort.
« Livrez-le-moi, j’en ferai justice..»
Ganelon l’entend, brandit son épée,
500Et contre la tige du pin va s’adosser.Aoi.


XLI (??)


À Saragosse voilà donc un grand émoi.
Or, il y avait là un noble combattant,
Fils d’un aumaçour et qui était puissant.
À son seigneur il parle très sagement :
« Beau sire roi, pas de crainte.
« Voyez Ganelon, voyez le traître, comme il a changé de visage. »Aoi.


XLII


Le roi Marsile s’en est alors allé dans son verger ;
Il n’y emmène que les meilleurs de ses hommes.
Blancandrin, au poil chenu, y vient avec eux
Ainsi que Jurfaleu, son fils et son héritier.
505Le Calife y vient aussi, qui est l’oncle de Marsile et son fidèle ami.
« Appelez le Français, » dit Blancandrin.
« Il m’a engagé sa foi pour notre cause. ■
« — Amenez-le, » dit le Roi.
Blancandrin est allé prendre Ganelon aux doigts, par la main droite ;
510Il l’amène au verger près dé Marsile.
Et c’est alors qu’ils préparent la trahison infâme.Aoi.


XLIII


« Beau sire Ganelon, » a dit le roi Marsile,
« Je fis preuve de folie avec vous,
« Quand, par colère, je voulus vous frapper.
515« Mais avec ces peaux de martre je vous en fais réparation :
« Elles viennent d’être ouvrées et achevées aujourd’hui même,

504. Jurfaleus meurt à Roncevaux, de la main de Roland. Cf. le v. 1904.

« Et valent en or plus de cinq cents livres.
« Vous les aurez sur-le-champ, et c’est vraiment une belle amende. »
Au cou de Ganelon Marsile les attache.
« Je ne les refuse point, » répond Ganelon,
« Et que Dieu, s’il lui plaît, vous en récompense lui-même ! »Aoi.


XLIV


520« Ganelon, » dit Marsile, « sachez en vérité
« Que j’ai le désir de tous aimer très vivement.
« Notre conseil doit rester secret,
« Et je voudrais vous entendre parler de Charlemagne.
« Il est bien vieux, n’est-ce pas ? et a usé son temps.
« Il a, je pense, plus de deux cents ans.
525«Il a promené son corps par tant et tant de terres !
« Il a reçu tant de coups sur son écu à boucle !
« Il a réduit à mendier tant de puissants rois !
« Quand donc sera-t-il las de guerroyer ainsi ?
« Il devrait bien se reposer à Aix.
« — Non, » répond Ganelon, « ce n’est point là Charlemagne.
530« Tous ceux, qui le voient et le connaissent,
« Tous vous diront que l’Empereur est un vrai baron.
« Je ne saurais assez l’admirer, assez le louer devant vous :
« Car il n’y a nulle part plus, d’honneur ni plus de bonté.
« Qui pourrait donner une idée de ce que vaut Charlemagne ?
535« Dieu l’a illuminé d’une telle vertu !
« Non, j’aimerais mieux mourir que de quitter son baronnage. »Aoi.

passe le bras, et d’une guige par laquelle il le suspend à son cou durant la marche. Au milieu, de l’écu est une proéminence, « une saillie de métal, nommée boucle, d’où partent des rayons fleuronnés. De là, sans doute le mot : escut peint à flurs. — Voir Demay, le Costume de guerre, et notre Eclaircissement III.,

527. Tanz riches reis. Nos chan


XLV


« En vérité, » dit le païen, « je suis tout émerveillé
« À la vue de Charlemagne, qui est si vieux et si chenu.
« Il a bien, je crois, deux cents ans et plus.
540« Il a peiné son corps par tant de royaumes !
« Il a reçu tant de coups de lance et d’épieu !
« Il a réduit à mendier tant de rois puissants !
» Quand donc sera-t-il las de guerroyer ainsi ?
« — Ah ! » répond Ganelon, « ce n’est certes pas tant que vivra son neveu :
545« Sous la chape des cieux il n’y a pas un baron de sa taille :
« Son compagnon Olivier est aussi plein de prouesse.
« Les douze Pairs, qui sont tant aimés de Charlemagne,
« Font l’avant-garde, à la tête de vingt mille chevaliers.
« Charlemagne peut être tranquille, et ne craint aucun homme. »Aoi.


XLVI


550« Je suis tout émerveillé, » dit le Sarrasin,
« À la vue de Charlemagne, qui est chenu et blanc.
« Il a bien, je crois, deux cents ans passés.
« Il a marché en conquérant par tant de terres !
« Il a reçu tant de coups de bons épieux tranchants !
555« Il a vaincu en bataille et mis à mort tant de rois puissants !
« Quand donc sera-t-il las de guerroyer ainsi ?

haute, et qui. le plus souvent est en bois de frêne ; 2° le fer, qui est d’acier bruni, en losange, quelquefois triangufaire. Les fers du Poitou et de Bordeaux semblent avoir été particulièrement célèbres. (G. Demay, le Costume de guerre et d’apparat, p. 39.) Au haut de la lance est attaché le gonfanon ou l’enseigne, qui presque toujours est à trois langues ou à trois pans. = Le mot espiet, dans le Roland, a partout le même sens que le mot lance. = Voir ci-contre le sceau de Thibaut IV, comte de Blois (1138), et celui

de Galeran, comte de Menlan (1165).

« — Ce ne sera certes pas, » dit Ganelon, « tant que vivra Roland ;
« Il n’est tel baron d’ici en Orient ;
« Son compagnon Olivier est aussi plein de valeur.
560« Les douze Pairs, que Charles aime tant,
« Font l’avant-garde, à la tête de vingt mille Francs.
« Charles peut être tranquille, et ne craint nul homme vivant. »Aoi.


