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La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition classique/Partie 3

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Gautier.
Mame (p. 227-353).

LA
CHANSON DE ROLAND


(TEXTE, TRADUCTION ET COMMENTAIRE)




TROISIÈME PARTIE

LA REPRÉSAILLES


LE CHATIMENT DES SARRASINS

CCVII

Morz est Rollanz, Deus en ad l’anme es ciels...
— Li Emperere en Rencesvals parvient.
Il nen i ad ne veie, ne sentier,
2400Ne vuide terre, ne alne, ne plein pied,
Que il n’i ait o Franceis o paien.
Caries escriet : « U estes vus, bels niés ?
« U l’Arcevesques e li quens Oliviers ?
« U est Gerins e sis cumpainz Geriers ?
2405 « Otes ù est, e li quens Berengiers ?
« Ives e Ivories, que j’ aveie tant chiers ?
« Qu’ est devenuz li Guascuinz Engeliers,
« Sansun li dux e Anseïs li fiers ?
« U est Gerarz de Russillun, li vielz,
2410 « Li duze Per que j’ aveie laissiet ? »
De ço qui oalt, quant nuls nen respundiet ?
« Deus, » dist li Reis, « tant me pois esmaier
« Que jo ne fui à l’estur cumencier ! »
Tiret sa barbe cume hum ki est iriez.
2415 Pluret des oilz e si franc chevalier ;
Encontre tere se pasment vint millier :
Naimes li dux en ad mult grant pitiét.Aoi.

CCVIII

En Rencesvals mult grant est la dulur :
Il nen i ad chevalier ne barun
Que de pitiét mult durement ne plurt :
2420 Plurent lur filz, lur frères, lur nevulz
E lur amis e lur liges seignurs.
Encontre terré se pasment li plusur.

LE CHATIMENT DES SARRASINS

CCVII

Roland est mort : Dieu en a l’âme aux cieux...
— L’Empereur, cependant, arrive à Roncevaux.
Pas une seule voie, pas même un seul sentier,
2400Pas un espace vide, pas un aune, pas un pied de terrain
Où il n’y ait corps de Français ou de païen :
« Où êtes-vous ? » s’écrie Charles ; « beau neveu, où êtes-vous ?
« Où est l’Archevêque ? où le comte Olivier ?
« Où Gerin et son compagnon Gerier ?
2405« Où sont le comte Bérengier et Othon ?
« Ive et Ivoire que j’aimais si chèrement ?
« Où est Engelier le Gascon ?
« Et le duc Samson et le baron Anséis ?
« Où est Gérard de Roussillon, le vieux ?
2410« Où sont les douze Pairs que j’avais laissés derrière moi ? »
Mais, hélas ! à quoi bon ? personne, personne ne répond.
« O Dieu, » dit le Roi, « j’ai bien lieu d’être en grand émoi.
« N’avoir point été là pour commencer la bataille ! »
Et Charles de s’arracher la barbe, comme un homme en grande colère ;
2415Il pleure, et tous ses chevaliers d’avoir aussi des larmes plein les yeux.
Vingt mille hommes tombent à terre, pâmés :
Le duc Naimes en a très grande pitié.Aoi.

CCVIII

La douleur est grande à Roncevaux :
Il n’y a pas un seul chevalier, pas un seul baron,
Qui de pitié ne pleure à chaudes larmes.
I2420ls pleurent leurs fils, leurs frères, leurs neveux,
Leurs amis et leurs seigneurs liges.
Un grand nombre tombent.à terre, pâmés.

Naimes li dux d’iço ad fait que pruz ;
Tut premereins dit à l’Empereur :
2425 « Guardez avant de dous liwes de nus ;
« Vedeir puez les granz chemins puldrus,
« Qu’ asez i ad de la gent paienur.
« Kar chevalchiez : vengiez ceste dulur.
« — E Deus, » dist Carles, « ja sunt il là si loinz !
2430 « Cunsentez mei e dreiture e honur : -
« De France dulce m’unt tolue la flur. »
Li Reis cumandet Gebuin e Otun,
Tedbalt de Reins e le cunte Milun :
« Guardez le camp e les vals e les munz,
2435 « Laissiez les morz tut issi cum il sunt,
« Que n’i adeist ne beste ne leun,
« Ne n’i adeist esquiers ne garçun ;
« Jo vus défend que n’i adeist nuls hum,
« Jusque Deus voeillet qu’en cest camp revengium. »
2440 E cil respundent dulcement, par amur :
« Dreiz emperere, chiers sire, si ferum. »
Mil chevaliers i retienent des lur.Aoi.

CCIX

Li Emperere fait ses graisles suner ;
Pois, si chevalchet od sa grant ost, li ber.
2445 De cels d’Espaigne unt les esolos œuvez,
Tiennent l’encalz, tuit en sunt cumunel.
Quant veit li Reis le vespre decliner,
Sur l’herbe verte descent il en un pret,
Se culchet à tere, si priet damne Deu
2450 Que le soleill facet pur lui ester,
La noit targier e le jur demurer.
As li un Angle ki od lui soelt parler ;
Isnelement si li ad cumandet :
« Carles, chevalche : ne te feldrat clartet.
2455 « La flur de France as perdut, ço set Deus ;

2452. As li un angle ki od lui soelt parler. C’est saint Gabriel, comme l

Mais le duc Naimes s’est conduit en preux,
Et, le premier, a dit à l’Empereur":
2425« Voyez-vous là-bas, à deux lieues de nous,
« Voyez-vous la poussière qui.s’élève des grands chemins ?
« C’est la foule immense de l’armée païenne.
« Chevauchez, Sire, et Vengez votre douleur.
« — Grand Dieu ! » s’écrie Charles, « ils sont déjà si loin !
2430« Le droit et l’honneur, voilà, Seigneur, ce que je vous demande ;
« Ils m’ont enlevé la fleur de douce France. »
Alors le roi donne des ordres à Gebouin et à Othon,
À Thibaut de Reims et au comte Milon :
« Vous allez garder ce champ, ces vallées et ces montagnes.
2435« Vous y laisserez les morts étendus comme ils sont ;
« Mais veillez à ce que les Iions et les bêtes sauvages n’y touchent pas,
« Non plus que les écuyers et les garçons.
« Je vous défends de laisser personne y porter là main,
« Jusqu’à ce que nous soyons de retour, par la grâce de Dieu. »
2440Et les quatre barons lui répondent doucement, par amour :
« Ainsi ferons-nous, cher Sire, droit empereur. »
Ils retiennent avec eux mille de leurs chevaliers.Aoi.

CCIX

L’Empereur fait sonner ses clairons ;
Puis il s’avance à cheval, le baron, avec sa grande armée ;
2445Enfin ils trouvent la trace des païens,
Et, d’une ardeur commune, commencent la poursuite.
Mais le Roi s’aperçoit alors que le soir descend ;
Il met pied à terre sur l’herbe verte ; dans un pré,
S’y prosterne, et supplie le Seigneur Dieu
2450De vouloir bien pour lui arrêter le soleil-,
Dire à la nuit d’attendre, au jour de demeurer.
Voici l’Ange qui a coutume de parler avec l’Empereur
Et qui, rapide, lui donne cet ordre :
« Chevauche, Charles : l’a clarté ne te fera point défaut.
2455« Tu as perdu la fleur de la France, Dieu le sait ;

est dit aux vers 2526 et 2847.

« Vengier te poes de la gent criminel. »
A icel mot l’Emperere est muntez. Aoi.

CCX

Pur Carlemagne fist Deus vertut mult grant :
Kar li soleilz est remés en estant.,
2460 Paien s’en fuient, bien les encalcent Franc ;
El’ Val-Tenebres, là les vunt ateignant ;
Vers Sarraguce les encalcent ferant,
A colps pleniers les en vunt ociant,
Tolent lur veies e les chemins plus granz.
2465 L’ewe de Sebre (ele lur est devant),
Mult est parfunde, merveilluse e curant ;
Il n’i ad barge no drodmund ne caland.
Paien reclciment Mahum e Tervagant ;
E Apollin, que lur seient aidant.
Pois, saillent enz, mais il n’i unt guarant.
2470 Li adubet en sunt li plus pesant,
Envers le funz s’en turnèrent alquant,
Li altre en vunt encontreval flotant,
Li mielz guarit en ont bout itant,
Tuit sunt neiet par merveillus ahan.
2475 Françeis escrient : « Mar veïstes Rollant ! »Aoi.

CCXI

Quant Carles veit que tuit sunt mort paien,
Alquant ocis e li plusur neiet ;
(Mult grant eschec en unt si chevalier),
Li gentilz reis descenduz est à pied,
2480 Se culchet à tere, si ’n ad, Deu graciet.
Quand il se drecet, li soleilz est culchiez.
Dist l’Emperere : « Tens est de l’ herbergier,
« En Rencesvals est tart de l’ repairier.

2458. Pur Carlemagne, etc. Ce vers était, pour ainsi parler, devenu presque proverbial. Nous lisons dans Otinel

(XIIIe siècle) : Kalle que Dex parama

« Mais tu peux maintenant te venger de la gent criminelle. »
À ces mots, l’Empereur remonte à cheval.Aoi.

CCX

Pour Charlemagne Dieu fit un grand miracle ;
Car le soleil s’est arrêté, immobile, dans le ciel.
2460Les païens s’enfuient ; mais les Français les poursuivent,
Et, les atteignant enfin au Val - Tenebres,
A grands coups les poussent sur Saragosse ;
Ils les frappent terriblement, ils les tuent ;
Ils leur coupent leurs chemins et leurs voies.
2465Devant eux est le cours de l’Èbre :
Le fleuve est profond et le courant terrible.
Pas de bateau, pas de dromond, pas de chaland.
Alors les Sarrasins invoquent Mahomet, Tervagant,
Et Apollon, pour qu’ils leur viennent en aide.
Puis ils se jettent dans l’Èbre, mais n’y trouvent pas le salut.
2470Parmi les chevaliers qui sont les plus pesants,
Beaucoup tombent au fond ;
Les autres flottent à vau-l’eau ;
Les plus heureux y boivent rudement.
Tous finissent par être noyés très cruellement ;
2475« Vous avez vu Roland, » s’écrient les Français ; « mais cela ne vous a point porté bonheur. »Aoi.

CCXI

Quand Charles voit que tous les païens sont morts,
Les uns tués, les autres noyés ;
Quand il voit que ses chevaliers ont fait un grand butin,
Le noble roi est descendu à pied :
2480Il s’étend à terre et remercie Dieu...
Quand il se releva, le soleil était couché.
« C’est l’heure, » dit-il, « de songer au campement-:
« Car il est trop tard pour revenir à Roncevaux.

tant — Qu’il fist miracles por lui en son vivant (y. 18, 19), et dans les Saisnes (fin du XIIe siècle) : Et Charlemagne d’Aiz que Dex parama tant -Qu’il fist maint bel miracle por lui en

son vivant (laisse I).

« Nostre cheval sunt las e ennuiet ;
2485 « Tolez les seles, les freins qu’il unt es chiefs,
« E par ces prez les laissiez refreidier. »
Respundent Franc : « Sire, vus dites bien, »Aoi.

CCXII

Li Emperere ad prise sa herberge ;
Franceis descendent entrel’ Sebre e Valterne.
2490 A lur chevals unt tolues les seles,
Les freins ad or lur metent jus des testes ;
Livrent lur prez : asez i ad fresche herbe ;
D’altre cunreid ne lur poedent plue faire,
Ki mult est las il se dort contre tere ;
2495 Icele noit n’unt unkes escalguaite.Aoi.

CCXIII

Li Emperere s’est culchiez en un pret :
Sun grant espiet met à sun chief li ber ;
Icele noit ne s’ voelt il desarmer,
Si ad vestut sun blanc osberc safret,
2500 Laciet sun helme ki est ad or gemmez,
Ceinte Joiuse, unkes ne fut sa per,

2501. Joiuse. Voici quelques propositions qui résumeront l’histoire légendaire de l’épée Joyeuse : 1° Suivant la version de Fierabras (XVIIIe siècle), Joyeuse était l’oeuvre du forgeron Veland. Suivant Mainet (XIIe siècle) : Isaao, li ions fevres. gui sor tos ot bonté — La forgea et trempa ens el’ val Josué. (Romania, 1V, pp. 326, 327.) = 2° Dans le Charlemagne de Girard d’Amiens (commencement du XIVe s.), on lit qu’elle avait d’abord appartenu à Pépin. =3° D’après le Mainet, du XIIe siècle, Charles, au moment d’engager contre Braimant ce combat dont Galienne est le prix, refuse l’épée que lui offre Galafre. Il est trop chrétien pour se servir d’une arme dans le pommeau de laquelle on a, suivant le poète, placé deux dents de Mahomet : « J’en ai une autre, » s’écrie-t-il, « qui a d’abord appartenu au premier « roi chrétien de la France. Son nom « est Joyeuse. Elle a un demi-pied de « large.» Le fils de Pépin se fait alors apporter la célèbre épée, et l’auteur du Mainet constate que le pommeau renfermait des reliques « du saint Sépulcre, de saint Jean l’ami de Dieu, de saint Pancrace et de saint Honoré »: Les reliques fremirent el poing d’or noielé, — Très par roi le cristal où sont enseelé, — Les puet-on bien veoir ou l’or transfiguré = 4° Suivant la Cronica général de Espana (XIIIe s.), ce fut Galienne elle-même qui donna Giosa à Charles. Et la Gran conquista

de ultramar (fin du XIIIe siècle) con

« Nos chevaux sont las et épuisés ;
2485« Enlevez-leur les selles et les freins,
« Et laissez-les se rafraîchir dans les prés.
« — Sire, » répondent les Français, «vous dites bien, »Aoi.

CCXII

L’Empereur prend là son campement ;
Les Français descendent de cheval entre Valterne et l’Èbre ;
2490Ils enlèvent les selles de leurs chevaux
Et leur ôtent les freins d’or ;
Puis ils les lancent dans les prés où il y a de l’herbe fraîche ;
Ils ne peuvent pour eux faire autre chose.
Ceux qui sont las s’endorment sur la terre.
2495Cette nuit-là on ne fit pas le guet.Aoi.

CCXIII

L’Empereur s’est couché dans un pré ;
Il a mis sa grande lance à son chevet, le baron ;
Car il ne veut pas se désarmer cette nuit.
Il a vêtu son blanc haubert, bordé d’orfroi ;
2500Il a lacé son beaume gemmé d’or ;
Il a ceint Joyeuse, cette épée qui n’eut jamais sa pareille,

firme cette tradition : « Haila (Galienne), ayant entendu Mainet se plaindre, lui donna, le cheval de son père avec, une épée qui ne le cédait qu’à Durendal, laquelle tomba plus tard au pouvoir de Charlemagne à Valsomorian.» (Cf. le vers 2318 du Roland. V. Mila y Fontanals : De la Poesia heroïco popular castellana, pp. 232 et 338, 339.) = 5° Le récit primitif du Voyage à Jérusalem, qui nous a été conservé dans la Karlamagnus Saga (XIIIe siècle), confirme la version du Roland au sujet des reliques qui étaient placées dans le pommeau de Joyeuse. Le grand Empereur y mit alors le fer de la lance qui avait été au nombre des instruments de la Passion. Même il n’aurait donné, qu’à ce moment le nom de Joyeuse à la célèbre épée, et le témoignage du Roland s’accorde, encore ici, avec celui de la Karlamagnus Saga : Pur ceste honur e pur ceste bontet — Li nums Joiuse l’espée fut dunez. (Vers 2506-2508 = 6° L’épée Joyeuse avait mille vertus. Elle jetait une clarté incomparable, préservait de l’empoisonnement son heureux possesseur, etc. etc. = 7° C’est une épée du même nom que les cycliques de la geste de Garin mettent aux mains de Guillaume, après la mort de Charlemagne. Mais peut-être convient-il de voir là une seconde joyeuse ; et la véritable épée du grand Empereur est, sans doute celle qu’on lui a placée au poing dans son tombeau, et dont

il menace encore les païens.

Ki cascun jur muet trente clartez.
Asez oïstes de la lance parler
Dunt Nostre Sire fut en la cruiz naffrez :
2505 Carles en ad l’amure, mercit Deu !
En l’orie punt l’ad faite manuvrer.
Pur ceste honur e pur ceste bontet
Li nums Joiuse l’espée fut dunez.
Barun franceis ne l’ deivent ublier :
2510 Enseigne en unt de Munjoie crier ;
Pur ço ne s’ poet nule gent contrester.Aoi.

CCXIV

Clere est la noit e la lune luisant.
Caries se gist, mais doel ad de Rollant.
E d’ Olivier li peiset mult forment,
2515 Des duze Pers, de la franceise gent

2502-2506. Ki cascun jur, etc. « Karlamagnus resta ceint de son épée, nommée Joïus, qui était à trente couleurs pour chaque jour. Et il possède un clou avec lequel Notre-Seigneur fut attaché à la croix. Il l’a mis dans le pommeau de son épée, et, à l’extrémité, quelque chose de la lance du Seigneur, avec laquelle il fut percé. » (Karlamagnus Saga, ch. XXXVIII.) = Notre Chanson ne parlé pas du saint clou. = La Keiser Karl Magnus’s kronike abrège violemment tout ce passage.

2503. Asez savum de la lance parler. La lance dont Notre - Seigneur fut percé sur la croix a été l’objet de nombreux récits pendant toute la durée du moyen âge. Il est facile de reconnaître ici deux courants légendaires, tout à fait distincts l’un de l’autre, et qui ne se sont jamais confondus. —1° Dans la plus ancienne version du Voyage à Jérusalem, Charlemagne rapporte d’Orient la fameuse relique que le roi de Constantinople lui a donnée ; il l’enferme religieusement dans le pommeau de son épée, à laquelle il donne désormais le nom de Giovise (Joyeuse) : d’où le cri de Muntgeoy (Montjoie). Et tel est le récit de la Karlamagnus Saga, qui peut ici passer pour le type le plus respectable de la légende carlovingienne. = 2° Tout autre est la tradition « celtique ». Nous l’avons ailleurs exposée longuement, et il nous suffira, pour faire connaître le dernier type où cetté légende a fini par se condenser, de résumer Perceval le Gallois... Ce Perceval est le fils d’une pauvre veuve du pays de Galles. Après mille aventures, il arrive un jour dans un château merveilleux. Un valet paraît, portant une lance d’où coule une goutte de sang ; puis deux damoiselles, dont l’une tient un bassin d’or, un graal : Perceval est dans le palais du Roi-Pécheur. Par malheur, le jeune héros n’est pas assez curieux pour demander l’explication de « la lance qui saigne ". De là ses infortunes. Il perd soudain la mémoire ; bien plus, il reste cinq ans sans entrer dans une église. Mais enfin, un jour de vendredi saint, il confesse ses péchés, il communie, il renaît à une vie nouvelle. Ici commencent d’autres aventures et qui ne sont pas moins merveilleuses.

Perceval, réhabilité et pur,

Et qui chaque jour change trente fois de clarté.
Vous avez souvent entendu parler de la lance
Dont Notre-Seigneur fut percé sur la croix :
2505Grâce à Dieu, Charles en possède le fer
Et l’a fait enchâsser dans le pommeau doré de son épée.
A cause de cet honneur, à cause de sa bonté,
On lui a donné le nom de Joyeuse ;
Et ce n’est pas aux barons français de l’oublier,
2510Puisqu’ils ont tiré de ce nom leur cri de Monjoie.
Et c’est pourquoi aucune nation ne leur peut tenir tête.Aoi.

CCXIV

La nuit est claire, la lune est brillante ;
Charles est couché, mais il a grande douleur en pensant à Roland,
Et le souvenir d’Olivier lui pèse cruellement,
2515Avec celui des douze Pairs et de tous les Français

se met à la recherche du bassin d’or et de la lance. Mille obstacles l’arrêtent ; mille séductions le tentent : il en triomphe et arrive de nouveau chez le Roi-Pécheur. Il n’oublie pas cette fois de demander « pourquoi la lance saigne ». On lui répond que cette lance est celle dont Longus perça le côté du Sauveur sur la croix, et que le bassin d’or est celui où Joseph d’Arimathie a recueilli le sang divin. Le graal guérit toutes blessures et ressuscite les morts ; mais il faut, pour en approcher, être en état de grâce. Perceval donne la preuve qu’il est le plus pieux chevalier de la terre, et se met tout aussitôt à la poursuite d’un certain Pertinax, qui a jadis volé au Roi-Pécheur une épée merveilleuse. Il atteint ce misérable, et le tue. Le Roi- Pécheur abdique alors en sa faveur, et Perceval règne glorieusement pendant sept ans. Mais, au bout de ce temps, il se fait ermite, et meurt bientôt en odeur de sainteté. Le jour de sa mort ; le bassin et la lance furent transportés au ciel. Ils y sont encore et y demeureront toujours... = Telle est l’analyse, très rapide, de Perceval le Gallois, de cette œuvre de Chrestien de Troyes qui, par malheur, est encore inédite. La lance, comme on le voit, y tient une place considérable ; mais la Chanson de Roland est absolument étrangère à toutes ces fables. On voit par là quel abîme sépare les deux cycles ; et ce n’est pas sans raison que nous avons pu dire ailleurs : « Les chansons de geste et les romans de la table ronde sont à l’usage de deux sociétés différentes, de deux mondes divers.» 2506. En l’orie punt l’ad faite manuvrer. Il ne s’agit ici que de l’amure ou de la pointe de la lance ; mais non pas de la lance elle - même. Or, suivant une tradition ancienne, qui est reproduite par Guillaume de Malmesbury (Pertz, Monumenta Germanioe historica, Scriptores, X, p. 460), Hugues Capet envoya à Ethelstan, roi d’Angleterre, la lance de Oharlemagne. « Elle passait, dit l’écrivain anglais, pour être celle qui fut enfoncée dans le côté du Seigneur par la main du centurion. » Cette citation est de M. Gaston Paris. (Histoire poétique de -Charlemagne,

p. 374.) Le cas est obscur.

Qu’ en Rencesvals ad laissiet morz sanglenz ;
Ne poet muer n’en plurt e ne s’ desment,
E priet Deu qu’as anmes seit guarant.
Las est li Reis, kar la peine est mult grant :
2520 Endormiz est, ne pout mais en avant.
Par tuz les prez or se dorment li Franc ;
N’i ad cheval ki poisset estre en estant :
Ki herbe voelt il la prent en gisant.
Mult ad apris ki bien conoist ahan.Aoi.

CCXV

2525 Carles se dort cume hum k’est traveilliez.
Seint Gabriel li ad Deus enveiet,
L’Empereur li cumandet à guaitier.
Li Angles est tute noit à sun chief.
Par avisiun li ad anunciet,
2530 Une bataille ki encontre lui iert :
Senefiance l’en demustrat mult grief.
Caries guardat amunt envers le ciel :
Veit les tuneires e les venz e les giels
E les orez, les merveillus tempiers ;
2535 E fous e flambe i est apareilliez !
Isnelement sur tute sa gent chiet ;
Ardent cez hanstes de fraisne e de pumier
E cist escut jusqu’as bucles d’or mier ;
Fruissent cez hanstes de cez trenchanz espiez,
2540 Croissent osberc e cist helme d’acier.
En grant dulur i veit ses chevaliers.
Urs e leupart les voelent pois mangier,
Serpent e guivres, dragua e aversier :
Grifuns i ad plus de trente milliers,
2545 Nen i ad cet à Franceis ne se giet.
E Franceis crient : « Carlemagnes, aidiez ! »
Li Reis en ad e dulur e pitiét,
Aler i voelt, mais il ad desturbier :
Devers un gualt uns granz leün li vient

Qu’il a laissés rouges de sang et morts, à Roncevaux.
Il ne peut se retenir d’en pleurer, d’en sangloter.
Il prie Dieu de se faire le sauveur de ces âmes.
Mais le Roi est fatigué : car ses peines sont bien grandes.
2520II n’en peut plus ’et, lui aussi, finit par s’endormir.
Par tous les prés on ne voit que Français endormis.
Pas un cheval n’est de force à se tenir debout
Et celui qui veut de l’herbe la prend sans se lever.
Ah ! il a beaucoup appris, celui qui’connut-la douleur.Aoi.

CCXV

2525Comme un homme travaillé par la douleur, Charles s’est endormi.
Alors Dieu lui envoie saint Gabriel,
Auquel il confie la garde de l’Empereur.
L’Ange passe toute la nuit au chevet du roi,
Et, dans un songe, lui annonce
2530Une grande bataille qui sera livrée aux Français...
Puis il lui a montré le sens très grave de cette vision.-
Charles donc, Jetant un regard là-haut, dans le ciel,
Y vit les tonnerres, les’ gelées, les vents,
Les orages, les effroyables tempêtes,
2535Les feux et les flammes toutes prêtes :
Et, soudain, tout cela tombe sur son armée.
Voici qu’elles prennent feu, les lances de pommier ou de frêne ;
Voici qu’ils s’embrasent, les écus aux boucles d’or pur ;
Quant au bois des. épieux tranchants, il est en pièces.
2540Les hauberts et les beaumes-d’acier grincent.
Quelle douleur pour les-chevaliers de Charles !
Des ours, des léopards se jettent sur eux pour les dévorer,
Avec des guivres, des serpents, des dragons, des monstres semblables aux-diables,
Et plus de trente mille.griffons.
2545Tous, tous se précipitent sur les Français :
« À l’aide, Charles, à l’aide ! » s’écrient-ils.
Le roi en a grande douleur et pitié ;
Il y voudrait aller ; mais voici l’obstacle :
Du fond d’une forêt un grand lion s’élance sur lui.

2550 Mult par ert pesmes e orgoillus e fiers,
Sun cors meïsme i asalt e requiert,
A braz se prenent ambedui pur luitier ;
Mais ço ne set quels abat ne quels chiet..
Li Emperere ne s’est mie esveilliez.Aoi.

CCXVI

2555 Après icele li vient altre avisiun :
Qu’il ert en France, ad Ais, ad un perrun,
En dous caeines si teneit un brohun.
Devers Ardene veeit venir trente urs :
Cascuns parolet altresi cume hum.
2560 Diseient li : « Sire, rendez le nus !
« Il nen est dreiz que il seit mais od vus ;
« Nostre parent devum estre à sueurs. »
De sun palais vint uns veltres le curs,
Entre les altres asaillit le greignur
2565 Sur l’herbe verte, ultre ses cumpaignuns.
Là vit li Reis si merveillus estur ;
Mais ço ne set li quels veint ne quels nun...
Li angles Deu ço mustret à l’ barun.
Caries se dort tresqu’ à l’ main à l’ cler jur.Aoi.

CCXVII

2570 Li reis Marsilies s’en fuit en Sarraguce :
Suz un olive est descenduz en l’umbre.
S’espée rent e sun helme e sa brunie,
Sur la verte herbe mult laidement se culchet.
La destre main ad perdue trestute :
2575 De l’ sanc qu’en ist se pasmet e anguisset.
Dedevant lui sa muillier Bramimunde
Pluret e criet, mult forment se doluset ;
Ensembl’od lui plus de trente milie humes

2538. Devers Ardene, etc. La Karlamagnus Saga a mal compris ce passage : « Karlamagnus rêva qu’il était chez lui, au pays des Franks, dans son palais.. Et il lui sembla qu’il avait les

fers aux pieds, Et il vit trente hommes

2550La bête est orgueilleuse, féroce, épouvantable,
Et c’est au corps du roi qu’elle s’attaque.
Tous les deux, pour lutter, se prennent à bras le corps.
Quel est le vainqueur ? quel est le vaincu ? Il ne le sait.
L’Empereur ne se réveille pas...Aoi.

CCXVI

2555Après ce songe, Charles en a un autre.
Il rêve qu’il est en France, à Aix, sur un perron,
Tenant un ours dans une double chaîne.
Soudain, de la forêt d’Ardenne, il en voit venir trente autres,
Qui parlent chacun comme un homme :
2560« Rendez-nous-le, Sire, » disent-ils ;
« Il n’est pas juste que vous le reteniez plus longtemps.
« C’est notre parent, et nous devons le secourir. »
Mais alors, du fond du palais, accourt un beau lévrier
Qui, parmi ces bêtes sauvages, attaque la plus grande,
2565Sur l’herbe verte, près de ses compagnons.
Ah ! le roi assiste ici à une lutte merveilleuse ;
Mais quel est le vainqueur ? quel est le vaincu ? Charles n’en sait rien...
Voilà ce que l’ange de Dieu montre au baron ;
Et Charles reste endormi jusqu’au lendemain, au clair jour...Aoi.

CCXVII

2570Le roi Marsile cependant arrive en fuyant à Saragosse.
Il descend de cheval et s’arrête à l’ombre, sous un olivier ;
Il rend à ses serviteurs son épée, son beaume et son haubert,
Puis très piteusement se couche sur l’herbe verte :
Il a perdu sa main droite,
2575Le sang en sort, et Marsile tombe en angoisse et en pâmoison.
Voici devant lui sa femme Bramimonde,
Qui pleure, crie, et très douloureusement se lamente.
Plus de vingt mille hommes sont avec lui ;

voyageant vers une ville nommée Ardena, et qui disaient entre eux : Le roi Karlamagnus a été vaincu, et il ne portera plus la couronne. » (Chap. XXXVIII.) = Rien de tout cela dans la

Keiser Karl Magnus’s kronike.

Ki tuit maldient Carlun e France dulce.
2580 Ad Apollin en vunt en une crute,
Tencent à lui, laidement l’ despersunent :
« E ! malvais Deus, pur quei nus fais tel hunte ?
» Cest nostre rei pur quei laissas cunfundre ?
« Ki mult te sert, malvais luier l’en dunes. »
2585 Pois, si li tolent sun sceptre e sa curune,
Par les mains l’ pendent desur une culumbe,
Entre lur piez à tere le tresturnent,
A granz bastuns le batent e defruissent,
E Tervagan tolent sun escarbuncle,
2590 E Mahummet enz en un fosset butent,
E porc e chien le mordent e defulent :
Unkes mais Deu ne furent à tel hunte. Aoi.

