La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition classique/Sur l’établissement du texte

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ÉCLAIRCISSEMENT IV


SUR L’ÉTABLISSEMENT DU TEXTE


Le texte que nous offrons au public, dans cette huitième édition, est composé, selon la méthode critique, avec des éléments empruntés à plusieurs familles ou groupes de manuscrits, et principalement aux trois groupes qui sont représentés par le manuscrit d'Oxford, par celui de Venise (fr. IV) et par le Roman de Roncevaux. (C’est sous ce nom qu’on désigne les remaniements de la Chanson de Roland.) = Nous avons généralement adopté la leçon qui nous est fournie par deux de ces textes, de préférence à celle qui nous est donnée par le troisième.

Enfin, nous avons ramené le texte de notre chanson à la pureté du dialecte normand, et avons essayé de le réduire à l'unité de notation orthographique. Tel est, en quelques mots, l’exposé de tout notre système ; mais des observations plus étendues paraîtront sans doute nécessaires. Les unes se rapportent au choix des leçons ; les autres à la langue adoptée dans notre édition.


I. Choix des leçons.

On a distribué avec raison les différents textes du Roland en un certain nombre de familles. Dans un remarquable article du Zeitschrift für romanische philologie (II, 1, p. 162’ et ss.), M. W. Foerster a dressé un tableau où il expose nettement la filiation de tous les textes français du Roland et de ses remaniements. Ce tableau nous paraît résumer l’état actuel de la science, et nous le plaçons ici sous les yeux de nos lecteurs.


D’un autre côté, M. A. Rambeau, dont le système est celui de M. Stengel (Ueber die als echt nachweisbaren Assonanzen der Chanson de Roland. Marbourg, 1877, 78), a fait entrer tous les textes français et étrangers du Roland dans une énumération très précise et dont nous acceptons volontiers les données.

Aux yeux de MM. Stengel et Rambeau, les différentes familles du Roland seraient les suivantes : Famille anglo-normande (XIIe-XIIIe siècles) : a. manuscrit d’Oxford ; b. manuscrit de Venise (fr. IV), qui, sous son enveloppe italienne, est d’origine anglo-normande. — Rédaction française rimée ou Roman de Roncevaux (XIIIe siècle). Cette famille se subdivise elle-même en trois groupes très distincts : a. remaniements de Paris, de Lyon et Lorrain ; b. de Versailles et de Venise (fr. VII) ; c. de Cambridge. — Famille nordique : Karlamagnus Saga, du XIIIe siècle,.qui suit le texte d’Oxford {Tiret|jus|qu’au}} {Tiret2|jus|qu’au}} vers 2570, tirade par tirade et presque vers par vers.— Famille allemande ; a. Ruolandes Liet du prêtre Conrad (XIIe siècle), qui est en grande partie calqué sur un texte français assonancé ; b. le Karl du Stricker (vers 1230), et c. le Karl Meinet, du commencement du XIVe siècle, dérivent aussi, l’un et l’autre, d’un original français. — À ces deux familles, il faudrait joindre, suivant M. Rambeau : une famille néerlandaise, composée de fragments qui sont en rapport avec le texte d’Oxford, mais qui remontent directement à la source allemande ; et la Chronique de Turpin, qui représente, à nos yeux comme à ceux de Guido Laurentius, un état plus ancien de la tradition rolandienne.

Cette classification est excellente ; mais on la peut simplifier. On peut en écarter tout d’abord les deux dernières familles (5 et 6), que M. Rambeau abandonnerait lui-même assez volontiers. Il convient encore d’ajouter que, pour l’éditeur d’un texte critique, les rédactions nordique et allemande (3 et 4) n’offrent, à raison de leur langue, que des ressources relativement restreintes. Restent donc les familles 1 et 2, et c’est ici que nous aurions peut-être à modifier la classification Rambeau-Stengel. On n’y fait pas une place assez importante à la rédaction de Venise (fr.IV).