XLVII


« Beau sire Ganelon, » dit le roi Marsile,
« Mon peuple est le plus beau qu’on puisse voir.
565« Je puis avoir quatre cent mille chevaliers
« Pour engager la lutte avec Charlemagne et ses Français.
« — Ce n’est pas encore celle fois, » répond Ganelon, « que vous les vaincrez,
« Et vous y perdrez des milliers de vos païens.
« Laissez cette folie, et tenez-vous à la sagesse :
570« Donnez tant d’argent à l’Empereur,
« Que les Français en soient tout émerveillés.
« Au prix de vingt otages que vous lui enverrez,
« Le roi Charles s’en retournera en douce France
« El derrière lui laissera son arrière-garde ;
575« Je crois bien que son neveu Roland en fera partie,
« Avec Olivier le preux et le courtois.
« Si vous m’en voulez croire, les deux comtes sont morts.
« Charles, par là, verra tomber son grand orgueil
« Et n’aura plus envie de jamais vous combattre. »Aoi.


XLVIII


580« Beau sire Ganelon, » dit le roi Marsile,
« Comment m’y prendrai-je pour tuer, Roland ?
« — Je saurai bien vous le dire, » répond Ganelon.
« Le roi sera aux meilleurs défilés de Cizre,

rentes formes qu’a reçues ce vocable géographique depuis le IXe siècle : Vallis-Sirsia, en 980 ; Cycereo, Sizara, Cizia, Cisera, Cisara, au XIIe siècle ; Ciza, Cizïe, au XIIIe ; Cisia, au XIVe Sizie, au XVe. Dans la Chronique de Turpin, on appelle ces ports Ciserei portus, et portae. Caesaris dans la Kaiserscronik. L’historien arabe Edrisi

se sert, en 1154, du mot Cezer.

« Et derrière lui aura placé son arrière-garde.
585« Là sera son neveu, le puissant comte Roland,
« Et Olivier, en qui il a tant de confiance ;
« Vingt mille Français y seront avec eux.
« Pour vous, seigneur, assemblez votre grande armée,
« Lancez sur eux cent mille de vos païens
« Qui engagent contre eux une première bataille ;
590« La gent de France y sera cruellement blessée ;
« Je ne dis pas que les vôtres n’y soient mis en pièces.
« Mais livrez-leur un second combat :
« Roland ne pourra se tirer de l’un et de l’autre.
« Vous aurez fait par là belle chevalerie,
595« Et n’aurez plus de guerre en toute votre vie. »Aoi.


XLIX


« Faire mourir Roland là-bas’,
« Ce serait ôter à l’Empereur le bras droit de son corps.
« Adieu les merveilleuses armées de France ! ■
« Charles, désormais, n’assemblerait plus de telles forces,
« Il ne porterait plus au front couronne d’or,
600« Et toute l’Espagne resterait en repos. »...
Quand Marsile entend Ganelon, il le baise au cou ;
Puis il commence à ouvrir ses trésors.Aoi.


L


Marsile alors : « Pourquoi de plus longs discours ?
« Il n’est pas de bon conseiller, si l’on n’en est point sûr :
605« Jurez-moi, sans plus tarder, jurez-moi sa mort.
«. Jurez-moi que je le trouverai à l’arrière-garde ;
« Et je vous promettrai en revanche, sur ma loi,
« Que je l’y combattrai si je l’y trouve. »
Et Ganelon : « Qu’il soit fait, » répondit-il, « selon votre volonté ! »
Et voilà que, sur les reliques de son épée Murgleis,
Il jure la trahison. La forfaiture est accomplie.Aoi.


LI


Un fauteuil d’ivoire était là ;
Sous un olivier ; sur un écu blanc,

610Marsile y fait porter un livre
Où est écrite la loi de Mahomet et de Tervagan.
Le Sarrasin espagnol y jure son serment :
« Si, dans l’arrière-garde de Charlemagne, il trouve Roland,
« Il le combattra avec toute son armée.
615« S’il le peut, Roland y mourra.
« Et les douze Pairs sont condamnés à mort, »
Et Ganelon : « Puisse notre traité réussir ! »Aoi.


LII


Voici venir un païen, du nom de Valdabrun ;
C’est lui qui, pour la chevalerie, fut le parrain du roi Marsile,
Clair et riant, a dit à Ganelon :
620« Prenez mon épée : aucun homme n’en a de meilleure ;
« Dans le pommeau il y a pour plus de mille mangons ;
« Je vous la donne par amitié, beau sire ;
« Mais aidez-nous contre Roland le baron,
« Et faites que nous puissions le trouver à l’arrière-garde.
625« — Ainsi sera-t-il, » répond le comte Ganelon,
« Et je vous garantis que nous les combattrons.
« Et je vous promets que nous les tuerons. »
Tous les deux se baisent à-la joue et au menton.Aoi.


LIII


Voici venir un païen, Climborin, .
Qui, clair et riant ; a dit à Ganelon :
« Prenez mon beaume : onques n’en vis de meilleur.

l’hommage, rendu par le vassal au suzerain. Le vassal mettait ses mains dans celles du seigneur, et le baisait sur les lèvres. C’est ce qu’on appelait devoir « bouche et mains ». Cf. le v. 626. = Nous n’avons, tout au plus, affaire ici qu’à une parodie de l’hommage.