CCXVIII

De pasmeisun en est venuz Marsilies :
Fait sei porter en sa cambre voltice :
Tante culur i ad peinte e escrite.
2595 E Bramimunde le pluret, la Reïne,
Trait ses chevels, si se cleimet caitive.
À l’altre mot, mult halternent s’escriet :
« E ! Sarraguce, cum les hoi desguarnie
« De l’ gentil rèi ki t’aveit en baillie !
2600 « Li nostre deu i unt fait felunie,
« Ki en bataille hoi matin li faillirent.
« Li Amiralz i ferat ; cuardie,
« S’il ne cumbat a cele gent hardie
« Ki si sunt fier n’unt cure de lur vies.
2605 « Li Emperere od la barbe flurie
« Vasselage ad e mult grant estultie :
« S’il ad bataille, il ne s’en fuirat mie.
« Mult est granz doels que ’n’en est ki l’ ociet. » Aoi.

Tous maudissent Charles et maudissent la douce France.
2580Apollon, leur Dieu, est là dans une grotte : ils se jettent sur lui,
Lui font mille reproches, mille outrages :
« Eh ! méchant Dieu, pourquoi nous fais-tu telle honte ?
« Et notre roi, pourquoi l’as-tu laissé confondre ?
« Tu payes bien mal ceux qui te servent. »
2585Alors ils enlèvent à Apollon son sceptre et sa couronne ;
Ils le pendent par les mains à une colonne,
Le retournent à terre sous leurs pieds,
Lui donnent de grands coups de bâton et le mettent en morceaux.
Tervagan aussi y perd son escarboucle.
2590Quant à Mahomet ; on le jette dans un fossé
Où les porcs et les chiens le mordent et marchent dessus :
Jamais Dieux ne furent à telle honte.Aoi.

CCXVIII

Marsile revient de sa pâmoison.
Et se fait porter dans sa chambre ;
Sur les murs de laquelle on a écrit et peint plusieurs tableaux en couleurs.
2595La reine Bramimonde y est tout en larmes ;
Elle s’arrache les cheveux : « Ah ! malheureuse ! » répête-t-elle.
Puis, élevant la voix, elle dit encore :
« O Saragosse, te voilà donc privée
« Du noble roi qui t’avait en son pouvoir !
2600« Nos dieux sont des félons
« De nous avoir ainsi manqué dans le combat,
« Il nous reste l’Émir. Quelle lâcheté
« S’il n’engage pas la lutte avec cette race hardie, avec ces Français
« Qui ont. assez de vaillance pour ne point songer à leur vie !
2605« Chez leur empereur à barbe fleurie
« Quel courage, quelle témérité !
« Ce n’est pas lui qui reculerait jamais d’un seul pas dans la bataille.
« C’est grande douleur, en vérité, qu’il n’y ait personne pour le tuer. »Aoi.


CCXIX

Li Emperere, par sa grant poestet,
2610 Set anz tuz pleins ad en Espaigne estet ;
Prent i castels e alquantes citez.
Li reis Marsilies s’en purcaçat asez ; o
A F premier an fist ses briefs seieler,
En Babilunie Baligant ad mandet :
2615 (C’ est l’Amiralz, li vielz d’antiquitet ;
Tut survesquiet e Virgilie e Omer),
En Sarraguce l’ alt succure, li ber ;
E, s’il ne l’ fait, il guerpirat ses deus,
Tutés ses ydles que il soelt aürer,
2620 Si recevrat seinte chrestientet,
À Carlemagne se vuldrat acorder.
E cil est loinz, si ad mult demuret.
Mandet sa gent de quarante règnez ;
Ses granz drodmunz en ad fait aprester,
2625 Eschiez e barges e galies e nefs.
Suz Alixandre ad un port juste mer :
Tut sun navilie i ad fait aprester.
Ço est en mai, à l’ premier jur d’estet,
Tutes ses oz ad empeintes en mer.Aoi.

CCXX

2630 Granz sunt les oz de cele gent averse :

2609. Li Emperere. Ici commence l’épisode de Baligant, le Baligantsepisod, qui, suivant une opinion -de M. Scholle, n’aurait pas fait partie de la version originale du Roland. Nous avons réfuté ailleurs (Épopées françaises, 2e édit, t. I, p. 425) cette opinion, que M. Paul Meyer (Romania, VII, p. 437) déclare « fondée sur des -motifs assez faibles. » (Cf. Rom., VI, 473.) Nous renvoyons notre lecteur à nos Épopées.

2614. Baligant. Dans la Chronique de Turpin, qui. est suivie par vingt de nos poètes, Marsire et Beligand sont deux frères, qui ont été l’un et l’autre envoyés en Espagne par l’émir de Babylone, et qui règnent tous deux à Saragosse. Ils attaquent ensemble l’arrière-garde, commandée par Roland. Marsire est tué par le neveu de Charles ; Béligand s’enfuit. — Dans notre vieux poème, au contraire, Baligant est re

CCXIX

L’empereur Charles, par sa grande puissance,
2610Était demeuré sept années entières en Espagne ;
Il y avait pris châteaux et cités.
Le ri Marsile en avait eu grand souci
Et, dès la première année, avait fait sceller ses lettres.
Il y réclamait du secours de Baligant, qui était à Babylone en Égypte.
2615C’était l’Émir, le vieil Émir,
Survivant à Virgile et à Homère.
Marsile avait demandé à ce vrai baron d’aller le secourir à Saragosse.
Si Baligant n’y consentait, Marsile quitterait ses dieux,
Renoncerait à toutes les idoles qu’il adore,
2620Recevrait la sainte loi du Christ,
Et ferait sa paix avec Charlemagne...
Or, Baligant est loin, et il avait longtemps tardé.
Il avait convoqué le peuple de ses quarante royaumes,
Avait fait apprêter ses grands dromonds,
2625Barques, esquifs, galères et vaisseaux de toute sorte.
À Alexandrie, qui est un port de mer,
Il avait enfin rassemblé toute sa flotte...
C’était en mai, au premier jour d’été :
Il a lancé sur mer toute son armée.Aoi.

CCXX

2630Elle est grande l’armée de la gent païenne !

présenté comme le grand émir de Babylone, dont Marsire n’est que le vassal, et qui a quarante autres rois sous ses ordres. En deux mots, c’est le chef suprême de l’Islam.

2624. Drodmunz. Le dromond est le navire de guerre et de marche ; le chaland est le transport, et, en particulier, le transport de guerre. = Dans le dromond on faisait, entrer les chevaux : témoin ce passage de l’Entrée en Espagne, où l’on voit Roland introduire son cheval dans un dromond à l’aide de cordes et de poulies. Seulement l’estormant du bateau Desor li dos bastiaus fait bastir un soler, — Tant com li bon cival poit à loisir ester. (Ms. fr. de Venise, XXI, f° 228.) Cf. la planche VIII de la tapisserie de Bayeux, qui nous montre des charpentiers occupés à la construction de ces différentes sortes

de vaisseaux.

Siglent à fort e nagent e guvernent.
En sum cez maz e en cez haltes vernes,
Asez i ad carbuncles e lanternes ;
Là sus amunt pargetent tel luiserne
2635 Que par la noit la mer en est plus bele.
E, cum il vienent en Espaigne la tere,
Tuz li païs en reluist e esclairet.
Jusqu’à Marsilie en parvunt les nuveles
Que Baliganz est entrez en sa tere,
Tel ost ameinet, n’iert veüe plus bele ;
Dis e set rei, envirun, la cadelent.
Or gart Deus Carle e la veire Paterne :
Bataille avrat e duluruse e pesme. Aoi.

CCXXI

Gent paienur ne voelent cesser unkes :
2640 Issent de mer, vienent as ewes dulces ;
Laissent Marbrise e si laissent Marbruse ;
Par S’ebre amunt tut lur navilie turnent.
En sum ces maz e en cez vernes lunges
Asez i ad lanternes e carbuncles :
Tute la noit mult grant clartet lur dunent.
2645 A icel jur vienent à Sarraguce. Aoi.

CCXXII

Clers est li jurz e li soleilz luisant.
Li Amiralz est issuz de l’ caland :
Espaneliz fors le vait adestrant ;
Dis e set rei après le vunt sivant ;
2650 Cuntes e dux i ad bien ne sai quanz.
Suz un lorier, ki est en roi un camp,
Sur l’herbe verte getent un palie blanc ;
tin faldestoel i unt mis d’olifant ;
Desur s’asiet li paiens Baliganz ;
2655 Trestuit li altre sunt remés en estant.

Et voilà cette flotte qui cingle rapidement, navigue et se gouverne.
Au sommet des mâts-, et sur les hautes vergues,
Il y a lanternes et escarboucles
Qui, de là-haut, projettent telle lumière
2635Qu’en pleine nuit la mer paraît plus belle encore.
Au moment où ils arrivent en vue de la terre d’Espagne,
Tout le pays en est illuminé ;
La nouvelle en va jusqu’à Marsile :
« Baligant, lui dit-on, est entré dans sa terre
À la tête d’une armée, comme on n’en verra jamais de plus belle ;
Dix-sept rois, près de lui, sont à la tête de cette immense armée.
Que Dieu, que la souveraine Paternité protège Charles :
Car il aura une terrible et douloureuse bataille.Aoi.

CCXXI

L’armée païenne ne veut pas faire halte un moment.
2640Elle sort de la mer, entre dans les eaux douces,
Laisse derrière elle Marbrise et Marbrouse,
Et remonte le cours de l’Ebre avec tous ses navires.
Au sommet des mâts, et sur les longues vergues
Que de lanternes, que d’escarboucles !
C’est, pendant toute là nuit, une clarté immense :
2645Le jour même elle arrive à, Saragosse.Aoi.

CCXXII

Clair est le jour, brillant est le soleil.
L’Émir sort de son vaisseau ;
Espanelis marche à sa droite ;
Dix-sept rois le suivent.
2650Quant aux comtes et aux ducs, on n’en sait pas le nombre.
À l’ombre d’un laurier, au milieu d’un champ,
On jette sur l’herbe un tapis de soie blanche ;
On y place un fauteuil d’ivoire,
Et le païen Baligant s’y asseoit,
2655Tandis que tous les autres restent debout.

Li sire d’els premiers parlat avant :
« Ores oiez, franc chevalier vaillanz :
« Carles li reis, l’emperere des Francs,
« Ne deit mangier, se jo ne li cumant.
2660 « Par tute Espaigne m’ad fait guère mult grant ;
« En France dulce le voeill aler querant :
« Ne finerai en trestut mun vivant,
« Jusqu’il seit morz o tut vifs recreant. »
Sur sun genuill en fiert sun destre guant.Aoi.

CCXXIII

2665 Pois qu’il l’a dit, mult s’en est afichiez
Que ne lerrat, pur tut l’or desuz ciel,
Qu’il alt ad Ais ù Carles soelt plaidier.
Sa gent li lodet, si li ad cunseilliet.
Pois, apelat dous de ses chevaliers,
2670 L’un Clarifan e l’altre Clarien :
« Vus estes filz à l’ rei Maltraïen,
« Ki suleit faire messages volentiers.
« Jo vus cumant qu’en Sarraguce algiez ;
« Marsiliun de meie part nunciez,
2675 « Cuntre Franceis li sui venuz aidier ;
« Se jo trois o, mult grant bataille i iert :
« Si l’en dunez cest guant ad or pleiet,
« El’ destre puign si li faites calcier.
« Si li portez cest bastuneel d’or mier,
2680 « E à mei vienget reconoistre sun fieu.
« En France irai pur Carlun guerreier ;
« S’en ma mercit ne se culzt à mes piez
« E ne guerpisset la lei de chrestiens,
« Jo li toldrai la curune de l’ chief. »
2685 Paien respundent : « Sire, mult dites bien. »Aoi.

CCXXIV

Dist Baliganz : « Kar chevalchiez, baruns ;
« L’uns port le guant, li altre le bastun. »
E cil respundent : « Chiers sire, si ferum.»

Leur chef parle le premier :
« Oyez, » leur dit-il, « francs chevaliers vaillants.
« Le roi Charles, empereur des Français,
« N’aura la permission de manger que si je le veux bien.
2660« Il m’a fait dans toute l’Espagne une trop longué guerre :
« C’est dans sa douce France que je veux aller l’attaquer ;
« Point ne m’arrêterai de toute ma vie,
« Avant de le voir à mes pieds, ou mort.»
Et Baligant donne sur son genou un coup de son gant droit.Aoi.

CCXXIII

2665L’Émir l’a dit, l’Émir s’entête :
Il ne manquera pas, pour tout l’or qui est sous le ciel,
D’aller jusqu’à Aix, où Charles tient ses plaids.
Ses hommes l’approuvent et lui donnent même conseil.
Alors il appelle deux de ses chevaliers,
2670L’un Clarifan, l’autre Clarien :
« Votre père, le roi Maltraïen,
« Faisait volontiers les messages.
« Vous, allez à Saragosse, je le veux.
« Annoncez de ma part au roi Marsile
2675« Que je le viens secourir contre les Français.
« Si je les rencontre, quelle bataille !
« Donnez-lui ce gant brodé d’or,
« Mettez-le-lui au poing droit,
« Et portez-lui aussi ce bâton d’or massif.
2680« Puis, quand il sera venu me rendre hommage,
« J’irai en France faire la guerre à Charles.
« Si l’Empereur ne s’étend à mes pieds pour me demander grâce,
« S’il ne veut pas renier la foi chrétienne,
« Je lui arracherai la couronne de la tête.
2685« — Bien dit, » s’écrient les païens.Aoi.

CCXXIV

« Et maintenant à cheval, barons, à cheval, » dit Baligant.
« L’un de vous portera le gant, l’autre le bâton. »
Et ceux-ci de répondre : « Ainsi ferons-nous, cher seigneur. »

Tant chevalchièrent qu’ en Sarraguce sunt.
2690 Passent dis portes, traversent quatre punz,
Tutes les rues ù li burgeis estunt.
Cum il aproisment en la citet amunt,
Vers le palais oïrent grant fremur :
Asez i ad de la gent paienur,
2695 Plurent e crient, demeinent grant dulur,
Pleignent lur deus Tervagan e Mahum
E Apollin, dunt il mie nen unt.
Dit l’uns à l’altre : « Caitifs ! que deviendrum ?
« Desur nus est male cunfusiun.
2700 « Perdut avum le rei Marsiliun :
« Hier li trenchat Rollanz le destre puign.
« Nus n’avum mie de Jurfaleu le Blunt.
« Trestute Espaigne iert hoi en lur bandun. »
Li dui message descendent à l’ perrun.Aoi.

CCXXV

2705 Lur chevals laissent dedesuz un, olive :
Dui Sarrazin par les resnes les pristrent.
E li message par les mantels se tindrent ;
Pois, sunt muntet sus el’ palais altisme.
Cum il entrèrent en la cambre voltice,
2710 Par bele amur malvais salut i firent :
« Cil Apollin ki nus ad en baillie.
« E Tervagan e Mahum nostre sire
« Salvent le Rei e guardent la Reine ! »
Dist Bramimunde : « Or oi mult grant folio :,
2715 « Cist nostre deu sunt en recreantise
« En Rencesvals malvaises vertuz firent.
« Noz chevaliers i unt laissiet ocire ;
« Cest mien seignur en bataille faillirent.
« Le destre puign ad perdut, n’en ad mie,
2720 « Si li trenchat li quens Rollanz, li riches.
« Trestute Espaigne avrat Carles en baillie.
« Que deviendrai, duluruse, caitive ?
«Lasse ! que n’ai un, hume ki m’ociet ! »Aoi.

Ils chevauchent si bien qu’ils arrivent à Saragosse ;
2690Ils traversent dix portes, passent quatre ponts
Et parcourent toutes les rues où se tiennent les bourgeois.
Comme ils approchent du haut de la ville,
Ils entendent un grand bruit du côté du. palais.
C’est une foule de païens
2695Qui pleurent, qui crient, qui se livrent à une grande douleur,
Qui se plaignent de leurs dieux Tervagan et Mahomet,
Et de cet Apollon dont ils n’ont rien reçu :
« Malheureux ! » disent-ils, « que deviendrons-nous ?
« La honte et le malheur sont tombés sur nous.
2700« Nous avons perdu le roi Marsile,
« Dont le comte Roland a coupé le poing droit,
« Jurfaleu le blond n’est plus.
« Toute l’Espagne va tomber en leurs mains. ».
Sur ce, les deux messagers descendent au perron.Aoi.

CCXXV

2705Les messagers laissent leurs chevaux à l’ombre d’un olivier,
Et deux Sarrasins les prennent par les rênes.
Puis tous les deux, se tenant par leurs manteaux,
Sont montés au plus haut du palais.
Comme ils entrent dans la chambre voûtée,
2710Ils font, par bon amour, leur salut de mécréants au roi Marsile :
« Qu’Apollon qui nous, tient en son pouvoir,
« Que Tervagan et notre, seigneur Mahomet
« Sauvent le Roi et gardent : la Reine !
« — Quelle folie dites-vous là ? » s’écrie Bramimonde ;
2715« Nos dieux ne sont que des lâches ;
« Et n’ont fait à Roncevaux que mauvaise besogne.
« Ils y ont laissé mourir tous nos chevaliers
« Et ont abandonné, en pleine bataille, mon propre seigneur.
« Marsile a perdu son poing, qui manque à son bras,
2720« Et c’est Roland, le puissant comte, qui le lui a tranché.
« Charles aura bientôt toute l’Espagne entre les mains.
« Ah ! misérable, ah ! chétive ! que vais-je devenir ?
« Malheureuse ! n’y a-t-il point quelqu’un qui veuille me tuer ? »Aoi.


CCXXVI

Dist Clariens : « Dame, ne parlez tant.
2725 « Message sumes à l’ paien Baligant.
« Marsiliun, ço dist, sera guarant :
« Si l’en enveiet sun bastun e sun guant.
« En Sebre avum quatre milie calanz,
« Eschiez e barges e galies curanz ;
2730 « Drodmunz i ad ne vus sai dire quanz.
« Li Amiralz est riches e poissant,
« En France irat Carlemagne querant :
« Rendre le quidet o mort o recreant. »
Dist Bramimunde : « Mar en irat itant.
2735 « Plus près d’ici purrez œuver les Francs ;
« En ceste tere unt estet ja set anz.
« Li Emperere est ber e cumbatant,
« Mielz voelt murir que ja fuiet de camp,
« Suz ciel n’ad rei qu’il prist à un enfant.
2740 « Carles ne dutet hume ki seit vivant. »Aoi.

CCXXVII

« — Laissiez ç’ ester, » dist Marsilies li reis.
Dist as messages : « Seignurs, parlez à mei.
« la veez vus que à mort sui destreiz.
« Jo si nen ai fllz ne filie ne heir ;
2745 « Un en aveie : cil fut ocis hier seir.
« Mun seignur dites qu’il me vienget vedeir.
« Li Amiralz ad en Espaigne dreit :
« Quite li cleim, se il la voelt aveir ;
« Pois, la défendet encontre les Franceis.
2750 « Vers Carlemagne li durrai bon cunseill :
« Cunquis l’avrat d’hoi cest jur en un meis.
« De Sarraguce les clefs li portereiz.
« Pois ço li dites, n’en irat, s’il me creit. »
«E cil respundent : ce Sire, vus dites veir. » Aoi.

CCXXVI

« — Dame, » dit alors Clarien, « faites trêve aux paroles.
2725« Nous sommes les messagers du païen Baligant,
« Qui sera, dit-il, le libérateur de Marsile.
« Voici le gant et le bâton qu’il lui envoie.
« Là-bas, sur l’Ebre, nous avons quatre mille chalands,
« Esquifs, barques et rapides galères.
2730« Qui pourrait compter nos dromonds ?
« L’Émir est riche, il est puissant ;
« Il poursuivra, il attaquera Charlemagne jusque dans sa France,
« Et veut le voir à ses pieds demandant grâce, ou mort.
« — Les choses n’iront pas si bien, » répond la Reine.
2740« Vous pourrez plus près d’ici rencontrer les Français.
« Depuis sept ans, ils sont dans cette terre.
« Quant à l’Empereur, c’est un vaillant, un vrai baron ;
« Il mourrait plutôt que de fuir.
« Tous les rois de la terre sont pour lui des enfants,
2745« Et Charlemagne ne craint aucun homme vivant. »Aoi.

CCXXVII

« — Laissez tout cela, » dit le roi Marsile.
« Seigneurs, » dit-il aux messagers, «c’est-à moi qu’il faut parler..
« Vous voyez que je suis en mortelle détresse :
« Point n’ai de fils, ni de fille, ni d’héritier.
2750« Hier soir j’en avais un : on me l’a tué.
« Dites donc à votre seigneur de me venir voir.
« Il a des droits sur la terre d’Espagne ;
« S’il la veut toute, .avoir, je la lui cède :
« Qu’il se charge seulement de la défendre contre les Français.
2755« Je pourrai lui donner quelques bons conseils contre Charles,
« Et il l’aura peut-être vaincu avant un mois.
« En attendant, portez-lui les clefs de Saragosse,
« Et dites-lui que, s’il me croit, il ne s’éloignera pas d’ici.
« — Vous dites vrai, » répondent les deux messagers.Aoi.


CCXXVIII

2755Ço dist Marsilies : « Carles li emperere
« Mort m’ad mes humes, ma tere deguastée
« E mes citez fraites e violées.
« Desur le Sebre ad sa gent année :
« Jo ai cuntet n’i ad que set liwées.
2760« L’Amiraill dites que s’ost seit amenée ;
« Truver les poet en la nostre cuntrée.
« Par vus li mand, bataille i seit justée :
« Par l’es Franceis ne serai tresturnée. »
De Sarraguce les clefs lur ad livrées.
Li messagier ambedui l’enclinérent :
Prenent cungied, à cet mot s’en turnerent.Aoi.

CCXXIX

2765Li dui message es chevals sunt muntet :
Isnelernent issent de la citet.
A l’ Amiraill en vunt tut esfreet,
De Sarraguce li présentent les clefs.
Dist Baligauz : « Que avez vus œuvet ?
2770« U est Marsilies que j’ aveie mandet ? »
Dist Clariens : « Il est à mort naffrez.
« Li Emperere fut. hier as porz passer :
« Si s’en vuleit en dulce France aler.
« Par grant honur se fist rere-guarder :
2775« Li quens Rollanz, sis niés, i fut remés,
« E Oliviers, e tuit li duze Per,
« De cels de France vint millier d’adubez.
« Li reis Marsilies s’i cumbatit, li ber ;
« Il e Rollanz se sunt entrencontrez.
2780« De Durendal li dunat un colp tel
« Le destre puign li ad de l’ cors sevret ;
« Sun filz ad mort qu’il tant suleit amer,
« E les baruns qu’il i ont amenet ;
« Fuiant s’en vint, qu’il n’i pout mais ester,
2785« Li Emperere l’ad encalciet asez.

CCXXVIII

2725« L’empereur Charles, » dit Marsile,
« M’a tué tous mes hommes, a ravagé toute ma terre,
« Violé et mis en pièces toutes mes cités.
Maintenant il campe sur le hord de l’Èbre avec toute sa gent,
« À sept lieues d’ici, je les ai comptées.
2750« Dites à l’Émir qu’il amène son armée
« Et qu’il pourra trouver les chrétiens en ce pays.
« Dites-lui de ma part do se préparer à la bataille :
« Les Français ne la refuseront pas. »
Marsile leur met alors aux mains les clefs de Saragosse.
Les deux messagers le saluent,
Prennent congé, s’en retournent.Aoi.

CCXXIX

Ils sont montés à cheval, les deux messagers,
Et sont rapidement sortis de la cité.
Tout effrayés, ils vont trouver l’Émir
Et lui présentent les clefs de Saragosse.
« Eh bien ! » dit Baligant, « qu’avez-vous trouvé là-bas ?
« Où est Marsile, que j’avais mandé ?
« — Il est blessé à mort, » dit Clarien.
« L’empereur Charles est passé hier aux défilés :
« Car il voulait retourner en douce France.
« Par grand honneur, il se fit suivre d’une arrière-garde
« Où demeura son neveu Roland,
« Avec Olivier, avec les douze Pairs,
« Avec vingt mille chevaliers de France.
« Le roi Marsile, en vrai baron, leur a livré un grand combat.
« Roland et lui se sont rencontrés sur le champ de bataille :
« D’un terrible coup de sa Durendal
« Roland lui a tranché le poing droit ;
« Puis il lui a tué son fils, qu’il aimait si chèrement,
« Avec tous les barons qu’il avait amenés.
« Ne pouvant tenir pied, Marsile s’est enfui,
« Et l’Empereur l’a très vivement poursuivi.

« Li Reis vus mandet que vus le succurez,
« Quite vus cleimet d’Espaigne le règnet. »
E Baliganz cumencet à penser :
Si grant doel ad pur poi qu’il n’est desvez.Aoi.

CCXXX

2790 « — Sire Amiralz, » ço li dist Clariens,
« En Rencesvals une bataille ont hier.
« Morz est Rollanz e li quens Oliviers,
« Li duze Per, que Carles aveit tant chiers ;
« De lur Franceis i ad morz vint milliers.
2795 « Li reis Marsilies le puing destre i perdiet,
« E l’Emperere asez l’ad encalciet.
« En ceste tere n’est remés chevaliers
« Ne seit ocis o en Sebre neiez.
« Desur la rive sunt Franceis herbergiet :
2800 « En cest païs nus sunt tant aproeciet,
« Se vus vulez, li repaires iert griefs. »
E Baliganz le reguart en ad fier,
En sun curage en est joüs e liez ;
De l’ faldestoel se redrecet en piez,
2805 Pois si escriet : « Baruns, ne vus targiez,
« Eissez des nefs, muntez, si chevalchiez.
« S’or ne s’en fuit Carlemagnes li vielz,
« Li reis Marsilies encoi serat vengiez :
« Pur sun puign destre l’en liverrai le chief. »Aoi.

CCXXXI

2810 Paien d’Arabe des nefs se sunt issut ;
Pois, sunt muntet es chevals e es muls.
Si chevalchièrent — que fereient il plus ?
Li Amiralz, ki trestuz les esmut,
Si ’n apelat Gemalfin, un soen drut :
2815 « Jo te cumant, tutes mes oz cundui. »
Pois, est muntez en un soen destrier brun ;

« Secourez le roi de Saragosse, voici ce qu’il vous mande,
« Et il vous abandonne tout le royaume d’Espagne. »
Baligant devient alors tout pensif,
Et peu s’en faut qu’il ne devienne fou, tant sa douleur est grande.Aoi.

CCXXX

« Seigneur Emir, » lui dit Clarien,
« Il y a eu hier une bataille à Roncevaux ;
« Roland y est mort ; mort aussi le comte Olivier ;
« Morts les douze Pairs que Charles aimait tant ;
« Morts vingt mille Français.
« Mais le roi Marsile y a perdu le poing droit,
« Et l’Empereur l’a très vivement poursuivi.
« Dans toute cette terre, enfin, il n’est plus un seul chevalier
« Qui ne soit tué ou noyé dans les eaux dé l’Èbre.
« Les Français campent sur la rive,
« Et les voici là, tout près de nous.
« Mais, si vous le voulez, la retraite sera rude pour eux, »
La fierté entre alors dans le regard de Baligant,
Et dans son cœur la joie.
Il se lève de son fauteuil, il se redresse,
Puis : « Barons, » s’écrie-t-il, « pas de retard.
« Sortez de vos.vaisseaux, montez à cheval, en avant !
« Si le vieux Charlemagne ne nous échappe en fuyant,
« Dès aujourd’hui le roi Marsile sera vengé.
« Pour la main qu’il a perdue, je lui donnerai le chef de l’Empereur. »Aoi.

CCXXXI

Les païens d’Arabie sont sortis de leurs vaisseaux ;
Puis sont montés sur leurs chevaux et leurs mulets,
Et les voilà qui marchent en avant. Ont-ils rien de mieux à faire ?
Quand l’Émir les a tous mis en mouvement,
Il appelle un sien ami Gemalfin :
« Je te confie le commandement de toute mon armée. »
Puis Baligant est monté sur son cheval brun ;

Ensembl’od lui enmeinet quatre dux.
Tant chevalchat qu’en Sarraguce fut.
Ad un perrun de marbre est descenduz,
2820 E quatre cunte l’estreu li unt tenut.
Par les degrez el’ palais muntet sus ;
E Bramimunde vient curant contre lui ;
Si li ad dit : « Dolente ! si mar fui !
« A itel hunte mun seignur ai perdut.
« Li niés Carlun l’ad mort e cunfundut. »
2825 Chiet li as piez, l’ Amiralz la reçut.
Sus en la cambre à doel en sunt venut. Aoi.

CCXXXII

Li reis Marsilies, cum il veit Baligant,
Dune apelat dous Sarrazins espans ;
« Pernez m’as braz, si m’ dreciez en seant. »
2830 À l’puign senestre ad pris un de ses guanz.
Ço dist Marsilies : « Sire reis Amiranz,
« Mes teres tutes ici quites vus rend,
« E Sarraguce e l’honur k’i apent.
« Mei ai.perdut e trestute ma gent. »
2835 E cil respunt : « Tant sui jo plus dolent.
« Ne pois à vus tenir lung parlement ;
« Jo sai asez que Carles ne m’atent.
« E nepurquant de vus receif le guant. »
A l’ doel qu’il ad s’en est turnez plurant,
2840 Par les degrez jus de l’ palais descent,
Muntet el’ cheval, vient à sa gent puignant.
Tant chevalchat qu’il est premiers devant ;
D’ures en altres si se vait escriant :
« Venez, paien, kar ja s’en fuient Franc. »Aoi.

CCXXXIII

2845 A l’ matinet, quant primes apert l’ albe ;
Esveilliez est li emperere Carles.

Avec lui n’emmène que quatre ducs,
Et, sans s’arrêter, chevauche jusqu’à Saragosse.
Il descend sur un perron de marbre,
Et quatre comtes lui ont tenu l’étrier.
L’Émir alors monte par les degrés jusqu’au haut du palais,
Et Bramimonde s’élance au-devant de lui :
« Ah ! malheureuse, misérable que je suis ! » s’écrie-t-elle ;
«J’ai perdu mon seigneur, et combien honteusement !
« Le neveu de Charles l’a frappé à mort et déshonoré. »
Elle tombe aux pieds de Baligant, qui la relève,
Et tous deux, en grande douleur, entrent dans la chambre d’enn haut...Aoi.