Sans doute nous admettons avec MM. Foerster et Stengel que les deux manuscrits d’Oxford et de Venise IV appartiennent à la même famille et, pour dire la chose plus nettement, qu’ils dérivent d’une source commune, déjà corrompue, et par conséquent distincte de l’original. Sans doute le texte de Venise IV a un certain nombre de fautes communes avec celui d’Oxford, et nous n’ignorons pas que cette communauté d’erreurs est le signe auquel on reconnaît sûrement les manuscrits d’une même famille. Mais indépendamment des fautes communes à Oxford et à Venise IV, le copiste du texte d’Oxford en a commis, pour son compte, une foule d’autres, lesquelles peuvent et doivent être corrigées avec le texte de Venise IV. Mais ce même scribe du manuscrit d’Oxford est également coupable de nombreuses et importantes lacunes, lesquelles peuvent et doivent être comblées avec le texte de Venise IV. Il faut conclure de là, fort rigoureusement, que sans faire une famille distincte de Venise IV, on peut et on doit tirer de ce texte un parti aussi avantageux que s’il formait a lui seul une famille spéciale, et c’est en ce sens seulement qu’on lui a parfois donné le nom de « famille ». = Bref, sans dédaigner le témoignage très précieux et nécessairement utilisable des documents nordiques et allemands, nous nous trouvons définitivement en présence de trois groupes, ou de trois familles principales : la première est représentée par le manuscrit d’Oxford ; la seconde par celui de Venise (fr. IV) ; la troisième par les différents textes du Roman de Roncevaux.= Voici donc le système qui sera par nous adopté dans cette huitième édition : Quand une leçon nous sera fournie à la fois par Oxford et Venise IV, nous l’adopterons de préférence à celle que nous présentent le Roncevaux de Paris et nos autres remaniements.— Quand une leçon nous sera fournie à la fois par Venise IV et par l’un de nos remaniements, nous l’adopterons de préférence à celle que nous offre le manuscrit d’Oxford. — Quand une leçon nous sera fournie à la fois par Oxford et par l’un de nos remaniements, nous l’adopterons de préférence à celle que nous trouverons dans Venise IV.

Mais il ne faut pas croire, d’ailleurs, que ce travail nous fournisse un nombre excessif de corrections ; car le texte de Venise IV, qui est effroyablement italianisé et où l’on change si aisément les assonances en rimes, présente lui-même des lacunes assez considérables et une quantité notable de fautes grossières. Les remaniements, d’autre part, n’ont conservé qu’un certain nombre de couplets primitifs, et on y a ramené presque toutes les tirades au système des rimes, lequel apporte des changements sans fin au texte primitif. Force nous a donc été de corriger un certain nombre de fautes d’Oxford avec les ressources et les éléments d’un seul texte ; mais nous ne l’avons jamais fait qu’en cas d’évidence absolue ou de très forte probabilité.

En résumé, nous avons corrigé et complété le texte d’Oxford : 1° toutes les fois que sur ces trois textes (Oxford, Venise IV et Roncevaux) il y en a deux d’accord contre un seul ; 2° quand, à défaut de l’accord de deux textes contre un seul, nous pouvons constater une lacune ou une erreur évidente, que nous sommes forcé de combler ou de corriger à l’aide d’un seul texte.

Fig. 17. — Fac-simile du manuscrit de la bibliothèque Bodléienne d’Oxford. (Digby, 23.)

Toutes nos corrections, au reste, sont expliquées, une par une, dans les Notes suivantes ; toutes nos additions sont imprimées en caractères spéciaux. Est-il nécessaire d’ajouter qu’elles offrent toujours un certain caractère hypothétique, et que nous nous sommes bien gardé de donner aux couplets ajoutés par nous leur place officielle dans la Chanson de Roland. Nos lecteurs seront libres d’en faire complètement abstraction, et ceux qui préfèrent le manuscrit d’Oxford à toutes les autres rédactions n’auront qu’à ne pas lire les vers ou les couplets imprimés en italiques[1].


II. Langue.

Le Roland a été, suivant nous, composé en Angleterre par un poète qui y était venu à la suite de Guillaume le Conquérant, et qui parlait la langue des vainqueurs. (V. notre Introduction, chap. v.) = Cette langue était le dialecte normand, où avaient cependant pénétré quelques habitudes, quelques courants de dialecte français. — Mais le scribe du manuscrit d’Oxford était anglo-normand, et a défiguré, le dialecte du poème original. = Ce qu’il est particulièrement nécessaire de rappeler ici, c’est que l’anglo-normand n’est pas un dialecte spécial, mais qu’il y faut voir seulement la corruption du dialecte normand. — Nous nous sommes proposé de ramener la Chanson de Roland à la pureté du dialecte normand, ou, en d’autres termes, comme nous l’a écrit M. Théodor Müller, « de restituer la Chanson de Roland normande, si misérablement défigurée sous la recension anglo-normande du manuscrit d’Oxford. »