629. Helme. Le beaume est cette partie de l’armure qui est destinée protéger la tête du chevalier (concurremment avec le capuchon de ’mailles) ; A. l’époque de la composition du Roland, le beaume se compose généraloment d’une calotte de fer, d’iun cercle et d’un nasel qui couvre le nez. V. l’Éclaircissement III, sur le Costume de guerre et la figure ci-contre, qui reproduit le sceau de Matthieu, comte de

Bosumont-sur-Oise, 1177.

« Une escarboucle y brille au-dessus du nasal.
630« Mais aidez-nous contre Roland le marquis,
« Et donnez-nous le moyen, de le déshonorer.
« — Ainsi sera-t-il fait, » répond Ganelon :
Puis, ils se baisent à la joue et sur la bouche.Aoi.


LIV


Voici venir la reine Bramimonde :
635« Sire, » dit-elle à Ganelon, « je vous aime grandement ;
» Car mon seigneur et tous ses hommes ont pour vous grande estime.
« Je veux à votre femme envoyer deux bracelets ;
« Ce ne sont qu’améthystes, rubis et or :
« Ils valent plus, à eux seuls, que tous les trésors de Rome :
640« Et certes votre empereur n’en vit jamais de pareils.
« Pas un jour ne se passera, sans que je vous fasse nouveaux présents,
« — Nous sommes à votre service, » lui répond Ganelon.
Il prend les bracelets ; dans sa botte il les serre.Aoi.


LV

.


Le roi Marsile appelle son trésorier Mauduit :
« As-tu disposé les présents, que je destine à Charles ?
« — Oui, Sire, ils sont tout prêts, », répond le trésorier.
645« Sept cents chameaux sont là, chargés d’or et d’argent,
« Et vingt otages, des plus nobles qui soient sous le ciel. ■»
Le Roi s’est approché de Guenes
Et l’a serré tendrement entre ses bras.
Puis : « Je vous dois, bien aimer, » lui dit-il,
» Une passera plus de jour, où je ne vous donne de mes trésors,
« Si vous m’aidez contre Roland le baron. » ■
Et Guenes de lui répondre : « Il ne faut point me mettre en retard. »Aoi.


LVI


Marsile tient Ganelon par l’épaule :
« Tu es très vailiant, » lui dit-il, « et très sage ;

seau nous est resté longtemps. VoirÉclaircissement III sur le Costume de guerre et l’Histoire du costume, par

J. Quicherat, 1875, pp. 133, 257.

« Mais, au nom de cette loi qui est la meilleure aux yeux des chrétiens,
650« Ne t’avise point de changer de. sentiment pour nous.
« Je te donnerai largement de mes trésors :
« Dix mulets chargés de l’or le plus fin d’Arabie ;
« Et chaque année je te ferai pareil présent.
Cependant prends les clefs «-de cette vaste cité,
655« Et présente de ma part tous ces trésors à Charles,
« Avec vingt otages que tu lui laisseras ;
« Mais fais placer Roland à l’arrière-garde.
« Si je le puis trouver aux défilés et aux passages,
« C’est une bataille à mort que je lui livrerai.
« — M’est avis que je tarde trop, » s’écrie Ganelon.
660Alors il monte à cheval, et entre en son voyage...Aoi.


LVII


L’empereur Charles approche de son royaume :
Le voilà arrivé à la cité de Valtierra
Que jadis le comte Roland a prise et ruinée.
Et depuis ce jour là elle fut cent ans déserte.
665C’est là que le roi attend des nouvelles de Ganelon,
Et le tribut d’Espagne, la grande terre.
Or, un matin, à l’aube, quand le jour jette sa première clarté,
Le comte Ganelon arrive au campement.Aoi.


LVIII


Le jour est beau, le soleil clair.
L’Empereur s’est levé de grand matin,
670A entendu messe et matines,

destruction de Valtierra, il ne reste aucune trace, dans nos Chansons de geste. Et nous avons peut-être là une nouvelle preuve de ce fait incontestable, « que nous avons perdu un certain nombre de ces vieux poèmes. » 669. Li Emperere est par matin levez. Nous avons raconté ailleurs une « journée de Charlemagne ». (Épopées françaises, 2e édition, III, pp. 121-133.) Son sommeil ne ressemblait pas à celui des autres, hommes : un ange était toujours à son chevet. (Roland, v. 2528.) La Chronique du faux Turpin rapporte « qu’autour de son lit, chaque nuit, cent vingt forts orthodoxes étaient placés pour le garder, l’épée nue d’une main, et, de l’autre, un flambeau ardent. »

(Cap. XX) = Toutes nos Chansons sont

Puis est venu se placer sur l’herbe verte, devant sa tente.
Roland y fut, avec Olivier le preux,
Et le duc Naimes, et mille autres.
C’est là que vient Ganelon, le félon, le parjure,
675Et que très perfidement il prend la parole :
« Salut au nom de Dieu, » dit-il au roi.
« Voici les clefs de Saragosse que je vous apporte,
« Et voilà de grands trésors
« Avec vingt otages : faites-les bien garder.
680« Le vaillant roi Marsile vous mande encore
« De ne point le blâmer, si je nevous amène point le Calife.
« J’ai vu, vu de mes yeux, trois cent mille hommes armés,
« Le haubert au dos, le beaume d’acier en tête,
« Et, au côté, l’épéeau pommeau d’or niellé,