CCXXXII

Marsile, dès qu’il aperçoit Baligant,
Appelle deux Sarrasins espagnols :
« Prenez-moi à bras, et redressez -moi. »
De sa main gauche, alors, il prend un de ses gants,
Et : « Seigneur Émir, » dit-il,
« Je vous remets ici toute ma terre ;
« Je vous donne Saragosse et tout le fief qui en dépend.
« Ah ! je me suis perdu, et j’ai perdu tout mon peuple !
« — Ma douleur en est grande, » répond l’Émir ;
« Mais je ne saurais parler plus longtemps avec vous ;
« Car, je le sais, Charles ne m’attendra.point.
« Cependant je reçois le gant que vous m’offrez. »
El, tout en larmes à cause de son grand deuil, il sort de la chambre.
Baligant descend les degrés du palais,
Monte à cheval, éperonne vers son armée,
Si bien chevauche qu’il arrive sur le front de ses troupes,
Et, de temps en temps, leur jette ce. cri :
« En avant, païens, en avant : les Français vont nous échapper.»Aoi.

CCXXXIII

Dès la première blancheur, de l’aube, au petit matin,
S’est éveillé l’empereur Charlemagne.

Seinz Gabriel, ki de par Deu le guardet,
Lievet sa main, sur lui fait un signacle.
Li Reis se drecet, si ad rendut ses armes :
2850 Si se desarment par tute l’ost li altre.
Pois, sunt munlet, par grant vertut chevalchent
Cez veies lunges e cez chemins mult larges :
Si vunt vedeir le merveillus damage
En Rencesvals, là ù fut la bataille. Aoi.

CCXXXIV

2855 En Rencesvals en est Carles entrez ;
Des morz qu’il troevet cumencet à plurer.
Dist as Franceis : « Seignurs, le pas tenez ;
« Kar mei meïsme estoet avant aler
« Pur mun nevuld que vuldreie œuver.
2860 « Ad Ais esteie, ad une feste anel :
« Si se vanlèrent roi vaillant bacheler
« De granz batailles, de forz esturs campels ;
« D’une raisun oï Rollant parler :
« la ne murreit en estrange règnet
2865 « Ne trespassast ses humes e ses pers :
« Vers lur païs avreit sun chief turnet,
« Cunquerramment si finereit li ber. »
Plus qu’hum ne poet un bastuneel geter,
Devant les altres est en un pui muntez.Aoi.

CCXXXV

2870 Quant l’Emperere vait querre sun nevuld,
De tantes herbes el’ pret œuvat les flurs,
Ki sunt vermeilles de l’ sanc de noz baruns ;
Pitiet en ad, ne poet muer n’en plurt.
Desuz dous arbres parvenuz est amunt ;
2875 Les colps Rollant conut en treis perruns.
Sur l’herbe verte veit gesir sun nevuld ;
Nen est merveille se Carles ad irur.
Descent à pied, alez i est plein curs,

Saint Gabriel, à qui Dieu l’a confié,
Lève la main, et fait sur lui le signe sacré.
Alors le Roi se lève, laisse là ses armes.
Et tous ses chevaliers se désarment aussi.
Puis montent à cheval, et rapidement chevauchent
Par ces larges routes, par ces longs chemins.
Et où vont-ils ainsi ? Ils vont voir le grand désastre :
Ils vont à Roncevaux, là où fut la bataille.Aoi.

CCXXXIV

Charles est revenu à Roncevaux.
A cause des morts qu’il y trouve, commence à pleurer :
« Seigneurs, » dit-il aux Français, « allez le petit pas ;
« Car il me faut marcher seul en avant,
« Pour mon neveu Roland que je voudrais trouver.
« Un jour j’étais à Aix, à une fête annuelle ;
« Mes vaillants bacheliers se vantaient
« De leurs batailles, de leurs rudes et forts combats :
« Et Roland disait, je l’entendis,
« Que, s’il mourait jamais en pays étranger, ;
« On trouverait son corps en avant de. ceux de ses pairs et de ses hommes ;
« Qu’il aurait le visage tourné du côté du pays ennemi ;
« Et qu’enfin, le brave ! il mourrait en conquérant. »
Un peu plus loin que le jet d’un bâton,
Charles est allé devant ses compagnons et a gravi une colline.Aoi.

CCXXXV

Comme l’Empereur va cherchant son neveu,
Il trouve le pré rempli d’herbes et de fleurs
Qui sont toutes vermeilles du sang de nos barons.
Et Charles en est tout ému ; il ne peut s’empêcher de pleurer.
Enfin le Roi arrive en haut, sous les deux arbres ;
Sûr les trois blocs de pierre il reconnaît les coups de Roland ;
Il voit son neveu qui gît sur l’herbe verte ;
Ce n’est point merveille si Charles en est navré de douleur.
Il descend de cheval, court sans s’arrêter :

Si prent le Cunte entre ses mains ambsdous,
2880 Sur lui se pasmet, tant par est anguissus.Aoi.

CCXXXVI

Li Emperere de pasmeisun revint.
Naimes li dux e li quens Acelins ?
Gefreiz d’Anjou e sis frère Tierris
Prenent le Rei, si l’ drecent suz un pin.
885 Guardet à tere, veit sun nevuld gesir.
Tant dulcement à regreter le prist :
« Amis Rollanz, de tei ait Deus mercit !
« Unkes nuls hum tel chevalier ne vit
« Pur granz batailles juster e defenir.
2890 « La meie honur est turnée en declin. »
Caries se pasmet, ne s’en pout astenir. Aoi.


CCXXXVII

Caries li reis revint de pasmeisun ;
Par mains le tienent quatre de ses baruns.
Guardet à tere, veit gésir sun nevuld ;
2895 Cors ad gaillard, perdue ad sa culur,
Turnez ses oilz, mult li sunt tenebrus.
Caries le pleint par feid e par amur :
« Amis Rollanz, Deus metet t’anme en flurs,
« En pareïs, entre les glorius !
2900 « Oumen Espaigne venis à m’al, seignur !
« Jamais n’iert jurz de tei n’aie dulur.
« Cum decarrat ma force e ma baldur !
« Nen avrai ja ki sustienget m’honur ;
« Suz ciel ne quid aveir ami un sul.
2905 « Se j’ai parenz, nen i ad nul si prud. »
Trait ses crignels pleines ses mains ambsdous,
Sur lui se pasmet tant par ’est anguissus ;
Cent milie Franc en unt si grant dulur
Nen i ad cet ki durement ne plurtAoi.

Entre ses deux bras prend le corps de Roland,
Et, de douleur, tombe sur lui sans connaissance.Aoi.

CCXXXVI

L’Empereur revient de sa pâmoison.
Le duc Naimes, le comte Acelin,
Geoffroi d’Anjou et Thierri, frère de Geoffroi,
Prennent le Roi, le dressent contre un pin.
Il regarde à terre, il y voit le corps de son neveu,
Et si doucement se prend à le regretter :
« Ami Roland, que Dieu te prenne en pitié !
« Jamais on ne vit ici-bas pareil chevalier
« Pour ordonner, pour achever si grandes, batailles,
« Ah ! mon honneur tourne à déclin. »
Et l’Empereur se pâme ; il ne peut s’en empêcher.Aoi.

CCXXXVII

Le roi Charles revient de sa pâmoison ;
Quatre de ses barons le tiennent par lès mains.
Il regarde à terre, il y voit le corps de son neveu s
Roland a perdu toutes ses couleurs, mais il a encore l’air gaillard ;
Ses yeux sont retournés et tout remplis de ténèbres :
Et voici que Charles se met à le plaindre ; en toute foi-, en tout amour :
« Ami Roland, que Dieu mette ton âme en saintes fleurs
« Au paradis, parmi ses glorieux !
« Pourquoi faut-il que-tu sois venu en -Espagne ?
« Jamais plus je ne serai un seul jour sans souffrir à cause de toi.
«Et ma puissance, et ma joie, comme elles vont tomber maintenant !
« Qui sera le soutien de mon royaume ? Personne.
« Où sont mes amis sous le ciel ? Je n’en ai plus un seul.
« Mes parents ? Il n’en est pas un de sa valeur. »
Charles s’arrache à deux mains les cheveux,
Et se pâme de nouveau sur son neveu, tant il est plein d’angoisse.
Cent mille Français en ont si grande douleur
Qu’il n’en est pas un qui ne pleure à chaudes larmes,Aoi.


CCXXXVIII

« Amis Rollanz, jo m’en irai en France.
2910 « Cum jo serai à Loün, en ma cambre,
« De plusurs règnes viendront li hume estrange.
« Demanderunt ù est li Quens catanies :
« Jo lur dirrai qu’il est morz en Espaigne.
« A grant dulur tiendrai pois mun reialme :
2915 « Jamais n’iert jurz que ne plur ne m’en pleigne.Aoi.

CCXXXIX

« Amis Rollanz, prozdum, juvente bele,
« Cum jo serai ad Ais en ma capele,
« Viendrunt li hume, demanderunt nuveles ;
« Jé s lur dirrai merveilluses e pesmes :
2920 « Morz est mis niés, ki tant suleit cunquerre.
« Encontre mei revelerunt li Seisne
« E Hungre e Bugre e tante gent averse,
« Romain, Puillain e tuit cil de Palerne,
« E cil d’Affrike e cil de Califerne ;
2925 « Pois, encrerrunt mes peines e mes suffraites.
« Ki guierat mes oz à tel poeste,
« Quant cil est morz ki tuz jurz nus cadelet ?
« E ! France dulce, cum remeins hoi déserte !
« Si grant doel ai que jo ne vuldreie estre. »
2930 Sa barbe blanche cumencet à detraire,
Ad ambes mains les chevels de sa teste.
Cent milie Franc s’en pasment contre tere. Aoi.

CCXL

« Amis Rollanz, as perdue la vie :
« L’anme de tei en pareïs seit mise !
2935 « Ki tei ad mort France dulce ad hunie.

2910. A Loün. Ce couplet est fondé sur une légende du Xe siècle, et le sui

CCXXXVIII

« Ami Roland, je vais retourner en France ;
« Et, quand je serai dans ma ville de Laon,
« Des étrangers viendront de plusieurs royaumes
« Me demander : « Où est le Comte capitaine ? »
« Et je leur répondrai : « Il est mort en Espagne. »
« En grande douleur je tiendrai désormais mon royaume :
« Il ne sera point de jour que je n’en gémisse et n’en pleure.Aoi.

CCXXXIX

« Ami Roland, vaillant homme, belle jeunesse,
« Quand je serai à ma chapelle d’Aix,
« Des hommes viendront, qui me demanderont de tes nouvelles ;
« Celles que je leur’ donnerai seront dures et cruelles :
« Il est mort, mon cher neveu, celui qui m’a conquis tant de terres.
« Et voilà que les Saxons vont se révolter contre moi,
« Les Hongrois, les Bulgares, et tant d’autres peuples,
« Les Romains avec ceux de la Pouille et de la Sicile,
« Ceux d’Afrique et de Califerne.
« Mes souffrances augmenteront de jour en jour.
« Eh ! qui pourrait conduire mon armée avec une telle puissance»
« Quand il est mort, celui qui toujours était à notre tête ?
« Ah ! douce France, te voilà orpheline !
« J’ai si grand deuil que j’aimerais ne pas être. »
Et alors il se prend à tirer sa barbe blanche,
De ses deux mains arrache les cheveux de sa tête :
Cent mille Français tombent à terre, pâmés.Aoi.

CCXL

« Ami Roland, tu as donc perdu la vie :
« Que ton âme ait place au paradis !
« Celui qui t’a tué a déshonoré la douce France :

vant, où il s’agit d’Aix, sur une tradition du VIIIe ou IXe siècle.

« Si grant doel ai que ne vuldreie vivre,
« De ma maisniée ki pur mei est ocise.
« Ço me duinst Deus, li filz seinte Marie,
« Einz que jo vienge as maistres porz de Sizre,
2940 « L’anme de l’ cors me seit hoi départie,
« Entre les lur fust aluée e mise,
« E ma car fust delez els enfuie. »
Pluret des oilz, sa blanche barbe tiret,
E dist dux Naimes : « Or ad Carles grant ire. »Aoi.

CCXLI

2945 « Sire emperere, » ço dist Gefreiz d’Anjou,
« Ceste dulur ne demenez tant fort ;
« Par tut le camp faites querre les noz,
« Que cil d’Espaigne en la bataille unt morz ;
« En un carpier Gumandez qu’ hum les port. »
2980 Ço dist li Reis : « Sunez en vostre corn. »Aoi.

CCXLII

Gefreiz d’Anjou ad sun graisle sunet ;
Franceis.descendent, Carles, l’ad cumandet.
Tuz lur amis qu’il i unt morz œuvet
Ad un carnier sempres les unt portet.
2955 Asez i ad evesques e abez,
Munies, canunies, pruveires curupez.
Si ’s unt asolz g geigniez de part Deu :
Mirre e timonie i firent alumer,
Gaillardement tuz les unt encensez ;

2944. Or ad Carles grant ire. On lit loi, dans la Karlamagnus Saga (chap. XXXIX) et dans la Keiser Karl Magnus’s kronike, un très curieux épisode qui ne se trouve nulle part ailleurs... Le Roi envoie tour à tour plusieurs chevaliers pour prendre l’épée de Roland. Ils ne réussissent pas à l’arracher des mains du mort. Charles en envoie cinq autres À LA FOIS, « un pour chaque doigt. » Peines perdues. L’Empereur s’aperçoit que, pour toucher à cette épée merveilleuse, il faut être aussi bon chevalier que Roland. Il se met à prier Dieu, puis s’approche de l’épée de son neveu, et s’en empare très facilement. Il en garda précieusement le pommeau, qui était plein de reliques ; mais, quant à la

lame, il la jeta dans l’eau, loin de la

« J’ai si grand deuil que plus ne voudrais vivre.
« Ma maison, toute ma maison est morte à cause de moi.
« Fasse Dieu, le fils de sainte Marie,
« Avant que je vienne à l’entrée des défilés de Cizre,
« Que mon âme soit aujourd’hui séparée de mon corps ;
« Qu’elle aille rejoindre leurs âmes,
«Tandis qu’on enfouira ma chair près de leur chair ; »
L’Empereur pleure de ses yeux ; il arrache sa barbe :
« Grande est la douleur de Charles, » s’écrie le due Naimes.Aoi.

CCXLI

« Sire empereur, » a dit Geoffroi d’Anjou,
« Ne vous laissez point aller à tant de douleur,
« Mais commandez.plutôt que, sur le champ de bataille, on cherche tous les nôtres,
« Qui ont été tués par les païens d’Espagne,
« Et que dans un charnier on les transporté-. Donnez-en l’ordre.
« — Sonnez donc de votre cor, » répond le Roi.Aoi.

CCXLII

Geoffroi d’Anjou a sonné de son cor,
Et, sur l’ordre de Charles, les Français descendent de cheval.
Tous leurs amis, qu’ils ont là trouvés morts,
Dans un charnier sont transportés sur l’heure.
Il y avait dans l’armée une foule d’évêques et d’abbés,
De moines, de chanoines et de prêtres tonsurés.
Ils donnent aux morts l’absoute et la bénédiction au nom de Dieu.
On fait ensuite -brûler de l’encens et de la myrrhe,
Et tous, avec amour, ont encensé les corps.

terre, « parce qu’il savait qu’il n’appartenait à personne de la porter après Roland. » Voir notre traduction de la Saga et de là Chronique danoise, en notre première édition, II, pp.247-264. 2954. Ad un carnier sempres les unt portet. Ici se trouve raconté, dans la Karlamagnus Saga (cap. XL) et dans la Keiser Karl Magnus’s kronike, le miracle des aubépines, qui se lit, avec une légère variante, dans la Chronique rimée dé PhilIippe Mousket : « Charles ne sait comment reconnaître les cadavres des païens. Dieu fait alors un grand prodige, et des buissons d’épines sortent des entrailles des mécréants.» Cf. la Chronique rimée, édit. Reiffemberg, vers 8063-8068.

2956. Curunez. La « couronne »,

c’est la tonsuré.

2960 A grant honur pois les unt enterrez.
Si ’s unt laissiez : qu’en fereient-il el ?Aoi.

CCXLIII

Li Emperere fait Rollant custeïr
E Olivier, l’arcevesque Turpin ;
Dedevant sei les ad fait tuz uvrir
2965 E tuz les coers en palie recuillir ;
En blancs sarcous de marbre sunt enz mis ;
E pois, les cors de baruns si unt pris,
En quirs de cerf les treis seignurs unt mis :
Bien sunt lavet de piment e de vin.
2970 Li Reis cumandet Tedbald e Gebuin,
Milun le cunte e Otun le marchis :
« En treis carettes les guiez el’ chemin ! »
Bien sunt ouvert d’un palie galazin.Aoi.

CCXLIV

Quant il ont fait enterrer sun barnage,
Fors cels qu’il voit porter tresque à Blaive,
Venir s’en voelt li emperere Carles,
2975 Quant de païens li surdent les anguardes.
De cels devant i vindrent dui message,
De l’ Amiraill i nuncent la bataille :
« Reis orguillus, nen est dreiz que t’en alges.
« Veis Baligant ki après tei chevalchet :
2980 « Granz sunt les oz qu’il ameinet d’Arabe ;
« Encoi verrum se tu as vasselage. »

2963. Turpin. La Keiser Karl Magnus’s kronike, par égard sans doute pour la « Chronique de Turpin, » ne peut ici se résigner à la mort du célèbre archevêque. Donc, elle affirme qu’on trouva Turpin encore vivant sur le champ de bataille. « On pansa ses blessures ; on le mit en un bon lit. Il marcha depuis lors avec des béquilles ; mais il resta archevêque tant qu’il vécut. »

2969. Bien sunt lavet de piment e de vin. « D’autres poèmes, dit M. d’Avril, mentionnent l’opération qui consistait à laver les corps des défunts avec de l’eau, du vin et du piment. » Cf. notamment Raoul de Cambrai : Le cors li leve de froide eau et de « ire. (Édition Le Glay, p. 329.) Dans Garin le Loherain (trad. P. Paris,

p. 249-253), on voit aussi que les

On les enterre à grand honneur ;
Puis (que pourraient-ils faire de plus ?) les Français les ont laissés.Aoi.

CCXLIII

L’Empereur fait mettre à part et garder les corps de Roland,
D’Olivier et de l’archevêque Turpin.
Il les fait ouvrir devant lui ;
On dépose leurs coeurs dans une pièce de soie ;
Puis on les met dans des cercueils de marbre blanc.
Ensuite on prend les corps des trois barons,
Et on les enferme en des cuirs de cerf,
Après les avoir bien lavés avec du piment et du vin.
Le roi donne l’ordre à Thibaut et à Gebouin,
Au comte Milon et à Othon le marquis,
De conduire ces trois corps sur trois voitures
Où ils sont recouverts par un drap de soie de Glaza.Aoi.

CCXLIV

Quand il a fait enterrer ses barons,
Sauf les trois qu’il voulait transporter jusqu’à Blaye,
L’empereur Charlemagne sé dispose à partir,
Quand, tout à coup, apparaît à ses yeux l’avant-garde des païens.
Deux messagers se détachent du front de cette armée,
Et, au nom de l’Émir, annoncent la bataille à Charles :
« Roi orgueilleux, tu ne peux plus nous échapper.
« Baligant est là qui chevauche sur tes traces ;
« L’armée qu’il amène d’Arabie est immense :
« On va bien voir aujourd’hui si tu es vraiment un vaillant. »

corps étaient enfermés en des outres de cuir, etc.

2978. Palie galazin. De Lajazzo, que Marco Polo appelle Glaza. (Cf. F. Michel, Étoffes de soie, d’or et d’argent, I,329.)

2974. Tenir s’en voelt, etc. La Karlamagnus Saga et la Keiser Karl Magnus’s kronike omettent ici tout l’épisode de Baligant, pour en arriver immédiatement au récit des dernières funérailles des héros morts à Roncevaux et au jugement de Ganelon. = Le manuscrit de Lyon passe également sous silence tout l’épisode de Baligant et la grande bataille de Saragosse, pour raconter sur- le -champ la rentrée de l’Empereur en « douce France », et l’histoire du message près de Girart et de Gilles. = Cf. la note

du v. 3680.

Carles li reis en ad prise sa barbe-,
Si li remembret de F doel e de l’ damage
Qu’en Rencesvals reçut en la bataille.
Mult fièrement tute sa gent reguardet ;
2985 Pois, si s’escriet à sa voiz grant e halte :
« Baruns franceis, as chevals e as armes ! » Aoi.

CCXLV

Li Emperere tut premereins s’adubet :
Isnelement ad vestue sa brunie,
Lacet sun helme, si ad ceinte Joiuse.
2990 Ki pur soleill sa clartet nen escunset ;
Pent à sun col un escut de Girunde,
Tient sun espiet ki fut fais à Blandune,
En Tencendur sun bon cheval pois muntet
(Il le cunquist es guez desuz Marsune ;
2995 Si ’n getatmort Malpalin de Nerbune) ;
Laschet la resne, mult suvent l’esperunet,
Fait sun eslais veant trente milie humes :
Recleimet Deu e l’apostle de Rume.
Après cest mot n’ad paür de cunfundre ;
E Franceis dient : « Tels deit porter curune. »Aoi.

CCXLVI

Par tut le camp cil de France descendent,
3000 Plus de cent milie s’en adubent ensemble ;
Guarnemenz unt ki bien lur atalentent,
Chevals curanz e les armes mult gentes ;
Cil gunfanun sur les helmes lur pendent.
Pois, sunt muntet e unt grant escience.
3005 S’il troevent o, bataille quident rendre.
Quant Carles veit si beles cuntenances,
Si ’n apelat Jozeran de Provence,
Naimun le duc, Antelme de Maience :
« En tels vassals deit hum aveir fiance ;
3010 « Asez est fols ki entr’els se dementet.

Le roi Charles s’arrache la barbe
Au souvenir de sa’ douleur et du grand désastre
Qu’il a subi à Ronvevaux dans la bataille ;
Puis sur toute son armée il jette un regard fier,
Et, d’une voix très haute et très forte, s’écrie :
« À cheval, barons français ; à cheval et aux armes ! »Aoi.

CCXLV

L’Empereur est le premier à s’armer :
Vite, il endosse son haubert,
Lace son beaume et ceint Joyeuse, son épée,
Dont la clarté lutte avec celle du soleil.
Puis à son cou il suspend un écu de Girone,
Saisit sa lance qui fut faite à Blandonne,
Et monte sur son bon cheval Tencendur,
Qu’il a conquis aux.gués sous Marsonne,
Lorsqu’il fit tomber raide mort Malpalin de Narbonne.
Charles lui lâche les rênes, et l’éperonne vivement.
Devant cent mille hommes il fait un temps de galop,
Réclamant Dieu et l’Apôtre de Rome.
Après cette prière, il n’a plus peur d’être vaincu.
Et tous les Français s’écrient : « Un tel homme est fait pour porter couronne. »Aoi.

CCXLVI

Dans toute, la vallée, les Français sont descendus de cheval,
Et plus de cent mille hommes s’arment ensemble ;
Gomme leurs armures leur siéent bien !
Leurs chevaux sont rapides, leurs armes belles ;
Leurs gonfanons pendent jusque sur leurs beaumes.
Les voilà qui montent en selle, avec quelle habileté !
S’ils trouvent l’armée païenne, certes ils lui livreront bataille.
Quand Charles voit si belles contenances,
Il appelle Josseran de Provence,
Le duc Naimes et Anthelme de Mayence :
« En de tels soldats qui n’aurait confiance ?
« Désespérer serait folie.

« Se de.venir Arrabit ne s’ repentent,
« La mort Rollant lur quid chièrement vendre. »
Respunt dux Naimes : « E Deus le nus cunsentet ! » Aoi.

CCXLVII

Carles apelet Rabel e Guineman ;
3015 Ço dist li Reis : « Seignurs, jo vus cumant ;
« Seiez es lius Olivier e Rollant :
« L’uns port l’espée, e l’altre l’olifant ;
« Si chevalchiez el’ premier chief devant,
« Ensembl’od vus quinze millier de Francs,
3020 « De bachelers, de noz meillurs vaillanz.
« Après icels en avrat altretant :
« Si ’s guierat Gibuins e Loranz. »
Naimes li dux e li quens Jozerans
Icez eschieles bien les vunt ajustant.
3025 S’il troevent o, bataille i iert mult grant :
Il i ferrunt des espées trenchanz.Aoi.

CCXLVIII

Dé Franceis sunt les premières eschieles.
Après les dous establisent la tierce.
En cele sunt li vassal de Baivière :
A trente milie chevaliers la preisièrent ;
3030 la devers els bataille n’iert laissiée :
Suz ciel n’ad gent que Carles ait plus chière,
Fors cels de France ki les règnes cunquièrent.
Li quens Ogiers li Daneis, li puigniere,
Les guierat, kar la cumpaigne est fière.

CCXLIX

3035 Or treis eschieles ad l’ emperere Carles.
Naimes li dux pois establist la quarte

3019. Quinze millier de Francs. C’est en scène les Parisiens, qu’il couvre

ici que le manuscrit de Versailles met d’éloges : Ensemble o vos. XX. M. Pa

« A moins que les païens ne se retirent devant nous,
« Je leur ferai payer cher la mort de Roland.
« — Que Dieu le veuille ! » répond le duc Naimes.Aoi.

CCXLVII

Charles appelle Rabel et Guinemant :
« Je veux, seigneurs, » leur dit le Roi,
« Que vous preniez la place d’Olivier et de Roland ;
« L’un de vous portera l’épée, et l’autre l’olifant.
« En tête de toute l’armée, au premier rang, marchez,
« Et prenez avec vous quinze mille Français,
« Tous jeunes, et de nos plus vaillants.
« Après ceux-là, il y en aura quinze mille autres
« Que commanderont Gebouin et Laurent. »
Naimes le duc et le comte Josseran
Sur-le-champ disposent ces deux corps d’armée.
S’ils rencontrent l’ennemi, quelle bataille !
Que de coups d’épées tranchantes !Aoi.

CCXLVIII

Ce sont les Français qui composent les premières colonnes de l’armée.
Après ces deux premières on forme la troisième,
Où l’on fait entrer les barons de Bavière,
Qui sont environ trente mille chevaliers.
Certes, ce ne seront point ceux-là qui laisseront la bataille ;
Car sous le ciel il n’est point de peuple que Charles aime autant,
Sauf ceux de France, qui sont les conquérants des royaumes.
Ce sera le comte Ogier le Danois, le brave combattant,
Qui commandera les gens de Bavière. Belle compagnie, en vérité !

CCXLIX

L’empereur Charles a déjà trois corps d’armée ;
Naimes compose le quatrième

risant, — Tuit bacheler e nobile cunquerant. Mais il est trop visible, à l’assonance, que le mot Parisant a été

introduit de force.

De tels baruns qu’asez unt vasselage :
Aleman sunt e si sunt de la Marche.
Vint milie sunt, ço dient luit li altre.
3040 Bien sunt guarnit e de chevals e d’armes :
la pur murir ne guerpirunt bataille.
Si ’s guieral Hermans, li dux de Trace :
Einz i murrat que cuardise i facet. Aoi.

CCL

Naimes li dux e li quens Jozerans
3045 La quinte eschiele unt faite de Normans :
Vint milie sunt, ço dient tuit li Franc ;
Armes unt beles e bons chevals curanz ;
la pur murir cil n’ièrent recreant ;
Suz ciel n’ ad gent ki durer poissent tant.
3050 Richarz li vielz les guierat el’ camp :
Il i ferrât de sun espiet trenchant. Aoi.

CCLI

La siste eschiele unt faite de Bretuns :
Quarante milie chevaliers od els unt ;
Icil chevalchent en guise de baruns,
3055 Dreiles lur hanstes, fermez lur gunfanuns.
Le seignur d’els apelet hum Oedun :
Icil cumandet le cunte Nevelun,
Tedbald de Reins e le marchis Otun :
« Guiez ma gent ; jo vus en faz le dun. »
Li treis respundent :« Vostre cumant ferum. »Aoi.

CCLII

3060 Li Emperere ad sis eschieles faites :
Naimes li dux pois eslablist la sedme
De Peitevins e des baruns d’Alverne.

Quarante milie chevalier poedent estre ;

Avec des barons qui sont d’un grand courage :
Ce sont des Allemands des marches d’Allemagne,
Qui, au dire de tous les autres, ne sont pas m’oins de vingt mille
Leurs chevaux sont bons, et leurs armes sont bonnes ;
Plutôt que de quitter le champ, ils mourront.
Leur chef est Hermann, le duc de Thrace :
Plutôt que de faire une lâcheté, il mourra.Aoi.

CCL

Le duc Naimes et le comte Josseran
Ont fait la cinquième colonne avec les Normands ;
Ils sont vingt mille, au dire de toute l’armée.
Leurs armes sont belles, leurs chevaux sont bons et rapides.
Les" Normands mourront, mais ne se rendront pas.
Il n’y a pas sur terre une race qui tienne mieux sur le champ de bataille.
C’est le vieux Richard qui marchera à leur tête,
Et il donnera de bons coups de son épieu tranchant.Aoi.

CCLI

Le sixième corps d’armée est composé de Bretons ;
Ils sont bien quarante mille chevaliers-.
Ils ont, à cheval, tout l’air de vrais barons
Avec leurs lances hautes et leurs gonfanons au vent.
Leur seigneur s’appelle Eudes ;
Mais il leur donne pour chefs le comte Nivelon,
Thibaut de Reims et le marquis Othon :
« Conduisez mon peuple à la bataille ; je vous le confie. »
Et tous les trois de répondre : « Nous obéirons à votre ordre. »Aoi.

