La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Laisse 135

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CXXXV

Li quens Rollanz par peine e par ahan, Le comte Roland, à grande peine, à grande angoisse
Par grant dulur, sunet sun olifant ; Et très-douloureusement sonne son olifant.
Par mi la buche en salt fors li clers sancs, De sa bouche jaillit le sang vermeil,
De sun cervel li temples en est rumpanz. De son front la tempe est rompue ;
1765 De l’ corn qu’il tient l’oïe en est mult granz ; Mais de son cor le son alla si loin !
Carles l’entent, ki est as porz passanz, Charles l’entend, qui passe aux défilés,
Naimes li dux l’oït, si l’escultent li Franc. Naimes l’entend, les Français l’écoutent,
Ço dist li Reis : « Jo oi le corn Rollant ; Et le Roi dit : « C’est le cor de Roland ;
« Unc ne l’ sunast, se ne fust en cumbatant. » « Il n’en sonna jamais que pendant une bataille.
1770 Guenes respunt : « De bataille est nient. « — Il n’y a pas de bataille, dit Ganelon.
« Ja estes vus velz e fluriz e blancs, « Vous êtes vieux, tout blanc et tout fleuri ;
« Par tels paroles vus resemblez enfant. « Ces paroles vous font ressembler à un enfant.
« Asez savez le grant orguill Rollant ; « D’ailleurs vous connaissez le grand orgueil de Roland :
« Ço est merveille que Deus le soefret tant. « C’est merveille que Dieu le souffre si longtemps.
1775 « Ja prist il Noples seinz le vostre comant ; « Déjà il prit Nobles sans votre ordre.
« Fors s’en eissirent li Sarrazin dedenz ; « Les Sarrasins sortirent de la ville,
« Si s’ cumbatirent à l’ bon vassal Rollant. « Et livrèrent bataille à Roland, le bon vassal ;
« Puis, od les ewes lavat les prez de l’ sanc ; « Ensuite il fit laver à grande eau le pré ensanglanté,
« Pur ce le fist, ne fust aparissant. « Afin qu’il n’y parût plus rien.
1780 « Pur un sul levre vait tute jur cornanz ; « Pour un lièvre, d’ailleurs, Roland corne toute la journée.
« Devant ses pers vait il ore gabanz. « Avec ses pairs sans doute il est en train de rire ;
« Suz cel n’ ad gent ki l’ osast requerre en camp. « Puis il n’est point d’homme qui osât l’attaquer.
« Kar chevalez. Pur qu’ alez arestanz ? « Chevauchez, Sire ; pourquoi faire halte ?
« Tere Majur mult est loinz ça devant. » Aoi. « Le Grand Pays est très-loin devant nous. »

Le comte Roland à grande peine, à grande angoisse
Et très-douloureusement sonne son olifant ;
De sa bouche jaillit le sang vermeil,
De son front la tempe est rompue ;
Mais de son cor le son alla si loin !

(Vers 1761-1765.)



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Vers 1761. — Le manuscrit porte ahans, par erreur du scribe.

Vers 1762.Dulor. O. V. la note du vers 489. ═ Olifan. O. V. la note du vers 1059.

Vers 1763.Cler. O. Pour le cas sujet, il faut clers.

Vers 1764.Rumpant. O. Pour la même raison, il faut rumpanz.

Vers 1765.Grant. G. O. Même remarque.

Vers 1766.Passant. O. ═ Quant à Karles, O., voir la note du vers 94.

Vers 1767.Naimes le duc. O. On pourrait retrancher les deux derniers mots pour ramener cet alexandrin à un décasyllabe. ═ Le duc. O. À cause du cas sujet, il faut li dux. ═ Oïd. O. V. la note du vers 2.

Vers 1769. — Les trois premières lettres de cumbatant ont été ajoutées postérieurement.

Vers 1770. — Il en est de même de il, qui se trouve après est, dans O.

Vers 1771.Vus n’est pas dans le manuscrit. ═ Veilz. O. Voir la note du vers 1500, et lire vielz.

Vers 1773.Orgoill. O. V. la note du vers 292.