apprendre « que Charlemagne les conquit outre Hhin quand il occit le païen Guitalin. » (Aspremont ; Bibl. nat. fr. 2495, f° 67-71. — Cf. Ogier, t. 3502-3506.) = Si le Conseil ou la Cour avait eu lieu avant le repas, le reste de la journée n’est plus consacré qu’au plaisir. C’est alors que les chevaliers, assis sur le satin blanc, se mettent à jouer aux tables ou aux échecs : Charlemagne les regarde du haut de son trône (Roland, v. 109- 116), ou se jette avec ardeur dans quelque partie de chasse. (Girars de Viane, Jehan de Lanson, etc.) À vraiment parler, sa journée est finie. Il revient bientôt à son palais ou-dans sa tente, et s’endort sous la garde de l’ange Gabriel. (Cf. les v. 163 et suiv.)’ 683. Osbercs vestuz. Le haubert (v. la note du v. 384, sur la brunie) est le vêtement de mailles, la chemise de mailles, laquelle descend jusqu’au-dessous du genou, et qui est fendue sur le devant et le derrière, de manière à former culotte. = «Plus rare d’abord que la brunie ou broigne, d’une difficulté plus grande de fabrication, le haubert devait être porté seulement par les grands personnages, par les chefs. Il avait sur la broigne l’avantage de mieux protéger lecorps, que ses mailles entrelacées couvraient d’un réseau continu, impé-

nétrable à la lance. Aussi la broigne est - elle délaissée, vers le milieu du XIIe ? siècle, tandis que le haubert se

perfectionne et persiste à ce point que nous le ’verrons encore en usage au milieu dû xrv« siècle. » (Le Costume de

guerre et l’apparat d’après les sceaux

685Qui se sont embarqués, avec le Calife, sur la mer.
Ils quittaient le pays de Marsile, à cause de la foi chrétienne
Qu’ils ne veulent ni recevoir ni garder.
Mais, avant qu’ils eussent navigué quatre lieues,
Ils ont été surpris par le vent et la tempête.
690Tous sont noyés, et plus jamais ne les reverrez.
Si le Calife eût été vivant, je vous l’eusse amené.
Quant au roi païen, Sire, tenez pour assuré
Qu’avant ce premier mois passé
Il vous suivra au royaume de France
695Et y recevra la loi chrétienne ;
Il y deviendra, mains jointes, votre vassal
Et tiendra de vous le royaume d’Espagne.
— Grâces en soient rendues à Dieu ; » s’écrie le Roi.
Vous avez bien agi, Ganelon, et- en serez bien récompensé. »
700a fait alors sonner mille clairons dans’ l’armée :
s Francs lèvent le. camp, chargent leurs sommiers,
tous s’acheminent vers France la douce...Aoi.




L’ARRIÈRE-GARDE ;
ROLAND CONDAMNÉ À MORT


LIX


Charles le Grand a dévasté l’Espagne,
is les châteaux, violé les cités.
705Ma guerre est finie, » dit le roi ;
voilà qu’il chevauche vers douce France.
jour s’en va, le soir descend.
comte Roland a planté son enseigne

ux pauses du jongleur sont indiquées

vers 703 : Carles li magnes ad

aigne guastée, et 2609 : Li Empee, par sa grant poestet, VII anz pleins ad en Espaigne estet. Ilen de même au v. 3705 : Li Empee est repairiez. d’Espaigne. Voilà a (avec les v.1 et ss) les débuts de quatre « séances épiques ". Ces diverses (parties de notre poème ne correspondent, pas, comme nous, l’avions cru, à d’anciennes Cantilènes. 706. Vers dulce France. Voir notre Éclaircissement IV, où nous avons exposé en détail l’itinéraire de Charlemagne

depuis Cordone jusqu’aux Pyrénées.

Sur le sommet de la colline, droit contre le ciel.
Par tout le pays, les Francs prennent leur campement...
710Cependant l’armée païenne chevauche par les grandes vallées,
Hauberts et doubles broignes au dos,
Heaumes en tête, épées au côté,
Écus au cou et lances toutes prêtes.
Au haut de ces montagnes il est un bois : ils y font halte.
715C’est là que quatre cent mille hommes attendent le lever du jour.
Et les Français qui ne le savent pas ! Dieu, quelle douleur !Aoi.


LX


Le jour s’en va, la nuit se fait noire.
Le puissant empereur, Charles s’endort.
Il a un songe : il se voit aux grands défilés de Cizre,
720Tenant entre ses poings sa lance en bois de frêne.
Et voilà que le comte Ganelon s’en est emparé ;
Il la brandit et secoue de telle sorte
Qu’il l’a brisée et mise en pièces entre ses poings,
Et que les éclats en volent vers le ciel...
Charles dormait : point ne s’éveille.Aoi.


LXI


725Après ce songe, il en a un autre.
Il se voit en France, dans sa chapelle, à Aix.
Un ours le mord si cruellement au bras droit,
Qu’il lui a tranché la chair jusqu’à l’os.
Puis, du côté de l’Ardenne, il voit venir un léopard
Qui, très férocement, va l’attaquer aussi.
730Mais alors un lévrier sort de la salle,
Qui accourt vers Charles au galop et par bonds.
Il commence par trancher l’oreille droite de l’ours ;
Puis, avec fureur, s’attaque au léopard.
« Grande bataille ! » s’écrient les Français,
735Et ils ne savent quel sera le vainqueur...
Charles dormait : point ne s’éveille.Aoi.

certain nombre de lacs en cuir, . Cf. le v. 3434.


LXII


La nuit s’en va, et l’aube apparaît, claire.
Très fièrement chevauche l’Empereur,
Et mille clairons retentissent alors dans toute l’armée :
740< Seigneurs barons, » dit le roi Charles,
< Vous voyez ces passages et ces défilés étroits :
< Qui placerai-je à l’arrière-garde ? décidez.
< — Roland, ce sera mon beau-fils Roland, » s’écrie Ganelon ;
< Vous n’avez pas de baron si vaillant,
< Et ce sera le salut de notre gent. »
745Charles l’entend et lui jette un regard fier :
< Il faut, » lui dit-il, « que vous soyez le diable en personne.
< Une mortelle rage vous est entrée au corps.
< Et qui sera devant moi à l’avant-garde ?
< — Ce sera, » dit Ganelon, « Ogier dé Danemark ;
750< Point n’avez de baron qui s’en acquitte mieux ; "Aoi.