CCLIl

Voici donc six colonnes faites par l’Empereur :
Le duc Naimes forme la septième
Avec les Poitevins et les barons d’Auvergne ;
Ils peuvent bien être quarante mille

Chevals unt bons e les armes mult-beles.
3065 Cil sunt par els en un val suz un tertre ;
Si ’s beneïst Carles de sa main destre.
Cels guierat Jozerans e Godselmes. Aoi.

CCLIII

E l’oidme eschiele ad Naimes establie.
De Flamengs est e des baruns de Frise.
3070 Chevaliers unt plus de quarante milie ;
la devers els n’iert bataille guerpie.
Ço dist li Reis : « Cist ferunt mun servise. »
Entre Rembald e Hamun de Galice
Les guierunt tut par chevalerie. Aoi.

CCLIV

3075 Entre Naimun e Jozeran le cunte
La noefme eschiele uni faite de prozdumes,
De Loherengs e de cels de Burguigne :
Cinquante milie chevaliers unt par cunte,
Helmes laciez e vestues lur brunies,
Espées ceintes, à lur cols larges dubles ;
3080 Espiez unt forz, e les hanstes sunt curtes.
Se de venir Arrabit ne demurent,
Cil les ferrunt, s’ il ad els s’abandonent.
Si ’s guierat Tierris, li dux d’Argune. Aoi.

CCLV

La disme eschiele est des baruns de France :
3085 Cent milie sunt de nos meillurs catanies.
Cors unt gaillarz e fières cuntenances,
Les chiefs fluriz e les barbes unt blanches,
Osbercs vestuz e lur brunies dublaines,
Ceintes espées franceises e d’Espaigne ;

Dieu ! les bons chevaux et les belles armes !
Ils sont là, seuls, dans un vallon, sous un tertre,
Et Charles leur donne sa bénédiction de la main droite :
Leurs capitaines sont Josseran et Gaucelme.Aoi.

CCLIII

Quant au huitième corps d’armée, Naimes le compose
Avec les Flamands et les barons de Frise :
Plus de quarante mille chevaliers.
Ceux-là, certes, n’abandonneront pas la bataille.
« Ils feront mon service, » dit le Roi.
Ce sera Raimbaud, avec Aimon de Galice,
Qui, par bonne chevalerie, les guidera au combat.Aoi.

CCLIV

Naimes, aidé du comte Josseran,
Forme la neuvième colonne avec de vaillants hommes :
Ce sont ceux de Bourgogne et de Lorraine.
Ils sont bien cinquante mille chevaliers,
Avec leurs beaumes lacés et leurs hauberts.
Ils ont leurs épées au côté et leurs doubles larges au cou ;
Leurs lances sont fortes et le bois en est court.
Si les Arabes ne reculent point,
S’ils engagent le combat, Lorrains et Bourguignons donneront de fiers coups.
Leur chef est Thierry, le duc d’ArgonneAoi.

CCLV

Les barons de France forment la dixième colonne.
Ils sont cent mille de nos meilleurs capitaines ;
Ils ont le corps gaillard et fière la contenance,
La tête fleurie et la barbe toute blanche.
Ils ont revêtu leurs doubles broignes et leurs hauberts.
Ils ont ceint leurs épées de France ou d’Espagne ;

3090 Escuz unt genz de multes conoisances.
Espiez unt forz e vertuuses hanstes,
Deci as ungles surit il armet de mailles.
Pois’, sunt muntet ; la bataille demandent.
Munjoie escrient. Od els est Carlemagnes.
Gefreiz d’Anjou i portet l’orie-flambe ;
Seint Piere fut, si aveit num Romaine,
3095 Mais de Munjoie iloec ont pris escange.Aoi.

CCLVI

Li Emporere de sun cheval descent,
Sur l’herbe verte si s’est culchiez adenz,

3090. Escuz de multes conoisances. Vers obscur. C’est la seule trace que nous trouvions, en notre poème, d’un ornement de l’écu gui, suivant quelques érudits, pourrait, de près ou de loin, ressembler à des armoiries. Or, ce n’étaient en aucune façon de vraies armoiries ; mais un signe quelconque, ou, plutôt, une multitude de signes divers pour se reconnaître dans la bataille. Dans Aspremont, les chevaliers de Charlemagne, que le poète assimile à des croisés, à lor armes vont la crois acousant : — Por ce sera l’un l’autre conoisant. (B. N. 2495, f° 125.) Mais le Roland n’indique encore rien de semblable, et c’est une probabilité de plus en faveur de ceux qui le croient antérieur aux croisades.

3093. Orie-flambe. Nous allons résumer, en quelques propositions, les derniers travaux sur les origines de l’oriflamme : 1° la plus ancienne représentation de l’oriflamme nous est offerte par les mosaïques du triclinium de Saint -Jean- de- Latran, à Rome. (IXe siècle.) = 2° Sur l’une de ces deux mosaïques, on voit Charlemagne recevoir des mains de saint Pierre une bannière verte qui est l’étendard de la ville de Rome ou des papes. (V. fig. 1 ci-contre et le Charlemagne d’Al-

Fig. 1.

Sur leurs écus sont mille signes divers, qui les font reconnaître,
Leurs lances sont fortes, et dur en est l’acier ;
Jusqu’aux ongles ils sont armés de mailles de fer.
Ils montent à cheval : « La bataille ! la bataille ! » s’écrient-ils ;
Puis : « Monjoie ! » Charlemagne est avec eux.
Geoffroi d’Anjou porte l’oriflamme,
Qui jusque-là avait nom Romaine, parce qu’elle était l’enseigne de saint Pierre ;
Mais alors même elle prit le nom de Monjoie.Aoi.

CCLVI

L’Empereur descend de son cheval
Et se prosterne sur l’herbe verte ;

Fis ?. 2.

phonse Vetault, Mame, 1877, frontispice. ) — 3° Dans la seconde mosaïque, le même Charlemagne reçoit, des mains du Christ, une bannière rouge qui est l’étendard de l’Empire. (Fig. 2.) = 4° Mais il est arrivé que l’auteur du Roland et nos autres poètes ont confondu entre elles les deux bannières. Dans la bannière rouge, ils ont vu la bannière des papes, celle de saint Pierre, celle qui a nom Romaine. = 5° Plus tard, vers la fin du XIe siècle, lorsque les rois capétiens furent devenus comtes du Vexin et ’avoués de l’abbaye de Saint-Denis, ils nouèrent le souvenir du vieil étendard ronge de Charlemagne avec le fait de cette oriflamme nouvelle qu’ils allaient prendre à Saint-Denis. Bref, il y eut fusion ou confusion entre l’oriflamme carlovingienne et l’oriflamme capétienne. Et c’est ainsi que nous arrivons au XIIe siècle, époque où la question cesse d’avoir pour nous un véritable intérêt. Voir les Recherches sur les drapeaux français, de M. Gustave Desjardins, pp. 1 -8, et le Drapeau de la France, de M. Marius Sepet, pp. 21 et suiv.

8095. Munjoie. Ce mot présentant plusieurs difficultés qui n’ont pas encore été suffisamment éclaircies, nous allons

exposer les différents systèmes auxquels

Turnet sun vis vers le soleill levant,
Recleimet Deu mult escordusement :
3100 « Veire paterne, hoi cest jur me défend,
« Ki guaresis Jonas tut veirement
« De la baleine ki en sun cors l’ont enz
« E espargnas le rei de Niniven,
« E la citet, e trestute sa gent,
« E Daniel de l’ merveillus turment
3105 « Enz en la fosse des leüns ù fut enz,
« Les treis enfanz tut en un fou ardant :
« La tue amur me seit hoi en présent.
« Par ta mercit, se tei plaist, me cunsent
« Que mun nevuld poisse vengier Rollant.
3110 Cum ad oret, si se drecet en estant,
Seignat sun chief de la vertut poisant.
Muntet li Reis en sun cheval curant ;
L’estreu li tindrent Naimes e Jozerans.

cette importante question a donné lieu. = Suivant M. Marius Sepet (Histoire du drapeau, pp. 25 et suiv. ; 269 et suiv.), Monjoie, Mons gaudii, serait le nom de cette même colline au N.-O de Rome, sur la rive droite du Tibre, vis-à-vis du Champ-de-Mars, gui est beaucoup plus célèbre sous le nom de « Vatican ». Ce terme, Mons gaudii, se trouve dans plusieurs historiens : dans Othon de Frissiugen (De gestis Frideriei, XXXII), dans la Chronique du Mont-Cassin (lib. IV, cap. XXXIX) et dans la Vie de Louis le Gros, par Suger. Le mot Montjoie est employé, avec le même sens, dans Amis et Amiles, etc. C’est par cette colline que les Empereurs faisaient volontiers leur entrée dans Rome, et c’est là que les pélerins, après un long et pénible voyage, apercevaient pour la première fois la basilique des Saints-Apôtres. D’où peut-être ce nom caractéristique : Mons gaudii, dont l’origine serait ainsi toute chrétienne. = Or c’est probablement sur cette colfine qu’en présence de l’armée franke rangée sur le Champ-de-Mars, le pape Léon III remit à Charlemagne cette célèbre bannière dont la représentation se trouve au triclinium de Saint-Jeande - Latran. = A cause de l’emplacement où avait eu lieu la remise de la bannière Romaine, cette bannière garda le nom de Monjoie, et le cri des Français fut Monjoie. = Plus tard, quand la bannière suprême fut l’étendard de Saint-Denys, il eût été naturel que le cri fût Saint-Denys ! Mais comme le cri antique et traditionnel depuis Charlemagne était Monjoie ! les deux cris se joignirent en un seul, et l’on eut Monjoie Saint-Denys ! Tel est le système de M. Marius Sepet. = D’après un travail qui a été publié il y a quelques années (Adolphe Baudouin, Monjoie-Saint-Denys, extrait des Mémoires de l’Académie de Toulouse), ce mot Munjoie désignerait tout autre chose. « Aux passages les plus dangereux et les plus difficiles de leurs routes si mal entretenues, nos pères des IXe-XIe siècles avaient pris soin de former, de distance en distance, de petits monticules de

pierres pour indiquer le bon chemin

Puis tournant ses yeux vers le soleil levant,
Il adresse, du fond de son cœur, une prière à Dieu :
« O vraie Paternité, sois aujourd’hui ma défense.
« C’est toi qui as sauvé Jonas
« De la baleine qui l’avait englouti ;
« C’est toi qui as épargné le roi de Ninive
« Avec sa cité et tout son peuple ;
« C’est toi qui as délivré Daniel d’un horrible supplice,
« Quand on l’eut jeté dans la fosse aux lions ;
« C’est toi qui as préservé les trois enfants dans la fournaise.
« Eh bien ! que ton amour sur moi veille aujourd’hui ;
« Et, dans ta bonté, s’il te plaît, accorde-moi
« De pouvoir venger mon neveu Roland. »
Charles a fini sa prière ; il se relève,
Fait sur son front le signe qui a tant de puissance,
Puis monte sur son cheval courant.
Naimes et Josseran. lui tiennent l’étrier.

aux voyageurs. Ce sont ces tas de pierres qu’on appelait dés munjoies. Mot heureux (meum gaudium), ou plutôt cri d’un cœur longtemps serré qui soudain vient de s’épanouir. » Et la bannière se serait appelée de ce nom, ajoute M. Ad. Baudouin, parce que c’est elle qui dirige le guerrier dans la mêlée. S’il l’aperçoit, ou si quelque cri la lui signale, Il se sent sauvé. Eh bien ! ce cri qui lui permet ainsi de se rallier, c’est le nom précisément de ces tas de pierres qui indiquaient leur chemin aux voyageurs égarés ; c’estMunjoie (1.1., p.8).Il nous semble difficile d’admettre l’opinion de M. Baudouin. Ces monticules de pierres ont été, en réalité, désignés au moyen âge par le mot latin murgerium, et le mot français murgier. Et Il y a eu un jour confusion entre ce dernier terme et le mot Munjoie. C’est tout. = Enfin, d’après un troisième système (mais qui est purement hypothétique), Monjoie aurait été un fief de l’abbaye de Saint-Denys, et nos rois auraient pris pour enseigne le nom d’une de leurs terres, suivant une coutume dont il existe de nombreux exemples ; Si l’on accueillait cette dernière opinion, il faudrait admettre que ce cri n’aurait apparu dans notre poésie épique et dans le Roland qu’après l’année 1076, date à laquelle nos rois devinrent comtes du Vexin et avoués de l’abbaye de Saint-Denys. = En résumé, rien de certain dans toute cette discussion, si ce n’est que l’étymologie meum gaudium est absolument inadmissible, bien qu’elle soit fournie candidement par notre vieux poète, et que Monjoie est un nom de lieu. Dans l’état actuel de la question, l’opinion de M. Sepet est la plus acceptable.

3100. Veire Paterne, etc. Les prières qui se trouvent dans le Roland sont d’une remarquable brièveté. Celles des poèmes postérieurs sont d’une longueur interminable, et c’est un signe de décadence poétique. Voir notre Idée religieuse dans la -poésie épique du moyen âge, p. 44 et suiv., et le Recueil d’anciens textes bas-latins, provençaux et français de M. Paul Meyer,

p. 222.

Prent sun escut e sun espiet trenchant.
3115 Gent ad le cors, gaillart e bien seant,
Cler le visage e de bon cuntenant.
Pois, si chevalchet mult afichéement.
Sunent cil graisle e derière e devant :
Sur luz les altres bundist li olifant.
3120 Plurent Franceis pur pitiét de Rollant.Aoi.

CCLVII

Mult gentement F Emperere chevalchet :
Desur sa brunie fors ad mise sa barbe.
Pur sue amur altretel funt li altre :
Cent milie Franc en sunt reconoisable.
3125 Passent cez puis e cez roches plus haltes,
Cez vals parfunz, cez destreiz anguisables :
Issent des porz e de la tere guaste,
Devers Espaigne sunt alet en la Marche ;
En roi un plain il unt pris lur estage...
3130 À Baligant repairent ses enguardes ;
Uns Sulians li ad dit sun message :
« Veüt avum cest orgoillus rei Carle ;
« Fier sunt si hume, n’unt talent qu’il li faillent.
« Adubez vus : sempres avrez bataille. »
3135 Dist Baliganz : « Or oi grant vasselage.
« Sunez voz graisles, que roi paien le sachent. »Aoi.

CCLVIII

Par tute l’ost funt lur taburs suner
E cez buisines e cez graisles mult clers.
Paien descendent pur- lur cors aduber.
3140 Li Amiralz ne se voelt demurer :
Vest une brunie dunt li par sunt safret,
Lacet sun helme ki ad or est gemmez ;
Pois, ceint s’espée à l’ senestre costet.
Par sun orgoill li ad un num œuvet ;

Il saisit sa lance acérée, son écu.
Son corps est beau, gaillard et avenant ;
Son visage est clair, et belle est sa contenance.
Très ferme sur son cheval, il s’avance.
Et les clairons de sonner par devant, par derrière ;
Le son de l’olifant domine tous les autres.
Les Français ont pitié de Roland, et pleurent.Aoi.

CCLVII

L’Empereur chevauche bellement ;
Sur sa cuirasse il a étalé toute sa barbe,
Et, par amour pour lui, tous ses chevaliers font de même.
C’est le signe auquel on reconnaît les cent mille Français.
Ils passent ces montagnes ; ils passent ces hautes roches ;
Ils traversent ces profondes vallées, ces défilés horribles.
Ils sortent enfin de ces passages, et les voilà hors de ce désert,
Les voilà dans la Marche d’Espagne.
Ils y font halte au milieu d’une plaine. ;.
Cependant Baligant voit revenir ses éclaireurs,
Et un Syrien lui rend compte de son message
« Nous avons vu, » dit-il, « l’orgueilleux roi Charles :
« Ses hommes sont terribles et ne feront pas faute à leur roi.
« Vous allez avoir bataille : armez-vous.
« — Bonne nouvelle pour les vaillants, » s’écrie Baligant :
« Sonnez les clairons, pour que mes-païens.le sachent. »Aoi.

CCLVIII

Alors, dans tout le camp, ils font retentir leurs tambours,
Leurs cors, leurs claires trompettes,
Et les païens commencent à s’armer.
L’Émir ne se veut pas mettre en retard :
Il revêt un haubert dont les pans sont brodés ;
Il lace son beaume couvert de pierreries et d’or,
Et à son flanc gauche ceint son épée.
À cette épée, dans son orgueil, il a trouvé un nom ;

3145 Par la Carlun, dunt il oït parler,
Ad fait la sue Preciuse apeler.
Ço iert s’enseigne en bataille campel ;
Ses chevaliers en ad fait escrier.
Pent à sun col un soen grant escut let :
3150 D’or est la bucle e de cristal listet ;
La guige en est d’un bon palie roet.
Tient sun espiet, si l’ apelet Maltet :
La hanste fut grosse cume uns tinels,
De sul le fer fust uns mulez trussez.
3155 En sun destrier Baliganz est muntez ;
L’estreu li tint Marcules d’ultre mer.
La furcheüre ad asez grant li ber,
Graisles es flancs e larges les costez,
Gros ad le piz, belement est molez,
3160 Lées espalles e le vis ad mult cler,
Fier le visage, le chief recercelet,
Tant par ert blancs cume flur en estet.
De vasselage est suyent esprovez.
Deus ! quel vassal, s’oüst chrestientet !
3165 Le cheval brochet, li sancs en ist tuz clers,
Fait sun eslais, si tressait un fosset,
Cinquante piez i poet hum mesurer.
— Paien escrient : « Cist deit marches tenser.
« N’i ad Franceis, se à lui vient juster,
3170 « Voeillet o nun, n’i perdet sun edet.
« Carles est fols que ne s’en est alez. »Aoi.

CCLIX

Li Amiralz bien resemblet barun :
—Blanche ad la barbe ensement cume flur,
E de sa lei mult par est saives hum,
3175 E en bataille est fier e orgoillus.
Sis filz Malprimes mult est chevalerus :
Granz est e forz e trait as anceisurs.
Dist à sun père : « Sire, kar chevalchum.
« Mult me merveill se ja verrum Carlun. »
3180 Dist Baliganz : « Oïl, kar mult est pruz,

A cause de celle de Charlemagne, dont il a entendu parler.
La sienne s’appelle « Précieuse, »
Et ce mot même lui sert de cri d’armes dans la bataille :
Il fait pousser ce cri par tous ses chevaliers.
À son cou il pend un large et vaste écu :
La boucle est d’or, et le bord en est garni de pierres précieuses ;
La guige est couverte d’un beau satin à rosaces.
Puis Baligant saisit son épieu, qu’il appelle « Malté»,
Dont le bois est gros comme une massue
Et dont le fer, à lui seul, ferait la charge d’un mulet.
Baligant monte ensuite sur son destrier ;
Marcule d’outre-mer lui tient l’étrier.
L’Émir a l’enfourchure énorme,
Les flancs minces, les côtés larges,
La poitrine forte, le corps moulé et beau,
Les épaules vastes et le regard très clair,
Le visage fier et les cheveux bouclés ;
Il paraît aussi blanc que fleur d’été.
Quant au courage, il en a donné mille preuves.
Dieu ! s’il était chrétien, quel baron !
Il pique son cheval, et le sang sort tout clair des flancs de la bête ;
Il fait un temps de galop, et saute par-dessus un fossé
Qui peut mesurer cinquante pieds :
« Celui-là, » s’écrient les païens, « saura défendre ses Marches.
« Le Français qui voudra jouter avec lui,
« Bon gré, mal gré, y laissera sa vie.
« Charles est fou de ne pas lui avoir cédé la place ! »Aoi.

CCLIX

L’Emir a tout l’air d’un vrai baron.
Sa barbe est aussi blanche qu’une fleur ;
C’est, parmi les païens, un homme sage
Et qui, dans la bataille, est terrible et fier.
Son fils Malprime est aussi très chevaleresque ;
Il est grand, il est fort, il tient de ses ancêtres :
« En avant, Sire, » dit-il à son père, « en avant !
« Je me demande si nous’ allons voir Charles.
« — Oui, » répond Baligant : « car c’est un vaillant.

« En plusurs gestes de lui sunt granz honurs ;
« Il nen ad mie de Rollant sun nevuld ;
" N’avrat vertut que s’tienget contre nus. »Aoi.

CCLX

« Bels filz Malprimes, » ço li dist Baliganz,
3185 « Hier fut ocis li bons vassals Rollanz
« E Oliviers, li pruz e li vaillanz,
« Li duze Per, que Carles amat tant,
« De cels de France vint milie cumbatant.
« Trestuz les altres ne pris jo mie un guant.
3190 « Li Emperere repairet veirement :
« Si l’ m’a nunciet mis més li Sulians
« Que dis eschieles en ad faites mult granz,
« Cil est mult pruz ki sunet l’olifant,
« D’un graisle cler sis cumpainz racatant ;
3198 « E si chevalchent el’ premier chief devant-,
« Ensembl’od els quinze millier de Francs,
« De bachelers que. Caries cleimet enfanz ;
« Après icels en i ad altretanz :
« Cil i ferrunt mult orgoillusement. »
3200 Ço dist Malprimes : « Le colp vus en demant. »Aoi.

CCLXI

« — Bels filz Malprimes, » Baliganz li ad dit,
« Jo vus otri quanque m’avez ci quis :
« Cuntre Franceis sempres irez férir ;
« Si i merrez Torleu, le rei persis,
3205 « E Dapamort, un altre rei leutiz.
« Le grant orgoill se ja puez matir
« Que l’olifant ja ne sunet e ne crit,
« Jo vus durrai un par de mun païs
« Dès Cheriant entresqu’en Val-Marchis. »
E cil respunt : « Sire, vostre mercit ! »
3210 Passet avant, le dun en requeillit :
Ç’ est de la tere ki fut à. l’ rei Flurit.

" Dans mainte histoire on parle de lui avec grand honneur.
« Mais il n’a plus son neveu Roland,
« Et devant nous ne pourra tenir pied. »Aoi.

CCLX

« Beau fils Malprime, » dit Baligant,
« Roland le bon vassal est mort hier,
« Avec Olivier le preux et le vaillant,
« Avec les douze Pairs qui étaient tant aimés de Charles
« Et vingt mille combattants de France.
« Quant à tous les autres, je ne les prise pas un gant.
« Il est certain que l’Empereur est revenu, qu’il est là ;
« Mon messager, le Syrien, vient de me l’annoncer :
« Charles a formé dix corps d’armée immenses.
« Il est brave, celui qui fait retentir l’olifant,
« Et son compagnon aussi qui sonne d’une trompette claire ;
« Tous deux chevauchent, en tête de l’armée, devant le pre-
" mier rang ;
« Quinze mille Français sont avec eux,
« De ces jeunes bacheliers que Charles appelle « enfants ».
« Et il y en a quinze mille autres derrière eux
« Qui très fièrement frapperont. »
Malprime alors : « Je vous demande l’honneur du premier coup. »Aoi.

CCLXI

« — Beau fils Malprime, » dit Baligant,
« Tout ce que vous me demandez, je vous l’accorde ;
« Donc, allez sans plus tarder assaillir les Français.
« Emmenez avec vous Torleu, le roi de Perse,
« Dapamort, le roi des Leutis.
« Si vous pouvez mater le grand orgueil de Charles
« Et empêcher l’olifant de résonner avec ce cri vainqueur,
« Je vous donnerai un par de mon royaume,
« Tout le pays depuis Cheriant jusqu’au Val-Marquis.
« — Merci, mon seigneur, » répond Malprime.
Il passe en avant, et reçoit la tradition symbolique de ce présent.
Or, c’était la terre qui appartint jadis au roi Fleuri.

A itel ure unkes pois ne la vit,
Ne il n’en fut ne vestuz ne saisiz.Aoi.

CCLXII

Li Amiralz chevalchet par cez oz :
3215 Sis filz le siut, ki mult ad grant le cors.
Li reis Torleus e li reis Dapamorz

Unt trente eschieles establies mult tost : 3217. Unt trente eschieles, etc. Ici commence l’énumération des différents peuples païens qui composent la grande armée de Baligant. Or, parmi ces peuples, les uns sont historiques, les autres imaginaires. A. Peuples historiques. Un grand fait, observé par M. Gaston Paris (Romania, II, pp. 330 et ss.) dominé ici toute la question : « Ces peuples sont ceux contre lesquels l’Europe chrétienne a été en lutte, NON PAS AU MOMENT DES CROISADES, mais aux Xe-XIe siècles. " Et c’est une nouvelle présomption en faveur de l’antiquité du Roland. = Cela dit, les peuples historiques dont il est fait mention dans notre poème se divisent en plusieurs grands groupes, suivant leurs races. I. Peuples slaves : « 1° Le nom de cette grande race, dit M. G. Paris, se trouve deux fois sous les formes Esclavoz (v. 3225) et peut-être Esclavers (v. 3245). Plus tard, à côté de la forme Escler (qui est de beaucoup la plus usitée), on trouvera Esclam ou Esclamor. — 2° On ne peut méconnaître dans les Sorbres et les Sors, du v. 3226, le mot « Sorabe » ou « Sorbe ». — 3° Les Micenes, dont le poète fait une description si bizarre (v. 3221 et suiv.), sont bien probablement les Milceni, Milzeni, Milciani, que nous trouvons, aux IXe et Xe siècles, établis dans la haute Lusace et qui paraissent, sans que je sois en état de l’affirmer, avoir perpétué leur nom dans celui de la Misnie. Ce rapprochement explique pourquoi leur nom, écrit en trois syllabes, ne compte dans le vers que pour deux. Il doit être prononcé Miçnes, et être traité comme imagerie et autres mots semblables. — 4° Quant aux Leutis (v. 3205, 3360), il y faut voir les Lutici, appelés aussi Luticii, Liutici, Luiticii, Leuticii, Lutizi. Ce sont les mêmes que les Wilzes, et ils habitaient, entre les Obotrites et les Pomorans, dans le grand - duché actuel de Mecklembourg (Leuticios, qui alio nomine Liutici vocantur : Pertz, IX, 45, etc. etc.). Les Leutis sont restés populaires dans toutes nos Chansons de geste. — 5° Le pays de Bruise (v. 3245) est la Prusse, Borussia, Bruzzia. Le Ruolandes Liet nous donne ici "die Prussen".— 6° D’après le manuscrit le plus ancien de Venise, on peut lire Ros an lieu de Bruns, et supposer qu’il s’agit des Russes. » = Telles sont ici les conclusions de M. G. Paris. Nous ne saurions, d’ailleurs, admettre ses hypothèses relativement aux Leus, « où il n’ose reconnaître avec certitude des Lechs ou Polonais », et aux Ormaleis, qu’il rapproche des Jarmènses ou habitants slaves de l’Ermland ou Ormaland. = II. PEUPLES TARTARES. 1-3° On a reconnu sans peine les Huns, les Hungres et les Avers. 4° Une autre.identification n’est pas moins sûre : Je veux parler des Pinceneis. Ce mot, ajoute ici M. G. Paris, " désignait la, plus puissante cl la plus féroce de ces tribus tartares, qui dévastaient sans cesse les provinces chrétiennes. Il s’agit, en effet, des Petchénègues (gr.n«ii ; ivây.o), désignés de bonne heure sous une forme nasalisée. (Voir, dans Ekkehard

de Saint -Gall, Pincinnatorum multi

Mais jamais Malprime ne devait la voir ;
Jamais Malprime n’en devait être investi ni saisi.Aoi.

CCLXII

À travers tous les rangs de son armée chevauche l’Émir ;
Son fils, qui a la taille d’un géant, le suit partout,
Avec le roi Torleu et le roi Dapamort.
Ils divisent alors leur armée en trente colonnes,

tudo, Pertz, VI, 212, et, dans Hugues de Fleuri, Pincenati.) Ce nom inspirait une telle terreur aux chrétiens, qu’il avait pris un sens général, et en vint à signifier les Sarrasins. (Charte de 1096 ; Ad depellendam Pincinnatorum perfidioe persecutionem, etc.) Il arriva qu’un jour les Pinceneis furent battus par d’autres peuplestartares, et notamment par les Magyares, puis absorbés par eux. Leur nom n’a pas laissé de trace. » — 5° Les Turcs (v.3240), dont M. G. Paris ne parle pas, appartiennent aussi à la race tartarofinnoise. = III. RACE CAUCASIQUE. Les Ermines ou Arméniens en sont les seuls représentants bien déterminés dans notre poème (v. 3227). = IV. RACE CHAMITE. On n’y peut guère faire rentrer que les Nubles (Nubes ou Nubiens), dont il est question au v. 3124, et peut-être les Nigres (v. 3229). = V. Peuples sémitiques. 1° Les Mors (v.3227) ne paraissent pas autres que les Maures d’Espagne, dont notre poète avait sans doute entendu parler. Les Maures provenaient, à l’origine, d’un mélange des Arabes envahisseurs avec les habitants aborigènes de l’Afrique septentrionale, à l’ouest de l’Égypte.— 2° Il est également difficile de ne pas reconnaître des peuplades arabes ou juives sous les noms de gent Samuel (3244) et gent de Jéricho (3254) : ce ne sont guère là, d’ailleurs, que des souvenirs de l’Histoire sainte. — 3° Enfin les Persans, race indo-européenne, avaient fait partie de l’empire arabe, depuis la chute des Sassanides, et de là sans doute les Pers de notre chanson (v.3240). = Tels sont tous les peuplés historiques cités dans cette célèbre énumération de notre poème, si l’on y ajoute les Canelius, qui ne sont véritablement que des Chananéens (v. la note du vers 3238), les Astrimonies (v. 3258), où l’on peut soupçonner les Thraces, et la ville de Butentrot (v. 3220), à laquelle nous consacrons ci-dessous une note spéciale.

      • B. Peuples imaginaires. Il n’est

guère possible d’expliquer un certain nombre de ces noms de peuples autrement que comme des sobriquets, donnés au hasard et suivant l’imagination du poète. Tels sont les Bruns (v. 3225), les Gros (3229), et, malgré tout, les Leus (3258). D’autres noms sont encore plus fantaisistes : tels sont Valpenuse (3256), Charbone (3259) et Valfronde (3260). Ces trois noms, en effet, sont employés dans d’autres romans pour désigner des localités très chrétiennes. = Il reste enfin un certain nombre de vocables à expliquer et à faire rentrer scientifiquement soit dans l’une, soit dans l’autre des catégories précédentes : les Ormaleis et les Euglez (3243), dont M. Müller fait une tribu slave et qu’il assimile (?) aux Uglici, Uliczi ; la gent d’Occiant la désert (3246), celles de Maruse (3257) et d’Argoilles (3259) ; Balide-la-Fort (3230) ; Baldise-la-Lunge (3255) et Malpruse (3253). — Pour la géographie et la description de la terre au XIIeS., cf. l’Imago mundi et les quelques cartes qui sont parvenues jusqu’à nous. C’est le commentaire

nécessaire de la présente note.