Vers 1775.Ja prist-il Noples. — « Noples, dit G. Paris, n’est ni Constantinople, comme traduit Génin, ni Grenoble, comme l’a compris l’un des continuateurs du Faux Turpin. Cette ville, qui joue un rôle si considérable dans la tradition, est encore à identifier. » (Revue critique, 1869, n° 37, p. 174.) « Pour le mot Nobles, dit M. P. Raymond, il faut observer que le château d’Orthez a porté le nom de Nobile : Castrum quod dicitur Nobile. (Texte de 1286. — V. le Dictionnaire topographique du département des Basses-Pyrenées, au mot Moncade.) Non loin d’Orthez, au N.-E., il y a une colline surmontée d’un camp retranché qui nous a toujours paru remonter au ive ou ve siècle. Cette colline s’appelle la Motte de Turry, et ses défenses naturelles sont vraiment formidables. Enfin, il ne faut pas oublier qu’Orthez est sur une voie romaine, et que c’est le chemin forcé du gave de Pau. Deux piles du pont actuel sont du xie-xiie siècle, et les traces du pèlerinage de saint Jacques y remonteraient, suivant M. V. Leclerc, au ixe siècle. » (Mémoire manuscrit de M. P. Raymond.) Il nous est difficile d’admettre ici les conclusions de M. Raymond. D’après tous nos poëmes et toutes nos légendes, Nobles est placé en Espagne. ═ Quant à la prise de cette ville par Roland, elle a donné lieu à quatre ou cinq récits différents : 1° Dans l’Entrée en Espagne, Roland abandonne Charlemagne au milieu d’une épouvantable bataille contre les Sarrazins. Il s’échappe avec les onze autres pairs et vingt mille Français : c’est qu’un de ses espions vient de lui apprendre que la ville de Nobles est sans défense. Il la surprend, il s’en empare. Le vieux Gilaru est tué ; un autre chef païen, Filidès, se convertit, et Roland lui fait présent de la ville conquise, qu’il a d’abord, mais en vain, proposée à Olivier. C’est au retour de cette équipée qu’il est frappé, par son oncle indigné, d’un coup de gant au visage ; c’est alors qu’il quitte le camp français et fait son voyage en Orient. (Ms. fr. de Venise, n° xxi, f° 177, r°. — 217 v°.) — 2° La Karlamagnus Saga raconte les choses tout autrement. Olivier et Roland s’emparent de Nobles sur l’ordre de Charlemagne ; mais ils mettent à mort le roi Fouré, que l’Empereur leur avait ordonné d’épargner. Puis ils cherchent, mais en vain, à effacer les traces de ce sang. Charles s’aperçoit de la désobéissance de son neveu, et lui donne ce coup de gant, si célèbre dans notre légende épique. (Karlamagnus Saga, I, 51, 52.) Cette version paraît être la plus ancienne, et c’est la seule qui soit en parfaite corrélation avec un passage très-discuté de notre Chanson de Roland : Ja prist il Noples seinz le vostre comant... — Puis, od les ewes lavat les prez de l’ sanc : — Pur ce le fist ne fust aparissant. (V. 1775-1779.) 3° Un autre récit nous est offert par la même Saga, mais dans une autre branche. Charles et Roland assiégent Nobles depuis trois ans ; Charles se décourage, son neveu s’obstine, et l’Empereur le punit de cette obstination en le frappant d’une façon déshonorante. (5e br. Guitalin.) ═ 4° Enfin, les Chroniques de Saint-Denis, continuant le Faux Turpin, transforment Nobles en Grenoble. Elles nous montrent Roland assiégeant cette ville, quand soudain il apprend que son oncle est menacé en Dalmatie par les Saisnes, les Vandres et les Frisons. Pour lui permettre d’aller secourir Charlemagne, Dieu abat miraculeusement les murailles de la ville assiégée, comme autrefois celles de Jéricho. (Liv. V, chap. ix.) — 5° David Aubert, dans ses Conquestes de Charlemagne, paraît avoir suivi la légende que la Saga nous a conservée ; mais il l’a légèrement modifiée, comme le fait voir le titre d’un de ses chapitres : Comme le roi Fourré fut occis contre le gré de l’Empereur par Olivier de Vienne, quy vanga la mort de son frère Gerier que Fouré avait ocis, et comment la cité de Nobles fu conquise par le noble duc Roland. (F° 193-200.) ═ Tel est le rôle important que joue Nobles dans notre Épopée française. (Cf. P. Meyer, Bibliothèque de l’École des Chartes, t. XXVIII, p. 306, et G. Paris, ibid., XXV, p. 19.) ═ Quant à Commibles, que l’on voit cité près de Nobles au v. 198 comme une autre conquête de Roland, il faut observer, après M. G. Paris (l. I. p. 173), que la version islandaise et le texte de Versailles remplacent par Merinde, Morinde, ce nom de ville qui d’ailleurs n’est pas expliqué.

Vers 1776.Sarrazins. O. Pour le cas sujet du pluriel, il faut Sarrazin.

Vers 1777.Ki. Mu. Le manuscrit porte très-distinctement si. ═ L’a de cumbatirent n’est pas dans le manuscrit.

Vers 1779.Pur celli. — O. Erreur évidente. ═ Le Ms. porte ce. Lire ço. ═ [Apa]rissant. Les trois premières lettres manquent dans le manuscrit. C’est d’après la Karlamagnus Saga que Müller les a restituées. (V. notre note du vers 198.)

Vers 1780.Vat. O. Vat ne se trouve qu’une fois dans notre manuscrit : vait, conforme à la phonétique de notre texte, se rencontre souvent. (Vers 168, 500, 618, 1155, 1562, 1874, 2106...) ═ Jur est du masculin. Lire tut le jur. ═ Cornant. O. Pour le cas sujet, il faut cornanz.

Vers 1781.Gabant. O.

Vers 1782. — Lire ciel. V. la note du vers 1500. = Ki osast. O. Erreur du scribe, omission évidente. ═ Querre. Mu. Le manuscrit porte requerre. Il est vrai que re a été ajouté postérieurement. ═ Champ. O. V. la note du vers 555.

Vers 1783.Chevalz. O. Erreur évidente. Lire chevalciez. ═ Arestant. O. Pour le cas sujet, il faut arestanz.

Vers 1784.Major. O. V. la note des vers 30 et 51.

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