LXIII


Quand le comte Roland entend qu’on le désigne,
Il se prend à parler en vrai chevalier :
< Sire beau-père, je dois vous bien aimer, ’
« Vous m’avez fait-donner l’arrière-garde.
755< Le roi qui tient la France, Charles, n’y perdra rien.
" Rien à mon escient, ni palefroi, ni destrier,
" Ni mule, ni mulet sur lequel on chevauche,
" Ni roussin, ni sommier,
" Avant qu’on le dispute à coups d’épée ;
760« — Vous dites vrai, » répond Ganelon ; «et très bien je le sais. »Aoi.


LXIV


Roland, quand il entend qu’on le met à l’arrière-garde ;
Adresse, tout furieux, la parole à son beau-père :
" Ah ! traître, méchant homme et de méchante race,
" Tu croyais peut-être que je laisserais tomber le gant ;
765« Comme tu as laissé tomber le bâton devant l’Empereur ! »Aoi.



LXV


Le comte Roland interpelle alors Charlemagne :
« Donnez-moi l’arc que vous tenez au poing.
« À mon escient on ne me reprochera pas
« Qu’il me tombe des mains comme il arriva à Ganelon,
770« Pour votre gant droit, quand il reçut le bâton. »
L’Empereur reste là, tête baissée ;
Il tourmente sa barbe, tord ses moustaches,
Et ne peut s’empêcher de pleurer.Aoi.


LXVI


Naimes ensuite est venu,
Qui a barbe blanche et cheveux blancs ;
775Il n’est point en la cour de meilleur vassal :
« Vous l’avez entendu, » dit-il au Roi ;
« Le comte Roland est en grande colère :
« Il est furieux, il est terrible.
" On lui a confié l’arrière-garde,
« Et certes il n’est pas de baron qui s’en charge à sa place.
780« Donnez-lui l’arc que vous avez tendu
« Et trouvez-lui bonne aide. »
Le Roi lui donna l’arc, et. Roland le reçut.Aoi.


LXVII


L’Empereur interpelle son neveu Roland :
« À coup sûr vous savez, beau sire neveu,
785« Que je vous veux donner la moitié de mon armée.
« Gardez-la près de vous : c’est votre salut.
« — Non, » dit le Comte, " non, je n’en ferai rien ;
« Et que Dieu me confonde, si je démens ma race !
« Je garderai seulement vingt mille Français, vingt mille vaillants.
790« Pour vous, passez les défilés en toute sûreté ;
« Vous n’avez pas un homme à craindre, tant que je vivrai ! »Aoi.



LXVIII


Le comte Roland est au sommet d’une montagne.
Il a revêtu son haubert, le meilleur qu’on ait jamais vu,
Lace son beaume fait pour baron,
Geint Durendal au pommeau d’or
Et suspend à son cou son écu peint à fleurs.
Quant au cheval, il n’en veut pas d’autre que Veillantif.
Il tient sa lance droite, sa lance au gonfanon blanc
Dont les franges d’or descendent jusqu’au pommeau de son épée.
On va bien voir qui aimera Roland, et qui ne l’aimera pas :
" Nous vous suivrons, » s’écrient les Français.Aoi.


LXIX


Le comte Roland monte alors sur son destrier :
À ses côtés vient se ranger Olivier, son compagnon ;
Puis Gerin, puis Gerier le preux comte,
795Puis Othon et Bérengier,
Puis Samson et Anséis le fier,
Ive et Ivoire que le roi aime tant.
Girard de Roussillon, le vieux Girard, y est aussi venu,
Avec le Gascon Engelier.
« Par mon chef, » s’écrie l’Archevêque, « j’irai, moi aussi.
800« — Et j’irai avec vous, » dit le comte Gautier :
« Je suis l’homme de Roland, et ne dois point lui faillir. »
Ils se choisissent entre eux vingt mille chevaliers.Aoi.

de son héros contre Charles Martel, que les poètes de langue d’oïl ont bientôt transformé en Charlemagne. Or, Girard tombe un jour dans la plus profonde misère et est réduit à se faire charbonnier, tandis que sa femme Berthe devient couturière. Le poème se. termine par sa réconciliation avec l’Empereur. = Dans notre Chanson de Roland, Girard est représenté fort ! vieux (vers 2409) : ce qui concorde assez bien avec la donnée de la Chanson provençale. = La légende de « Girard du Fraite " s’est probablement fondue avec la précédente. Ce Girard du Fraite est un vieux rebelle qui, au commencement d’Aspremont, refuse de venir au secours de Charlemagne et qui, dans un passage des Reali calqué sur quelque vieux poème français, va jusqu’à se faire renégat et à briser le crucifix. Mais notre Girard n’a aucun de ces traits dans la Chanson de Roland. Il y vit, il y meurt en vrai chrétien.


LXX


Le comte Roland appelle Gautier de l’Hum :
" Prenez mille Français de notre terre de France ;
805" Occupez les défilés et les hauteurs,
" Afin que l’Empereur n’y perde aucun des siens.
" — Pour vous je le dois bien faire, » répond Gautier.
Avec mille Français de leur terre de France,
Gautier parcourt les passages et les hauteurs.
810Point n’en descendra, si mauvaises que soient les nouvelles,
Avant que sept cents épées aient été tirées du fourreau :
Le roi Almaris, du royaume de Belferne,
Lui livra ce jour même une formidable bataille.Aoi.