Chevaliers unt à merveillus esforz ;
En la menur cinquante mille en ont.
3220 La première est de cels de Bulentrot,
Dunt Judas fut ki Deu traïst pur or.
E l’altre après de Micenes as chiefs gros :
Sur les eschines qu’il unt en roi les dos,
Cil sunt seiet ensement cume porc.
E la tierce est de Nubles e de Blos,
3225 E la quarte est de Bruns e d’Esclavoz,
E la quinte est de Sorbres e de Sorz,
E la siste est d’Ermines e de Mors,
E la sedme est de cels de Jericho ;
L’oidme est de Nigres, e la noefme de Gros,
3230 E la disme est de Balide-la-Fort :
Ç’ est une gent ki unkes bien ne volt.
Li Amiralz en juret, quanqu’il poet,
De Mahummet les Vertuz e le cors :
« Carles de France chevalchet cume fols ;
3235 « Bataille i iert, se il ne s’en destolt ;
« Jamais n’avrat el’ chief curune d’or. »Aoi.

3220. Butentrot. M.Paul Meyer (Romania, VII, p. 435) rapproché avec raison notre Butentrot de Butentrot, qui est, avec certaines variantes graphiques, le nom d’une vallée située en Cappadoce, près du Taurus, à l’est d’Eregli, l’ancienne Héraclée. C’est dans la vallée de Butentrot qu’après la bataille de Dorylée, Tancrède et Baudouin, marchant à la tête de l’armée, se séparèrent, le premier se rendant à Tarse par la passe de Gulek-Boghaz (la Pyloe Cilicioe des anciens, le Gouglag- des Arméniens, la PORTA JUDAE d’Albert d’Aix). Sur ce, M. Paul Meyer.cite les Gesta Francorum, où l’on lit : « l’ancredus et Balduinus semel intraverunt vallem de Botentroth » (m, II, Hist. occ. des Croisades, III, 130) ; Raoul de Caen : « Butroti valles » (xxxiv, Hist. occ. des Croisades, III, 630) ; Albert d’Aix : « Per valles Buotentrot" (III, v, Hist. occ. des Croisades, IV, 342) ; la Chanson d’Antioche (éd. P. Paris, I, 166) : « Le val de Botentrot en sont outre passé, » et Guibert de Nogent : «Vallem quam Botemtroth vocitant ca lingua ? (lIl, XIII, Hist. occ. des Croisades, IV, 164.) Il y a plus, Albert d’Aix dit que Tancrède descendit " per valles Buotentrot, PER PORTAM QUAE VOCATUR JUDAS » (1. 1.). Or, dans le ms. de Venise IV, le mot Butintros est suivi de ceux-ci : Don ÇUDEO (1. Çudas) fo que Deo traï à tors (1. per or) ; dans les mss. de Versailles et Venise VII, on lit après « Boteroz " : Dunt JUDAS fu qui fel estoit et ors, et enfin le ms. de Paris nous offre la leçon « Butençor » et ajouté : JUDAS i fu qui traï Deu. Ce rapprochement est significatif. = De ce mot Butentrot qui, suivant M. Paul Meyer, ne peut guère avoir été inséré dans notre texte avant la première croisade, faut-il conclure que notre Roland " soit postérieur au temps où

les premiers récits de la marche de

(Ils ont tant et tant de chevaliers !) ;
Le plus faible de ces corps d’armée n’aura pas moins de cinquante mille hommes.
Le premier est composé des gens de Butentrot :
Judas, qui livra Dieu pour de l’or, Judas était de ce pays.
Dans le second corps sont les Misnes à la tête énorme.
Au milieu du dos, leur échine
Est couverte de soies, tout comme sangliers.
La troisième colonne est formée de Nubiens et de Blos ;
La quatrième, de Bruns et d’Esclavons ;
La cinquième, de Sorbres et de Sors ;
La sixième, de Mores et d’Arméniens.
Dans la septième sont ceux de Jéricho ;
Les Nègres forment la huitième, et les Gros la neuvième ;
La dixième enfin est composée des chevaliers de Balide-la-Forte
C’est un peuple qui jamais ne voulut le bien.
L’Émir prend à témoin, par tous les serments possibles,
La puissance et le corps de Mahomet :
« Charles de France est fou de chevaucher ainsi :
« Nous allons avoir bataille, et, s’il ne la refuse point,
« Il ne portera plus jamais couronne d’or en tête. »Aoi.

Tancrède et de Baudouin ont pénétré en Occident, c’est-à-dire à 1098 environ ? La question est grave, et il y faut répondre. = Je ne veux même pas avoir ici recours à l’explication de M. Paul Meyer, ni dire avec lui « qu’il ne résulte pas de l’emploi de ce mot que le Roland TOUT ENTIER soit postérieur à la première croisade " ; je ne veux pas supposer que ce vocable ait été ajouté à l’original par un remanieur ou un seribe. Mais je ferai observer, en premier lieu, qu’il est seulement probable, et non pas certain que les pèlerins de Terre sainte, avant 1095, n’aient pas suivi le chemin de la vallée de Butentrot. Il suffirait, à vrai dire, que quelques pèlerins aient connu ou pratiqué cet itinéraire, et que l’un d’eux ait été en relation avec l’auteur du Roland. En second lieu, il faudrait tenir compte (l’une autre légende et d’un texte cité par Millier (3e éd. p. 350), qui est loin d’être sans valeur-: Castellum désertum (in Corfu insula) quod dicitur BUTESTOC, in quo JUDAS PRODITOR NATUS EST. (Chron. Joh. Brompton, in Hist. Anglic. Script. x, éd. Twysden. p. 1219. Cf. W. Creizenach, Judas Isch. in Legende und Sage, p. 20.) = Somme toute, rien de décisif. 3221. As chiefs gros. Le moyen âge croyait à l’existence de monstres, qu’Honoré d’Autun, en son Imago mundi, décrit avec complaisance. Il nous parle des Macrobes, qui ont douze coudées de haut, et de certains pygméee, qui, dans l’Inde, n’ont que (deux coudées et s’occupent sans cesse à combattre les grues. « Il y a d’autres monstres dans l’Inde qui ont les pieds retournés, et huit doigts à chaque pied ; d’autres n’ont qu’un œil ; d’autres enfin n’ont qu’un pied, sur lequel ils peuvent courir avec une étonnante rapidité, etc. etc. » Telles étaient les idées qui circulaient alors dans les écoles et parmi le peuple. La plupart venaient de l’antiquité.

CCLXIII

Dis granz eschieles establisent après.
La première est des Canelius, les laiz ;
De Val-Fuït sunt venut en travers.
3240 L’altre est de Turcs, e la tierce de Pers,
E la quarte est de Pinceneis e Pers,
E la quinte est de Soltras e d’Avers,
E la siste est d’Ormaleis e d’Euglez,
E la sedme est de la gent Samuel ;
3245 L’oidme est de Bruise, la noefme d’Esclavers,
E la disme est d’Ociant le désert :
Ç’ est une gent ki damne Deu ne sert ;
De plus feluns n’orrez parler jamais.
Durs unt les quirs ensement cume fer :
3250 Pur ço n’unt suign de helme ne d’osberc ;
En la bataille sunt felun e engrès.Aoi.

CCLXIV

Li Amiralz dis eschieles ajustet :
La première est des jaianz de Malpruse,
L’altre est de Huns e la tierce de Hungres,
3255 E la quarte est de Baldise-la-Lunge,
E la quinte est de cels de Val-Penuse,
E la siste est de Joi e de Maruse,
E la sedme est de Leus e d’Astrimunies,
L’oidme est d’Argoilles, la noefme de Clarbone,

3238. Canelius. Los Canelius, Ohenelius ou Quenilius font souvent figure dans nos Chansons de geste (Roland, 3238 et 3269 ; Aïe d’Avignon, 1699 ; Jérusalem, éd. Hippeau, 7431, 8130 ; Chanson des Saisnes ; Girars de Roussillon, ms. de Paris, t. 3929, etc.) = L’étymologie évidente est Chananaus, comme l’a prouvé M. Paul Meyer (.Romania, VIl, p. 441). = Un seul des textes qu’il a cités suffisait à cette démonstration. C’est celui d’un « Abrégé d’Histoire sainte » en provençal (Lespy et Raymond, Récits d’Histoire sainte en béarnais, I, 1876, p. 142), où les mots Chananoeum et Amorrhoeum sont exactement traduits par Caninieu et Amorieu.

CCLXIII

Les païens forment ensuite dix autres corps d’armée :
Le premier est formé des Chananéens horribles à voir ;
Ils sont venus de Val-Fui, par le travers.
Les Turcs composent la seconde colonne, et les Persans la troisième.
Dans la quatrième on voit encore des Persans, avec des Pinceneis ;
La cinquième est formée de Soltras et d’Avares ;
La sixième, d’Ormalois et d’Euglés ;
La septième, de la gent Samuel ;
Les hommes de Prusse composent la huitième, et les Esclavons la neuvième.
Quant à la dixième, on y voit la gent d’Occiant la déserte :
C’est une race qui ne sert pas le Seigneur Dieu,
Et vous n’entendrez jamais parler d’hommes plus félons.
Leur cuir est dur comme du fer :
Pas n’ont besoin de beaume ni de haubert.
En la bataille, rien n’égale.leur félonie et cruauté.Aoi.

CCLXIV

L’Émir lui-même a formé dix autres corps d’armée.
Dans le premier il a mis les géants dé Malprouse ;
Dans le second les Huns, et dans le troisième les Hongrois ;
Dans le quatrième, les gens de Baldise-la-Longue,
Et dans le cinquième, ceux de Val-Peineuse ;
Dans le sixième, ceux de Joie et de Maruse.
Dans le septième sont les Leus et les Thraces.
Les hommes d’Argoilles composent le huitième., et ceux de
Clairbonne le neuvième ;

3259. Argoilles. « Je propose, dit M. Raymond, de traduire les mots : tels d’Argoilles par les « habitants des Arbailles ». On appelle " Arbailles » une partie du pays de Soule qui borne à l’est le pays de Cize. Cela tendrait à prouver que l’armée française fut attaquée par deux tribus basques, les Navarrais et les Souletains. » (Révue de Gascogne, sept. 1869, t. S, p. 365.) Nous ne pouvons admettre des assimilations aussi précises dans un poème qui l’est si peu, et où d’ailleurs, tous les ennemis des Français sont représentés comme venant d’Afrique, ’ à la suite de l’émir

de Babylone, c’est-à-dire du Caire.

3260 E la disme est des barbez de Val-Funde :
Ç’ est une gent ki Deu nen amat unkes.
Geste Francur trente eschieles i numbrent.
Granz sunt les oz ù cez buisines sunent.
Paien chevalchent en guise de produmes.Aoi.

CCLXV

3265 Li Amiralz mult par est riches hum :
Dedevant sei fait porter sun Dragun
E l’estandart Tervagan e Mahum
E une ymagene Apollin le felun.
Dis Caneliu chevalchent envirun,
3270 Mult h alternent escrient un sermun :
« Ki par noz deus voelt aveir guarisun,
« Si ’s prit e servet par grant afflictiun. »
Paien i baissent lur chiefs e lur mentuns,
Lur helmes clers i suzelinent enbrunc.
3275 Dient Franceis : « Sempres murrez, glutuns ;
" De vus seit hoi male cunfusiun !
« Li nostre Deus guarantisset Carlun :
« Ceste bataille seit jugiée en sun num ! » Aoi.

CCLXVI

Li Amiralz est mult de grant saveir ;
3280 A sei apelet sun filz e les dous reis :
« Seignurs baruns, devant chevalchereiz,
« E mes eschieles tutes les guiereiz ;
« Mais des meillurs voeill-jo retenir treis :
" L’une iert de Turcs e l’altre d’Ormaleis,
3285 « E la tierce est des Jaianz de Malpreis.
« Cil d’Ociant ièrent ensembl’od mei :
« Si justerunt à Carle e à Franceis.
« Li Emperere, s’il se cumbat od mei,

Enfin les soldats barbus de Val-Fonde forment le dixième et dernier corps d’armée :
C’est une race qui fut toujours l’ennemie de Dieu.
Tel est, d’après les Chroniques de France, le dénombrement de ces trente colonnes.
Elle est grande, cette armée où tant de clairons retentissent !
Voici que les païens s’avancent, et ils ont tout l’air de vaillants soldats...Aoi.

CCLXV

L’Émir — un très riche et très puissant homme —
A fait devant lui porter le Dragon qui lui sert d’enseigne,
Avec l’étendard de Tervagan et de Mahomet,
Et une idole d’Apollon, ce méchant dieu.
Dix Chananéens chevauchent alentour,
Et s’écrient, d’une voix très haute :
« Qui veut être préservé par nos dieux
« Le prie et serve en toute componction. »
Païens alors de baisser la tête et le menton,
Et d’incliner leurs beaumes clairs :
« Misérables ! » leur crient les Français, « voici l’heure de votre mort.
« Puissions-nous aujourd’hui vous voir honteusement vaincus !
« Que notre Dieu préservé Charlemagne, ...
« Et que cette bataille soit une victoire pour notre empereur ! »Aoi.

CCLXVI

L’Émir est un homme de grand savoir ;
Il appelle son fils et les deux rois :....
« Seigneurs barons, votre place est sur le front de l’armée,
« Et c’est vous qui conduirez toutes mes colonnes ;
« Je n’en garde avec moi que trois, mais des meilleures ;
« L’une composée de Turcs, l’autre d’Ormalois,
" La troisième des géants de Malprouse.
« Les gens d’Occiant resteront à mes côtés,
« Et je les mettrai aux prises avec Charles et les Français.
« Si l’Empereur veut lutter avec moi,

« Desur le buc la teste perdre en deit :
3290 « Trestut seit fiz, n’i avrat altre dreit. » Aoi.

CCLXVII.

Granz sunt les oz e les eschieles beles,
Entr’els nen ad ne pui ne val ne tertre,
Selve ne bois ; ascunse n’i poet estre ;
Bien s’entreveient en roi la pleine tere.
3295 Dist Baliganz : « La meie gent averse,
« Kar chevalchiez pur la bataille querre ! »
L’enseigne portet Amboires d’Oluferne.
Païen escrient, Preciuse l’apelent.
Dient Franceis : « De vus seit hoi grant perte ! »
3300 Mult halternent Munjoie renuvelent.
Li Emperere i fait suner ses graisles
E l’olifant ki trestuz les esclairet.
Dient paien : « La gent Carlun est bele.
« Bataille avrum e adurée e pesme. »Aoi.

CCLXVIII

3305 Grant est la plaigne e large la cuntrée :
Mult est grant l’ost ki i est asemblée.
Luisent cil helme as pierres d’or gemmées ;
E cist escut, e cez brunies safrées,
E cist espiet, cez enseignes fermées.
Sunent cist graisle, les voiz en sunt mult cleres
3310 De l’ olifant haltes sunt les menées.
Li Amiralz en apelet sun frère,
Ç’ est Canabeus, li reis de Floredée :
Cil tint la tere entresqu’en Val-Sevrée,
Les dis eschieles Carlun li ad mustrées :
3315 « Veez l’orgoill de France la loée.
« Mult fièrement chevalchet l’Emperere :
« Il est derere od cele gent barbée ;
« Desur lur brunies lur barbes unt getées

« Il aura la tête séparée du buste :
" Qu’il en soit bien certain ; il n’a droit qu’à cela. »Aoi.

CCLXVII

Les deux armées sont immenses, splendides les bataillons.
Entre les combattants il n’y a ni colline, ni tertre, ni vallée,
Ni forêt, ni bois ; rien qui les puisse cacher les uns aux autres.
C’est une vallée découverte où ils se voient à plein les uns les autres.
« À cheval ! » s’écrie Baligant, « armée païenne,
« À cheval, et engagez la bataille. »
C’est Amboire d’Oliferne qui porte l’enseigne des païens ;
Et ceux-ci de pousser leur cri : « Précieuse ! »
Et les Français de leur répondre : « Que Dieu vous perde aujourd’hui ! »
Et de répéter cent fois d’une voix forte : « Monjoie ! Monjoie ! »
L’Empereur alors fait sonner tous ses clairons,
Et surtout l’olifant, qui les domine tous.
« La gent de Charles est belle ; » s’écrient les païens :
« Ah ! nous aurons une rude et terrible bataille ! »Aoi.

CCLXVIII

Vaste est la plaine, vaste est le pays,
Et grande est l’armée qui y est assemblée.
Voyez-vous luire ces beaumes couverts de pierreries et d’or ?
Voyez-vous étinceler ces écus, ces broignes bordées d’orfroi,
Ces épieux et ces gonfanons au bout des lances ?
Entendez-vous ces trompettes aux voix si claires ?
Entendez-vous surtout le son prolongé de l’olifant ?
L’Émir alors appelle son frère,
Canabeu, le roi de Floredée,
Qui tient la terre jusqu’à Valsevrée.
Et Baligant lui montre les colonnes de. Charles :
« Voyez l’orgueil de France la louée :
" Avec quelle fierté chevauche l’Empereur !
« Il est là-bas, tenez, au milieu de ces chevaliers barbus :
« Ils ont étalé leur barbe sur leur haubert,

« Altresi blanches cume neif sur gelée.
3320 « Cil i ferrant de lances e d’espées :
« Bataille avrum e fort e adurée ;
« Unkes nuls hum ne vit tel ajustée. »
Plus qu’hum ne lancet une verge pelée,
Baliganz ad ses cumpaignes passées.
3325 Une raisun lur ad dite e mustrée :
« Venez ; paien, kar jo sui en l’estrée. »
De sun espiet la hanste en ad branlée ;
Envers Carlun l’amure en ad turnée. Aoi.

CCLXIX

Caries li magnes, cum il vit l’Amiraill,
3330 E le Dragun, l’enseigne e l’estandart,
(De cels d’Arabe si grant force i par ad
De la cuntrée unt purprises les parz,
Ne mais que tant cum l’Emperere en ad),
Li reis de France s’en escriet mult halt :
3335 « Baruns franceis, vus estes bon vassal.
« Tantes batailles avez faites en camp !
« Veez paiens : felun sunt e cuart,
« Tute lur lei un denier ne lur valt.
" S’il unt grant gent, d’iço, seignurs, qui calt ?
3340 « Ki errer voelt, à mei venir s’en alt.
« Ne laisserai que jo ne les asaill. »
Des esperuns pois brochet le cheval,
E Tencendur li ad fait quatre salz.
Dient Franceis : « Icist Reis est vassals.
« Chevalchiez, ber, nuls de nus ne vus falt. » Aoi.

CCLXX

3345 Clers fut li jurz e li soleilz luisant,
Les oz sunt beles e les cumpaignes granz.
Justées sunt les eschieles devant.
Li quens Rabels e li quens Guinemans
Laschent les resnes à lur chevals curanz ;

« Leur barbe aussi blanche que neige sur gelée ;
« Certes, ils frapperont bons coups de lances et d’épées,
« Et nous allons avoir une rude, une formidable bataille :
« Jamais on n’en aura vu de pareille. »
Alors, de plus loin que le jet d’un bâton,
Baligant dépasse les premiers rangs de son armée,
Et lui fait cette petite harangue :
« En avant ! païens, en avant ! Je vous montré la route. »
Il brandit alors le bois de sa lance
Et en tourne le fer du côté dé Charlemagne.Aoi.

CCLXIX

Charles le Grand, quand il aperçoit l’Émir,
Le Dragon, l’enseigne et l’étendard ;
Quand il voit les en si grand nombre,
Quand il les voit couvrir toute la contrée
Hormis la place occupée par l’Empereur,
Le roi de alors s’écrie à pleine voix :
«, vous êtes de bons soldats.
« Combien de batailles n’avez-vous pas déjà livrées !
« Or, voici les païens devant nous : ce sont des félons et des lâches,
« Et toute leur loi ne leur vaut un denier.
« Mais ils sont nombreux, direz-vous. Eh ! qu’importe ?
« Qui veut marcher me suive !
« à moi, je les attaquerai quand même. »
Alors Charles pique son cheval ;
Et Tencendur fait quatre sauts :
" Comme le Roi est brave ! disent les Français.
« Aucun de nous ne vous fait défaut, Sire : chevauchez. »Aoi.

CCLXX

Le jour fut clair, brillant fut le soleil.
Les deux armées sont belles à voir, ’ et leurs bataillons sont immenses.
Mais déjà les premières colonnes sont aux prises.
Le comte Rabel et le comte Guinomant
Ont lâché les rênes à leurs-destriers rapides

3350 Brochent ad ait ; dunc laissent curre Franc.
Si vunt férir de lur espiez trenchanz. Aoi.

CCLXXI

Li quens Rabels est chevaliers hardiz
Le cheval brochet des esperuns d’or fin,
Si vait férir Torleu le rei persis :
3355 N’escuz ne brunie ne pout sun colp tenir,
L’espiet ad or li ad enz el’ cors mis,
Que mort l’abat sur un boissun petit.
Dient Franceis : « Damnes Deus nus aït !
« Carles ad dreit ; ne li devum faillir. »Aoi.

CCLXXII

3360 E Guinemans justet à l’ rei de Leutice,
Tute li freint la targe k’ est flurie ;
Après li ad la brunie descunfite,
Tute l’enseigne li ad enz el’ cors mise,
Que mort l’abat, ki qu’en plurt o ki ’n riet.
3365 A icest colp cil de France s’escrient :
« Ferez, baruns, si ne vus targiez mie !
« Carles ad dreit vers la gent paienie :
" Deus nus ad mis à F plus verai juïse. »Aoi.

CCLXXIII

Malprimes siet sur un cheval tut blanc,
3370 Cunduit sun cors en la presse des Francs,
D’ures en altres granz colps i vait ferant,
L’un mort sur l’altre suvent vait tresturnant.
Tut premereins s’escriet Baliganz :
« Li mien barun, nurrit vus ai lung tens.

Et donnent vivement de l’éperon.. Tous les Français se lancent au galop,
Et, de leurs épieux tranchants, commencent à donner de grands coups.Aoi.

CCLXXI

C’est un vaillant chevalier que le comte Rabel.
Des éperons d’or fin il pique son cheval,
Et va frapper Torleu, le roi de Perse ;
Pas d’écu, pas de haubert qui puisse résister à un tel coup.
Le fer doré est entré dans le corps du roi païen,
El Rabel, sur des broussailles, l’abat raide mort.
« Que le Seigneur Dieu nous vienne en aide ! » crient les Français ;
« Nous ne devons pas faire défaut à Charles : le droit est pour lui. »Aoi.

CCLXXI

Guinemant de son côté, joute avec le roi des
Le bouclier du de fleurs peintes, est en pièces,
Son haubert en lambeaux,
Et le gonfanon de Guinemant lui est tout entier entré dans le corps.
Qu’on en pleure ou qu’on en rie, le Français l’abat mort.’
Témoins de ce beau coup, tous les Français s’écrient :
« Pas de retard, barons, frappez.
« Charlemagne a pour lui le droit contre les païens ;
« Et c’est ici le véritable jugement de Dieu. »Aoi.

CCLXXIII

Sur un cheval tout blanc voici Malprime,
Qui s’est lancé dans le milieu de l’armée française.
Il y frappe, il y refrappe de grands coups,
Et sur un mort abat un autre mort.
Baligant le premier s’écrie :
« Ô mes barons, ô vous que j’ai si longtemps nourris,

3375 « Veez mun fllz, ki Carlun vait querant
« E à ses armes tanz baruns calenjant ;
« Meillur vassal de lui ja ne demant.
« Succurez le à voz espiez trenchanz. »
A icest mot paien vienent avant,
3380 Durs colps i fièrent, mult est li caples granz.
La bataille est merveilluse e pesant,
Ne fut si fort enceis ne-pois cet tens.Aoi.

CCLXXIV

Granz sunt les oz e les cumpaignes fières,
Justées sunt trestutes les eschieles,
3385 E li paien merveillusement fièrent.
Deus ! tantes hanstes i ad par roi brisiées,
Escuz fruisiez e brunies desmailiées !
Là veïssez la tere si junchiée :
L’herbe de l’ camp, ki ert verte e delgiée,
3390 De l’ sanc des cors est tute envermeilliée.
Li Amiralz recleimet sa maisniée :
« Ferez, baruns, sur la gent chrestiene. »
La bataille est mult dure e afichiée ;
Une einz ne pois ne fut si forz e fière :
3395 Jusqu’à la mort n’en iert fin otriée.Aoi.

CCLXXV

Li Amiralz la sue gent apelet :
« Ferez, paien ; pur el venut n’i estes.
« Jo vus durrai muilliers gentes e beles ;
« Si vus durrai fieus e honurs e teres. » :
3400 Paien respundent : « Nus le devum bien fere.»
A colps pleniers lur espiez il i perdent,
Plus de cent milie espées. i unt traités.
As vus le caple e dulurus e pesme.
Bataille veit cil ki entr’els voeltestre. Aoi.

" Voyez mon fils, comme il cherche Charles,
" Et combien de barons il provoque au combat !
« Je ne saurais souhaiter meilleur soldat :
« Allez le secourir avec le fer de vos lances. »
À ces mots, les païens font un mouvement avant :
Ils frappent de fiers coups ; la mêlée est rude ;
Pesante et merveilleuse est la bataille ;
Jamais, avant ce temps ni depuis ; jamais il n’y en eut de pareille.Aoi.

CCLXXIV

Les armées sont immenses, fiers sont les bataillons ;
Toutes les colonnes sont aux prises.
Dieu ! quels coups frappent les païens !
Dieu ! que de lances brisées en deux tronçons !
Que de hauberts démaillés ! que d’écus en morceaux !
La terre est tellement jonchée de cadavres,
Que l’herbe des champs, l’herbe fine et verte,
Est toute envermeillée par le sang.
L’Émir alors fait un nouvel appel aux siens :
« Frappez sur les chrétiens, frappez, barons. »
La bataille est rude, elle est acharnée.
Ni avant ce temps, ni depuis lors, on n’en vit jamais d’aussi forte ni d’aussi fière :
La mort seule pourra séparer les combattants.Aoi.

CCLXXV

L’Émir appelle les siens :
« Vous n’êtes venus que pour frapper : frappez.
« Je vous donnerai de belles femmes ;
« Vous aurez des biens, des fiefs, des terres.
« — Oui, notre devoir est de frapper, » lui répondent les païens.
A forcé d’assener de grands coups, ils perdent leurs lances.
Et alors cent mille épées sont tirées des fourreaux ;
La mêlée est douloureuse, elle est horrible :
Ah ! ceux qui furent la virent une vraie bataille.Aoi.


CCLXXVI

3405 Li Emperere recleimet ses Franceis :
« Seignurs baruns, jo vus aim, si vus crei.
« Tantes batailles avez faites pur mei,
« Regnes cunquis e desordenet reis !
« Bien le conois que guerredun vus dei
3410 « E de mun cors, de teres e d’aveir.
« Vengiez voz fllz, voz frères e voz heirs
« K’en Rencesvals furent ocis hier seir !
« la savez vus contre païens ai dreit. »
Respundent Franc : « Sire, vus dites veir. »
3415 Itels vint milie en ad Carles od sei,
Cumunelment l’en prametent lur feid,
Ne li faldrunt pur mort ne pur destreit.
N’ en i ad cet sa lance n’ i empleit :
De lur espées i fièrent demaneis.
3420 La bataille est de merveillus destreit.Aoi.

CCLXXVII

Li ber Malprimes par roi le camp chevalchet,
De cels de France i fait mult grant damage.
Naimes li dux fièrement le reguardet,
Vait le férir cume hum vertudables,
3425 De sun escut li freint la pene halte,
De sun osberc les dous pans li desaffret.
El’ cors li met tute l’enseigne jalne,
Que mort l’abat entre set cenz des altres.Aoi.

CCLXXVIII

Reis Canabeus, li frère à l’ Amiraill,
3430 Des esperuns bien brochet sun cheval,
Trait ad l’espée, li punz est de cristal,
Si fiert Naimun en l’helme principal,

CCLXXVI

L’Empereur exhorte ses Français :
« Seigneurs barons, je vous aime et ai confiance en vous.
« Vous avez déjà livré pour moi tant de batailles,
« Conquis tant de royaumes, détrôné tant de rois !
« Je vous en dois le salaire, c’est vrai, et je le reconnais.
« Ce salaire, ce seront des terres, de l’argent, mon corps même, s’il le faut.
« Or donc, vengez vos fils, vos frères et vos hoirs,
« Qui l’autre jour sont morts à Ronçevaux.
« Vous savez que le droit est pour moi contre les païens.
« — C’est la vérité, Sire, » répondent les Français.
Charles en a vingt mille avec lui,
Qui d’une seule voix.lui engagent leur foi.
Quelle que soit leur détresse, et même devant la mort, ils ne feront jamais défaut à l’Empereur.
Tous alors jouent de leur lance
Et frappent sans retard de l’épée.
La bataille est pleine de merveilleuse angoisse.Aoi.

CCLXXVII

Malprime, le baron, chevauchait au milieu de la mêlée,
Et il y avait fait un grand massacre de Français ;
Mais voici que le duc Naimes lui lance un regard terrible
Et, d’un très vigoureux coup, va le frapper.
Il lui arrache le cuir qui recouvre le haut de son écu,
Lui enlève l’orfroi qui ornait les deux pans de son haubert,
Et lui enfonce dans le corps son gonfanon de couleur jaune.
Entre sept cents autres il l’abat raide mort.Aoi.