Or les deux principaux caractères des textes anglo-normands, c’est l’altération des règles de la déclinaison romane, et c’est la confusion des notations ié et é. = Nous avons voulu déblayer le terrain, et nous débarrasser, tout d’abord, de ces deux défauts qui viciaient presque tous les vers du Roland d’Oxford. = A cet effet, nous avons partout observé les règles de la déclinaison romane, et, en nous aidant notamment d’une « Table complète des assonances de notre poème », nous avons partout distingué les notations é et ié. = Cette même Table des assonances nous a permis de rétablir partout, dans le corps comme à la fin des vers, toutes les autres notations fournies par ces assonances. = Notre texte, ainsi dégagé de ses vices anglo-normands, a été par nous repris en sous-œuvre, et nous avons relevé un à un et groupé tous les faits de phonétique, de grammaire et de versification qui se produisent dans le manuscrit d’Oxford ; puis, nous en avons tiré les lois que nous avons partout observées. = Nous nous sommes éclairé, au besoin, des textes qui appartiennent évidemment au même dialecte et dont la date se rapproche le plus de celle du Roland. = Cette correction phonétique et grammaticale n’a pas été notre seul but, et nous avons en outre voulu, pour une œuvre aussi classique que le Roland, en arriver à l’unité de notation orthographique. — Les couplets que nous avons dû ajouter au texte d’Oxford (d’après Venise IV et les remaniements) ont été par nous ramenés au dialecte normand et à l’unité orthographique. = Comme nous citons, dans tout le cours de ce volume, les leçons de Venise IV et celles des remaniements, le lecteur sera sans doute heureux de savoir où il en trouvera le texte. Le manuscrit de Venise a été publié par Conrad Hoffmann (mais cette édition n’est pas dans le commerce) et par Eugen Koelbing (Heilbronn, chez Henninger, 1877). Le manuscrit de Paris a été édité par Fr. Michel, ainsi que les 80 premiers couplets du ms. de Versailles (Paris, Didot, 1869). M. Muller a publié de longs extraits des divers remaniements dans les notes de ses deux éditions (Goettingen, 1863 et 1878). Enfin, M. W. Foerster annonce en ce moment (1880) la publication intégrale des cinq remaniements de Paris et Lyon, Versailles, Venise VII et Cambridge. = Les leçons du texte d’Oxford ont été vérifiées par nous sur l’excellente édition paléographique que M. Stengel vient d’en donner, et qui est accompagnée d’un fac-simile complet (Heilbronn, chez Henninger, 1878). = Pour la justification de toutes nos additions, de tous nos changements, voy. notre 7° édition, pp. 405-448.


  1. Voici, en quelques propositions, l’histoire des différents textes français du Roland où nous avons puisé nos leçons : 1 ° Le manuscrit original, qui n’est point parvenu jusqu’à nous, avait été écrit en Angleterre durant le dernier tiers du XI° siècle. = 2° Un certain nombre de copies, plus ou moins exactes ou défectueuses, ont été exécutées d’après cet original aujourd’hui disparu. — 3° L’une d’elles, déjà viciée et par conséquent distincte de l’original, a donné lieu aux deux manuscrits d’Oxford et de Venise IV. Le premier de ces deux textes a été transcrit en Angleterre, durant la seconde moitié du XII° siècle, par un scribe inintelligent et peu soigneux. Le second a été exécuté, vers 1230, par un jongleur italien qui exploitait alors le nord de l’Italie avec nos chansons de geste et qui prenait soin de les adapter à la langue de ses auditeurs. = 4° Ce pendant, d’après une autre copie plus ou moins directe du Roland original, un jongleur inconnu, qui vivait sans doute sous le règne de Philippe-Auguste, avait écrit le manuscrit prototype du Roncevaux. = 5° Ce Roncevaux prototype se composait des éléments suivants : a. environ quatre mille vers assonances empruntés textuellement à la version primitive ; b. un dénouement nouveau, en vers rimés, consacré au récit de la fuite de Ganelon, de la douleur de Gilnin, de la mort d’Aude, etc. = 6° C’est d’après ce prototype plus ou moins altéré et que (sauf un certain nombre de vers et de couplets primitifs) l’on en vint un jour à rimer entièrement) c’est d’après ce Roncevaux original qu’ont été rédigés les divers remaniements de notre poème qui nous ont été conservés et qui forment les trois groupes dont nous avons parlé ci-dessus : a. Paris. Lyon. Lorrain. b. Versailles. Venise VII, c. Cambridge. = 7° Y a-t-il eu relation de famille entre le groupe Oxford-Venise IV, d’une part, et, de l’autre, le groupe Roncevaux ? M. W. Foerster, dans son tableau de filiation, semble résoudre la question dans le sens de la dualité absolue, en faisant observer toutefois que l’auteur du manuscrit de Paris ou ses prédécesseurs « ont employé un manuscrit a en même temps, qu’un manuscrit y ». = 8° Nous nous en tenons, jusqu’à nouvel ordre, au tableau de M. W. Foerster et à son observation sur la double origine du texte de Paris.