LXXI


Charles est entré dans le val de Roncevaux ;
L’avant-garde a pour chef le duc Ogier, le baron :
Donc, rien à redouter de ce côté.
Quant à Roland, il demeure en arrière pour garder l’armée ;
Il demeure avec Olivier, avec les douze Pairs,
Avec vingt mille bacheliers, tous, Français de France.
Que Dieu descende à leur secours : ils vont avoir bataille.
Ganelon le sait bien, le félon, le parjure,
Mais il a reçu de l’or pour ne rien dire, et n’en dit rien.Aoi.


LXXII


Hautes sont les montagnes, et ténébreuses les vallées ;
815La roche est noire, terribles sont les défilés.
Ce jour même, les Français y passèrent, non sans grande douleur :
A quinze lieues de là on entendit le bruit de leur marche.
Mais, lorsqu’en se dirigeant vers la grande Terre,
Ils virent la Gascogne, le pays de leur seigneur,

813. Lacune comblée. Voir la note du v. 318.

820Alors il leur souvint de leurs fiefs et de leurs domaines,
Des jeunes filles et de leurs nobles femmes,
Et il n’en est pas un qui ne pleure de tendresse.
Mais, entre tous, le plus angoisseux, c’est Charles
Qui a laissé son neveu aux défilés d’Espagne.
825Il est pris de douleur, et ne se peut empêcher de pleurer.Aoi.


LXXIII


Les douze Pairs sont restés en Espagne :
Vingt mille Français sont en leur compagnie.
Ils n’ont pas peur et ne craignent point la mort.
Quant à l’Empereur, il s’en retourne en France.
Il pleure de ses yeux et tire sa barbe blanche ;
830Sous son manteau se cache.
À son côté chevauche le duc Naimes :
« Quelle pensée vous pèse ? » dit-il au Roi.
« — Le demander, » répondit Charles, « c’est me faire outrage.
« J’ai si grand deuil qu’il me faut pleurer :
835« Par Ganelon France sera détruite.
« Cette nuit, je vis, dans une vision d’ange,
« Je vis Ganelon me briser ma lance entre les mains,
« Ce même Ganelon qui fit mettre mon neveu à l’arrière-garde.
« Et j’ai dû laisser Roland en un pays étranger.
840« Si je perds un tel homme, ô mon Dieu, je n’en trouverai jamais le pareil ! »Aoi.


LXXIV


Charles le Grand ne peut s’empêcher de pleurer :
Cent mille Français sont pris pour lui de grand’pitié
Et d’une peur étrange pour Roland.
C’est Ganelon, c’est ce félon qui l’a trahi ;
845C’est lui qui a reçu du roi païen riches présents,
Or et argent, étoffes et vêtements de soie,

semblance avec celui de Charlemagne dont il a été question plus haut (v. 718) : lI me san’oit, leaument le vous di, — Que IIl lupart m’avoient asailli : — Si me traioient le puer de sous le pis (t. 591). Cf. Renaus de Montauban, p. 112,171 et 374 de l’édit. Michelant, et vingt

autres passages de nos vieux poèmes

Chevaux et mulets, chameaux et lions...
Et voici que Marsile mande ses barons d’Espagne,
Comtes, vicomtes, ducs et aumaçours,
850Avec les émirs et les fils de ses comtes.
Il en réunit quatre cent mille en trois jours,
Et fait sonner ses tambours dans toute la ville de Saragosse.
Sur le sommet de la plus haute tour, on élève la statue de Mahomet ;
Pas de païen qui ne la prie et ne l’adore.
855Puis ils chevauchent, en très grande furie,
À travers toute cette terre, par vaux et par monts.
Enfin ils aperçoivent les gonfanons de ceux de France.
C’est l’arrière-garde des douze Compagnons :
Point ne manqueront à leur livrer bataille.Aoi.


LXXV


860Au premier rang s’avance le neveu de Marsile,
Sur un mulet qu’il aiguillonne d’un bâton.
À son oncle il a dit bellement, en riant :
« Beau sire roi, je vous ai bien servi ;
« Pour vous j’ai dû subir bien des peines, bien des douleurs,
865« Pour vous j’ai livré bien des batailles, et j’en ai bien gagné !
« Frapper Roland, voilà tout le fief que je vous demande.
« Oui, je le tuerai du tranchant de ma lance,
« Si Mahomet me veut aider,
« Et je délivrerai toute l’Espagne,
870« Depuis les défilés d’Aspre jusqu’à Durestant.
« Charles sera épuisé, les Français se rendront,
« Et plus n’aurez de guerre en toute votre vie. »
Le roi Marsile alors lui tend le gant.Aoi.


LXXVI


Le neveu de Marsile tient le gant dans son poing,
870Et très fièrement interpelle son oncle :

856. La tere entor. Dans le manuscrit d’Oxford on lit : Terre Certeine. Mais nous avons démontré ailleurs qu’il ne peut être ici question de la Cerdagne. Voir, dans notre 7e édition, l’ Éclaircissement IV sur la géographie du Roland.

870. Aspre. Il s’agit ici du fameux passage des Pyrénées, par Somport et

la vallée d’Aspe.

« C’est un grand don, beau sire roi, que vous venez de me faire.
« Choisissez-moi donc onze de vos barons,
« Et j’irai me mesurer avec les douze Pairs. »
Le premier qui réponde à cet appel, c’est Fausseron,
880Frère du roi Marsile :
« Beau sire neveu, nous irons, vous et moi ;
« Tous deux ensemble, nous ferons certainement cette bataille.
« Malheur à l’arrière-garde de la grande armée de Charlemagne !
« Nous la tuerons : c’est dit. »Aoi.