CCLXXVIII

Le roi Canabeu, le frère de l’Émir,
Pique alors son cheval des éperons,
Tire son épée au pommeau de cristal,
Et en frappe Naimes sur le beaume princier :

L’une meitict l’en fruisset d’une part,
A l’ brant d’acier l’en trenchet cinc des laz :
3435 Li capeliers un denier ne li valt ;
Trenchet la coife entresques à la carn,
Jus à la tere une pièce en abat.
Granz fut li colps, li dux en estonat,
Sempres caïst, se Deus ne li aidast ;
3440 De sun destrier le col en enbraçat.
Se li païens une feiz recuvrast,
Sempres fust morz li nobilies vassals.
Caries de France i vient, ki F succurrat.Aoi.

CCLXXIX

Naimes li dux tant par est anguissables,
3445 E li paiens de férir mult le hastet.
Caries li dist : « Culverz ; mar le baillastes.
Vait le férir par sun grant vasselage,
L’escut li freint, contre le coer li quasset,
De sun osberc li desrumpt la ventaille ;
Sun grant espiet par roi le cors li passet
3450 Que mort l’abat : la sele en remeint guaste.Aoi.

CCLXXX

Mult ad grant doel Carlemagnes li reis,
Quant duc Naimun veit naffret devant sei,
Sur l’herbe verte le sanc tut cler cadeir.
Li Emperere li ad dit à cunseill : -
3455 « Bels sire Naimes, kar chevalchiez od mei.
« Morz est li gluz k’ en destreit vus teneit,
« El’ cors li mis mun espiet une feiz. »
Respunt li Dux : « Sire, jo vus en crei.

3434. Cinc des laz. M. Viollet-le-Duc, en son Dictionnaire, du mobilier, dit avoir vu, sur un beaume du XIIe siècle, plusieurs trous qui devaient servir à faire passer les lacs qui fixaient le

heaume au capuchon de mailles. =

Il en fracasse la moitié,
Et, du tranchant de l’acier, coupe cinq des lacs qui le retenaient.
Le capelier ne saurait préserver le duc,
La coiffe est tranchée jusqu’à la chair,
Et un lambeau en tombe à terre.
Le coup fut rude, et Naimes en fut abasourdi comme par la foudre :
Il fût tombé sans l’aide de Dieu.
Il est là, qui se retient par le bras au cou de son "cheval :
Si le païen frappe un second coup,
C’en est fait du noble vassal, il est mort !
Mais Charles de France arrivé à son secours.Aoi.

CCLXXIX

Dieu ! dans quelle angoisse est le duc Naimes !
Le païen va se hâter de le frapper encore :
« Misérable, ce coup te portera malheur, » dit alors la voix de Charles.
Et, très vaillamment, le roi s’élance sur le Sarrasin ;
Il lui brise son écu, le lui fracassé contre le cœur,
Lui rompt la ventaille du haubert,
Lui passe sa grande-lance à travers le corps-,
Et l’abat raide mort ; La selle reste vide.Aoi.

CCLXXX

Grande fut la douleur dû roi Charlemagne,
Quand il vit le Naimes blesse là, devant lui,
Quand il vit courir le -sang clair sur l’herbe verte.
Alors il lui a donné un bon conseil :
« Beau sire Naimes, chevauchez tout près de moi.
" Quant au misérable qui vous a mis en cette détresse, il est mort ;
« Je lui ai mis mon épieu dans le corps :
« — Je vous crois, Sire, » répond le duc,

Voir l’Éclaircissement III.

3435. Capeliers. C’était une petite plaque de fer que les chevaliers portaient sous le beaume et sous le capuchon de mailles pour mieux préserver

leur crâne contre les coups d’épée.

« Se jo vif alques, mult grant prud i avreiz. »
3460 Pois, sunt justet par amur e par feid,
Ensembl’od els tel vint milie Franceis.
N’i ad celui n’i flerget e n’i capleit.Aoi.

CCLXXXI

Li Amiralz chevalchet par le camp :
En sun puign tint sun grant espiet trenchant.
Si vait férir le cunte Guineman,
3465 Cuntre le coer li fruisset l’escut blanc,
De sun osberc li derumpit les pans,
Les dous costez li deseivret des flancs,
Que mort l’abat de sun cheval curant.
Pois, ad ocis Gebuin e Lorant,
3470 Richart le vieil, le seignur des Normans.
Paien escrient : " Preciuse est vaillant.
« Ferez, baruns, nus i avum guarant. » Aoi.

CCLXXXII

Ki pois veïst les, chevaliers d’Arabe,
Cels d’Ociant e d’Argoilles e de Bascle !
3475 De lur espiez bien i fièrent e caplent ;
E li Franceis n’unt talent que s’en algent ;
Asez i moèrent e des uns e des altres.
Entresqu’à l’vespre est mult fort la bataille.:
Des francs baruns i ad mult grant damage.
3480 Doel i avrat enceis qu’ele départet. Aoi.

CCLXXXIII

Mult bien i fièrent Franceis e Arrabit ;
Fruissent cez hanstes e cez espiez furbiz.
Ki dune veïst cez escuz si malmis,
Cez blancs osbercs ki dunc oïst fremir,
3485 E cez escuz sur cez helmes cruissir :
Cez chevaliers ki dunc veïst caïr,

« Et, si je vis, vous serez bien payé d’un tel service. »
Lors, ils vont l’un près de l’autre par amour et par foi.
Vingt mille Français marchent avec eux,
Qui, tous, donnent de rudes coups et se battent fièrement.Aoi.

CCLXXXI

À travers la bataille chevauche l’Émir :
Qui lient en son poing son grand épieu tranchant.
Il se jette sur le comte Guinemant,
Contre le cœur lui fracasse l’écu blanc,
Met en pièces les pans du haubert,
Lui partage les côtes,
Et l’abat mort de son cheval rapide.
L’Émir ensuite tue Gebouin, Laurent,
Et le vieux Richard, seigneur des Normands.
« La brave épée que Précieuse, » s’écrient alors les païens ;
« Nous avons là un puissant champion. Frappez, barons, frappez. »Aoi.

CCLXXXII

Il fait beau voir les chevaliers païens,
Ceux d’Occiant, ceux d’Argoilles et de Bascle
Frapper dans la mêlée de beaux coups de lance ;
Mais les Français n’ont pas envie de leur céder le champ.
Il en meurt beaucoup des uns et des autres,
Et jusqu’au soir la bataille est très rude.
Les barons de France firent là de grandes pertes.
Que de douleurs encore avant la fin de la journée !Aoi.

CCLXXXIII

Français et Arabes frappent à qui mieux mieux ;
Le bois et l’acier fourbi des lances sont mis en pièces.
Ah ! qui eût vu tant d’écus en morceaux,
Qui eût entendu le heurt de ces blancs hauberts
Et de ces beaumes qui grincent contre les boucliers ;
Qui eût alors vu tomber tous ces chevaliers,

E humes braire, contre tere murir,
De grant dulur li poüst suvenir.
Ceste bataille est mult fort à suffrir.
3490 Li Amiralz recleimet Apollin
E Tervagan e Mahum altresi :
« Mi damne deu, jo vus ai mult servit,
« E voz ymagenes tutes ferai d’or fin :
« Cuntre Carlun deignez me guarantir. »
3495 As li devant un soen drut, Gemalfin,
Males nuveles li aportet e li dit :
« Baliganz, sire, mal estes hoi bailliz,
« Perdut avez Malprime vostre fllz,
« E Canabeus vostre frère est ocis.
3500 « A dous Franceis belement en avint :
« Li Emperere en est l’uns, ço m’est vis,
« Grant a le cors, bien resemblet marchis ;
« Blanche ad la barbe cume flur en avril. »
Li Amiralz en ad le helme enclin ;
3505 E, enaprès, si ’n embrunchet sun vis :
Si grant doel ad sempres quidat murir.
Si ’n apelat Jangleu l’ultre-marin.Aoi.

CCLXXXIV

Dist l’Amiralz : « Jangleus, venez avant.
« Vus estes pruz, vostre saveirs est granz,
3510 « Vostre cunseill ai otriet tuz tens.
« Que vus en semblet d’Arrabiz e de Francs,
« Se nus avrum la victorie de l’camp ? »
E cil respunt : « Morz estes, Baliganz.
« la vostre deu ne vus ièrent guarani.
3515 « Carles est fiers, e si hume vaillant :
« Une ne vi gent H si fust cumbatant.
« Mais réclamez les baruns d’Ociant,
« Turcs e Enfruns, Arrabiz e Jaianz.
« Ço qu’ estre en deit ne l’ alez demurant.Aoi.

Et les hommes pousser des hurlements de douleur et mourir à terre,
Celui-là saurait ce que c’est qu’une grande douleur !
La bataille est rude à supporter,
Et l’Émir invoque Apollon,
Tervagan et Mahomet :
« Je vous ai bien servis, seigneurs mes dieux !
« Eh bien ! je veux faire plus, et vous élèverai d’autres statues, tout en or fin,
« Si vous me secourez contre Charles. »
En ce moment Gémalfin, un ami de l’Émir, se présente à ses yeux ;
Il lui apporte de mauvaises nouvelles, et lui dit :
« La journée est mauvaise pour vous, sire Baligant.
« Vous avez perdu Malprime, votre fils,
« Et l’on vous a tué Canabeu, votre frère.
« Deux Français ont eu l’heur de les vaincre ;
« L’un d’eux, je pense, est l’Empereur :
« Il a le corps immense et tout l’air d’un marquis.
« Sa barbe est blanche comme fleur en avril. »
L’Émir alors baisse son beaume
Et laisse tomber sa tête sur sa poitrine ;
Sa douleur est si grande, qu’il pense mourir sur l’heure...
Il appelle Jangleu d’outre-mer.Aoi.

CCLXXXIV

« Avancez, Jangleu, » dit l’Émir.
" Vous êtes preux, vous êtes de grand savoir,
« Et j’ai toujours suivi votre conseil.
« Eh bien ! que vous semble des Arabes et des Français ?
« Aurons-nous ou non la victoire ?
« — Baligant, » répond Jangleu, « vous êtes un homme mort,
« N’espérez point le salut dans vos dieux :
« Charles est fier, vaillants sont ses hommes,
« Et jamais je ne vis race mieux faite pour la bataille.
« Cependant appelez vos chevaliers d’Occiant ;
« Mettez en ligne Turcs et Enfrons, Arabes et Géants,
« Et faites sans retard ce qu’il faut faire. »Aoi.


CCLXXXV

3520 Li Amiralz ad sa barbe fors mise,
Altresi blanche cume flur en espine :
Cument qu’il seit, ne s’i voelt celer mie,
Met à sa buche une clere buisine,
Sunet la cler, que si paien l’oïrent.
3525 Par tut le camp ses cumpaignes raliet.
Cil d’Ociant i braient e hennissent,
E cil d’ Argoilles cume chien i glatissent.
Requièrent Francs par si grant estultie,
El’ plus espès si’s rumpent e partissent :
3530 A icest colp en jetent morz set milie.Aoi.

CCLXXXVl

Li quens Ogiers cuardise n’ont unkes ;
Mieldre vassals jamais ne vestit brunie.
Quant de Franceis les eschieles vit rumpre,
Si apelat Tierri le duc d’Argune,
3535 Gefreid d’Anjou e Joceran le cunte,
Mult fièrement Carlun en araisunet :
« Veez paiens, cum ocient voz humes !
« la Deu ne placet qu’el’ chief portez curune,
« S’or n’i ferez pur vengier vostre hunte ! »
3540 N’i ad icel ki un sul mot respundet :
Brochent ad ait, lur chevals laissent curre ;
Vunt les férir là ù il les encontrent.Aoi.

CCLXXXVII

Mult bien i flert Carlemagnes li reis,
Naimes li dux e Ogiers li Daneis,
3545 Gefreiz d’Anjou ki l’enseigne teneit ;
Mult par est pruz danz Ogiers li Daneis ;
Puint le cheval, laisset curre ad espleit,

CCLXXXV

L’Émir a étalé sa barbe sur sa cuirasse,
Sa barbe aussi blanche que fleur d’aubépine.
Quoi qu’il arrive, il ne se veut point cacher.
Il met à sa bouche une trompette claire,
Et clairement la sonne, si bien que ses païens l’entendent.
Alors sur le champ de bataille il rallié toutes ses colonnes,
Et ceux d’Occiant de hennir et de braire,
Et ceux d’Argoilles d’aboyer et de glapir comme des chiens,
Puis, comme des fous furieux, ils cherchent les Français,
Se jettent au plus épais, rompent et coupent en deux l’armée de Charles,
Et, du coup, jettent à terre sept mille morts.Aoi.

CCLXXXVI

Le comte Ogier ne sait ce qu’est la couardise :
Jamais meilleur soldat ne vêtit le haubert.
Quand il voit les colonnes françaises rompues et coupées,
Il appelle Thierry, le duc d’Argonne,
Geoffroi d’Anjou et le comte Joceran,
Et adresse à Charles ce fier- discours :
« Voyez comme les païens vous tuent vos hommes.
« À Dieu ne plaise que vous portiez encore couronne au front,
« Si vous ne frappez ici de rudes coups pour venger votre honte !»
Personne ne répond un mot, personne ;
Mais tous donnent avec fureur de l’éperon, et lâchent les rênes à leurs chevaux.
Partout où ils rencontrent les païens, ils vont les frapper...Aoi.

CCLXXXVII

Il frappe bien, le roi Charlemagne ;
Ils frappent bien, le duc Naimes et Ogier le Danois ;
Il frappe bien, Geoffroi d’Anjou, qui porte l’enseigne royale ;
Mais quelle prouesse surtout que celle de monseigneur Ogier !
Il pique son cheval, lui lâche les rênes,

Si fiert celui ki le Dragun teneit :
Craventet ambur en place devant sei
3550 E le Dragun e l’enseigne le Rei.
Baliganz veit sun gunfanun cadeir
E l’estandart Mahummet remaneir ;
Li Amiralz alques s’en aperceit
Que il ad tort e Carlemagnes dreit.
3555 Paien d’Arabe s’en cuntienent plus queit.
Li Emperere recleimet ses Françeis :
« Dites, baruns, pur Deu, si m’aidereiz. »
Respundent Franc : « Mar le demandereiz ;
« Trestut seit fel ki n’i flerget ad espleit ! »Aoi.

CCLXXXVIII

3560 Passet li jurz, si turnet à la vesprée.
Franc e paien i fièrent des espées.
Cil sunt vassal ki les oz ajustèrent,
Mais lur enseignes n’i unt mie ubliées.
Li Amiralz « Preciuse " ad criée,
3565 Carles « Munjoie » l’enseigne renumée.
L’uns conoist l’altre as voiz haltes e cleres ;
En roi le camp ambdui s’entr’encontrèrent :
Si s’ vunt férir, granz colps s’entredunerent
De lur espiez en lur targes roées :
3570 Fraites les unt desuz cez bucles lées.
De lur osbercs les pans en desevrèrent :
Dedenz les cors mie ne s’adeserent.
Rumpent cez cengles, e cez seles versèrent :
Chiedent li rei, à terre s’en œuvèrent ;
3575 Isnelement sur lur piez releverent.
Mult vassalment unt traités les espées.
Ceste bataille nen iert mais desturnée :
Seinz hume mort ne poet estre achevée,Aoi.

Et se jette sur le païen qui tient le Dragon ;
Si bien que sur place il écrase à la fois
Le Dragon et l’enseigne de l’Émir.
Baligant voit ainsi tomber son gonfanon ;
Il voit l’étendard de Mahomet rester sans défense.
L’Emir commence à s’apercevoir
Que le droit est du côté de Charles, que le tort est de son côté.
Et déjà voici les païens qui montrent moins d’ardeur.
Et l’Empereur d’appeler ses Français :
« Dites, barons, pour Dieu, m’aiderez-vous ?
« — Le demander serait une injure, » répondent-ils.
« Maudit soit qui de tout cœur ne frappe ! »Aoi.

CCLXXXVIII

Le jour passe, la vêprée s’avance ;
Païens et Francs frappent de leurs épées.
Ceux qui rassemblèrent ces deux armées, Charles et Baligant, sont des vaillants.
Toutefois ils n’oublient pas leurs cris d’armes.
« Précieuse ! » crie l’Émir.
« Monjoie ! » réplique l’Empereur.
Ils se reconnaissent l’un l’autre à leurs voix claires et hautes ;
Au milieu même du champ de bataille, tous deux se rencontrent.
Ils se jettent l’un sur l’autre, et s’entre - donnent -de grands coups. — -
Frappant de leurs épieux sur leurs écus à rosaces,
Ils les brisent au-dessous de la large boucle
Et se déchirent les pans de leurs hauberts ;
Mais ils ne s’atteignent pas plus avant ;
Les sangles de leurs chevaux sont brisées et leurs selles renversées ;
Bref, les deux rois tombent, et les voilà par terre ;
Vite ils se relèvent, et les voici debout.
Très valeureusement ils tirent alors leurs épées.
Ce duel ne peut désormais finir,
Il ne peut s’achever sans mort d’homme.Aoi.


CCLXXXIX

Mult est vassals Carles de France dulce ;
3580 Li Amiralz il ne l’ crient ne ne dutet :
« Mort as mun filz, dist Baliganz adunques,
« E mun païs à grant tort me calunges.
" Devien mis hum, en fieu te le rendrumes. »
Cez lur espées tutes nues i mustrent :
Sur cez escuz mult granz colps s’entredunent,
Trenchent lès quirs e cez fuz ki sunt duble ;
Chiedent li clou, se peceient les bucles ;
3585 Pois fièrent il nud à nud sur lur brunies.
Des helmes clers li fous en escarbunet.
Ceste bataille ne poet remaneir unkes,
Jusque li uns sun tort i reconoisset. Aoi.

CCXC

Dist l’Amiralz :« Carles, kar te purpense ;
3590 « Si pren cunseill que vers mei te repentes.
« Mort as mun filz par le mien escientre :
« A mult grant tort mun païs me calenges.
" Devien mis hum, en fieu te le voeill rendre :
« Vien me servir, d’ici qu’en Oriente. »
3595 Carles respunt : « Mult grant viltet me semblet ;
« Pais ne amur ne dei à paien rendre.
" Receif la lei que Deus nus aprésentet,
« Chrestientet, e jo t’ amerai sempres ;
" Pois, serf e crei le Rei omnipotente. »
3600 Dist Baliganz : « Malvais sermun cumences. »
« Mielz voeill murir de l’espée ki trenchet. » Aoi.

CCXCI

Li Amiralz est mult de grant, vertut :
Fiert Carlemagne sur. l’helme d’acier brun ;
Desur la teste li ad frait e fendut ;
3605 Met li l’espée sur les chevels menuz,

CCLXXXIX

Il est vaillant le roi de douce France,
Mais l’Émir ne le craint ni ne le redoute.
« Tu as tué mon fils, » dit alors Baligant,
« Et fort injustement tu envahis ma terre,
« Deviens mon homme, et je te la donne en fief. »
Tous deux ont à la main leurs épées toutes nues,
Et s’en donnent de furieux coups sur leurs écus.
Ils en tranchent le cuir et le bois, qui cependant est double ;
Les clous en tombent, les boucles sont en pièces.
Alors ils se frappent nu à nu sur leurs hauberts ;
Des beaumes clairs jaillit le feu.
Ce duel ne peut en rester là :
Il faut que l’un ou l’autre reconnaisse son tort.Aoi.

CCXC

« Réfléchis bien, Charles, » dit l’Émir,
« Et décide-toi à me demander pardon.
« Je sais que tu as tué mon fils ;
« Et fort injustement tu réclames ma terre :
« Deviens mon homme, et je te la donne en fief ; ;
« Si tu veux être mon vassal depuis l’Espagne jusqu’en Orient.
« — Ce serait trop grande honte, » s’écrie Charles ;
« Je ne dois à un païen ni paix ni amour ;
« Reçois la loi que Dieu nous donne à croire ;
" Deviens chrétien, et sur l’heure je t’aimerai,
« Si tu crois, si tu sers le Roi omnipotent.
« — Mauvaises paroles que tout cela, » dit Baligant.
« J’aime mieux mourir-de l’épée qui tranche. »Aoi.

CCXCI

L’Émir est d’une force terrible.
Il frappe Charlemagne sur le beaume d’acier brun ;
Il le lui fend et casse sur la tête.
L’épée du païen tranche les cheveux,

Prent de la carn grant pleine palme e plus :
Iloec endreit remeint li os tut nuz.
Caries cancelet, pur poi qu’il n’est caüz,
Mais Deus ne voelt qu’il seit morz ne vencuz.
3610 Seinz Gabriel est repairiez à lui ;
Si li demandet : « Reis magnes, que fais-tu ? »Aoi.

CCXCII

Quant Carles oït la seinte voiz de l’angle,
Nen ad poür ne de murir dutance :
Repairet lui vigur e remembrance.
3615 Fiert l’Amiraill de l’espée de France :
L’helme li freint ù les gemmes reflambent,
Trenchet la teste pur la cervele espandre,
E tut le vis tresqu’en la barbe blanche,
Que mort l’abat seinz nule recuvrance ;
3620 « Munjoie ! » escriet pur la reconoisance.
A icest mot venuz i est dux Naimes,
Prent Tencendur, muntet i li reis magnes.
Paien s’en turnent, Deus voelt qu’il n’i remainent.
Or, unt Franceis iço que il demandent.Aoi.

CCXCIII

3625 Paien s’en fuient, cum damnes Deus le voelt ;
Encalcent Franc e l’Emperere avoec.
Ço dist li Reis : « Seignurs, vengiez voz doels.
« Si esclargiez voz talenz e voz coers ;
« Kar hoi matin vus vi plurer des oilz. »
3630 Respundent Franc : « Sire, ço nus estoet. »
Cascuns i fiert tant granz colps cum il poet ;
Poi s’en estoerstrent d’icels ki sunt iloec. Aoi.

Et de la chair enlève un morceau plus large que la paume de la main ;
À cet endroit, l’os demeure tout nu.
Charles chancelle ; un peu plus il serait tombé :
Mais qu’il meure ou qu’il soit •vaincu, c’est ce que Dieu ne permet pas.
Saint Gabriel descend de nouveau près de lui :
« Grand roi, » lui dit-il, « que fais-tu ? »Aoi.

CCXCII

Quand Charles entend la sainte voix de l’ange,
Il n’a plus peur ; il ne craint plus de mourir ;
Les forces et le sentiment lui reviennent.
De son épée de France il frappe l’Émir,
Brise le beaume où flamboient tant de pierres précieuses,
Tranche la tête d’où se répand la cervelle,
Jusqu’à la barbe blanche met en deux morceaux le visage ;
Bref, sans remède, l’abat raide mort.
Puis, pour se faire reconnaître : « Monjoie ! » s’écrie-t-il.
À ce mot, le duc Naimes accourt ;
Il saisit Tencendur, et le grand roi y remonte.
Quant aux païens, ils s’enfuient : Dieu ne veut pas qu’ils restent davantage,
Et les Français enfin ont ce qu’ils demandent.Aoi.

CCXCIII

Dieu le veut, les païens s’enfuient :
L’Empereur et les Francs leur donnent la chasse :
« Vengez-vous, » s’écrie le Roi, «vengez toutes vos souffrances ;
« Satisfaites vos désirs, soulagez vos coeurs ;
« Car ce matin je vous ai vus pleurer de vos yeux. »
Et les Francs de lui répondre : « Il le faut, il le faut ! »
Et chacun de frapper les plus grands coups qu’il peut.
Ah ! des païens qui furent là, il s’en échappa un bien petit nombre.Aoi.


CCXCIV

Granz est li calz, si se lievet la puldre.
Paien s’en fuient, e Franceis les anguissent ;
3635 Li encalz duret d’ici qu’en Sarraguce.
En sum sa tur muntée est Bramimunde,
Ensembl’od lui si clerc e si canunie
De false lei, que Deus n’enamat unkes ;
Ordres nen unt né en lur chiefs curunes.
3640 Quant ele vit Arrabiz si cunfundre,
A l’ rei Marsilie s’en vient e ço li nuncet :
" E ! gentilz reis, ja sunt vencut nostre hume,
« Li Amiralz ocis à si grant hunte. »
Quant l’ot Marsilies, vers la pareit se turnet,
3645 Pluret des oilz, tute sa chière enbrunchet,
Morz est de doel. Si cum pecchiez l’encumbret,
L’anme de lui as vifs diables dunet.Aoi.

CCXCV

Paien sunt mort, alquant turnet en fuie,
E Carles ad sa bataille vencue.
3650 De Sarraguce ad la porte abatue :
Or seit il bien que n’ iert mais défendue.
Prent la citet, sa gent i est venue.
Par poestet icele noit i jurent.
Fiers est li Reis à la barbe canue,
3655 E Bramimunde les turs li ad rendues ;
Les dis sunt grandes, les cinquante menues.
Mult bien espleitet qui damnes Deus aiüet !Aoi.

3644. Pareit doit être traduit par « mur ", en dépit du texte de Paris : Oit la Marsiles, vers la dame se torne. Il est évident que l’auteur du Roland a pensé à ce célèbre passage d’Isaïe, où l’on voit le roi Ézéchias, frappé

CCXCIV

La chaleur est grande, la poussière s’élève ;
Les païens sont en fuite, et les Français les pressent angoisseusement ;
Jusqu’à Saragosse dura cette poursuite.
Au haut de sa tour est montée Bramimonde,
Avec ses chanoines et ses clercs,
Ceux de la loi mauvaise et que Dieu n’aime point,
Ceux qu’un sacrement n’a pas ordonnés, et qui ne portent pas la tonsure sur leurs têtes.
Quand la Reine aperçoit la déroute des païens,
Elle accourt vers Marsile et lui annonce cette nouvelle :
« Ah ! noble roi, nos hommes sont vaincus ;
« L’Émir est mort honteusement. »
Marsile l’entend, se tourne vers le mur,
Se cache le visage et pleure de ses yeux,
Puis meurt de douleur. Et, comme il est sous le poids du péché,
Les vifs diables s’emparent de son âme.Aoi.

CCXCV

Tous les païens sont morts ou en fuite ;
Charles a vaincu sa bataille.
De Saragosse la porte est abattue,
Et l’Empereur sait bien qu’on ne défendra plus la ville.
Il y entre avec son armée, il la prend,
Et les vainqueurs y couchent cette nuit.
Notre Roi à la barbe chenue, notre Roi est plein de fierté,
Et Bramimonde lui a remis les tours de la ville,
Dix grandes et cinquante petites...
Il travaille bien celui qui travaille avec l’aide de Dieu.Aoi.

d’une maladie mortelle, se tourner vers la -muraille pour prier Dieu et fondre en larmes : Et convertit Ezechias faciem suam AD PARIETEM, et oravit ad Dominum. (Isaias, xxxviii,2.)

CCXCVI

Passet li jurz, la noit est aserie,
Clere est la lune, les esteiles flambient.
3660 Li Emperere ad Sarraguce prise.
A mil Franceis fait bien cerchier la vile,
Les sinagoges e les mahumeries :
A mailz de fer, à cuignées qu’il tindrent,
Fruissent Mahum e trestutes les ydles ;
3665 N’i remeindrat rie sort ne falserie.
En Deu creit Carles, faire voelt sun servise,
E si evesque les ewes beneïssent, à l’ baptestirie.
S’or i ad cet M Carlun contrediet,
3670 ll le fait pendre o ardeir o ocire.
Baptiziet sunt asez plus de cent milie
Veir chrestien, ne mais sul la Reïne ;
En France dulce iert menée caitive :
Ço voelt li Reis par amur cunvertisset.Aoi.

CCXCVII

3675 Passet la noit, si apert li clers jurz.
De Sarraguce Carles guarnist les turs,
Mil chevaliers à laissat puigneürs ;
Guardent la vile ad oes l’Empereur.
Muntet li Reis e si hume trestuit,
3680 E Bramimunde, qu’il meinet en sa prisun ;

Il le fait pendre o ardeir. Toutes les fois’ que, dans nos Chansons, une ville infidèle est conquise ; l’empereur Charles ou ses Pairs font baptiser de force tous les habitants : ceux qui refusent le baptême ont’ la tête coupée. (Roland, v. 102 et 3670 ; Oui de Bourgogne, v. 3063, 3071-74, 3436-38 ; Huon de Bordeaux, 6657-59, etc. etc.) Nous avons ailleurs discuté très longuement ces textes, et montré qu’ils sont contraires à la véritable doctrine de l’Église. Un jour on fit au pape Nicolas I cette question : «Que faut-il faire à’ l’égard des païens qui ne veulent pas se faire chrétiens ? » Et le, Souverain Pontife répondit : « Quant à ceux qui refusent le bienfait de la foi chrétienne, qui immolent aux idoles et plient les genoux devant elles, nous n’avons rien à vous commander à leur sujet, si ce n’est de les convaincre de leurs erreurs par dé" bons avis, par des exhortations, PAR

CCXCVI

Le jour est passé, les ombres de la nuit tombent,
La lune est claire, les étoiles flamboient,
L’Empereur est maître de Saragosse.
Mille Français, sur son ordre, parcourent la ville en tous sens,
Entrent dans les mosquées et les synagogues,
Et, à coups de maillets de fer et de cognées,
Mettent en pièces Mahomet, toutes les images, toutes les idoles.
De sorcellerie, de mensonge, il ne reste, plus de trace.
Le Roi croit en Dieu et veut faire le service de Dieu.
Alors les Evêques bénissent l’eau
Et mènent les païens au baptistère.
S’il en est un qui se refuse à faire la volonté de Charles,
Il le fait pendre, occire ou brûler.
Ainsi l’on en baptise plus de cent mille
Qui deviennent bons chrétiens. La Reine seule est mise à part.
On la mènera captive en douce France,
Et c’est par amour que l’Empereur veut la convertir.Aoi.

CCXCVII

La nuit passe, et le jour clair apparaît dans le ciel.
Charles garnit alors les tours de Saragosse :
Il y laisse mille chevaliers vaillants,
Qui gardent la ville pour l’Empereur ;
Puis, avec tous ses hommes, Charles remonte à cheval,
Emmenant Bramimonde captive ;

LA RAISON ENFIN PLUTOT QUE PAR LA FORCE. » (Nicolaï I responsa ad consulta Bulgarorum, cap. XLI ; Labbe, VIII, 530 Le Pape est beaucoup plus sévère à l’égard des renégats.] Et nous avons également cité les paroles très précises de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin, qui se prononcent tous deux contre l’emploi de la force. Enfin, les Pères du Concile de Plaisance, en 1388, font cette proclamation solennelle : " La religion chrétienne ne doit pas rejeter les Juifs et les Sarrasins, parce qu’il est constant qu’ils ont en eux l’image de notre Créateur.» (Labbe, xi 2074,)Il y a loin de là à la sanglante et abominable brutalité de nos héros épiques.

3680. E Bramimunde, etc. c’est ici que les Remaniements cessent de suivre ; même de loin, le texte primitif, et il en est de même pour le plus ancien manuscrit de Venise, qui avait jusqu’ici reproduit si exactement la

version originale de notre poème. =

Mais n’ad talent li facet se bien nun.
Repairiet sunt à joie e à baldur.
Passent Nerbune par force e par vigur..

1° Le manuscrit de Venise IV intercale ici le fameux récit de la prise de Narbonne par Aimeri, qui se trouve sons une autre forme dans notre Chanson d’Aimeri de Narbonne. = 2° Le texte de Paris nous offre, pour la seconde fois, le récit d’un pèlerinage de Charles au champ de bataille de Roncevaux. La forme seule est différente. = 3° Le texte de Cambridge présente la même affabulation (Nouvelle visite de l’Empereur à Roncevaux ; regrets sur Roland ; miracle des aubépines ; intervention de saint Firmin ; funérailles d’Olivier et de Roland à Blaye ; f° 64 v° — 69 v°). = 4° Le texte de Lyon, comme nous l’avons vu, n’a pas reproduit l’épisode de l’arrivée de Baligant en Espagne, et a omis complètement le récit de la bataille de Saragosse. = 5° et 6° Les textes de Versailles et de Venise VII paraissent ici plus soignés que celui de Paris, et ne répètent pas le récit du voyage à Roncevaux. Ils n’y font qu’une allusion rapide. = A PARTIR DE NOTRE VERS 3682, TOUS les textes autres que celui d’Oxford nous offrent le même récit, qu’il importe de faire connaître : « Charles donc est à Roncevaux, qui se pâme de douleur devant le corps inanimé de Roland. Il fait ensevelir son neveu, il maudit Ganelon. Prières interminables. (Couplets 330-336 du texte de Paris, édit. F. Michel.) On enterre les Français morts dans la grande bataille. Les Anges chantent, une lumière divine éclate, des arbres verts sortent miraculeusement de chaque tombe (337). Charles passe alors les défilés pyrénéens : il s’arrête à Saint-Jean-Pied-de-Port, où il fonde un moutier (338, 339). L’Empereur ordonne ensuite à Girard d’Orléans, à Guion de Saint-Omer et à Geoffroi d’Anjou de se rendre en message auprès de Girard de Viane pour le prier de venir le rejoindre et de lui amener la belle Aude (339). Puis, il envoie Bazin le Bourguignon, Garnier d’Auvergne, Guyon et Milon dans la cité de Mâcon, à sa propre sœur Gilles : ils sont chargés de la conduire à l’Empereur (340, 341). Les messagers partent : Charles s’avance en France. Il arrive à Sorgues (à Sorges, dit le manuscrit). C’est la que Ganelon s’échappe une première fois sur le destrier de Garin de Montsaor : il se dirige vers Toulouse, ou « Chastel-Monroil », ou Saragosse. Deux mille Français se jettent à sa poursuite ; le plus ardent est Othes (342-344). Ganelon rencontre des marchands qu’il trompe et qui trompent Othes sur la distance qui le sépare du fugitif (345). Il arrive par là que les Français se présentent devant l’Empereur sans s’être emparés de Ganelon. Colère de Charles (346). Un paysan indique à Othes la retraite de Ganelon. Le traître s’est endormi sous un arbre (347,348) et le bon cheval de Ganelon éveille son maître, Combat entre Ganelon et Othes. Ils luttent d’abord à pied. Puis le beaupère de Roland propose à Othes de combattre en vrais chevaliers, à cheval. Le traître s’élance sur le cheval de son adversaire, et s’enfuit (349-354). Othes se remet à la poursuite de Ganelon. Dieu fait un miracle pour lui : ses armes ne lui pèsent plus sur les épaules. Alors le fugitif tombe de cheval : nouveau combat. Sur ces entrefaites, arrivent Samson et Isoré, et l’on peut enfin se rendre maître de Ganelon, que l’on remet aux mains de l’Empereur (355-361). Charles traverse toute la Gascogne et arrive à Blaye (362).Le poète ici change la scène de son roman et nous transporte soudain près des messagers du roi qui vont à Viane. Ils y arrivent, et font leur message. Ils

cachent à Girard la mort de Roland et

Mais il ne veut lui faire que du bien...
Les voilà qui s’en retournent pleins d’allégresse, pleins de fierté joyeuse.
Vivement et en vainqueurs ils passent par Narbonne.

d’Olivier : « Charlemagne, " ajoutent-ils, « veut qu’on célèbre le mariage « de son neveu avec la belle Aude. " Amenez-lui sur-le-champ votre " nièce. » Joie de Girard et de Guibourg (363-368). On part à Blaye. Pressentiments d’Aude : ses songes lugubres (368-375). Un clerc savant en ningremance cherche à les lui expliquer favorablement ; mais il en voit bien lui-même la triste signification (377). Pour ne pas étonner trop douloureusement la belle Aude, on contrefait la joie dans le camp français. On essaye de lui cacher la grande douleur ; on va jusqu’à lui dire que Roland est allé " en Babiloinne » épouser la sœur de Baligant. Aude n’en veut rien croire : " Roland, » s’écrie-t-elle, « Roland est mort ! » (378- 383.) Sur ce, arrive Gilles, la sœur du roi, la mère de Roland : Charles lui annonce sans aucun ménagement la mort de son fils. « Une mère, » pense-t-il, " est mieux préparée à de tels coups « qu’une fiancée. » Enfin, c’est Gilles elle-même qui a la force d’apprendre à la sœur d’Olivier la mort de Roland. Douleur d’Aude (384-390). Elle veut voir du moins le corps de son fiancé, que Charles rapporte d’Espagne. Ses prières, ses larmes. Un ange lui apparaît sous les traits d’Olivier, et l’invite à songer au bonheur du ciel. Aude, enfin, se décide à mourir (391-399). Retour de Charlemagne à Laon. Il n’a plus désormais qu’une seule pensée : se venger de Ganelon. Le jugement du traître va commencer. Gondrebeuf de Frise s’offre à le démentir juridiquement, la lance au poing. Ganelon donne des otages, ses propres parents. Mais, au moment où on va commencer le grand combat de l’accusateur et de l’accusé, celui-ci s’enfuit encore une fois les grans galos. Gondrebeuf le poursuit de près. Il l’atteint. Combat. On se saisit de Ganelon (400-417). C’est alors que ’fait son entrée dans le poème le neveu du traître, Pinabel. Il sera le champion de son oncle. Le défi est relevé par un « valet » du nom de Thierri, fils de Geoffroi d’Anjou, qui veut défendre la cause de Roland. Préparatifs du duel (413-431). La chanson se poursuit ici eu vers de douze syllabes, et raconte le combat singulier de Pinabel et de Thierri. Celui-ci pense un instant périr d’un formidable coup que lui porte son adversaire (432-439). Le poème se termine en décasyllabes. Pinabel est vaincu, et meurt (440- 445). Il ne reste plus dès lors qu’à délibérer sur le châtiment de Ganelon. Chacun des barons français propose un supplice spécial : qui la corde, qui le bûcher, qui les bêtes féroces. On se décide à l’écarteler (446-450). Ici s’arrête le manuscrit de Paris. Lyon nous donne une strophe de plus, et nous fait assister au départ des barons de France, qui prennent congé de Charlemagne. .. " — Le texte de tous nos Remaniements est maintenant connu de nos lecteurs.

3683. Passent Nerbune... Narbonne n’est pas sur le chemin des Pyrénées à Bordeaux. De là une difficulté réelle. M. Raymond’ propose l’église d’Arbonne (anciennement appelée Narbonne, comme le prouvent des actes de 1187-1192 et 1303). Cette église est située près de Saint -Jean- de- Luz et conviendrait, par sa situation, à ce passage de notre poème. Mais - comment s’imaginer que le poète ait attaché tant d’importance à un lieu si peu considérable ? = M. G. Paris propose « un nom de fleuve (à cause du verbe passer) : peut-être l’Adour ». = Quant à nous, nous croyons fort naïvement que notre poète ignorait la géographie.

Une légende de son temps attribuait

Vient à Burdele la citet de valur :
3685 Desur l’alter seint Sevrin le barun
Met l’olifant plein d’or e de manguns :
Li pelerin le veient ki là vunt.
Passet Girunde à mult granz nefs k’i sunt :
Entresqu’ à Blaive ad cunduit sua nevuld
3690 E Olivier sun noble cumpaignun
E l’Arcevesque, ki fut sages e pruz.
En blancs sarcous fait mètre les seignurs,
À Seint-Romain : là gisent li barun.
Franc les cumandent à Dieu e à ses nums.,
3695 Carles chevalchet e les vals e les munz,
Entresqu’ ad Ais ne voelt prendre sujurn ;
Tant chevalchat qu’il descent à l’ perrun,
E cum il est en sun palais halçur,
Par -ses messages mandet ses jugeürs,
3700 Baiviers e Saisnes, Loherencs e Frisuns ;
Alemans mandet, si mandet Burguignuns
E Peitevins e Normans e Bretuns,
De cels "de France les plus saives k’i sunt.
Dès or cumencet li plaiz de Guenelum.Aoi.

la conquête de Narbonne à Charles revenant d’Espagne : ne voulant pas raconter la légende, le poète se contente de dire que l’Empereur passa cette ville par force et par vigur, c’est-à-dire, la prit. Telle est notre hypothèse. Dans une carte du XIIe siècle qui se trouve en une ’Apocalypse appartenant à -M. Didot, Narbonne -est marquée tout près de Saragosse, sur le chemin de France. Voy. dans notre 7e édition, l’Éclaircissement IV. 3692. En blancs sarcous, etc. Ces funérailles, d’après la Karlamagnus Saga et le Keiser Karl Magnus’s kronike, ont lieu à Arles. = D’après la Chronique de Turpin (cap. xxix : De sepulchro Rolandi et ceterorum qui apud Belinum et diversis locis sepulti sunt), Roland fut enterré à Blaye et Olivier à Belin : Beatum Rolandum super duas mulas tapeto aureo subvectum, palliis tectum, usgue Blaviam deferre fecit Carolus et in beati Romani basilica quam ipse olim oedificaverat canonicosque

regulares intromiserat, ho

Puis Charles arrive à Bordeaux, la grande et belle ville.
C’est là que sur l’autel du baron saint Séverin
Charles dépose l’olifant, qu’il avait rempli d’or et de mangons ;
Et c’est là que les pèlerins peuvent encore le voir.
Sur de grandes nefs l’Empereur traverse la Gironde ;
Il conduit jusqu’à Blaye le corps de son neveu,
Celui d’Olivier, le noble compagnon de Roland,
Celui de l’Archevêque, qui fut si preux et si sage.
On dépose les trois seigneurs en des tombeaux de marbre blanc,
À Saint-Romain, où maintenant encore gisent les barons ;
Et les Français les recommandent une dernière fois à Dieu et
à tous les Noms divins.
Puis Charles chemine derechef à travers les vallées et les montagnes ;
Plus ne s’arrête jusqu’à Aix.
Si bien chevauche, qu’il descend à son perron.
À peine est-il arrivé dans son haut palais,
Que par ses messagers il mande tous les juges de sa cour.
Saxons et Bavarois, Lorrains et Frisons,
Bourguignons et Allemands ;
Bretons, Normands et Poitevins,
Et les plus sages de ceux de France.
Alors commence le procès de Ganelon.Aoi.

norifice sepelivit, mucronemque ipsius ad caput, et tubam eburneam ad pedes. But et tubam postea aliam apud Burdigalam condigne transtulit. Et plus loin : Apud Belinum sepelitur Oliverius. = Le mot beatus, qui précède ici celui de Roland, n’est pas fait pour nous étonner. Roland, en effet’, a été longtemps révéré comme un martyr et représenté avec un nimbe. Son nom se trouve en plusieurs Martyrologes, et les Bollandistes ont dû s’en occuper" à diverses reprises (au 31 mai et au 16 juin). Sur les « reliques» et les tombeaux de Roland, voyez Fr. Michel, première édit. de Roland, p. 211, 213, et Génin, Introduction, p.XXIII-XXIV. Cf. l’Introduction de notre première édition, p. LXXXVIII.

3694. Entresqu’ ad Ais. C’est à Paris que la Karlamagnus Saga fait revenir Charlemagne. D’où l’on peut conclure que l’auteur islandais avait sous les yeux une copie du manuscrit original qui avait déjà subi certaines modifications plus on moins importantes.

LE CHATIMENT DE GANELON

CCXCVIII

3705 Li Emperere est repairiez d’Espaigne
E vient ad Ais, à l’ meillur sied de France.
Muntet el’ palais, est venuz en la sale.
As li venue, Alde, une bele dame.
Ço dist à F Rei : « U est Rollanz li catanies,
3710 « Ki me jurat cume sa per à prendre ? »
Caries en ad e dulur e pesance,
Pluret des oilz, tiret sa barbe blanche : -
« Soer, chere amie, d’ hume mort me demandes.
« Jo t’en durrai mult esforciet escange :
3718 « Ç’ est Loewis, mielz ne sai jo qu’en parle :
« Il est mis filz e si tiendrat mes marches. »
Alde respunt : « Cist moz mei est estranges.
« Ne placet Deu ne ses seinz ne ses angles
« Après Rollant que jo vive remaigne ! »
3720 Pert la culur, chiet as piez Carlemagne,
Sempres est morte. Deus ait mercit de l’anme !
Franceis barun en plurent ; si la pleignent. Aoi.

CCXCIX

Alde la bele est à sa fin alée.
Quidet li Reis qu’ele se seit pasmée ;
3725 Pitiet en-ad, si ’n pluret l’Emperere :
Prent la as mains, si l’ en ad relevée ;
Sur les espalles ad la teste clinée.
Quant Carles veit que morte l’ad œuvée,
Quatre cuntesses sempres i ad mandées ;
3730 Ad un mustier de nu neins est portée :

3705. Li Emperere est repairiez d’Espaigne. L’épisode de la belle Aude, qui a dû être, suivant nous, l’objet d’un chant lyrique antérieur à notre poème,

LE CHATIMENT DE GANELON

CCXCVIII

L’Empereur est revenu d’Espagne :
Il vient à Aix, la meilleure ville de France,
Monte au palais, entre en la salle.
Une belle damoiselle vient à lui : c’est Aude.
Elle dit au Roi : « Où est Roland le capitaine,
« Qui m’a juré de me prendre pour femme ? »
Charles en est plein de douleur et d’angoisse ;
Il pleure des deux yeux, il tire sa barbe blanche :
« Soeur, chère amie, » dit-il, « tu me demandes nouvelles d’un homme mort.
« Mais, va, je saurai te remplacer Roland ;
« Je ne te puis mieux dire : je te donnerai Louis,
« Louis mon fils, celui qui tiendra mes Marches,
" — Ce discours m’est étrange, » répond belle Aude.
« Ne plaise à Dieu, ni à ses saints, ni à ses anges,
" Que, Roland mort, je reste en vie !»
Lors elle perd sa couleur et tombe aux pieds de Charles.
La voilà morte : Dieu veuille avoir son âme !
Les barons français la pleurent et la plaignent.Aoi.

CCXCIX

Aude la belle s’en est allée à sa fin.
Le Roi croit qu’elle est seulement pâmée ;
Il en a pitié, il en pleure,
Lui prend les, la relève ;
Mais la tête retombe sur les épaules.
Quand Charles voit qu’il l’a trouvée morte,
Il fait sur-le-champ venir quatre.comtesses,
Qui la portent dans un moutier de nonnes,
<

est fort allongé dans nos Remaniements. En revanche, il est abrégé dans la keiser Karl Magnus’s kronike, et tout à

fait omis par la Karlamagnus Saga.

La noit la guaitent entresqu’à l’ajurnée.
Lunc un alter belement l’enterrerent.
Mult grant honur i ad li Reis dunée.Aoi.

CGC

Li Emperere est repairiez ad Ais,
3735 Guenes li fel, en caeines de fer,
En la citet est devant le palais ;
À une estache l’unt atachiet cil serf,
Les mains li lient à curreies de cerf,

8733. Mult grant honur, etc. Nous n’ayons pas besoin de signaler ici la statue de la belle Aude dans le fameux monument de Saint-Faron. Nous renvoyons nos lecteurs à la dissertation et à la gravure que les Bénédictins nous donnent dans leurs Acta Sanctorum ordinis sancti Benedicti (ive siècle, première partie, pp. 665-667). Aude est représentée avec Turpin, Roland et Olivier, et ces deux vers sont mis sur les lèvres de ce dernier : Audoe conjugium tibi do, Rotlande, sororis, -Perpetuumque met, socialis foedus amoris. Le monument de Saint-Faron est du XIe-XIIe siècle. — -

8734. li Emperere est repairiez, Le procès de Ganelon est raconté en quelques lignes seulement par la Karlamagnus Saga (ch. xli. Voir la traduction dans notre première édition, Il p. 251) et par la Keiser Karl Magnusus kronike. (Ibid., p. 263.) D’après ce dernier texte, « le jugement fut que le comte Ganelon devait être traîne par toute la France. Ce qui fut fait. En sorte que pas un os ne resta à côté de l’autre dans tout son corps. " „

3736. En la citet, etc. Ici commence dans notre poème le jugement’de Ganelon, et nous avons démontré ailleurs que, dans cette procédure, tout est d’origine germaine, tout est emprunté aux lois barbares et aux éléments germaniques de la législation féodale. (Voir notre première édition, II, p. 235 et suiv.) = Ganelon, tout d’abord, est soumis à l’emprisonnement préventif, puis à la torture. Et cette torture consiste en coups de bâton :« Les serfs l’attachent à un poteau, lui lient les mains avec des courroies de cuir de cerf, et le battent à coups de bâton. » (V. 3737 et suiv.) Or ce même supplice se retrouve, comme pénalité, dans les lois de toutes les tribus barbares. Voir la loi des Bavarois (VIII, ch. VI), des Burgun des (30, et 33, 2 ; 4, 4 ; 5, 6, 38, 63), des Francs Saliens (Constitution de Childebert), des Lombards (Liutprand, 6, 26, c ; 6, 88 ; 6, 50), des Frisons (3,7), des Wisigoths, etc. Les chiffres qui précèdent sont, comme les suivants, empruntés au Recueil de Davoud-Oglou (Histoire de la législation des anciens Germains). = Après l’emprisonnement préventif et la torture, s’ouvre le plait (v. 3742 et suiv.). Le tribunal dont il est question dans notre poèmén’est autre que l’ancien Placitum palatii, lequel, sous la première race, était, en effet, présidé par le roi, assisté de leudes et d’évêques. Il est vrai qu’on ne voit pas intervenir ces derniers dans notre Chanson ; mais toutes les parties du grand Empire y sont représentées par leurs barons. Dans notre Chanson comme dans la législation barbare, l’Empereur n’a que le droit de présider le tribun al ou de le faire présider en sa place, et il n’a même pas voix délibérative : « Seigneurs, leur dit Charles, jugezmoi

le droit de Ganelon.» (y." 3751.)

Et veillent près de son corps jusqu’au jour ;
Puis on l’enterra bellement près d’un autel,
Et le Roi lui fit grand honneur.Aoi.

CCC

L’Empereur est de retour à Aix.
Le traître Ganelon, tout chargé de chaînes de fer,
Est dans la cité, devant le palais.
Des sergents.vous l’attachent à un poteau,
Vous lui lient les mains avec des courroies en peau de cerf,

Rien ne lions donne ici l’idée d’un tribuna lromain : c’est bien la procédure germanique. = En troisième lieu, on en arrive au jugement de Dieu, ou à l’ordalie (t. 3790 et suiv.). Ici encore, le doute n’est pas possible, et nous sommes en pleine Germanie. Le campus ou duel est, en effet, commun à toutes les tribus barbares. Voir la loi des Bavarois (17, 1 ; décret. Tass., cap. xi), des Alamans (44, 1 ;84), des Burgun des (tit. 80, 1-3), des Lombards (Roth, 164, 165, 1G6, 198, 203 ; Grimoald, t. VII), des. Thuringiens (15), des Frisons (14, 7 ; 6,1), des Saxons (16), des Anglo-Normands. (Guill. I,1-3 ; III, 12, etc.) = Le quatrième acte de notre drame épique s’ouvre d’une façon imposante. Sur le point d’engager la lutte, les deux champions se confessent, reçoivent l’absolution, sont bénis par le prêtre, entendent la messe et y reçoivent la communion (V. 3858 et suiv.). Après quoi, — le grand combat commence (v. 3862 et suiv.). Ces vers sont conformes à la réalité historique. Quand le champion-allait entrer en lice, on célébrait, en effet, la messe de la Résurrection, ou celle de saint Étienne, ou celle de la Trinité. Et l’on chantait ensuite devant lui le Symbole de saint Athanase. (Voir le Cérémonial d’une épreuve judiciaire au XIIe siècle, publié par Léopold Delisle) Et ce qui se passait encore au XIIe siècle, s’était exactement passé de la même façon sens nos deux premières racés. = On connaît la fin du combat raconté dans notre poème : Thierri tue Pinabel, et les trente otages de Ganelon sont pendus (v. 3967 et suiv.). Il convient d’observer que ce terrible châtiment, infligé à la famille du traître et à ses otages, ne se retrouve pas dans les lois barbares ; mais le principe de la solidarité de la famille est absolument germain, et la coutume des « pleiges s ou " garants » vient exactement de la même source. = Reste Ganelon ; son supplice est épouvantable (v. 3964 et suiv.), mais conforme à la rigueur du droit féodal qui est issu du droit germanique. Les Assises de Jérusalem ne laissent aucun doute à cet égard : «-Si la bataille est de chose qu’on a mort desservie, et si le garant est vaincu, il et celui pour qui il. a fait la bataille seront pendus. » (XXXVII et XCIV.) Quant au genre de supplice que l’on fait subir au traître, c’est l’écartèlement, qui n’est pas ’indiqué dans les lois germaines, mais qui est le supplice réservé plus tard à tous les traîtres, à ceux qui livrent leur pays, à ceux qui offraisent la majesté du roi. = Tels sont les cinq Actes de Ganelon, de ce drame épique, et l’on pourrait à ces cinq actes donner pour titres : 1° La Torture. 2° Le Plait. 3° La Messe du jugement. 4° Le Duel. 5° Le Supplice. Nous tenions à suivre avec soin toute la marche de cette procédure criminelle, la plus ancienne que nous rencontrions

dans nos Chansons de geste.

Très bien le batent à fuz e à jamelz :
3740 N’ad deservit que altre bien i ait.
A grant dulur iloec atent sun plait.Aoi.

.

CCCI

Il est escrit en l’anciene Geste
Que Carles mandet humes de plusurs teres.
Asemblet sunt ad Ais à la capele.
3748 Halz est li jurz, mult par est grant la feste,
Dient alquant de l’ barun seint Silvestre.
Dès or cumencet li plaiz e les nuveles
De Guenelun, ki traïsun ad faite.
Li Emperere devant sei l’ad fait traire.Aoi.

CCCII

3750 « Seignurs baruns, » ço dist Carles li reis,
« De Guenelun kar me jugiez le dreit.

3750. Seignurs, etc. Rien" ne donnera mieux l’idée de nos Remaniements que d’en offrir un fragment de quelque importance. Donc voici, traduites pour la première fois, les dernières laisses du texte de Paris qui correspondent à nos laisses CCXCIX et ss. : « Charles dit à ses barons : « Je veux ici, seigneurs, « vous faire une prière au nom de Dieu. « — Condamnez Ganelon à quelque « mort horrible — Et ordonnez, je vous « en supplie, que le traître meure sur-’ « le-champ. »—Girard le guerrier prit alors la parole, — Girard de Viane, l’oncle d’Olivier : « — Par ma foi, « Sire, je m’en vais ’vous donner un" « bon conseil. — Vos terres, sont très " vastes, très étendues. — Faites lier «Ganelon avec deux grosses cordes, « — Et qu’on le mène à travers votre « domaine, comme un vilain ours ; — " « "Qu’il y soit rudement déchiré à coups " « de fouets — Et, lorsqu’il sera arrivé " « au lieu fixé d’avance, — Faites -lui " « tout d’abord arracher deux mem- " « bres du corps. — Puis, qu’on le « dépèce membre par membre. » --Voilà, » répondit"Charles, « un terrible jugement. — Mais c’est trop de « longueurs, et je n’en veux point. » « Par ma foi, Sire, » s’écrie Beuves " le vaillant, — « Je vais vous proposer un plus horrible supplice. -Qu’on fasse un grand feu d’aubépines — Et qu’on y jette le misé- " rable, — Si bien qu’en présence de " tous les vôtres — H meure d’une « merveilleuse et horrible façon. » -Grand Dieu !» dit Charles, « c’est « un rude supplice, — Et nous le " choisirons... — Si nous n’en trouvons pas de plus dur. »

« C’est le tour de Salomon de Bretagne : — « Nous avons, » dit-il, « imaginé une mort plus âpre encore. « — Faites venir un ours et un lion « — Et livrez-leur le comte Ganelon. " — Ils se chargeront de son supplice « et le tueront’ très horriblement. -II

ne restera de lui ni chair, ni

Et vous le battent à coups de. bâtons et de jougs de boeufs.
Certes il n’a pas mérité meilleur salaire ;
Et c’est ainsi que très douloureusement il attend son plaid.Aoi.

CCCI

Il est écrit dans l’ancienne Geste
Que Charles manda les hommes de toutes ses terres.
Ils se rassemblèrent dans la chapelle d’Aix.
Ce fut un grand jour, une grande fête,
Celle du baron saint Silvestre, s’il faut en croire quelques-uns.
Et c’est alors que commença le procès : c’est ici que vous aurez nouvelles,
De Ganelon qui a fait la grande trahison.
L’Empereur ordonne qu’on le traîne devant lui.Aoi.

CCCII

« Seigneurs barons, » dit le roi Charlemagne,
« Jugez-moi Ganelon selon le droit.

" graisse, ni os. — Tel est le sort « que méritent les traîtres. » -Bien dit ! » s’écrie l’Empereur, « Sa-Iomon a bien parlé. — Mais, a mon « gré, c’est encore trop de lenteurs. » « Sire Empereur, » dit Ogier le vas- " sal, — " J’ai trouvé quelque chose « de plus affreux. — Qu’on jette Ga- " nelon au fond de cette tour — Où « ne pénètre point la clarté du soleil. « — Il sera là, tout seul, avec les « bêtes qui sortiront de terre — Et « qui, de toutes parts, à droite et à « gauche, — Viendront l’assaillir et " lui feront grand mal. — Que, pour " tout l’or du monde, on ne lui donne « ni à boire ni à manger. — Quelle « honte ! quel supplice ! — Puis on " l’amènera devant le palais principal « — Et on lui permettra de manger, « à votre beau festin, — Des mets « assaisonnés de poivre et de sel. -Mais qu’on ne lui donne rien à boire, « ni eau ni vin..— Et alors, dans « une épouvantable angoisse, — Il « mourra de soif, tout comme Roland « à Roncevaux. » — « L’admirable " idée ! » dit Charles. — « Mais je ne « veux pas que ce traître pénètre ainsi « chez moi. — Seigneurs ; » ajoute « l’Empereur, « francs chevaliers « loyaux, — Ce supplice m’irait bien, « mais j’en sais un qui est plus douce loureux encore. — Qu’on attache « Ganelon à la queue de plusieurs chevaux, et qu’il soit écartelé. — Oui, « que mes comtes et mes vassaux « aillent là-haut, — Que mes barons « sortent tous, et ils vont assister au « supplice du traître. » À ces mots, prévôts et sénéchaux s’emparent de Ganelon. « Charles le roi a fait publier son ban : — « Que tous s’en aillent en " dehors de la cité. » — L’Empereur lui-même est monté en selle sur une mule — Et s’en est rapidement allé. — Les bourgeois sont là, qui désirent vivement assister à ce spectacle. -Suivant

le commandement de Charles

Il fut en l’ost tresque en Espaigne od mei,
" Si me tolit vint mil de mes Franceis
« E mun nevuld, que jamais ne verreiz,
3755 « E Olivier, le prud e le curteis :
« Les duze Pers ad traït pur aveir. »
Dist Guenelun : « Fel seie, se jo l’ ceil !
« Rollanz m’forsfist en or e en aveir,
« Pur que jo quis sa mort e sun destreit ;
3760 « Mais traïsun nule n’en i otrei. »
Respundent Franc : « Ore en tendrum cunseill. »Aoi.

CCCIII

Devant le Rei là s’estut Guenelun :
Cors ad gaillard, el’ vis gente culur ;
S’il fust leials, bien resemblast barun.
3765 Veit cels de France e tuz les jugeürs,
De ses parenz trente ki od lui sunt ;
Pois, s’escriat halternent, à grant sun :
« Pur amur Deu, kar m’entendez, baruns.
« Jo fui en l’ost avoec l’Empereur,
3770 « Serveie le par feid e par amur.
« Rollanz sis niés me coillit en haür,
« Si me jugat à mort e à dulur.
« Messages fui à l’ rei Marsiliun :
« Par mun saveir vinc jo à guarisun.
3775 « Jo desfiai Rollant le puigneür
« E Olivier e tuz lur cumpaignuns ;
« Carles l’oït e si noble barun.