LXXVII


885D’autre part est le roi Corsablin,
Il est de Barbarie : c’est une âme perfide et mauvaise ;
Cependant il parle ici tout comme un bon vassal :
« Pour tout l’or de Dieu, je ne voudrais être lâche.
« Et si je trouve Roland, je le défie et l’attaque.
« C’est moi qui suis le troisième Compagnon, élisez le quatrième. »
Mais voyez-vous accourir Malprime de Brigal ?
890Il court plus vite à pied que ne fait un cheval,
Et, devant Marsile, s’écrie à haute voix :
« À Roncevaux ! j’y veux aller,
« Et si j’y trouve Roland, je le tue. »Aoi.


LXXVIII


Il y a là un émir de Balaguer,
895Qui a le corps très beau, le visage fier et clair,

resserrée. Il est impossible que toute l’armée ait passé par ce col ; elle a dû se diviser -et ; selon moi, passer par Irun, par le Val-Carlos, par la route qui domine le château Pignon, et aussi par la voie antique de la vallée d’Aspe à Somport (commune d’Urdos). Les, passages difficiles du Val-Carlos ont une longueur de dix kilomètres : dans beaucoup d’endroits, deux hommes ne peuvent passer de front. Sur l’autre route, que-je n’ai pas suivie, il y avait au moyen âge deux hôpitaux : Orisson et Reculus. Ces deux chemins partent également de Saint- Jean-Pied-de-Port, et viennent se rejoindre avant Roncevaux, près de l’ancienne chapelle d’Ibagneta. L’abbaye est bien "déchue. Si mes souvenirs sont exacts, elle n’offre pas-de vestiges d’architecture remontant au delà du XIVe siècle. En 1882, elle était encore occupée par douze chanoines.

La bibliothèque m’en a paru fort dé

Et qui, dès qu’il est monté sur son cheval,
Est tout glorieux de porter ses armes.
Son courage est renommé ;
S’il était chrétien, ce serait un vrai baron.
900Il vient devant Marsile, et, de toute sa voix :
« À Roncevaux ! » dit-il ; « j’y veux aller ;
« Et, si je trouve Roland, il est mort.
« C’en est fait aussi d’Olivier et des douze Pairs ;
« Et tous les Français périront dans le deuil et la honte.-
905« Quant à Charlemagne, il est vieux, il radote :
« Il renoncera à nous faire la guerre,
« Et l’Espagne, en toute liberté, nous restera. »
Le roi Marsile vingt fois lui en rend grâces.Aoi.


LXXIX


Il y a là un aumaçour de la terre des Maures ;
910Dans toute la terre d’Espagne il n’est pas un tel félon.
Il vient devant Marsile, et fait sa vanterie :
« À Roncevaux ! » dit-il. « J’y veux mener mes gens,
« Vingt mille hommes avec lances et écus.
« Si je trouve Roland, je lui garantis la mort ;
« Les Français mourront dans la douleur et dans la honte,
910« Et, tous les jours de sa vie, Charlemagne en pleurera. »Aoi.


LXXX


D’autre part est Turgis, de Tortosa ;
C’est un comte, et cette ville lui appartient.
Faire du mal aux chrétiens, voilà son rêve.
Devant le Roi, il s’aligne avec les autres :
925« Pas tant d’émoi, » dit-il à Marsile.
« Mahomet vaut mieux que saint Pierre de Rome :
« Si vous le servez, l’honneur du champ est à nous.

S’il fust leials, tien resemblast barun. 916. Turteluse. C’est Tortosa, qui joue un rôle si considérable dans tout le cycle de Guillaume. Historiquement parlant, cette importance est justifiée. Louis, fils de Charlemagne, fit, en 809-810, le siège de Tortosa, et s’en empara en 811. (Annales faussement attribuées à Éginhard, année 809. -L’astronome

Limousin, 14-16.)

À Roncevaux j’irai joindre Roland :
Personne ne le pourra préserver de la mort,
925" Voyez cette épée, elle est bonne, elle est longue ;
" Je la mettrai devant Durendal :
" Quelle sera la victorieuse ? Vous le saurez.
Si les Français engagent la lutte, ils y mourront.
Charles, le vieux Charles, n’en tirera que douleur et honte
930Et plus jamais sur la terre ne portera couronne. »Aoi.


LXXXI


D’autre part est Escremis de Valtierra ;
Il est païen et maître de cette terre.
Devant Marsile, au milieu de la foule, il s’écrie :
» À Roncevaux ! J’y vais abattre l’orgueil des Français.
935« Si j’y trouve Roland, point n’en emportera sa tête,
« Non plus qu’Olivier le capitaine.
« Ils sont condamnés à mort, ils sont perdus, les douze Pairs.
« Français mourront, France en sera déserte.
" De bons vassaux, Charles n’en aura plus. »Aoi.