— On traîne Ganelon hors de la ville — Et tous y sont, aliés après lui. -Voilà ce que l’on lait du traître. -On y a conduit aussi de bons chevaux, — Quatre fortes Juments qui, en vérité, — Sont sauvages et cruelles. -Charlemagne ordonne — Qu’un garçon monte sur chacune d’elles. — Aux quatre queues on a noué les pieds et les mains de Ganelon. — Puis les quatre cavaliers éperonnent leurs montures. — Dieu, voyez, voyez la sueur couler sur le" visage du misérable. -Maudite, peut’-il se dire, maudite « l’heure où je suis né ! » — Un tel châtiment est juste, puisque Ganelon a trahi les barons — Dont la douce France est orpheline. — Les cavaliers ont la bonne idée — De faire aller leurs quatre chevaux de tous les côtés, — Pour que l’infâme meure plus horriblement.

— Que vous dirai-je enfin ?

« Il vint dans mon armée, avec moi, jusqu’en Espagne.
« Il m’a ravi vingt mille de mes Français ;
« Il m’a ravi mon neveu, que plus jamais vous ne verrez ;
« Il m’a ravi Olivier, le preux et le courtois.
« Pour de l’argent, enfin, il a trahi les douze Pairs.
« — C’est vrai, » s’écrie Ganelon, « et maudit sois-je si je le nie,
« D’or et d’argent Roland m’avait fait tort ;
« C’est pourquoi j’ai cherché sa perte et voulu sa mort ;’
« Mais je n’admets point que tout cela soit de la trahison.
« — Nous en tiendrons conseil, » répondent les Français.Aoi.

CCCIII

Il est là, Ganelon, debout devant le Roi ;
Il a le corps gaillard, le visage fraîchement coloré.
S’il était loyal, il aurait vraiment la mine d’un baron.
Il jette les yeux autour de lui, voit les Français et tous «es juges,
Et trente de ses parents qui sont avec lui :
Alors il élève la voix, et s’écrie :
« Pour l’amour de Dieu, entendez-moi, barons.
« Donc, j’étais à l’armée de l’Empereur,
« Avec amour et foi je le servais,
« Lorsque son neveu Roland me prit en haine,
« Et me condamna à mort, à une mort très douloureuse.
« Oui, je fus envoyé comme messager au roi Marsile,
« Et si j’échappai, ce fut grâce à mon adressé.
« Alors je défiai Roland le bravé,
« défiai et tous leurs compagnons.
« Charles et ses nobles’ barons ont été les témoins de ce défi.

Ils l’ont tant et tant écartelé — Que l’âme s’en va, et les diables l’emportent. — Charles le voit, et il en remercie Dieu en son cœur : — " Soyez « béni, mon Dieu, » ait le roi, -Puisque j’ai pu venger le très sage « Roland, — Olivier et les douze " Pairs. » « Barons, " dit Charles, " tous mes « voeux sont accomplis, — Puisqu’il « est mort, celui qui m’a ravi tout « mon orgueil. — C’est lui qui m’a, « enlevé Roland et Olivier, en qui " j’aimais tant à me reposer. — C’est « lui aussi qui a perdu les douze « Pairs, — Et jamais plus je ne les « reverrai de ma vie...» Cf., dans notre première édition, les traductions de la Karlamagnus Saga.

et de là Keiser Karl Magnus’s kronike.

« Vengiez m’en sui, mais n’i ad traïsun. »
Respundent Franc : « A cunseill en irum. » Aoi.

CCCIV

3780 Quant Guenes veit que sis granz plaiz cumencet,
De ses parenz ensemble od lui ont trente ;
Un en i ad à qui li altre entendent :
C’ est Pinabels de F castel de Sorence.
Bien set parler e dreite raisun rendre,
3785 Vassals est bons pur ses armes défendre.
Ço li dist Guenes : « En vus ai-jo fiance :
« Getez mei hoi de mort e de calenge. »
Dist Pinabels : « Vus serez guariz sempres.
« N’i ad Franceis ki vus juget à pendre,
3790 « U l’Emperere noz dous cors en asemblet,
« A l’ brant d’acier que jo ne l’ en desmente. »
Guenes li quens à ses piez se présentet.Aoi.

CCCV

Baivier e Saisne sunt alet à cunseill,
E Peitevin e Norman e Franceis ;
3795 Asez i ad Alemans e Tiedeis.
Icil d’Alverne i sunt li plus curteis ;
Pur Pinabel se cuntienent plus queit.
Dist l’uns à l’altre : « Bien fait à remaneir.
« Laissum le plait, e si preium le Rei
3800 " Que Guenelun cleimt quite ceste feiz ;
« Pois, si li servet par amur e par feid.
« Morz est Rollanz, jamais ne l’ reverreiz ;
« N’iert recuvrez pur or ne pur aveir.
« Mult sereit fols ki ja s’en cumbatreit. »
3805 Nen i ad cet ne l’ graant e otreit,
Fors sul Tierri, le frère dans Gefreid,

Aoi.

« C’est là de la vengeance, mais non pas de la trahison.
« — Nous en tiendrons conseil, » répondent les Francs.Aoi.

CCCIV

Quand Ganelon voit que le grand procès va commencer,
Il rassemble trente de ses parents.
Il en est un qui domine tous les autres :
C’est Pinabel du château de Sorence.
Celui-là sait bien donner ses raisons ; c’est un beau par leur ;
Puis, quand il s’agit de défendre ses armes, c’est un bon soldat.
Ganelon a dit à Pinabel : « C’est en vous que je me fie ;
« C’est à vous de m’arracher au déshonneur et à la mort. »
Et Pinabel répond : « Vous allez avoir un défenseur.
« Le premier Français qui vous condamne à mort,
« Où que l’Empereur nous fasse lutter ensemble,
« Je lui donnerai un démenti avec l’acier de mon épée. »
Ganelon tombe à ses pieds.Aoi.

CCCV

Saxons et Bavarois sont entrés en conseil,
Avec les Poitevins, les Normands et les Français.
Les Thiois et les Allemands sont en nombre.
Les barons d’Auvergne sont les plus indulgents,
Les moins irrités, les mieux disposés pour Pinabel :
« Pourquoi n’en pas rester là ? » se disent-ils l’un à l’un
« Laissons ce procès, et prions le Roi
« De faire cette fois grâce à Ganelon
« Qui désormais le servira avec foi, avec amour.
« Roland est bien mort, plus ne le reverrez ;
« L’or et l’argent ne pourront pas vous le rendre.
« Quant au duel, ce serait folie. »
Tous les barons disent oui, tous approuvent,
Excepté un seul : Thierri, frère de monseigneur Ge


CCCVI

À Carlemagne repairent si barun ;
Dient à l’ Rei : « Sire, nus vus preium
« Que clamez quite le cunte Guenelun,
3810 « Pois si vus servet par feid e par amur ;
« Laissiez le vivre, kar mult est gentilz hum.
« Morz est Rollanz, jamais ne l’ reverrum,
« Ne pur aveir ja ne l’ recuverrum. »
Ço dist li Reis : « Vus estes roi felun ! »Aoi.

CCCVII

3815 Quant Carles veit que tuit li sunt faillit,
Mult l’enbrunchit e la chière e le vis,
A l’ doel qu’il ad si se cleimet caitifs.
As li devant uns chevaliers, Tierris,
Frere Gefreid, à un duc angevin :
3820 Heingre ont le cors e graisle e eschewit,
Neirs les chevels e alques brun le vis ;
N’est gueres granz ne trop nen est petiz ;
Curteisement l’Empereur ad dist :
« Bels sire reis, ne vus dementez si.
3825 « la savez vus que mult vus ai servit ;
« Par anceisurs dei jo tel plait tenir.
« Que que Rollanz Guenelun forsfesist,
" Vostre servise l’en doüst bien guarir.
« Guenes est fel d’iço qu’il le traïst,
3830 « Vers vus s’en est parjurez e malmis :
— « Pur ço le juz jo à pendre e à murir
« cors mètre el’ camp pur les mastins,
« Si cume fel ki felunie fist.
« S’ or ad parent m’ en voeillet desmentir,
3835 « A ceste espée que jo ai ceinte ici

CCCVI

Vers Charlemagne retournent les barons,
« Sire, » lui disent-ils, « nous vous prions
« De tenir quitte le comte Ganelon :
« Il vous servira désormais avec foi, avec amour.
« Laissez-le vivre ; car il est vraiment gentilhomme.
« Roland, d’ailleurs, est mort ; nous le ne reverrons plus ;
« Et ce n’est point l’or et l’argent qui pourront nous le rendre.
« — Vous n’êtes tous que des félons, » s’écrie le Roi.Aoi.

CCCVII

Quand Charles voit que tous lui font défaut, -
Il baisse la tête,
Et, de la douleur qu’il ressent : « Malheureux que je suis ! » s’écrie-t-il.
Mais voici devant lui un chevalier : c’est Thierri,
Le frère au duc Geoffroi d’Anjou.
Thierri a le corps maigre, grêle, allongé ;
Ses cheveux sont noirs, ses yeux sont bruns ;
Il n’est d’ailleurs ni grand ni trop petit.
Et il a dit courtoisement à Charles :
« Ne vous désolez pas, beau sire roi.
« Vous savez que je vous ai déjà bien servi ;
« Or, par mes ancêtres, j’ai droit à siéger parmi les juges de ce procès.
« Quelle que soit la faute dont Roland se soit rendu coupable envers Ganelon,
« Votre intérêt eût dû lui servir de défense.
« Ganelon est un félon, Ganelon a trahi votre neveu ;
« Devant vous il vient dé se mettre en mauvais cas, de se parjurer.
« Pour tout cela je le condamne à mort. Qu’oui le pende,
« Et puis qu’on jette son corps aux chiens :
« C’est le châtiment des traîtres.
« Que s’il a un parent qui me veuille donner un démenti,
« Avec cette épée que j’ai là, à mon côté,

« Mun jugement voeill sempres guarantir. »
Respundent Franc : « Or avez vus bien dit. » Aoi.

CCCVIII

Devant le Rei est venuz Pinabels ;
Granz est e forz e vassals e isnels :
3810 Qu’il fiert à colp, de sun tens n’i ad mais.
E dist à l’ Rei : « Sire, vostre est li plaiz ;
« Kar cumandez que tel noise n’i ait.
« Ci vei Tierri ki jugement ad fait ;
« Jo si li fals : od lui m’en cumbatrai. »
3843 El’ puign li met le destre guant de cerf.
Dist l’ Emperere : « Bons pleges en avrai. »
Trente parent leial plege en sunt fait.
Ço dist li Reis : « E jo l’ vus recrerrai. »
Fait cels guarder, tresqu’en serat li plaiz.Aoi.

CCCIX

3850 Quant veit Tierris qu’or en iert la bataille,
Sun destre guant en ad présentet Carle.
Li Emperere li recreit par ostage ;
Pois fait porter quatre bancs en la place ;
Là vunt sedeir cil ki s’ deivent cumbatre.
3855 Bien sunt malet par jugement des altres ;
Si l’ purparlat Ogiers de Danemarche,
E pois demandent lur chevals e lur armes.Aoi.

CCCX

Pois que il sunt à bataille jugiet,
Bien sunt cunfès e asolt e seigniet,
3830 Oent lur messes, sunt acumeniet,
Mult granz offrendes metent pur cez mus tiers.
Devant Carlun ambdui sunt repairiet,
Lur esperuns unt en lur piez calciez,

« Je suis tout prêt à soutenir mon avis.
« — Bien parlé, » disent les Francs.Aoi.

CCCVIII

Alors devant le Roi s’avance Pinabel.
Il est grand, il est fort, il est rapide et brave ;
Mort est celui qu’il frappe d’un seul coup.
« Sire, » dit-il au Roi, « c’est ici votre plaid :
« Ordonnez donc qu’on ne fasse point tout ce bruit.
« Voici Thierri qui vient de prononcer son jugement :
« Eh bien ! je lui donne un démenti, et me veux battre avec lui. »
Et il lui met au poing droit le gant en cuir de cerf.
« Bien, » dit l’Empereur, « mais je veux de bons otages. »
Trente parents de Pinabel servent de caution légale.
« Je vous donnerai caution, moi aussi, » dit le Roi.
Et il les fait garder jusqu’à ce que justice se fasse.Aoi.

CCCIX

Thierri, quand il voit que la bataille est proche,
Présente à Charles son gant droit ;
Et l’Empereur donne caution pour lui, et fournit des otages.
Puis Charles fait sur la place disposer quatre bancs ;
Là vont s’asseir ceux qui doivent combattre ;
Au jugement de tous, ’leur plaid est régulier :
C’est Ogier le Danois qui régla tout.
Alors : « Nos chevaux ! nos armes ! » s’écrient les deux champions.Aoi.

CCCX

Depuis qu’ils se sont mis en ligne pour leur duel,
Pinabel et Thierri se sont bien confessés, ont reçu l’absolution

et la bénédiction du prêtre ; Puis ont entendu la messe et reçu la communion, Et pour les églises ont laissé grandes aumônes. Les voilà enfin revenus devant Charles.

A leurs pieds ils ont chaussé les éperons ;

Vestent osbercs blancs e forz e legiers,
3865 Lur helmes clers unt fermez en lur chiefs,
Ceinent espées enheldées d’or mier,
En lur cols pendent lur escuz de quartiers,
En lur puignz destres unt lur trenchanz espiez ;
Pois sunt muntet en lur curanz destriers.
3870 Idunc plurèrent cent milie chevalier,
Ki pur Rollant de Tierri unt pitiét.
Deus set asez cument la fin en iert. Aoi.

CCCXI.

Dedesuz Ais est la prée mult large.
Des dous baruns justée est la bataille ;
3875 Cil sunt produme e de grant vasselage,
E lur Cheval sunt curant e aate.
Brochent les bien, tutes les resnes lasquent.
Par grant vertut vait férir li uns l’ altre ;
Tuz lur escuz i fruissent e esquassent,
3880 Lur osbercs rumpent e lur cengles départent ;
Les seles, turnent e chiedent en la place :
Cent milie hume i plurent ki ’s esguardent. Aoi.

CCCXII

A tere sunt ambdui li chevalier :
Isnelement se drecent sur lur piez.
3885 Pinabels est forz, isnels e legiers.
L’uns requiert l’altre (n’ unt mie des destriers).
De cez espées enheldées d’or mier
Fièrent e caplent sur cez helmes d’acier,
Grant sunt li colp as helmes detrenchier.
3890 Mult se dementent cil franceis chevalier :
« E Deus ! » dist Carles, « le dreit en esclargiez. Aoi.

Puis revêtu leurs blancs hauberts, qui sont à la fois forts et légers.
Ils ont sur leur tête assujetti leurs beaumes clairs
Et ceint leurs épées à la garde d’or pur.
A leur cou ils suspendent leurs écus à quartiers.
Dans leur poing droit ils tiennent leurs épieux tranchants ;
Puis sont montés sur leurs rapides destriers.
Alors on vit pleurer cent mille chevaliers,
Qui pour Roland ont pitié de Thierri.
Mais Dieu sait comment tout finira.Aoi.

CCCXI

Au-dessous d’Aix est une vaste plaine :
C’est là que les deux barons vont faire leur bataille.
Tous deux sont preux, et leur courage est grand.
Rapides, emportés sont leurs chevaux,
Ils les éperonnent, leur lâchent les rênes,
Et, rassemblant toute leur vigueur, se vont frapper mutuellement.
Ils brisent, ils mettent en pièces leurs écus,
Ils dépècent leurs hauberts, ils déchirent les sangles de leurs chevaux,
Si bien que les selles tournent et, que les cavaliers tombent…
Cent mille hommes les regardent, .tout en pleurs,Aoi.

CCCXII

Voici nos deux chevaliers à terre :
Vite ils se redressent sur leurs pieds.
Pinabel est fort, léger ; rapide.
L’un cherche l’autre. Ils n’ont plus de chevaux ;
Mais, de leurs épées à la garde d’or pur,
Ils frappent, ils refrappent sur leurs beaumes d’acier.
Ce sont là de rudes coups, bien faits pour les trancher...
Et tous les chevaliers français de se lamenter vivement :
« Ô Dieu, » s’écrie Charles, « montrez-nous où est le droit. »Aoi.


CCCXIII

Dist Pinabels : « Tierris, kar te recrei :
« Tis hum serai par amur e par feid,
« A tun plaisir te durrai mun aveir ;
3895 « Mais Guenelun j’ai acorder à l’ Rei.»
Respunt Tierris : « la n’en tiendrai cunseill,
« Tut seie fel, se jo mie l’otrei !
" Deus facet hoi entre nus dous le dreit ! » Aoi.

CCCXIV

Ço dist Tierris : « Pinabels, mult les ber.
3900 « Granz les e forz e tis cors bien mollez ;
« De vasselage te conoissent ti per :
« Ceste, bataille kar la laisses ester.
« À Carlemagne te ferai acorder :
« De Guenelun justise iert faite tel
3905 « Jamais n’iert jurz que il n’en seit parlet. »
Dist Pinabels : « Ne placet damne Deu !
" Sustenir voeill trestut mun parentet.
« N’en recrerrai pur nul hume mortel :
« Mielz voeill murir qu’ il me seit reprovet. »
3910 De lur espées cumencent à capler
Desur cez helmes ki sunt ad or gemmet,
Cuntre le ciel en sait li fous tuz clers ;
Il ne poet estre qu’il seient desevret.
Seinz hume mort ne poet estre afinet.Aoi.

CCCXV

3915 Mult par est pruz Pinabels de Sorence.
Si fiert Tierri sur l’helme de Provence :
Salt en li fous, que l’herbe en fait esprendre ;
De l’ brant d’acier l’amure li présentet,
Desur le frunt l’helme li en detrenchet,
3920 En roi le vis li ad faite descendre -
(La destre joe en ad tute sanglente) ;

CCCXIII

« Rétracte-toi, Thierri, » dit alors Pinabel.
« Je consens à devenir ton homme par amour et par foi,
« Et je te donnerai de mes trésors tout à souhait :
« Seulement réconcilie Ganelon avec le Roi.
« — Je n’y veux même point songer, » répond Thierri.
« Honte à moi si j’y consens !
" Que Dieu prononce aujourd’hui entre nous. »Aoi.

CCCXIV

« Pinabel, » dit Thierri, « tu es un vrai baron,
« Tu es grand, tu es fort, tu as le corps bien moulé ;
« Tes pairs te connaissent pour ton courage ;
« Eh bien ! laisse ce combat,
« Je t’accorderai avec Charles :
« Quant à Ganelon, on en fera si bonne justice
« Que jamais plus on n’en entendra parler.
« — Ne plaise au seigneur Dieu ! » répond Pinabel ;
« J’entends bien soutenir toute ma parenté,
« Et devant homme mortel je ne reculerai pas.
« Plutôt mourir que de mériter un tel reproche ! »
Alors ils recommencent à échanger de grands coups d’épée
Sur leurs beaumes gemmés d’or.
Le feu clair en jaillit, et vole jusqu’au ciel.
On ne les pourrait plus séparer :
Ce duel ne finira pas sans mort d’homme.Aoi.

CCCXV

C’est un vaillant homme que Pinabel de Sorence.
Il frappe Thierri sur son écu provençal :
Le feu en jaillit, qui enflamme l’herbe sèche.
Il présente à son adversaire la pointe de son épée d’acier,
Lui tranche le beaume sur le front,
Et lui fait descendre la lame jusqu’au milieu du visage ;
La joue droite-est tout en sang,

L’osberc desclot jusque par sum le ventre.
Deus le guarit que mort ne l’ acraventet.Aoi.

CCCXVI

Ço veit Tierris que el’ vis est feruz :
3925 Li sanc tuz clers en chiet el’ pret herbut :
Fiert Pinabel sur l’helme d’acier brun,
Jusqu’à F nasel li ad frait e fendut,
De l’ chief li ad le cervel espandut ;
Brandit sun colp, si l’ad mort abatut.
3930 A icest colp est li esturs vencuz.
Escrient Franc : « Deus i ad fait vertut.
« Asez est dreiz que Guenes seit penduz
« E si parent ki plaidiet unt pur lui. » Aoi.

CCCXVII

Quant Tierris ad vencue sa bataille,
3935 Venuz.i est li emperere Caries,
Ensembl’od lui de ses baruns sunt quatre,
Naimes li dux, Ogiers de Danemarche,
Gefreiz d’Anjou e Willalmes de Blaive.
Li Reis ad pris Tierri entre sa brace,
3940 Tert lui le vis od ses granz pels de martre.
Celes met jus ; pois, li afublent altres ;
Mult suavet le chevalier desarment,
Munter l’unt fait une mule d’Arabe.
Repairet s’en à joie e à barnage.
3945 Vienent ad Ais, descendent en la place.
Dès or cumencet l’ocisiun des altres. Aoi.

CCCXVIII

Caries apelet ses cuntes e ses dux :
« Que me loez de cels qu’ai retenuz ?
« Pur Guenelun èrent à plait venut,
3950 « Pur Pinabel en ostage rendut. »
Respundent Franc : « la mar en vivrat uns : »

Le haubert déchiré jusqu’au ventre.
Mais Dieu est là qui préserve et garantit Thierri.Aoi.

CCCXVI

Thierri voit qu’il est blessé au visage ;
Le sang tout clair coule sur le pré herbu.
Alors il frappe Pinabel sur le beaume d’acier bruni,
Dont il fait deux morceaux jusqu’au nasal.
Toute la cervelle de sa tête se répand à terre.
brandit son, et l’abat raide mort.
Ce coup termine la bataille.
« Dieu a fait un miracle, » s’écrient les Français.
« Maintenant il est juste que Ganelon soit pendu,
« Lui et ses parents qui ont répondu pour lui. »Aoi.

CCCXVII

Thierri est vainqueur :
L’empereur Charles arrive,
Et, avec lui, quatre de ses barons,
Le duc Naimes, Ogier de Danemark,
Geoffroi d’Anjou et Guillaume de Blaye.
Le Roi a pris Thierri entre ses bras ;
Il lui essuie le visage avec ses grandes peaux de martre ;
Puis il les rejette de ses épaules, et on lui en revêt d’autres.
Tout doucement on désarme le chevalier ;
On le fait monter sur une mule d’Arabie,
Et c’est ainsi qu’il s’en revient tout joyeux, le baron.
On arrive à Aix, on descend sur la place.
Alors va commencer le supplice de Ganelon et de ses parents.Aoi.

CCCXVIII

Charlemagne appelle ses comtes et ses ducs :
« Quel conseil me donnez-vous sur les otages que j’ai retenus ?
« Ils sont venus au plaid pour Ganelon ;
« Ils se sont portés caution pour Pinabel.
« — Qu’ils meurent, qu’ils meurent tous, » répondent les Français,

Li Reis cumandet un soen veier, Basbrun :
« Va, si ’s pent tuz à l’arbre de mal fust.
« Par ceste barbe, dont li peil sont canut,
3955 « S’ uns en escapet, morz les e cunfunduz.
Cil li respunt : « Qu’en fereie jo plus ? ».
Od cent serjanz par force les cunduit.
Trente en i ad d’icels ki sunt pendut.
Ki traïst hume, sei ocit e altrui.Aoi.

CCCXIX

3960 Pois, sunt turnet Baivier et Aleman
E Peitevin e Bretun e Norman.
Sur tuz les altres l’unt otriet li Franc
Que Guenes moerget par merveillus ahan.
Quatre destriers funt amener avant ;
3965 Pois, si li lient e les piez e les mains.
Li cheval sunt orgoillus e curant ;
Quatre serjant les acoeillent devant
Devers une ewe ki est en roi un camp.
Guenes est turnez à perditiun grant ;
3970 Trestuit si nerf mult li sunt estendant,
E tuit li membre de sun cors derumpant ;
Sur l’herbe verte en espant li clers sancs.
Guenes est morz cume fel recreant.
Ki traïst altre, nen est dreiz qu’il s’en vant.Aoi.

CCCXX

3975 Quant l’ Emperere ad faite sa venjance,
Si ’n apelat ses evesques de France,
Cels de Bavière e icels d’Alemaigne :
« En ma curt ad une caitive franche,

3958. Trente en i ad d’icels Ici sunt pendut. Dans Huon de Bordeaux, l’abbé de Cluny, avec ses quatre-vingts moines, se porte otage pour Huon dans son duel avec Amaury. Mais déjà les idées se sont adoucies, et si Huon est vaincu, ses otages seront

seulement privés de leurs torres. Ce

Alors le Roi appelle un sien viguier, Basbrun :
« À cet arbre maudit, là-bas, va, pends-les tous.
« Par cette barbe dont les poils sont chenus,
« S’il en échappe un seul, tu es perdu, tu es mort.
« — Qu’ai-je autre chose à faire ? » répond Basbrun.
Avec cent sergents il les emmène de force,
El il y en a bientôt trente qui sont pendus.
Ainsi se perd le traître ; ainsi perd-il les autres.Aoi.

CCCXIX

Là-dessus, les Bavarois et les Allemands s’en vont,
Avec les Poitevins, les Bretons et les Normands.
C’est l’avis de tous, et plus encore l’avis des Français,
Que Ganelon meure d’un terrible et extraordinaire supplice.
Donc, on fait avancer quatre destriers ;
Puis on lie les pieds et les mains du traître.
Rapides et sauvages sont les chevaux.
Devant eux sont quatre sergents qui les dirigent
Vers une jument là-bas, dans le milieu d’un champ.
Dieu ! quelle fin pour Ganelon !
Tous ses nerfs sont effroyablement tendus ;
Tous ses membres s’arrachent de son corps ;
Le sang clair ruisselle sur l’herbe verte...
Ganelon meurt en félon et en lâche.
Il n’est pas juste que le traître puisse jamais se vanter de sa trahison.Aoi.

CCCXX

Quand l’Empereur a fait ses représailles,
Il appelle ses évêques de France ;
De Bavière et d’Allemagne :
« Dans ma maison, » dit-il, « il y a une prisonnière de noble race ;

pendant Charles les a tout d’abord menacés de les faire traîner à roncis, et ils sont enchaînés tant que dure le duel. Je ne vois pas qu’on ait encore songé à rapprocher ce passage d’Huon du dénouement de notre

Roland.

« Tant ad oït e sermuns e essamples,
3980 « Creire voelt Deu, chrestientet demandet.
« Baptiziez la, pur que Deus en ait l’anme. »
Cil li respundent : " Or seit fait par marraines,
« Asez creües e enfinées dames. »
As bainz ad Ais mult sunt granz les cumpaignes :
3985 Là baptizièrent la reïne d’Espaigne,
Truvet li uni le num de Juliane.
Chrestiene est par veire conoissance... Aoi.


FIN DE LA CHANSON

CCCXXI

Quant l’Emperere ad faite sa justise
E esclargiée est la sue grant ire,
3990 En Bramimunde ad chrestientet mise,
Passet li jurz, la noit est aserie,
Li Reis se culchet en sa cambre voltice.
Seinz Gabriel de part Deu li vint dire :
« Carles, sumun les oz de tun emperie,
3995 « Par force iras en la tere de Bire,
« Rei Vivien si succurras en Imphe,

3982. Marraines. L’usage d’avoir plusieurs parrains et marraines a existé dans plusieurs églises, et il a été prohibé par plusieurs Conciles. (Voir la Note de Génin, en son édition du Roland, p. 460.) Il convient d’ajouter qu’Hoffmann propose une leçon, toute différente et rejette le mot marraines. (Voir les Notes pour l’établissement du texte.)

3995 - 3997. Par force iras en la tere de Bire. Les commentateurs n’ont pu déterminer quelle était cette terre de Bire. Hoffmann propose Ebire ?) et nous avions avant lui adopté Libie. d’après la Kaiser Karl Magnus’s kronike. Fr. Michel écrit Ebre et Genin Sirie. = Qu’est-ce encore que cette ville de Nimphe ou Imphe ? La rédaction la plus ancienne de la Karlamagnus

Saga manque précisément ici ;

" Elle a tant entendu de sermons et de bons exemples,
« Qu’elle veut croire en Dieu et demande chrétienté.
« Pour que Dieu ait son âme, baptisez-la.
« — Volontiers, » répondent les évêques, « donnez - lui pour marraines
« Des dames nobles et de haut lignage. »
Grande est la foule réunie aux bains d’Aix ;
On y baptise la reine d’Espagne
Sous le nom de Julienne.
À son bon escient, elle se fait chrétienne...Aoi.


FIN DE LA CHANSON

CCCXXI

Quand l’Empereur eut fait justice ;
Quand sa grande colère se fut un peu éclaircie ;
Quand il eut mis enfin la foi chrétienne en Bramimonde,
Le jour était passé, la nuit sombre était venue...
Le Roi se couche dans sa chambre voûtée ;
Saint Gabriel descend vers lui et, de la part de Dieu, vient lui dire :
« Charles, Charles, rassemble toutes les armées de ton empire ;
« A marches forcées, va dans la terre de Bire,
« Va secourir le roi Vivien dans Imphe,

mais nous lisons dans la Kaiser Karl Magnus’s kronike, qui reproduit assez exactement l’affabulation de la Saga : « Va dans la terre de Lybie secourir le bon roi Iwen contre les païens. » Et plus loin, l’auteur danois raconte fort rapidement cette guerre. On y voit seulement que le roi sarrasin s’appelait Gealwer, et qu’il fut tué par Ogier le Danois. (G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 277. Voir dans notre première édition, II, p. 263, la traduction du texte danois.) Après quoi vient le récit, en quelques lignes, de la guerre contre les Saxons, d’après notre Chanson des Saisnes. (Ibid., p. 264.)

1002. Ci falt la geste que Turoldus declinet. Voir le chapitre de notre Introduction consacré à l’auteur du Roland.

Le sens du mot declinet est très douteux.

« À la citet que païen unt asise.
« Li chrestien te reclciment e crient. »
Li Emperere n’i volsist aler mie :
1000 « Deus ! » dist li Reis, « si penuse est ma vie ! »
Pluret des oilz, sa barbe blanche tiret...Aoi.


Ci falt la Geste que Turoldus declinet.

« Dans cette cité dont les païens font le siège,
« Et où les chrétiens t’appellent à grands cris. »
L’Empereur voudrait bien n’y pas aller :
« Dieu ! » s’écrie-t-il, « que ma vie est peineuse ! »
Il pleure de ses yeux, il tire sa barbe blanche...Aoi.


Ici s’arrête la Geste de Touroude.