LXXXII


940Plus loin est un autre païen, Estorgant,
Avec un sien compagnon, nommé Estramarin :
Mercenaires, traîtres et félons.
« Seigneurs, » leur dit Marsile, « avancez..

exploit est le midi de l’Italie. = 6° Nous l’ayons point à parler ici de tous les autres exploits que Roland accomplit avec cette arme glorieuse. Il les énumère lui-même en un passage célèbre de notre chanson (t. 2822 et suiv.). = 7° Les qualités de Durendal sont merveilleuses, et, suivant le Karl Meinet, elle issure à son possesseur le royaume l’Espagne. Son" acier est, d’ailleurs, célébré par tous nos poètes. Charlesavait fait essayer sur le fameux per-on qui se trouvait au seuil de son palais’: elle avait résisté, ainsi qu’Alnace, l’épée de Turpin. Mais Courtain, l’épée d’Ogier, moins heureuse, fut alors écourtée d’un demi-pied : de là son nom. (Voir Renaus de Montauban, édit. Michelant, p. 210, et la Karlamagnus Saga, I, 20.) = 8° Au portail de la cathédrale de Vérone, Roland est représenté tenant une forte épée, sur laquelle le mot Durindarda est écrit en caractères qui sont peut-être postérieurs à la statue. Voir la reproduction de cette statue dans notre Éclaircissement II, qui est consacré à l’Histoire

poétique de Roland.

Vous irez tous deux aux défilés de Roncevaux
945Et m’aiderez à conduire ma gent.
— Sire, » répondent-ils, « à vos ordres.
Nous nous jetterons sur Olivier et sur Roland ;
Rien ne garantira les douze Pairs de la mort.
Nos épées sont bonnes et tranchantes ;
950Elles seront bientôt rouges d’un sang chaud.
Français mourront, Charles en pleurera,
Et nous vous ferons présent de la grande Terre.
Sire, vous y verrez ce spectacle : venez,
Et nous mettrons l’Empereur à votre merci. »Aoi.


LXXXIII


955Voici venir en courant Margaris de Séville,
Qui tient la terre jusqu’à la mer.
Pour sa beauté les dames lui sont amies ;
Pas une ne peut le voir sans que son front s’éclaircisse ;
Pas une alors, qu’elle le veuille ou non, ne peut s’empêcher de rire.
960Nul païen n’est aussi chevalier.’
Au milieu de la foule il s’avance, et, d’une voix plus forte que tous les autres :
" Ne craignez rien, » dit-il au Roi.
" À Roncevaux j’irai tuer Roland,
" Et Olivier n’en emportera pas sa vie.
965" C’est pour leur martyre que les douze Pairs sont demeurés là-bas.
" Voyez cette épée à la garde d’or,
" Que je tiens de l’émir de Primes ;
" Elle sera bientôt, je vous le jure, plongée dans le sang rouge.
" Français mourront, et France en sera honnie.
970" Quant au vieux Charles à la barbe fleurie,
" Sa douleur et sa colère n’auront plus de fin.
" Avant un an nous aurons mis la main sur la France,
" Et nous coucherons à Saint-Denis. »
Le roi païen s’incline profondément.Aoi.

toute son origine dans une légende ou dans un chant lyrique qui est posté- rieur d’environ deux siècles aux plus anciens éléments du Roland.


LXXXIV


975D’autre part est Chernuble de Noire-Val.
Ses cheveux descendent jusqu’à terre ;
E se jouant, il porte un plus grand faix
Que ne font quatre mulets chargés,
Dans son pays qu’il vient de quitter,
980Le soleil ne luit pas, et le blé n’y peut croître.
La pluie n’y tombe point, et la rosée n’y touche pas le sol.
Il n’y a pierre qui ne soit noire,
Et plusieurs assurent que c’est la demeure des dénions.
J’ai ceint ma bonnée épée, » dit Chernuble ;
985Je la teindrai en rouge à Roncevaux.
Si je trouve Roland le preux sur mon chemin,
Je l’attaquerai, ou je veux qu’on ne me croie plus jamais.
Je conquerrai l’épée Durendal avec mon épée.
Français mourront, et France périra. »
990À ces mots les douze Pairs de Marsile s’assemblent ;
Ils emmènent avec eux cent mille Sarrasins,
Qui se hâtent et se précipitent à la bataille.
Sous un bois de sapins ils vont s’armer.Aoi.


LXXXV


Les païens se revêtent de hauberts à la sarrasine,
995Qui, pour la plupart, sont doublés d’une triple étoffe.
Sur leurs tètes ils lacent les bons beaumes de Saragosse,
Ils ceignent les épées d’acier viennois.
Leurs écus sont beaux à voir, leurs lances sont de Valence ;
Leurs gonfanons sont blancs, bleus ou rouges.
1000Ils laissent là leurs mulets et leurs bêtes de somme,
Montent sur leurs chevaux de bataille, et s’avancent en rangs serrés...
Le jour fut clair, et beau fut le soleil :

dant la nuit ; il nous parle des oglodytes, qui atteignent les bêtes oces à la course, et raconte que céan, là-bas, bout comme de l’eau chaude, etc. etc. On ne saurait trop consulter l’Imago mundi sur l’état de la science à cette époque. Cf. le poème

du XIIIe siècle, l’Image du monde :

Pas d’armure qui ne flamboie et resplendisse.
Mille clairons sonnent, pour que ce soit plus beau,
1005Grand est le tumulte, et nos Français l’entendent :
" Sire compagnon, » dit Olivier, « je crois
" Que nous pourrons bien avoir bataille avec les Sarrasins. »
" Roland : « Que Dieu nous l’accorde, » répond-il.
" Notre devoir est de tenir ici pour notre roi ;
1010" Car pour son seigneur on doit souffrir grande détresse.
" II faut endurer pour lui la grande chaleur et le grand froid,
" Et perdre enfin de son poil et de son cuir.
" Frapper de grands coups, voilà le devoir de chacun,
" Afin qu’on ne chante pas sur nous de mauvaise chanson !
1015" Les païens ont le tort, le droit est pour les chrétiens.
" Ce n’est pas do moi que viendra jamais le mauvais exemple ! »Aoi.



    vieux poème) dit ici : " L’Empereur avait soumis l’Espagne et la Galice. »